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Full text of "Recherche de la verité"

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DE  LA  RECHERCHE 

DE  LA  VÉRITÉ 


DE  LA  RECHERCHE 


LA  VÉRITÉ 


N.    MALEBRANCHE 

Prêtre  de  l'Oratoire  de  Jésus 
NOUVELLE  ÉDITION  AVEC  DES  NOTES  ET  UNE  INTRODUCTIOH 

Par  M.  Francisque  BOUILLIER 

Membre  de  l'Institut. 


TOME    PREMIER 


PARIS 
6ARNI1ÎR    FRÈRKS,    LIBRAIRES-ÉDITEDRS 

6       KLE    DES     SAIMTS-PÈRES,    6 


Digitized  by  the  Internet  Archivé 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


il  ttp://www.arcli  ive.org/detaijs/recliercliedelaver01  maie 


TNTRODUriTTON 


Malcbranche,  après  Descartes,  est  le  premier  des  pliilosoplics 
français.  Non  seulement  c'est  un  grand  philosophe,  mais  c'est 
un  écrivain  qui  a  sa  place  à  côté  des  meilleurs  du  xvn°  siècle. 
En  voilà  plus  qu'il  ne  faut  pour  nous  justifier  de  publier  une 
fois  de  plus,  même  en  un  temps  ou  d'autres  idées,  d'autres 
tendances  pl-àlosophiques  ont  pris  faveur,  le  plus  connu  de  ses 
ouvrages,  la  Recherche  de  la  vérilé.  Cette  édition  se  recom- 
mandera d'ailleurs  aux  amis  de  la  philosophie  et  des  lettres, 
d'abord  parce  qu'elle  est  complète,  c'est-à-dire,  parce  qu'elle 
ne  sépare  pas  l'ouvrage  lui-môme  des  éclaircissements,  d'un 
si  grand  intérêt  philosophique,  que  l'auteur  a  successivement 
ajoutés  à  chaque  édition  ^,  et  aussi  par  le  soin  que  nous  avons 
eu  de  suivre  exactement  celle  de  1712,  la  dernière  qui  ait  été 
publiée  et  revue  par  Malcbranche,  «  la  plus  exacte  et  la  plus 
ample  »,  comme  il  le  dit  lui-même  dans  l'avertissement.  Nous 
avons  noté  les  additions  et  changements  qui  la  distinguent  des 
éditions  précédentes.  La  Recherche  de  la  vérité  est  le  principal 
ouvrage  de  ]\Ialebrancho;  avec  sa  psychologie,  comme  on 
dirait  aujourd'iiui,  et  sa  logique,  on  y  trouve  l'esprit  et  les 
tendances  fondamentales  de  toute  sa  philosopliic.  Mais  c'est 
dans  d'autres  ou\  rages,  ultérieurement  publiés,  tels  que  les 
Jilcdilations  chrèliennes,  les  Entretiens  niétaphi/siqucs,  le 
Traité  de  morale,  la  polémique  avec  Arnauld,  qu'il  faut  ciio:-- 
ciier  ce  qu'où  peut  appeler  plus  particulièrement  sa  métaphy- 
si(iue,  par  exemple,  ses  doctrines  sur  l'ordre,  sur  les  volontés 

'  M.  de  (lomheroussi-,  professeur  à  l'Licolc  cciilrali',  a  bien  voulu  revoir  le? 
fufeuvo'^  <.'c  la  lliéoric  des  lois  du  miiavcniciU  ,  et  du  iiumnlio  sur  In  li 
miùrc  cl  Icj  couleurs. 

T.   I.  '  d 


u  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

gén(^rales,  sur  la  Providence,  sur  l'optimisme  et  sur  la  grâce. 
Comme  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  introduction  à  la  Recherche  de 
la  vérité,  j'avertis  que  ne  voulant  pas  faire  une  exposition 
complète  des  doctrines  de  Malebranche,  je  laissei'ai  en  dehors 
les  questions  qui  ne  sont  pas  traitées,  ou  du  moins  qui  ne  sont 
qu'indiquées  soit  dans  l'ouvrage  même,  soit  dans  quelque  éclair- 
cissement ultérieur.  Je  ne  me  propose  pas  non  plus  de  donner  une 
critique,  mais  plutôt  une  simple  exposition  et  une  analyse  des 
principes  de  Malebranche. 

Sans  prétendre  faire  une  biographie,  nous  devons  d'abord  dire 
quelques  mots  de  sa  vie  et  de  sa  personne  i.  Nicolas  Malebranche 
naquit  à  Paris,  en  i638,  de  Nicolas  Malebi'anche  secrétaire  du  roi 
et  de  Catherine  de  Lauzon.  Le  dernier  de  nombreux  enfants, 
d'un  tempérament  maladif  et  d'une  conformation  défectueuse  2,  il 
resta  plus  longtemps  que  ses  frères  auprès  de  sa  mère,  femme, 
dit  le  P.  André,  d'un  esprit  rare  et  d'une  grande  vertu  qui  s'ap- 
pliqua particulièrement  à  le  former.  C'est  à  elle,  dit  encore  le 
P.  André,  qu'il  a  la  première  obligation  de  ce  langage  brillant  et 
naturel  qu'on  observe  dans  ses  écrits.  A  seize  ans,  il  fit  sa  philo- 
sophie, sous  un  maître  péripatéticien,  au  collège  de  la  Marche;  il  y 
éprouva  la  môme  déception  que  Descartes  à  la  Flèche,  ne  trou- 
vant, d'après  le  même  biographe,  rien  de  grand  et  rien  de  vrai, 
dans  cette  philosophie,  «  des  équivoques  perpétuelles,  nul  goût, 
nul  christianisme.  » 

Sa  théologie  achevée,  il  entra  à  vingt  et  un  ans  à  l'Oratoire, 
établissement  qui  lui  convenait  mieux  que  tout  autre  à  cause 
de  son  goût  pour  la  piété,  pour  la  méditation  et  pour  l'étude. 
Là,  d'abord,  il  se  livra  sans  beaucoup  de  vocation  et  de  succès, 
à  des  études  dépure  érudition;  il  cliercha  sa  voie  jusqu'au  jour 
où,  par  un  hasard  heureux,  le  Traité  de  V homme  de  Descartes 
lui  tomba  sous  la  main.  Il  en  fut  ravi,  il  en  reçut,  f  our  ainsi 
dire,  le  coup  de  la  grâce  philosophique. 

Après  le   Traité  de  Vhomme,  Malebranche  lut  et  médita  les 


«  Nous  renvoyons  pour  plus  de  dotai  U  à  \  Étude  de  Malebranche,  de  l'abbé 
(îlaiiipisiion  i|iii  a  rlécouverl  à  la  liibliollirque  de  Troyos  une  partie  consi- 
déiabie  de  ÏIlinKiire  de  Maiebranclie,  par  le  Père  André  et  a  ta  l'inlosnpiii.e 
de  Malebranche  par  Oilé-I.npnine,  et  à  la  3°  édition  de  notre  Hùtoire  de  ia 
philiixoyhie  carlésicune,  2'  volinni',  Dela^rave. 

-  De  lu,  ce  que  dit  Konteiielle,  dans  son  élosçe  :  «  Qu'il  était  appelé  â 
l'état  ecclésiastique  par  la  nature  et  par  la  grâce.  » 


fNTKODUCTION.  m 

axitres  ouvrages  de  Descai'tes,  et  pour  mieux  le  comprendre  il 
apprit  les  mathématiques;  «  à  la  faveur  de  cette  lumière,  dit  le 
P.  André,  il  envisagea  la  philosopliie  de  Descartes  par  tous  les 
côtés,  et  comme  tout  y  est  appuyé  sur  l'existence  de  Dieu, 
créateur  et  moteur  de  toute  la  nature,  sur  la  spiritualité  de 
l'àme  et  son  immortalité,  son  cœur  était  pénétré  de  joie  de  voir 
une  philosophie  si  bien  d'accord  avec  la  religion.  »  Non  moins 
grande  parfois  semble  l'admiration  de  Malebranche  pour  le 
génie  de  Descartes  que  celle  de  Lucrèce  pour  Épicui'e.  «  Ceux 
qui  liront,  dit-il,  les  ouvrages  de  ce  savant  homme,  se  sen- 
tiront une  secrète  joie  d'être  nés  dans  un  siècle  et  dans  un 
pays  assez  heureux  poumons  délivrer  de  la  peine  d'aller  cher- 
cher dans  les  siècles  passés,  parmi  les  païens  et  dans  les  extré- 
mités de  la  terre,  parmi  les  barbares  et  les  étrangers,  un 
docteur  pour  nous  instruire  de  la  vérité  ^  »  Le  mépris  de  l'an- 
tiquité a  passé,  on  le  voit,  du  maître  aux  disciples.  Platon,  qu'il 
n'appelle  le  divin  Platon,  que  par  ironie,  malgré  les  analogies 
de  son  génie  avec  le  sien;  Aristote,  qu'il  regarde  comme  le 
prince  des  faux  philosophes,  et  qu'il  ne  cite  jamais  qu'en  exemple 
de  toutes  les  erreurs  et  de  tous  les  sophismes,  voilà  ces  bar- 
bares, ces  païens,  qu'il  congédie  si  dédaigneusement. 

Toutefois  malgré  cet  enthousiasme  pour  Descartes,  Male- 
branche n'est  point  un  disciple  aveugle,  comme  certains  carté- 
siens, et  il  ne  tient  pas  son  maître  pour  infaillible.  Descartes  lui- 
même,  dit-il,  ne  nous  avertit-il  pas  de  ne  le  croire  qu'autant 
qu'on  y  est  forcé  par  l'évidence  ? 

D'ailleurs  Descartes  n'a  pas  été  le  seul  maître  de  Male- 
branche ;  il  en  a  un  autre,  saint  Augustin,  avec  lequel  il  cor- 
rige quelquefois  le  premier  2.  H  loue  Descaries  d'avoir  mieux 
connu  la  nature,  mais  il  loue  saint  Augustin  d'avoir  mieux 
connu  l'esprit,  quoique  cependant  il  dise  dans  la  préface  de  la 
Recherche:  «  qu'on  a  point  assez  clairement  connu  la  différence 
de  l'âme  et  du  corps  que  depuis  quelques  années,  »  c'est-à-dire 
depuis  Descartes.  La  recherche  de  la  vérité  lui  ayant  paru, 
comme  à  saint  Augustin  et  à  Doscartcs,  le  premier  devoir  de 
l'homme,  c'est  là-dessus  que  d'abord  il  médita,  et  ce  fut  l'objet, 

•  Recherche,  6»  liv.,  dernier  cli.ipitre. 

'  .M  Ollé-Lapriine  ;i  partuiiliiMoinent  développé  el  mis  en  lllmi^r('  ce  qao 
Mnlcbrnnclio  a  emprunté  à  siiiut  Au^'usiin. 


IV  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

ainsi  que  le  titre,  de  son  premier  ouvrage.  La  Recherche  n'est 
pas  un  ouvrage  d'un  seul  jet;  on  peut  même  dire  que  Male- 
branche  y  a  travaillé  toute  sa  vie,  soit  par  les  édilions  succes- 
sives qu'il  en  a  données  avec  de  nouveaux  développements, 
soit  par  les  éclaircissements  qu'il  y  a  ajoutés.  II  avait  com- 
mencé à  y  travailler  en  1668;  en  1674  parut  un  premier  volume 
qui  ne  contenait  que  les  trois  premiers  livres,  sur  les  sens,  l'ima- 
gination et  l'esprit  pur.  Le  second  volume  avec  les  trois  autres 
livres,  sur  les  passions,  les  inclinations  et  la  méthode,  ne  parut 
que  l'année  suivante.  L'ouvrage  alla  grossissant  par  les  additions 
de  l'auteur  dans  les  éditions  suivantes.  L'édition  de  1700,  l'avant- 
dernière,  était  en  trois  volumes  in-12;  la  dernière,  celle  que 
nous  publions,  en  a  quatre  '.  A  partir  de  la  Recherche,  Ma- 
lebranche  n'a  pas  cessé  d'écrire,  soit  pour  exposer  ses  doc- 
trines sur  diverses  autres  matières,  sur  Dieu,  ses  attributs,  ses 
volontés,  sur  la  Providence,  sur  l'ordre,  sur  l'optimisme,  s.u' 
la  grâce,  sur  l'accord  de  sa  philosophie  avec  la  théologie, 
sur  l'explication  de  certains  mystères  2,  soit  pour  réfuter  ses 
adversaires.  Ces  ouvrages  augmentèrent  sa  réputation  comme 
penseur  et  comme  écrivain,  mais  détachci'ent  de  lui  quelques- 

*  La  Recherche  a  eu  six  ccliiions  'lu  vivant  do  l'auteur.  Kilc  a  été  traduite  en 
latin,  par  un  ministre  rôfuïié,  membre  tle  l'académie  de  Berlin  :  «  De  inquiri'iida 
veritate  libri  sex,  Geneva',  1G8Î>,  in-4».  »  Deux  traductions  parurent  en  an- 
glais, l'une  de  I$roock  Taylor,  secrétaire  du  la  Société  royale,  l'autre  de  Le- 
vassor  qui  avait  quitté  l'Oraloire  pour  se  faire  protestant.  Celte  dernière  est 
précédée  d'un  abrégé  de  la  querelle  de  Malebrancha  et  d'Arnauld.  La  France 
n'a  point  encore  d'édition  complète  des  œuvres  de  Malebranchc.  On  ne  peut 
donner  ce  nom  à  l'édition  publiée  en  1837,  eu  deux  volumes  10-4°,  par 
Genoude  et  Lourdocix  ;  il  y  manque,  indépendamment  de  toutes  les  lettres  de 
Malebranclie,  retrouvées  depuis,  et  particulièrement  de  la  correspondance  avec 
Mairan,  tonte  sa  polémique  contre  Arnauld. 

-  Conversations  chrétiennes  dans  lesquelles  on  justifie  la  vérilé  de  la  religion 
et  de  Kl  morale  de  J.-C,  in-12,  Paris,  1870.  —  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  en  trois  discours,  in-12,  Amsterdam,  1G8J.  —  A  la  seconde  édition, 
Uotterdani,  l(i04,  il  a  ajouté  l'éclaircissement  sur  les  miracles  de  l'ancienne  loi. 
—  Méditalio.s  chrétiennes  et  métaphysiques,  iii-12,  Cologne,  1G83.  Traité  île 
morale,  in-12.  Cologne,  1GS3.  L'édition  de  1697,2  vol.  in-12,  Lyon,  est  suivie 
du  Traité  de  l'amour  de  Dieu.  -  Entretiens  sur  la  mctaphtjsique  et  sur  la 
relinion,  2  vol.  in-12,  Kottordam,  1C8S.  A  la  3'  édition,  Paris,  IGOG,  il  a 
ajotilé  trois  Entretiens  sur  la  mort.  —  Entreliens  d'un  phiinsopke  chrétien 
avec  un  philosophe  chinois  sur  l'existence  et  la  nature  de  Uieu,  petit  in-l2, 
Paris,  nos.  licftr.vions  sur  la  prémotion  phijsi'iue  contre  le  P.  lîoursicr,  petit 
iu-12,  Paris,  1715.  —  Il  faut  ajouter  à  celte  liste  nn  grand  nombre  de  traités 
et  de  mémoires  scicntiliqucs  et  d'ouvrages  de  polémique,  de  Réponses,  de 
Défenses,  Lettres,  etc.  Malebranclie  a  réuni  en  quatre  volumes  in-ia,  Paris, 
I7t;9,  tous  ses  écrits  relatifs  à  la  contestation  avec  Arnauld. 


I.MRODLCTIOiN.  v 

uns  de  ceux  qui,  comme  Arnaukl,  avaient  le  plus  admiré  la  Re- 
cherche,  et  rengagèrent  dans  de  longues  et  vives  polémiques 
tjui,  presque  jusqu'à  la  fin,  troublèrent  son  repos.  Il  eut  à  com- 
battre contre  des  cartésiens,  fidèles  à  la  doctrine  du  maître, 
contre  des  jésuites  et  des  jansénistes,  contre  Bossuet,  contre 
Ré^is,  contre  François  Lamy,  contre  le  P.  Valois,  contre  le 
P.  Tournemine  et  les  journalistes  de  Trévoux,  contre  le 
P.  Uoiirsier,  et  s.  rlout  contre  Arnauld,  le  plus  redoutable  de 
tous.  Le  génie  de  Malebranchc,  comme  dit  Fontenelle,  était  tout 
pacifique,  tandis  que  celui  d'Arnauld  était  tout  à  fait  guerrier. 
Mais  une  fois  engage  dans  la  dispute,  Malebranche  s'y  montre 
d'autant  plus  aigre  et  opiniâtre  qu'il  a  été  d'abord  plus  contrarié 
dans  son  amour  naturel  de  la  paix. 

Attaqué,  non  pas  seulement  au  point  de  vue  philosophique, 
mais,  ce  qui  était  plus  dangereux  pour  lui,  au  point  de  vue 
theologique,  accuse  de  ruiner  le  surnaturel  et  les  fondements 
de  la  foi  dans  son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  qu'Arnauld 
fit  mettre  à  l'index  par  la  sacrée  congrégation,  tribunal  qui 
ne  l'épargnait  pas  cependaat  lui-même,  il  eut  la  fermeté  de 
ne  rien  rétracter. 

Philosophe  et  théologien,  Malebranche  était  en  même  temps 
un  grand  physicien  et  un  grand  géomètre,  comme  le  dit  Fon- 
tenelle, et  comme  on  le  verra  par  plusieurs  parties  de  la  Re- 
cherche. Ami  du  marquis  de  l'Hôpital,  il  fut  l'éditeur  de  VAna- 
hjsc  des  infiniments  petits;  les  mathématiciens  Carré,  Jean 
Presiet  et  Mairan  ont  été  ses  élèves.  En  physique,  il  a  adopté, 
mais  en  la  modifiant,  l'hypothèse  des  tourbillons  de  Descartes. 
Il  a  divisé  en  des  tourbillons  infiniment  petits  les  grands  tourbil- 
lons de  Descartes.  «  Voilà,  dit  Fontenelle,  un  grand  fonds  de 
force  pour  tous  les  besoins  de  la  physique  dor.l  Malebranche  les 
regardait  comme  la  clef.  »  On  verra  comme  Malebranche  le 
met  en  œuvre  dans  le  16™'  éclaircissement  sur  la  lumière  et  la 
couleur.  Il  semble  que  la  physique  contemporaine  revienne  a 
ce  grand  fonds  de  force  et  fasse  revivre,  sous  d'autres  noms, 
les  petits  tourbillons  de  Malebranche.  Il  est  facile,  par  exemple, 
de  les  reconnaître  dans  les  atomes  tourbillonnants  du  fameux 
physicien  anglais  Thompson.  C'est  comme  raat.iémalicicn,  et 
apr.s  la  publication  de  son  traité  sur  les  lois  du  mouvement, 
qu'il  fut  nommé  membre  honoraire  de  l'Acadiigiie  des  Scioncos. 


Ti  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

lilre  qui  lui  valut  cet  Éloge  qui  est  un  des  chefs-d'œuvre  de 
Fontenelle. 

A  l'exemple  de  Descavtes,  il  montra  toujours  beaucoup  de 
goût  pour  l'anatomie.  «  De  toutes  les  choses  matérielles  il  n'y 
en  a  point,  dit-il,  de  plus  digne  de  l'application  des  hommes 
que  la  structure  de  leur  corps  et  la  correspondance  de  toutes 
les  parties  qui  le  composent  i.  »  Dans  plusieurs  passages  de  la 
Recherche,  il  défend  vivement  cette  science  contre  les  mépris 
et  les  dégoûts  des  gens  du  monde.  Il  se  plaisait  aussi  à  l'étude 
des  insectes  ;  en  divers  passages  il  se  plaît  à  déc-rire  la  magni- 
ficence de  leur  parure,  la  délicatesse  et  l'harmonie  de  leurs 
parties,  avec  un  style  éclatant  de  couleur  et  plein  de  charme. 
Pour  la  démonstration  de  la  divine  Providence,  il  déclare  qu'il 
préfère  les  insectes  à  des  merveilles  plus  éclatantes  et  même 
aux  astres  qui  brillent  dans  les  cieux.  Il  avait  d'ailleurs  peu 
d'estime,  ce  qui  paraît  étrange,  de  la  part  d'un  mathématicien, 
pour  l'astronomie.  Nous  ne  sommes  pas  faits,  dit-il,  pour  passer 
notre  vie  pendus  à  des  lunettes.  De  même,  Descai-tes,  à  ce 
que  nous  apprend  Baillet,  regardait  l'astronomie  comme  une 
perte  de  temps.  Mais  Malebranche  méprisait  par-dessus  tout, 
peut-être  plus  encore  que  Descartes  lui-même,  l'étude  de  l'an- 
tiquité, l'érudition,  les  études  historiques.  Il  n'épargne  pas  les 
sarcasmes  à  ces  vaines  sciences  qui  enflent,  dit-il,  le  cœur  de 
l'homme  et  faussent  son  esprit.  Aussi  c'est  Malebranche  sur- 
tout que  Huet  a  en  vue,  quand  il  accuse  les  cartésiens  de 
vouloir  ramener  le  xvii"  siècle  à  la  barbarie,  c'est-à-dire  au 
mépris  de  l'érudition 

Quoique  poète  en  prose,  comme  dit  le  P.  André,  qu  ique 
doué  de  la  plus  belle  imagination,  il  affectait  de  mépriser  la 
poésie  et  il  faisait  la  guerre,  comme  nous  le  verrons,  à  l'imagina- 
tion, par  une  sorte  de  rigorisme  philosophique.  Que  de  charme 
dans  son  style  et  combien  le  génie  de  l'écrivain  ne  contribue- 
t-il  pas  à  faire  goûter,  même  aujourd'hui,  ses  ouvrages  de  ceux- 
mèmes  qui  ne  goûtent  guère  ses  doctrines  !  Aussi  Arnauld  son 
grand  adversaire,  invite-t-il  sans  cesse  à  se  tenir  en  garde 
contre  les  séductions  et  les  agréments  de  son  discours,  contre 
cette  vivacité,  cette  noblesse  d'élocution,  ce  langage  figure  et 

<  Recherche,  liv.  il,  chap.  S. 


INTRODUCTION.  "" 

sublime,  ces  expressions  relevées  et  magnifiques,  cet  air  de 
spiritualité  par  où  il  éblouit  un  grand  nombre  de  lecteurs. 
Voltaire  propose  Malebranche  comme  un  modèle  du  style  phi- 
losophique. Les  critiques  modernes  ne  sont  pas  moms  louan- 
geur. Selon  Cousin,  c'est  un  écrivain  d'un  naturel  exquis  et 
d'une  grâce  incomparable;  selon  Sainte-Beuve,  «  c'est  un  écri- 
vain excellent,  «facile,  harmonieux,  lummeux,  spécieux,  spa- 
cieux, qui  tenait  autant  qu'aucun  des  illustres,  sa  place  dans  le 

Nulle  part,  peut-être,  à  notre  avis,  il  ne  s'élève  plus  haut 
comme  écrivain  que  dans  les  Méditations  chrétiennes.  Au  com- 
mencement de  l'ouvrage  il  adresse  à  Dieu  cette  belle  prière  : 
V  Donnez-moi  des  expressions  claires  et  véritables,  vives  e 
animées,  en  un  mot  dignes  de  vous  et  telles  qu'elles  puissent 
auo-menter  en  moi  et  dans  ceux  qui  voudront  bien  méditer  avec 
moi  la  connaissance  de  vos  grandeurs  et  le  sentiment  de  vos 
bienfaits.  »  Cette  prière  de  Malebranche  a  été,  dirait-on,  exau- 
cée ;  ce  langage  digne  de  Dieu,   on  Peut  dire  qu'il     a  parle^ 
Semblables  aux  Soliloyues  de  saint  Augusim  et  a  limitation 
de  Jésus-Christ,  les  3iMiaf ions  sont  un  dialogue ,  sur  un  Ion 
Ivriqae,  entre  le  créateur  et  la  créature.  «  L'art  de  1  auteur, 
dit  Fontenelle,   a  su  y  répandre  un  certain  sombre  auguste 
et  majestueux  propre   à  tenir  les  sens  et  l'imagination  dans 
le  silence,  la  raison  dans  l'attention  et  le  respect,  et  si  la 
poésie  pouvait  prêter  des  ornements  à  la  philosophie,  elle  ne 
pourrait  pas  lui  en  prêter  de  plus  philosophiques.  «   A  cette 
belle  langue  il  n'a  manqué  que  plus  de  correction  pour  être 
parfaite.  Dans  la  [iccherche  on  trouvera,  au  milieu  des  pag^s 
les  plus  brillantes,  plus  d'une  phrase  négligée  et  embrouillée.  Le 
père  André  nous  donne  la  principale  raison  de  ces  négligences 
et  de  ces  incorrections.  Il  travaillait,  dit-il,  beaucoup  ses  livres, 
mais  il  ne  s'occupait  pas  de  l'impression  2.  .      ,     , 

Il  a  passé  cinquante  ans  dans  la  maison  de  l'Oratoire  de  la 
rue  Saint-Honoré,  remplissant  de  la  manière  la  plus  édifiante 

lous    ses  devoirs   de   prêtre  et  de  reUgieux.  Doux,  simple  et 

.  Il,slnire  de  Port-Royal,  S»  vol.,  P-  'J69.  Je  renvoie  aussi  à  un  remarquable 
élôsfd?Mtoi;e    comme  écrivain,  par  Hau^ilton,  Leciure,  on  n,c,opk,- 

stcs,  leci.  i-i- 
»  Mauuscril  de  Troyes.  -, 


vni  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VKRITE. 

accommodant  dans  le  commerce  ordinaire  de  la  vie;  il  jpuait 
même  avec  les  enfants  de  chœur  et  les  frères  de  l'Oratoire. 
Comme  Spinoza,  il  préférait  les  jeux  enfantins,  parce  qu'ils  ne 
laissent,  disait-il,  aucun  trouble  dans  l'espi-it  après  eux,  à  la 
différence  de  ceux  qui  appliquent  davantage;  comme  Spinoza, 
aussi,  mais  pour  s'amuser,  et  non  pour  vivre,  il  polissait  des 
verres.  Pendant  l'été,  il  quittait  le  cloître  de  la  rue  Saint-Honoré 
pour  aller  à  la  maison  de  campagne  de  l'Oratoire  ou  dans  les 
terres  de  quelques-uns  de  ses  amis  et  disciples,  philosophes 
et  grands  seigneurs,  comme  le  marquis  d'Allemans  ou  Pierre 
de  Montmort,  membre  de  l'Académie  des  Sciences.  C'est  à  la 
campagne  qu'il  a  composé  le  plus  grand  nombre  de  ses  ouvrages. 
On  a  regret  de  dire,  pour  l'honneur  de  l'ordre  dont  il  était  la 
plus  grande  gloire,  qu'il  y  a  été  l'objet  de  bien  des  tracasseries  et 
qu'il  a  éprouvé  plus  d'un  chagrin,  surtout  pendant  sa  longue 
querelle  avec  Arnauld,  de  la  part  de  ses  chefs  attachés  à  la 
cause  du  jansénisme.  Ces  chagrins  lui  donnèrent  môme  pendant 
quelijue  temps  l'envie  de  quitter  la  congrégation  i.  Cependant, 
avec  le  nombre  de  ses  admirateurs  et  ses  disciples,  sa  renommée 
allait  en  augmentant  en  France  et  au  dehors.  L'amie  et  l'élève  de 
Descartes,  la  princesse  Elisabeth,  alors  abbesse  d'Hervorden, 
lut  et  admira  la  Recherche.  Depuis  Descartes,  elle  disait,  selon 
le  P.  André,  n'avoir  rien  vu  de  si  beau.  Le  prince  de  Coudé 
lut  et  goûta  aussi  les  ouvrages  de  Malebranche;  pour  en  causer 
à  son  aise  avec  l'auteur  il  le  manda  auprès  de  lui,  «  dans  son 
apothéose  de  Chantilly,  »  comme  dit  M™^  de  Sévigné.  Telle  était 
la  réputation  de  Malebranche  sur  la  fin  de  sa  vie  qu'aucun 
étranger,  pourvu  qu'il  ne  fût  pas  tout  à  fait  ignorant  en  philo- 
sophie, ne  venait  à  Paris  sans  lui  faire  visite.  On  mentionne 
même  le  roi  Jacques  II  parmi  ces  illustres  visiteurs.  C'est  seu- 
lement après  sa  querelle  avec  Arnauld,  et  dans  les  premières 
années  du  xviii®  siècle,  lorsqu'il  eût  regagné,  à  force  de  modes- 
tie et  de  douceur,  le  cœur,  sinon  l'espi-ii,  de  ses  confrères,  que 
Malebranche  cominen(;a  à  goûter  le  calme  et  le  repos  et  que, 
suivant  l'expression  biblique  du  P.   André,  il  posséda  la  terre. 

*  On  ne  faisait  point  de  vœux  dans  celte  libérale  congrcsaiion  de  l'Ora- 
toire; on  l'tait  lilire  d'en  sortir  comme  d'y  entrer.  «  Une  sainte  lliierté,  dit 
Bossuet,  dans  l'Oraison  funèbre  du  1'.  liourgoin:^.  y  f,iit  le  saml  cngagcmcnti 
où  l'on  obéit  sans  dépendre  où  l'on  ^'ouverne  sans  commander,  elc.  » 


INTRODUCTION.  ix 

Mais  il  ne  devait  pas  jouir  longtemps,  déjà  vieux  et  souffrant, 
d'une  gloire  et  d'un  repos  si  mérités.  Il  était  à  la  campagne,  chez 
un  de  ses  amis,  à  Villeneuve-St-Georges,  près  de  Paris,  quand  il 
ressentit  les  atteintes  de  sa  dernière  maladie.  On  se  hâta  de  le 
transporter  à  l'Oratoire  où  il  mourut,  le  13  octobre  1715.  Il 
s'était  affaibli  de  jour  en  jour  pendant  celte  longue  maladie.  Citons 
encore  Fontenelle  :  «  Son  mal,  dit-il  ingénieusement,  s'ac- 
commoda à  sa  philosophie,  le  corps  qu'il  avait  tant  méprisé  se 
réduisit  presque  à  rien,  et  l'esprit  accoutumé  à  la  supériorité 
demeura  sain  et  entier.  Il  n'en  faisait  usage  que  pour  s'exciter 
à  des  sentiments  de  religion,  quelquefois  par  délassement,  pour 
philosopher  sur  le  dépérissement  de  sa  machine.  Il  fut  jusqu'à 
la  fin  le  spectateur  tranquille  de  sa  longue  mort  i. 

Quoique  cette  introduction  ait  particulièrement  pour  objet  la 
Recherche  de  la  vérité,  et  non  pas  lensemble  des  idées  philoso- 
phiques de  Malebranche,  cependant  nous  ne  pouvons  pas  ne  rien 
dire  de  l'esprit  général  de  sa  philosophie,  d'autant  que  cet  esprit 
et  ces  tendances  se  révèlent  tout  d'abord  dans  la  Recherche 
elle-même.  Le  système  de  Malebranche,  dit  très  bien  Fonte- 
nelle, est  plein  de  Dieu.  On  le  voit  des  la  préface  même  de  la 
Recherche.  La  tendance  fondamentale  de  sa  philosophie,  dont 
l'origine  est  dans  certains  principes  de  Descaries,  tendance  qui 
lui  est  commune  avec  les  Hollandais,  Clauberg  et  Geulincx,  et 
surtout  avec  Spinoza,  bien  qu'il  renie  avec  horreur  toute  parenté 
avec  lui,  est  de  mettre  en  Dieu  seul  toute  réalité  et  toute  activité, 
pour  ne  laisser  à  la  créature  que  privation,  défaut  et  passivité. 
La  comparaison  de  l'homme  aux  mains  de  Dieu,  avec  l'argile 
aux  mains  du  potier,  ne  s'applique  guère  moins  bien  à  Male- 
branche qu'à  Spinoza.  Tout  donner  à  Dieu,  et  cependant  laisser 
quelque  chose  à  l'homme  qui  soit  la  matière  de  sa  responsabi- 
lité, voilà  la  contradiction  dans  laquelle  Malebranche  ne  cesse 
pas  de  se  débattre.  La  science  de  l'homme  lui-môme  telle  qu'il 
la  conçoit  n'est,  à  vrai  dire,  que  la  science  de  Dieu. 

L'homme,  dit-il,  dans  la  préface  de  la  Recherche,  ne  subsiste 
que  par  une  double  union  de  l'àme  avec  Dieu  et  de  l'àme  avec 

•  «  Le  sentiment  de  ses  vive?  douleurs,  dit  le  P.  André,  au  lien  d'exciiei 
ses  plainte^,  ne  faisait  le  plu^  souvent  que  lui  rappeler  des  idées,  qui  lui 
étaient  si  familibres,  de  la  structure  du  corps  humain.  » 

0. 


X  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

le  corps.  Mais  de  combien  la  première,  ne  Temporte-t-elle  pas 
sur  la  seconde,  quoique  affaiblie  par  le  péché  !  Cependant,  de 
même  que  l'union  avec  le  corps  ne  peut  jamais  être  entièrement 
rompue,  pendant  cette  vie,  de  même  l'union  avec  Dieu  ne  peut 
jamais  être  entièrement  effacée.  Nous  ne  cessons  de  recevoir 
par  cette  union  quelque  chose  de  la  vérité  éternelle,  de  con- 
naître notre  devoir,  comme  aussi  nos  dérèglements.  La  lumière 
de  la  vérité  luit  dans  les  ténèbres  quoiqu'elle  ne  les  dissipe  pas 
toujours.  L'esprit  devient  plus  lumineux,  plus  fort,  plus  étendu 
à  proportion  de  l'union  avec  Dieu  et,  au  contraire  plus  obscur 
et  plus  stupidc  à.  proportion  de  son  union  avec  le  corps. 

Voyons  maintenant  ce  qu'il  entend  par  l'àme  et  par  le  corps. 
Comme  Descartes  et  tous  les  cartésiens,  il  place  l'essence  de 
l'esprit  dans  la  pensée,  et  celle  du  corps  dans  l'étendue.  Au 
sujet  de  l'étendue  essentielle,  il  est  impossible  d'être  plus  carté- 
sien, plus  net  et  plus  précis  que  Malebranche,  ce  qui  l'a  fait 
mettre  par  le  P.  Valois  au  premier  rang  de  ceux  qu'il  accuse 
de  ruiner  l'Eucharistie.  Dans  la  pensée  il  distingue  deux  modes: 
l'entendement  qui  est  la  faculté  de  recevoir  plusieurs  idées,  et 
la  volonté  qui  est  celle  de  recevoir  plusieurs  inclinations.  Il  les 
compare,  sauf  quelques  réserves  un  peu  embarrassées  en 
faveur  de  la  liberté,  à  la  double  capacité  de  la  matière  de  rece- 
voir différentes  ligures  et  d'être  mue. 

Sentir  et  connaître,  telle  est  la  double  fonction  de  l'entende- 
ment que  Malebranche  divise  en  trois  facultés,  les  sens,  l'ima- 
gination, l'entendement  pur,  lesquelles  sont  l'objet  des  trois 
premiers  livres  de  la  Recherche. 

Voyons  d'abord  ce  qu'il  entend  par  ces  trois  facultés  de  l'en- 
tendement, et  ensuite  par  la  volonté,  avant  démontrer  en  quoi 
elles  nous  servent,  ou  nous  nuisent  par  la  liecherche  de  la 
vérité.  Voici  comment  il  définit  le  sens  et  l'imagination  :  «  On 
appelle  sens  ou  imagination  l'esprit,  lorsque  son  corps  est 
cause  naturelle  ou  occasionnelle  de  nos  pensées,  et  on  l'appelle 
entendement  lorsqu'il  agit  par  lui-même,  ou  plutôt  lorsque  Dieu 
agit  en  lui  et  que  sa  lumière  l'éclairé  en  plusieurs  façons  dif- 
férentes sans  aucun  rapport  nécessaire  à  ce  qui  se  passe  dans  le 
corps  K  »  Il  donne  le  nom  de  sentiments  aux  pensées  qui  nous 

«  Recherche,  liv.  3,  cliap.  l". 


INTRODUCTION.  »» 

àenncnt  par  les  sens  ou  par  riraagiaation  et  dans  lesquelles  le 
corp<^  a  quelque  part.  Les  sentinnenls  diffèrent  profondément 
des  idées  lesquelles  sont  du  domaine  de  l'entendement  pur.  Le 
plaisir  et  la  douleur,  les  qualités  sensibles,  qui  ne  sont  que  de 
pures  modifications  de  l'âme,  correspondent  à  cerlams  arrange- 
ments des  parties  des  corps  qui  sont  en  relation  avec  nous. 

Les  qualités  sensibles  ne  sont  qu'en  nous,   et  non  hors  de 
nous   dans  les  objets.  C'est  une  des  plus  grandes  vérités,  selon 
Malebranche,  que  Descartes  ait  mises  en  lumière  et  qui  impoite 
le  plus,  non  seulement  pour  la  distmction  de  l'âme  et  du  corps 
mais  pour  la  morale.  Ce  n'est  pas,   dit-il,  le  soleil  qui  répand 
la  lumière   qui  nous  éclaire,  ce  n'est  pas  le   feu   qui  nous 
échauffe    ce  n'est  pas  aux  objets  extérieurs  qu'appariiennont 
ces  belles  couleurs  dont  la  vue  nous  réjouit;   tout  cela  n  est 
qu'en  nous,  et  non  pas  hors  de  nous.  Quel  rapport  en  effet  y 
a-t-il  entre  les  impressions  que  nous  ressentons  et  le  corps, 
c'est-à-dire  la  simple  étendue  avec  ses  trois  dimensions?  Les 
modalités  des  corps  n'étant  autre  chose  que  le  corps  lui-même 
de  telle  ou  telle  façon,  comment  concevoir  qu'elles  se  transfor- 
ment en  modalités  de  l'esprit?  D'ailleurs  cela  serait  contraire  a 
un  des  plus  grands  principes  de  la  plùlosophie  de  Malebrancne, 
à  «avoir    qu'aucune   créature,    que  Dieu  seul,  peut  agir  sur 
nous    et  qu'à  moins  de  supposer  les  corps  doués  de  quelque 
puis^'ance  merveilleuse,  on  ne  peut  les  croire  capables  de  cau- 
ser la  moindre  impression  sur  nous.  Il  va  jusqu'à  accuser  de 
pa.  ani^me  ceux  qui  croient  que  les  objets  peuvent  nous  rendre 
heureux  on  malheureux.  Comment  le  penser  en  effet,  sans  être 
conduit  à  les  aimer  ou  les  craindi-e,  d'où  U  n'y  a,  suivani  lui, 
qu'un  pas  à  les  adorer? 

Les  sentiments  n'appartiennent  qu'à  nous;  ils  ne  sont  qu  en 
nous,  mais  ce  n'est  pas  nous  qui  nous  les  donnons;  ils  sont 
en  nous,  malgré  nous,  et  par  une  cause  étrangère.  Leur  cause 
n'est  pas  le  corps,  mais  Dieu  qui  seul  nous  modifie,  qui  seul 
est  cause  du  plaisir  et  de  la  douleur,  et  que  seul  nous  de- 
vons aimer  et  craindre.  Les  sentiments  ne  sont  bous  que  pour 
la  conservation  du  corps;  ils  ne  nous  apprennent  ce  que  les 
corps  sont,  par  rapport  à  nous,  et  non  ce  qu'ils  sont  en  eux- 
mêmes.  Rien  dans  les  corps  n'est  sombUiblo  aux  sentiments 
que  nous  en  avons;  tandis  qu'ils  nous  raoatrwil  les  corps  rêvé- 


xii  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

tus  des  qualités  sensibles,  la  raison  ne  nous  y  découvre  quo 
des  rapports  de  distance,  des  changements  de  parties. 

L'imagination  n'est  qu'une  suite  et  un  retentissement  dos 
impressions  des  sens.  La  partie  la  plus  attrayante  de  la  Recherclic, 
la  plus  juslement  goûtée  de  tous,  indépendamment  de  toute 
doctrine  métaphysique,  est  le  livre  sur  l'imagination.  Ni  la  Ro- 
chefoucauld, ni  la  Bruyère  n'ont  analysé  avec  plus  de  finesse, 
tous  les  plis  et  les  replis  du  cœur  humain,  et  n'ont  mis  en  scène 
d'une  manière  plus  piquante  les  écarts  de  l'imagination.  Comme 
moraliste,  Malebranche  peut  rivaliser  avec  eux.  De  l'étude  do 
l'esprit  humain,  il  ne  sépare  pas  celle  des  organes,  de  même 
que  son  maître  Descartes  dans  le  Traité  des  passio7is.  En  même 
temps  qu'il  étudie  ce  qui  se  passe  dans  l'âme,  il  cherche  à  rendre 
compte  de  ce  qui  se  passe  parallèlement  dans  le  corps;  aux  phé- 
nomènes et  aux  lois  de  Timagination,,  de  l'association  des  idées, 
de  la  mémoire,  il  joint  des  explications  physiologiques  non 
moins  ingénieuses,  et  assurément  tout  aussi  plausibles,  quo 
celles  qu'ont  imaginées  la  plupart  des  physiologistes  de  notre 
temps.  Que  sont  les  esprits  animaux  qui  jouent  ici  le  princi- 
pal rôle,  comme  dans  toute  la  physiologie  cartésienne,  siuon 
les  avant-coureurs  du  fluide  nerveux  ou  le  fluide  nerveux  lui- 
même,  selon  une  remarque  du  docteur  Huxley?  Malebranche 
suppose  pour  expliquer  la  mémoire,  que  les  esprits  animaux 
•  se  répandent  plus  volontiers  par  les  voies  déjà  frayées,  là  où 
les  fibres  souvent  remuées  ont  acquis  plus  de  flexibilité  et  de 
souplesse.  «  Ils  se  portent,  dit-il,  vers  les  endroits  les  plus 
ouverts  par  l'habitude  de  l'exercice  i.  »  N'est-ce  pas  là  le  prin- 
cipe de  moindre  résistance  renouvelé  de  nos  jours  par  llcrbcrt 
Spencer  ? 

Qu'entre  chaque  idée  et  une  certaine  trace  dans  le  cerveau 
entre  chaque  mouvement  de  l'âme  et  un  certain  mouvement  du 
corps,  il  y  ait  une  exacte  et  nécessaire  correspondance,  il  ne  fait 
pas  plus  difnculté  de  l'admettre,  malgré  son  idéalisme  mystique, 
qu'un  physiologiste  contemporain,  ou  même  quelque  partisan  de 
ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  nouvelle  psychologie.  «  Je  suis 
persuadé,  dit-il,  qu'il  y  a  une  telle  cr;rrespondauce  entre  les 
dispositions  de  notre  cerveau  et  celles  de  noti-e  âme,  qu'il  n'y 

^  Recherche,  liv.  5,  p.  530. 


INTRODUCTION.  xtu 

a  peul-étre  point  de  mauvaises  liabiLudcs  dans  l'âme  qui  n'ait 
son  principe  dans  le  corps  i.  » 

Je  m'éi.onne  que  ceux  qui  de  nos  jours  ont  fait  si  grande 
la  part  de  l'hérédité  physique  et  morale,  n'aient  pas  cité 
Malcbranche  en  leur  faveur.  Malebranche  en  effet,  un  peu,  il  est 
vrai,  il  faut  le  dire,  dans  l'espoir  d'arriver  à  une  explication  natu- 
relle du  poché  originel,  élend  et  fait  l'emonler  l'hérédité  aussi 
loin  qu'il  le  peut.  Entre  le  cerveau  de  la  mère  et  le  cerveau  de 
l'enfant,  il  établit  une  si  étroite  dépendance  que  le  plus  souvent 
l'enfant  vient  au  monde,  suivant  lui,  avec  l'esprit  déjà  gâté  et 
corrompu.  Il  abonde  en  exemples,  dont  quelques-uns  auraient 
besoin  d'être  mieux  prouvés,  de  marques  physiques,  d'appré- 
hensions, de  travers  d'esprit  et  de  corps,  héréditaires  dans  cer- 
taines familles,,  par  le  fait  de  cette  correspondance.  Mais  quel- 
que grande  et  exacte  que  soit  cette  correspondance,  il  n'a  garde 
d'en  conclure  qu'au  lieu  de  l'observation  intérieure,  il  faille  désor- 
mais étudier  uniquement  l'âme  dans  le  corps  et  dans  les  esprits 
animaux,  dans  lestracesdu  cerveau  ou  les  mouvements  des  fibres. 

Toute  la  diiférence  entre  l'imagination  ou  la  sensation  est  en 
ceci,  que  l'ébranlement  des  nerfs  et  fibres  du  cerveau  qui  le 
produit,  vient  du  dedans  et  non  du  dehors. 

L'imagination  est  :  «  la  puissance  qu'a  l'ârae  de  se  f  jrmcr  des 
images  des  objets  en  produisant  des  changements  dans  la  partie 
principale  du  cerveau.  » 

Nous  ne  faisons  que  sentir,  nous  ne  connaissons  pas,  par 
le  sens  et  l'imagination.  Là  est  la  sphère  de  l'erreur  et 
des  ténèbres;  la  lumière  n'est  que  dans  les  idées  ou  la  con- 
naissance, c'est-à-dire,  dans  l'entcudemont  pur.  Ne  pas  con- 
fondre entre  sentir  et  connaître;  voilà,  selon  Malebranche,  le 
plus  grand  des  préceptes  pour  ne  pas  tomber  dans  l'erreur. 
Qu'est-ce  donc  que  connaître?  Élevons-nous  du  sens  et  de  l'ima- 
gination à  l'entendement  pur,  ou  aux  idées.  Le  troisième  livre 
de  la  Recherche,  qui  a  pour  objet  l'entondement  pur,  renferme 
ce  qu'il  y  a  de  plus  original  dans  la  tloctrine  philosopliique  de 
Malol)ranche.  Dieu  qui,  comme  nous  venons  de  le  voir,  produit 
en  nous  directement  les  sentiments,  sans  nul  concours  des  objets, 
ni  de  notre  activité  propre,  est  aussi,  dans  l'entendement  pur, 

•  Éclaircisscmeiils  sur  le  2"  livre.  Réponse  aux  ohjoi-iioirS  conire  lo  iicclio. 


XIV  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

runique  acteur.  C'est  de  lui  seul  que  viennent  toutes  les  idées. 

Que  sont  donc  ces  idées  venues  de  Dieu,  d'après  Malebranche  ? 
Comment  Dieu  les  contient-il  en  lui,  et  comment  nous  les  dé- 
couvre-t-ilen  son  propre  sein?  Comment  enfin  connaissons-nous 
toutes  choses,  les  corps,  les  âmes  et  Dieu,  le  particulier  et  le 
général? Nous  voici  arrivés  à  cette  célèbre  théorie  de  la  vision 
en  Dieu  qui  contient  la  réponse  de  Malebranche  à  toutes  ces  ques- 
tions. Deux  parties  ditïéreutes  sont  à  considérer  dans  la  vision 
en  Dieu,  la  connaissance  des  choses  matérielles  et  contingentes 
et  la  connaissance  des  vérités  immuables  et  éternelles. 

En  comparant  la  Recherche  à  ses  autres  ouvrages,  ou  même 
aux  éclaircissements  qui  la  suivent,  il  semble,  au  premier 
abord,  que  Malebranche  a  varié  dans  la  manière  dont  il  entend 
la  vision  en  Dieu.  Que  s'il  n'a  pas  varié  au  fond,  comme  il  le 
soutient,  dans  sa  polémique  contre  Arnauld,  du  moins  est-il 
certain  qu'il  ne  l'a  pas  toujours  présentée  de  la  même  manière, 
ou  qu'il  l'a  plus  tard  développée  et  complétée.  Tenons-nous- 
en  d'abord  au  troisième  livre  de  la  Rechei'che.  Le  désir  de  ter- 
miner toute  connaissance  à  Dieu,  comme  à  son  objet  et  à 
son  principe,  de  lui  attribuer  exchisivcment  toute  efficace 
sur  l'esprit  et  sur  le  corps ,  voilà  ce  qui  a  poussé  Male- 
branche à  la  singulière  imagination,  comme  dit  Arnauld,  de 
cette  nouvelle  spiritualité  ,  que  nous  voyons  les  corps  en  Dieu. 
Malebranche  l'appuie  d'abord  sur  un  principe  dont  tout  le 
monde,  dit-il,  convient,  à  savoir  que  l'âme  ne  peut  connaître 
que  ce  qui  est  intimement  uni  avec  elle.  Cependant  nous  con- 
naissons le  soleil  et  les  étoiles,  quoique  bien  loin  de  nous  ;  or, 
comme  il  n'est  pas  vraisemblable  que  notre  âme  sorte  du  corps 
pour  aller  se  promener  dans  les  cieux,  l'objet  de  l'âme  aperce- 
vant le  soleil,  ne  peut  être  le  soleil  sensible.  D'ailleurs  ne 
voyons-nous  pas  les  corps,  même  quand  ils  ne  sont  pas,  comme 
dans  le.  rêve  ?  Ce  n'est  donc  pas  le  corps  qui  est  l'objet  immédiat 
de  la  perception  de  l'esprit,  mais  quelque  chose,  à  savoir  l'idée 
qui  est  intimement  unie  à  l'âme,  et  sans  quoi  la  perception  ne 
peut  avoir  lieu.  Il  faut  prendre  garde  à  la  distinclion  que  fait 
Malebranche  entre  l'idée  et  la  perception.  L'idée  est  ce  qui  est 
perçu  par  l'esprit,  la  perception  est  l'esprit  lui-même  qui  per- 
çoit. Il  définit  l'idée  :  l'objet  immédiat  de  l'esprit  lorsqu'il  aper- 
çoit quelque  chose  hors  de  lui.  Nous  n'apercevons  un  objet 


INTRODUCTION.  xv 

qu'autant  que  s'offre  à  notre  esprit  l'idée  qui  le  représente 
mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  existe  réellement  en  dehors  de 
,ij0.us  un  objet  correspondant  à  cette  idée.  Dépourvus  de  toute 
efficacité  pour  agir  sur  notre  esprit,  les  objets  réels,  par  delà 
les  idées,  nous  sont  inaccessibles  ;  ils  sont  pour  nous  comme 
s'ils  n'existaient  pas.  Au  regard  de  la  raison  leur  existence 
n'est  que  problématique.  On  poun*ait  ici  faire  un  rapproche- 
ment entre  Malebranche  et  les  noumcnes  de  Kant.  Rien  n'est 
certain  si  ce  n'est  l'existence  même  de  l'idée.  Comme  lesidée^; 
ne  sont  pas  de  purs  modes  de  l'esprit,  et  comme  elles  ont  une 
foule  de  propriétés,  Malebranche  leur  accorde  une  réalité  en 
dehors  de  notre  entendement  ;  on  dirait  même  qu'il  en  fait  de 
petits  êtres,  des  êtres  représentatifs  pai'ticuliers,  selon  la  pensée 
qu'Arnauld  lui  attribue  et  pour  laquelle  dans  sa  polémique,  il 
sera  sans  nulle  pitié.  Telle  est  du  moins  l'interprétation  a 
laquelle  peut  donner  lieu  la  première  forme  sous  laquelle 
Malebranche  expose  son  sentiment  de  la  vision  en  Dieu,  dans 
le  troisième  livre  de  la  Recherche,  si  on  rend  à  la  lettre  cer- 
taines de  ses  expressions. 

Il  s'agit  mamtenant  de  savoir  d'où  viennent  ces  idées,  où 
elles  résident  et  comment  elles  se  conmiuniquent  à  nous.  Male- 
branche passe  en  revue  toutes  les  diverses  hypothèses  qu'on 
peut  faire,  suivant  lui,  en  réponse  à  ces  questions  :  ou  bien  on  peut 
supposer  que  les  idées  viennent  des  corps,  ou  que  l'àme  a  la 
puissance  de  les  produire,  ou  que  Dieu  les  produit  toutes  avec 
elle  en  la  créant,  ou  qu'il  les  produit  succos.^ivcment,  à  mesure 
qu'elle  pense  à  quelque  objet,  ou  que  l'âme  possède  et  voit  en 
elle  toutes  les  perfections  qu'elle  croit  voir  dans  les  corps,  ou 
enfin  qu'elle  est  unie  à  un  être  parfait  renfermant  en  lui  Jes 
idées  de  tous  les  êtres  créés.  Il  élimine  tour  à  tour  chacune  de 
ces  hypothèses  pour  arriver  à  conclure,  que  cette  dernière  seule 
est  la  vraie. 

D'abord  il  critique  longuement  et  il  maltraite  fort  la  vieille 
doctrine  de  Démocrite,  conservée  par  quelques  scholasliques, 
des  images  matérielles  qui  s'échappent  dos  corps,  qui  voltigent 
vians  les  airs  et  viennent  frapper  nos  organes.  La  seconde 
hypothèse,  celle  de  l'àme  excitée  par  les  impressions  du  dehors 
et  produisant  elle-même  ses  idées,  n'est  pas  dénature  à  trouver 
quelque  grâce  devant  lui.  Tout  d'abord,  en  effet,  il  la  condamne 


XVI  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

comme  une  de  ces  pensées  mauvaises  que  le  père  des  lumières 
ne  nous  a  pas  données  et  qui  viennent  de  notre  esprit  vain  et 
superbe.  Les  idées  sont  des  êtres  et  non  pas  même  comme  il 
le  dit,  des  êtres  si  minces  et  si  méprisables,  puisque  ce  sont  des 
êtres  spirituels;  si  donc  l'âme  les  produisait,  elle  aurait  la  puis- 
sance créatrice  qui  n'appartient  qu'à  Dieu.  Il  ne  se  peut  non  plus 
que  toutes  nos  idées  aient  été  créées  avec  nous;  cela  serait 
contraire  au  grand  principe  de  la  simplicité  des  voies  que 
Malebranche  ne  sépare  pas  de  l'idée  môme  de  la  Providence. 
Le  nombre  des  idées  est  infini,  Dieu  donc  serait  obligé  de  créer 
un  nombre  infini  d'idées  en  dépôt  dans  chaque  esprit.  Mais  ne 
pourrait-il  les  créer  au  fur  et  à  mesure  que  nous  apercevons 
des  choses  différentes?  Cela  non  plus  n'est  pas  possible;  il  est 
certain  que  nous  pouvons  vouloir  penser  à  une  foule  de  choses 
ou  même  à  toutes  choses;  il  faut  donc  que  déjà  nous  les  apei'- 
oevions  confusément  et  qu'en  tout  temps  nous  ayons  la  faculté 
d'en  contempler  les  idées. 

C'est  encore,  selon  Malebranche,  une  pensée  d'orgueil  inspi- 
rée par  l'esprit  des  ténèbres,  une  pensée  qu'il  repousse  avec 
horreur,  que  de  croire  l'esprit  doué  de  la  puissance  d'aperce- 
voir dans  ses  propres  perfections  toutes  les  choses  du  dehors- 
Combien  de  fois  il  cite  ces  paroles  de  saint  Augustin  :  «  non  die 
quia  tu  tibi  lumen  es,  »  sur  lesquelles  il  fonde,  pour  ainsi  dire, 
tout  son  sentiment  de  la  vision  de  Dieu?  L'âme  n'aperçoit  en 
olle-mème  que  ses  sentiments,  ses  propres  modifications,  et 
nullement  les  choses  du  dehors.  Elle  connaît  tous  les  êtres, 
elle  connaît  des  choses  infinies,  comment,  étant  limitée,  les 
connaîtrait-elle  éminemment  ?  Dieu  seul,  qui  a  tout  crée,  voit 
en  lui-même,  d'une  manière  spirituelle,  l'essence  de  toutes  les 
créatures  et  leur  existence  dans  les  décrets  de  sa  volonté. 

Après  l'élimination  successive  de  toutes  ces  hypothèses,  il  ne 
reste  plus  rien,  sinon  de  croire  que  nous  voyons  toutes  choses 
en  Dieu.  Il  est  certain  que  Dieu  a  en  lui  les  idées  de  tous  les 
êtres,  puisqu'il  les  a  tous  créés;  il  n'est  pas  moins  certain  que 
nous  sommes  unis  avec  lui,  puisque  nous  avons  toujours  pré- 
sente à  l'esprit  l'idée  de  l'infini  qui,  selon  Malebranche,  est 
Dieu  même.  Dieu  étant  étroitement  uni  à  nos  âmes  par  sa  pré- 
sence, il  est,  dit-il,  le  lien  des  esprits,  comme  l'espace  est  le 
lien  des  corps;  donc  l'esprit  peut  voir  en  Dieu  tous  les  ouvrages 


INTRODUCTION.  xvii 

de  Dieu,  supposé  que  Dieu  veuille  qu'il  les  y  découvre  Or, 
Malebranche  n'hésite  pas  à  affirmer  qu'il  le  veut  indubitable- 
ment, parce  qu'il  agit  toujours  par  les  voies  les  plus  simples. 
Quoi  de  plus  simple  que  Dieu  fasse  voir  aux  esprits  toutes 
choses  en  voulant  simplement  qu'ils  voient  ce  qui  est  au  milieu 
d'eux-mêmes,  c'est-à-dire,  ce  qui  en  lui-même  a  rapport  à  ces 
ciiOses  et  les  représente?  «  Il  veut  que  ce  qui  est  en  lui  qui  les 
représente  nous  soit  découvert.  »  Quoi  donc,  si  nous  y  voyons 
toutes  choses,  y  verrons-nous  donc  aussi  les  choses  particu- 
lières, changeantes,  corruptibles,  y  verrons-nous  des  chevaux, 
des  moucherons,  dont  il  est  si  souvent  question  dans  la  polé- 
mique d'Arnauld  contre  ia  vision  en  Dieu? 

Malebranche,  dans  la  Recherche  môme,  a  semblé  prévoir 
celle  objection  et  a  voulu  se  mettre  en  garde  contre  elle.  Dans 
un  passage  du  premier  livre  (ch.  14),  il  dit  qu'il  rejette  comme 
inutile  «  ce  nombre  infini  de  petits  êtres,  qu'on  non;me  des 
espèces  et  des  idées,  »  que  notre  ignorance  nous  fait  imaginer 
pour  rendre  raison  des  choses  que  nous  n'entendons  pas.  Il 
ajoute  que  :  «  les  idées  qui  nous  représentent  les  créatures  ne 
sont  que  les  perfections  de  Dieu  qui  répondent  à  ces  créatures.  » 
Dans  les  chapitres  mêmes  du  troisième  livre  que  nous  venons 
d'analyser,  il  dit  avec  plus  de  précision  :  «  Nous  croyons  qu'on 
voit  en  Dieu  les  choses  changeantes  et  corruptibles  parce  qu'il 
n'est  pas  nécessaire  pour  cela  de  mettre  quelque  imperfection 
en  Dieu,  puisqu'il  suffit  que  Dieu  nous  fasse  voir  en  lui  ce  qui  a 
rapport  à  ces  choses.  »  Il  dit  encore  :  «  Les  idées  particulières 
que  nous  avons  des  créatures  ne  sont  que  des  limitations  de 
l'idée  du  Créateur.  »  Là  est  en  germe  l'étendue  intelligible  dont 
le  nom  se  trouve  une  seule  fois  dans  la  Recherche,  mais  qui 
revient  si  fréquemment  dans  les  éclaircissements  et  dans  le» 
ouvrages  postérieurs. 

.4inbi  le  monde  qu'habite  notre  esprit,  le  seul  monde  que 
réellement  nous  voyions  et  que  nous  sentions,  est  le  monde  de» 
idées  ou  le  monde  intelligible.  Ce  n'est  pas  l'homme  réel,  le. 
cheval  réel,  l'arbre  réel,  ce.  n'est  pas  même  notre  propre 
corps,  mais  un  homme,  un  arbre,  un  corps,  intolligiblos,  rési- 
dant on  Dieu  qui  sont  l'objet  de  nos  percoplious.  Touleibis 
vMalobranche  proleste,  et  nous  devons  le  croire,  qu'il  n'a  jamais 
eu  la  pensée  de  mettre  autant  d'objets  intelligibles  en  Dieu 


XVIII  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

qu'il  y  a  d'objets  réels  dans  le  monde.  Mais  dans  la  Recherche 
il  s'est,  dit-il,  appliqué  à  montrer  que  nous  voyons  les  corps  en 
Uicn,  et  non  pas  en  eux-mêmes,  plutôt  qu'à  expliquer  la  manière 
dont  nous  les  voyons.  Désormais  c'est  dans  une  seule  idée, 
c'est  dans  l'étendue  intelligible,  qu'il  veut  nous  faire  voir  toute 
la  multitude  des  figures  et  des  corps. 

Ce  n'est  pas  là  une  contradiction  avec  ce  qu'il  a  dit  dans  la 
Recherche,  ni  même  une  nouvelle  forme  de  la  vision  en  Dieu, 
comme  il  nous  est  arrivé  de  le  dire  dans  notre  Histoire  de  la 
philosophie  cartésienne  ;  c'est  plutôt  une  explication,  un  déve- 
loppement et  un  complément.  Quoique  ce  complément  se 
trouve  surtout  en  dehors  de  l'ouvrage  que  nous  analysons,  il 
convient  de  parler  ici  de  l'étendue  intelligible  à  cause  du  lien  qui 
la  rattache  si  étroitement  au  troisième  livre  de  la  Recherche  et 
parce  que,  d'ailleurs,  il  en  est  assez  longuement  question  dans 
les  Éclaircissements  ^. 

Il  faut  d'abord  rappeler  que,  selon  Malebranche,  nous  con- 
naissons les  choses  de  deux  manières,  ou  par  lumière  ou  par 
sentiment  :  par  lumière,  ce  dont  nous  avons  une  idée  claire,  par 
sentiment,  ce  dont  il  n'y  a  pas  d'idée  que  nous  puissions  con- 
sulter pour  en  connaître  les  propriétés,  ce  qui  est  obscur  et 
confus.  Ainsi  nous  connaissons  par  idée  l'étendue,  les  essences 
des  choses,  le  général,  l'absolu.  L'idée  nous  fait  connaître  la 
nature  essentielle  des  objets  sensibles  et  les  rapports  qu'ils 
ont,  ou  qu'ils  peuvent  avoir,  entre  eux  ;  le  sentiment  ne  nous 
mforme  que  du  fait  seul  de  leur  existence.  Nous  ne  voyons  les 
ouvrages  de  Dieu  comme' actuellement  existants  que  dans  les 
impressions  sensibles,  la  couleur,  la  chaleur,  etc.  C'est  aussi 
par  le  sentiment  que  nous  sommes  informés  de  leurs  diffé- 
rences sensibles  et  de  ce  qu'ils  sont,  non  pas  en  eux-mêmes, 
mais  par  rapport  à  la  commodité  et  à  la  conservation  de  la  vie. 
Dans  la  connaissance  des  objets  sensibles,  entrent  ces  deux 
choses,  idée  et  sentiment.  «  Il  y  a  toujours,  dit-il,  idée  pure  et 
sentiment  confus  dans  la  connaissance  que  nous  avons  de  l'exis- 
tence des  êtres,  si  on  excepte  celle  de  Dieu  et  de  notre  âme  2. 

Le  sentiment  est  en  nous,  l'idée  seule  est  en  Dieu.  Mais  si  le 

*  Voir  surtout  pour  rét(>niue  inlelliçrible  le  tO<=  éclaircissement,  le  5°  des 
Enlril/eii!'  mélap/iy.'itqui's,  lo  3°  des  Conversations  chrétiennes. 

*  Éclaircisseûient  sur  les  idées. 


INTRODUCTION.  ex 

sentiment  est  en  nous,  il  ne  vient  pas  de  nous,  comme  on  l'a  déjà 
dit;  c'est  Dieu  seul  qui,  à  la  présence  des  objets,  le  produit  en 
nous,  par  une  action  qui  n  a  rien  de  sensible,  et  qui  les  joint  à 
l'idée,  lorsque  les  objets  sont  présents,  afin  que  nous  les  cro- 
yions présents,  et  que  nous  entrions  dans  les  sentiments  néces- 
saires à  notre  conservation.  Dans  la  perception  d'un  arbre,  du 
soleil,  d'un  objet  quelconque,  il  y  a  nécessairement  une  mo- 
dalité de  couleur,  qui  est  en  nous  et  une  idée  pure,  l'élenduc 
intelligible  qui  est  en  Dieu.  Nous  ne  voyons  donc  pas  les  ob- 
jets particuliers,  les  corps  en  Dieu;  nous  ne  les  voyons  que 
par  ce  qui  les  représente  en  lui;  or  ce  qui  nous  les  l'eprésento, 
c'est  l'étendue  intelligible  avec  les  rapports  éternels  et  immua- 
bles qu'elle  contient. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  étendue  intelligible  qui  achève  et 
complète  la  vision  en  Dieu,  qui  a  donné  lieu  à  bien  des  discussions 
et  des  moqueries,  et  à  la  redoutable  accusation  d'Arnauld  de 
faire  un  Dieu  corporel,  ou  bien  un  monde  pure  modiiîcation 
de  Dieu? L'étendue  intelligible  est-elle  inintelligible? Sans  pren- 
dre à  la  lettre  cette  plaisanterie  d'Arnauld,  il  faut  convenir  que 
l'étendue  intelligible  présente  plus  d'une  obscurité  que  nous  ne 
nous  flattons  pas  d'cclaircir  complètement.  Essayons  cependant 
de  faire  comprendre  la  pensée  de  Malebranche. 

L'idée  de  l'étendue  intelligible  considérée,  non  dans  son  ob- 
jet, mais  en  nous,  ne  peut  être  que  la  perception  de  cette  éten- 
due nécessaire,  iniinie,  que  notre  esprit  conçoit,  indépendam- 
ment de  toute  donnée  des  sens  et  de  l'imagination.  Mais  la 
difticulté  est  de  comprendre  l'objet  même  de  cette  perception 
ou,  pour  parler  comme  Malebranche,  l'idée  même  de  l'étendue, 
la  façon  dont  elle  existe  en  Dieu  et  son  rapport  avec  l'éten- 
due créée  et  matérielle.  L'étendue  et  la  matière,  d'après  la 
doctrine  de  Descartes,  qui  est  aussi  celle  de  Malebranche, 
étant  identiques,  comment  la  mettre  en  Dieu,  sans  s'exposer  au 
reproche  de  faire  Dieu  corporel?  Malgré  toutes  les  oitposilions 
qu'il  énumère  entre  l'étendue  intelligible  et  l'étendue  maté- 
rielle, Malebranche  ne  parvient  pas  à  dissiper  toutes  les  obscu- 
rités sur  ce  point  fondamental.  Dieu  ayant  créé  l'étendue,  il 
doit  avoir  en  lui  l'idée  de  l'étendue,  comme  les  idées  de  toutes 
les  choses  qu'il  a  créées.  Là  n'est  pas  la  principale  diflicullé, 
et  si  Malebranche  n'entendait  pas  quelque  chose  de  plus  par 


XX  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

l'étendue  intelligible,  sa  doctrine  n'aurait  rien  de  bien  particu- 
lier, ni  qui  ail  pu  donner  lieu  à  de  si  vifs  débats.  Mais,  pour 
Malebranche,  l'étendue  intelligibLe  est  quelque  chose  de  plus 
qu'une  idée  dans  l'entendement  divin  ;  c'est  aussi  la  réalité 
ou  la  perfection  qui,  dans  l'essence  divine,  correspond  à 
celte  idée.  L'étendue,  répond-il  à  Arnauld,  n'existe  pas  en 
Dieu  seulement  d'une  manière  idéale,  comme  elle  pourrait 
exister  dans  notre  esprit,  mais  elle  y  existe  effectivement, 
c'csl-à-dire,  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  positif  dans  l'éten- 
due matérielle  est  contenu  en  Dieu,  source  de  toute  réalité,  et 
que  les  corps  sont  éminemment  dans  son  essence,  sinon  il  fau- 
drait les  faire  dériver  du  néant.  L'étendue  intelligible  est  ce 
qui  représente  en  Dieu  l'étendue  ;  ce  sont  les  perfections  de  sa 
substance  qui  ont  rapport  aux  perfections  de  l'étendue  créée  ; 
c'est  la  substance  divine,  dont  tous  les  êtres  créés  ou  possibles 
ne  sont  que  des  participations  infiniment  limitées,  en  tant 
qu'elle  est  nécessairement  représentative  des  corps.  C'est  la 
matière,  dit-il  dans  ses  lettres  à  Arnauld,  selon  l'être  qu'elle  a 
dans  le  verbe  de  Dieu,  c'est-à-dire,  moins  toutes  les  imperfec- 
tions et  les  limites  sensibles.  Ajoutons  encore  qu'elle  est  l'objet 
immédiat  que  le  géomètre  contemple  quand  il  pense  à  dés 
corps  qui  ne  sont  point  et  qu'il  les  regarde  comme  privés  de 
couleur  et  de  qualités  sensibles.  C'est  ainsi  que  Malebranche 
cherche  à  nous  faire  entendre  que  tout  le  réel  de  l'étendue  est 
en  Dieu,  quoique  Dieu  ne  soit  pas  étendu.  Quelque  obscure 
que  demeure  sa  pensée,  on  voit  que  s'il  ne  met  pas  en  Dieu 
l'éiendue  d'une  manière  purement  idéale,  il  ne  l'y  met  pas 
formollement,  comme  Arnauld  l'en  accuse,  mais  éminemment, 
suivant  l'expression  dont  il  se  sert,  c'est-à-dire  seulement  en 
ce  qu'elle  a  d'essentiel,  moins  les  bornes  et  les  imperfections. 
Il  n'est  pas  non  plus  facile  de  clairement  comprendre  comment 
Malebranche  entend  que  l'étendue  intelligible  est  l'unique  objet 
de  toutes  nos  perceptions  des  choses  matérielles,  la  toile,  pour 
ainsi  dire,  où,  sans  laisser  aucune  trace,  se  peignent  à  nos 
yeux  toutes  les  figures,  non  pas  seulement  les  figures  générales 
et  géométriques,  mais  les  figures  sensibles.  Elle  ne  varie  pas  ; 
elle  ne  cesse  pas  d'être  une  et  infinie;  comment  donc  se  peut-il 
que  nous  découvrions  en  elle  les  choses  particulières  et  chan- 
geantes? Il  suffit,  selon  Malebranche,  qu'elle  se  présente  sous. 


INTRODUCTION.  xxi 

une  limite  quelconque  à  notre  esprit  pour  qu'elle  devienne  une 
figure  intelligible.  J'y  apercevrai,  par  exemple,  un  cercle,  si  je 
vois  une  portion  intelligible  dont  toutes  les  parties  soient  à 
égale  dislance  d'un  même  point.  La  même  portion  de  l'étendue; 
étant  susceptible  de  recevoir  une  limite  quelconque  est  apte  à 
représenter,  non  seulement  un  cercle,  mais  toute  ligure  possible, 
quoiqu'elle  même  elle  ne  soit  pas  figurée  '.  Toutes  les  figures 
intelligibles  sont  ainsi  contenues  en  puissance  dans  l'étendue 
intelligible,  comme,  suivant  la  comparaison  de  Malcbranche, 
sont  contenues  en  un  bloc  de  marbre  toutes  les  figures  qu'en 
peut  tirer  le  ciseau  du  sculpteur. 

Ainsi,  par  les  diverses  applications  que  I)icu  en  fait  à  noire 
esprit,  par  les  diverses  limites  sous  lesquelles  il  nous  la  décou- 
vre, l'étendue  intelligible  devient  l'exemplaire  de  toutes  les 
figures  intelligibles  générales  que  notre  entendement  aperçoit. 
Joignez-y  maintenant  les  sentiments  que  Dieu  excite  en  nous,  à 
l'occasion  de  ces  figures  intelligibles,  et  elle  nous  représentera 
les  figures  sensibles  pariiculières.  De  tous  les  sentiments,  c'est 
la  couleur  à  laquelle  Malcbranche  fait  jouer  le  grand  rôle  dans 
cette  transformation  des  figures  intelligibles  en  figures  sensibles. 
Grâce  à  la  couleur,  sur  celte  toile  uniforme  de  l'étendue  intelli- 
gible, se  dessinent,  avec  le  pinceau,  pour  ainsi  dire,  du  peintre 
divin,  toute  l'infinie  variété  des  objets  sensibles.  Chaque  être 
particulier,  a  dit  spirituellement  Sainte-Beuve,  n'est  plus  qu'une 
sorte  de  découpure  et  d'enluminure  que  nous  faisons  arbitrai- 
rement d'un  quartier  do  l'étendue  infinie.  Aruauld  ici  encore 
n'a  pas  épargné  à  son  rival  les  objections,  les  accusations,  les 
plaisanteries  et  les  sarcasmes. 

Ainsi  Malcbranche  a-t-il  réduit  toutes  ces  idées  innombrables, 
des  clioses  créées  que  d'abortl.  comme  nous  l'avons  vu,  il  sem- 
blait niellre  en  Dieu,  à  une  idée  uniijue,  celle  de  l'étenJue  in*- 
telligible,  idée  unique,  mais  admirablement  vaste  et  féconde, 
inépuisable  fonds  d'où  sortent  et  nous  apparaissent  toutes  los 
figures  sensibles  par  les  sentiments  que  Dieu  produit  en  nous  à 
l'occasion  des  figures  intelligibles. 

«  Je  vois,  dit-il,  en  Dieu  l'éleudue  intelligible  ou  l'idée  de  la 
matière,  c'est  en  cela  seul  que  consistent   tous  ces  êtres  r  ;- 

»  10*  ccluiiYisscmcnt.  * 


XXII  DE  LA   RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

présenlatifs  et  ce  magnifique  palais  d'idées  que  M.  Arnauld 
bâtit  en  ma  faveur.  >• 

Les  êtres  matériels  sont  d'ailleurs  les  seuls  que  nous  voyons 
en  Dieu,  d'après  Malebranche  ;  ni  Dieu  en  qui  nous  les  voyons, 
ni  l'âme  qui  les  voit,  ne  nous  sont  connus  par  idée.  Dieu  est 
immédiatement  intelligible,  par  lui-même,  et  l'âme  ne  nous  est 
connue  que  par  le  sentiment  intérieur.  En  effet  rien  de  fini  ne 
peut  représenter  l'infini  ;  il  n'y  a  pas  d'idée  de  l'infini,  ou  plu- 
tôt l'infini  est  sa  propre  idée  à  lui-même,  il  s'ensuit,  selon  Male- 
branche, que  si  Dieu  est  pensé,  il  faut  c,'i'il  soit. 

Quant  à  l'âme,  elle  ne  nous  est  connue  que  par  sentiment. 
Selon  Descartes,  l'âme  est  plus  claire  que  le  corps,  selon 
Malebranche,  le  corps  est  plus  clair  que  l'âme.  C'est  là,  du 
moins  à  ce  qu'il  semble,  une  grosse  hérésie  cartésienne 
qu' Arnauld  et  Régis  ont  vivement  reprochée  à  l'auteur  de  la 
Recherche  et  qui  a  été  signalée  par  tous  les  historiens  de  la 
philosophie.  Peut-être  cependant  l'opposition  entre  Descartes  et 
Malebranche  n'est-elle  pas  réellement  aussi  grande  qu'elle  en 
a  l'air  au  premier  abord.  La  clarté  que  Descartes  attribue  à 
l'âme  est  surtout  relative  au  fait  de  son  existence,  c'est-à-dire 
à  l'existence  même  de  la  pensée.  L'obscurité  et  la  confusion 
qui,  d'après  Malebranche,  seraient  le  propre  de  la  connais- 
sance de  l'âme,  il  ne  l'entend  ni  de  l'existence  même  de  l'âme, 
ni  de  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps,  mais  seulement  de  sa 
nature  et  des  diverses  modifications  dont  elle  est  suscepti- 
ble. Nous  connaissons  mieux  l'âme  que  le  corps,  l'âme  nous 
étant  immédiatement  connue  ;  mais  nous  comprenons  mieux  le 
corps,  c'est-à-dire  l'étendue,  parce  que  nous  pouvons  le  rame- 
ner à  des  propriétés  mathématiques.  C'est  par  là,  dit-il  d'ail- 
leurs lui-même,  qu'il  espère  accorder  ceux,  selon  lesquels  il 
n'y  a  rien  qu'on  connaisse  mieux  que  l'âme,  et  ceux  selon  les- 
quels il  n'y  a  rien  qu'on  connaisse  moins.  Notons  ce  qu'il  dit, 
dans  la  Recherche,  contre  les  cartésiens  qui  prétendent  qu'il  y  a 
plus  de  clarté  dans  l'âme  que  dans  l'idée  de  l'étendue  :  «  La 
conscience  que  nous  avons  de  nous-mème  ne  nous  montre 
peut-être  que  la  moindre  partie  de  nous-même.  » 

C'est  en  voyant,  immédiatement,  et  sans  idée.  Dieu  lui-même 
que  nous  voyons  en  une  certaine  mesure  ses  proportions  infinies 
et  leurs  rapports.  Ces  rapports  qui  sont  de  deux  sortes,  rap- 


INTRODUCTION.  xxiii 

ports  de  perfection  et  rapports  de  grandeur,  constituent  les 
vérités  éternelles,  immuables,  absolues.  Les  vérités  ne  sont  pas 
des  idées,  mais  des  rapports  entre  les  idées.  La  vue  en  Dieu 
des  vérités  éternelles  est  ce  qu'il  appelle  la  raison.  Avec  quelle 
beauté  de  langage,  avec  quel  lyrisme  métaphysique,  il  célèbre 
cette  raison  divine,  ou  cette  vue  en  Dieu  des  vérités  éternelles, 
qui  est  le  rapport  de  tous  les  esprits  avec  une  même  source  de  lu- 
mière, avec  le  soleil  intelligible  éclairant  toutes  les  intelligences, 
comme  le  soleil  sensible  éclaire  tous  les  yeux.  C'est  ici  surtout 
qu'il  s'inspire  de  saint  Augustin,  en  se  séparant  de  Descartes, 
auquel  il  reproche  d'avoir  fait  de  ces  lois  éternelles,  des  dé- 
crets libres  de  la  volonté  de  Dieu  :  «  Si  les  lois  éternelles,  dil-il, 
dépendaient  de  Dieu,  il  me  parait  évident  qu'il  n'y  aurait  plus 
de  science  véritable.  Voit-on  clairement  que  Dieu  ne  puisse 
cesser  de  vouloir  ce  qu'il  a  voulu  d'une  volonté  libre  et  indii- 
férente  i  ?  » 

Tous  les  esprits  contemplent  la  raison,  sans  s'empêcher  les 
uns  les  autres.  Par  elle  nous  sommes  assurés  qu'il  n'y  a  pas 
d'homme  au  monde  qui  n'aperçoive  les  mêmes  vérités  que  je 
vois,  par  exemple,  que  deux  et  deux  font  quatre,  et  qu'il  faut 
préférer  son  ami  à  son  chien.  La  raison  s'impose  à  nous  de 
deux  manières,  tantôt  au  point  de  vue  spéculatif,  comme  vérité, 
tantôt  au  point  de  vue  pratique,  comme  oi'drc,  tantôt  en  nous 
montrant  des  rapports  de  grandeur,  et  tantôt  en  nous  montrant 
des  rapports  de  pei'fection.  Quoiqu'il  ait  surtout  développé  celte 
partie,  la  i)lus  haute  et  la  plus  plausible  de  la  vision  en  Dieu, 
dans  ses  Mcditations,  daus  les  Enlrclicns  jnétaphys'Kjues  el  dans 
le  Traité  de  morale,  il  y  a  aussi  daus  la  Recherche  de  la  vérité 
cl  dans  les  Eclaircissements  des  pages  sur  la  raison  qui  égalent 
les  plus  belles  de  Bossuet  et  de  Fénelou.  Que  celui-là,  dit-il,  à 
la  lin  du  troisième  livre,  qui  sacrifie  tout  aux  richesses,  rentre 
au  dedans  de  lui  en  faisant,  taire  les  sens  ol  l'iuiagiualion  pour 
consulter  la  raison,  il  entendra  «  une  réponse  claire  et  dis- 
tincte de  ce  qu'il  doit  faire,  réponse  éternelle  qui  a  toujours 
été  dite,  qui  se  dit  et  qui  se  dira  toujours,  réponse  qu'il  u'e>i 
pas  nécessaire  que  j'explique  parce  que  tout  le  monde  la  sait, 
ceux  qui  lisent  ceci  et  ceux  qui   ne   le  lisent  pas,   qui  n'est  m 

'  Voir  le  10"  éclaircissement,  sur  la  iiauiie  des  iilccs. 


XXIV  DE   LA   RECHERCHE   CE   LA    VLRITE. 

grecque,  ni  latine,  ni  française,  ni  allemande  et  que  tontes  les 
nations  conçoivent,  réponse  enfin  qui  console  les  justes  dans  leur 
pauvreté  et  désole  les  pécheurs  dans  leur  richesse  ».  Nous  sor- 
tirions tout  à  fait  du  cadre  de  la  Recherche  et  de  cette  intro- 
duction, si  nous  entrions  dans  de  plus  amples  explications  sur 
les  vériléspratiqaes  qu'engendrent  les  rapports  de  perfection,  sur 
cet  ordre  qu'elles  consliluent,  ordre  immuable  que  nous  devons 
suivre  et  que  Dieu  lui-même  consulte  dans  toutes  ses  opcraiions. 

Si  de  l'entendement  nous  passons  à  la  volonlé,  c'est  encore 
Dieu  que  nous  rencontrons,  Dieu  qui  est  ici,  comme  en  ton*,  le 
reste,  le  seul  acteur.  L'homme  ne  voit,  selon  Malebranche,  que 
parce  que  Dieu  l'éclaire,  il  ne  veut  que  parce  que  Dieu  l'aime 
et  le  fait  aimer.  La  volonté  qui,  avec  l'entcndoment,  embrasse 
l'àmc  tout  entière,  est  la  faculté  de  recevoir  des  inclinations, 
faculté  qu'il  compare  à  la  capacité  de  la  matière  de  recevoir 
des  mouvements.  Les  inclinations,  dont  la  volonté  ne  se  distin- 
gue pas,  nous  viennent  de  Dieu  et  ne  dépendent  pas  de  nous. 
Toutes  se  ramènent  à  une  inclination  fondamentale,  qui  est 
l'amour  du  bien  indéterminé,  du  bien  en  général,  lequel  au 
fond  est  l'amour  de  Dieu  ;  de  là  cette  autre  définition  qu'il  donne 
aussi  de  la  volonté  ;  la  volonté  est  le  mouvement  naturel  qui 
nous  porte  vers  le  bien  en  général.  L'esprit  ne  désire,  ne  hait 
ou  n'aime  qu'en  vertu  de  cette  impulsion.  «  Nous  n'agissons, 
dit-il,  que  par  le  concours  de  Dieu,  et  notre  action  considérée 
comme  efiicacc  et  capable  de  produire  quelque  effet,  n'est  point 
différente  de  celle  de  Dieu  ^.  » 

Donc  Dieu  seul  opère  en  nous.  Toutefois  Malebranche  s'efforce 
de  conserver  une  faible  part  d'action  à  l'homme  à  côté  de  celle 
de  Dieu.  Dieu  nous  incline  toujours  au  bien  général  par  une 
impression  invincible;  c'est  Dieu  aussi  qui  nous  représente 
l'idée  d'un  bien  particulier  où  il  nous  pousse  par  cctle  impul- 
sion générale  vers  le  bien.  Quant  à  l'homme,  il  voit  ce  bien 
particulier,  il  se  sent  attiré  vers  lui,  mais  il  est  libre  de  s'y 
arrêter  ou  de  passer  outre.  Il  voit  que  ce  bien  n'est  pas  le  bien 
suprême,  il  sent  qu'il  peut  le  laisser  derrière  lui  pour  aller  plus 
avant  et  poursuivre  la  recherche  du  vrai  bien,  en  vertu  de  celle 
impulsion  générale  qui  l'y  pousse.  Discerner  les  vrais  bie;:s  des 

«  15°  tclaircisscmcnt. 


INTRODUCTION.  xxv 

faux  biens,  suspendre  notre  amour  à  l'égard  de  chaque  bien 
particulier,  voilà  le  champ  qu'il  laisse  à  la  liberté  de  l'homme  ; 
d'où  ce  grand  précepte  de  sa  morale  :  ne  jamais  aimer  un  bien 
absolument,  si  sans  remords  on  peut  ne  pas  l'aimer.  Quelque 
faible  que  soit  la  part  laissée  à  la  liberté  de  l'homme  par 
Malebranche,  elle  semble  imcompatible,  comme  l'a  remarqué 
Fénelon,  avec  le  principe  môme  de  toute  sa  métaphysique, 
la  passivité  absolue  des  créatures  et  l'impossibilité  où  elles  sont 
do  se  modifier  elles-mêmes,  Dieu  étant  la  seule  cause  efficiente, 
est  l'auteur  de  toute  modification,  comme  de  toute  réalité. 

Après  avoir  étudié  l'àme  en  elle-même,  Malebranche  la  con- 
sidère dans  ses  rapports  avec  le  corps.  Mais  d'abord  y  a-t-il 
des  corps?  Leur  existence  est  douteuse,  puisque,  comme  nous 
l'avons  vu,  les  idées  sont  les  seuls  objets  de  la  perceplion  et 
que  les  corps  sont  pour  nous  comme  s'ils  n'existaient  pas.  II 
juge  donc  la  raison  impuissante  à  démontrer  qu'il  y  a  des 
corps  ;  la  foi  seule  peut  nous  assurer  de  leur  existence.  L'ar- 
gument de  la  véracité  divine  est  lui-même  insuffisant,  parce  que 
nulle  part  Descarlcs  prouve  que  Dieu  nous  ait  assuré  qu'effective- 
ment les  corps  existent.  Mais  ce  que  la  raison  toute  seule  ne 
peut  nous  démontrer,  la  révélation,  selon  Malebranche,  nous 
l'apprend.  Comment  nous  l'apprend- elle  ?  par  la  Bible  où  l'on 
voit  en  scène  mille  et  mille  créatures,  des  miracles,  des  apôtres, 
des  prophètes;  ce  ne  sont,  il  est  vrai,  que  des  apparences,  mais  la 
Bible  étant  un  livre  divin  qui  ne  peut  nous  tromper,  toutes  ces 
apparences  se  changent  en  réalités,  et  voilà  l'existence  des  corps 
assiu'ée  par  un  icmoignagc  divin.  Tel  est  le  tour  singulier  par  le- 
quel Malebranche  cherche  à  échapper  à  un  idéalisme  semblable 
à  celui  de  Berkeley,  et  à  la  négation  absolue  du  monde  matériel  '. 

Voyons  maintenant  comment  il  explique  les  rapports  des  corps 
les  uns  avec  les  autres  et  particulièrement  de  l'àme  avec  le 
corps.  Rappelons  d'abord  cpie,  selon  le  grand  principe  de  cette 
philosophie,  nulle  créature  ne  peut  agir  sur  une  autre  par  une 
efficace  qui  lui  soit  propre  ;  il  n'y  aura  donc  entre  elles  qu'une 
simple  correspondance,  par  une  intervention  continuelle  de  Dieu, 
seule  vraie  cause.  Nulle  créature  ne  peut  vérilablomenl  ètio 
cause,  mais  seulement  une  occasion  à  propos  de  laquelle  l'uni- 

*  6'  éclaiicisscment.  ' 

T.   I.  b 


XXVI  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

que  vraie  cause  entre  en  exercice.  Veut-on  néanmoins  leur 
donner  le  nom  de  cause,  il  faut  ajouter  qu'elles  ne  sont  que  des 
causes  occasionnelles.  La  théorie  des  causes  occasionnelles  est 
presque  non  moins  célèbre,  dans  la  philosophie  de  Malebranche, 
que  celle  de  la  vision  en  Dieu  ;  elle  est  à  la  volonté,  ce  que  la 
vision  en  Dieu  est  à  l'entendement.  Considérons-la  d'abord  par 
rapport  aux  corps  en  général,  puis  dans  son  application  parti- 
culière aux  rapports  de  l'âme  avec  notre  corps  i. 

Croire  qu'il  y  ait  par  le  choc  communication  de  mouvement 
entre  les  corps,  c'est  prendre,  selon  Malebranche,  un  simple 
rapport  de  succession  pour  un  l'apport  de  causalité.  Leur  ren- 
contre ou  leur  choc  n'est  pas  une  cause  réelle,  mais  seulement 
la  cause  occasionnelle  de  la  distribution  du  mouvement  :  «  L'es- 
prit ne  concevra,  dit-il,  jamais  qu'un  corps,  substance  pure- 
ment passive,  puisse  transmettre  dans  un  autre  la  puissance 
qui  le  transporte  ^  »  Seul  le  créateur  des  corps  a  la  force  pour 
les  mouvoir,  nul  corps  ne  pouvant  exister,  un  seul  instant,  sans 
que  Dieu  le  veuille,  et  de  nouveau  le  crée  en  ce  même  instant. 
Or,  il  ne  se  peut  que  ce  corps,  que  Dieu  crée  continuellement,  il 
ne  le  crée  quelque  part  ;  il  ne  se  peut  qu'il  ne  le  place  toujours 
ici  ou  là  par  cette  même  volonté  de  créer.  Un  corps  est  en 
repos,  parce  que  Dieu  le  crée  toujours  à  la  même  place  ;  il  est 
en  mouvement,  parce  qu'il  le  crée  et  le  conserve  successivement 
en  des  lieux  différents.  Donc  il  y  a  contradiction  à  supposer 
qu'un  corps  puisse  en  mouvoir  im  autre.  L'efficace  de  la  volonté 
divine,  comme  Malebranche  se  plait  à  le  répéter,  voilà  en  quoi 
consiste  la  force  mouvante  des  corps.  Ce  n'est  pas  la  première 
boule  qui  met  en  mouvement  la  seconde  par  le  choc,  mais  Dieu 
qui  la  meut  à  l'occasion  de  ce  choc  •,  ce  n'est  pas  le  soleil  qui 
envoie  la  lumière,  mais  Dieu  qui  répand  de  tous  les  côtés  la 
lumière,  dans  l'inslant  que  le  soleil  se  lève. 

Il  en  est  de  même,  à  plus  forte  raison,  pour  les  rapports  de 
l'àme  et  du  corps  qui  ne  sont  d'ailleurs  qu'un  cas  particulier  de 
la  règle  générale  de  la  communication  des  substances.  «  Ceux 
qui  pensent,  dit-il,  que  les  corps  se  communiquent  nécessai- 
rement dans  le  moment  de  leur  rencontre,  pensent  quelque 
chose  de  vraisemblable.  Car  enfin  ce  préjugé  a  quelque  fonde- 

•  6«  éclaircissement. 


■  INTRODUCTION.  xxvii 

ment.  Les  corps  semblent  avoir  essentiellement  rapport  aux 
corps.  Mais  l'esprit  et  le  corps  sont  deux  genres  d'êtres  si  opposés, 
que  ceux  qui  pensent  que  les  émolions  de  l'àrae  suivent  néces- 
sairement les  mouvements  du  corps,  pensent  une  chose  qui  n'a 
pas  la  même  apparence  i.  »  L'àme  et  le  corps  ne  sont  donc 
que  causes  occasionnelles  à  l'égard  l'un  de  l'autre.  Comme 
toutes  les  autres  créatures,  l'àme  est  incapable  d'action;  lui 
attribuer  une  efficace  quelconque,  sur  la  foi  du  sentiment 
obscur  de  la  conscience,  c'est  oublier  qu'elle  est  une  créature, 
car  toute  efficace,  quelque  petite  qu'on  la  suppose,  est  quel- 
que chose  d'intini  et  de  divin.  L'àme  n'est  pas  plus  capable  de 
produire  des  mouvements  que  des  idées.  Ce  qui  nous  induit  en 
erreur,  pour  les  mouvements,  comme  pour  les  idées,  c'est  que, 
d'ordinaire,  ils  suivent  nos  volontés.  Mais  autre  chose  est  l'ef- 
fort, autre  chose  est  l'efficace  ;  ici  encore  nous  prenons  l'occa- 
sion, ou  la  condition,  pour  la  cause  elle-même.  C'est  à  tort  qu'on 
invoque  l'expérience  ;  l'expérience  ne  nous  apprend  rien,  sinon 
que  les  modalités  de  l'âme  et  du  corps  sont  réciproques,  et  non 
que  le  corps  agisse  sur  l'àme.  A  plus  forte  raison  le  corps 
n'agira-t-il  pas  sur  l'âme,  c'est-à-dire  ce  qui  est  moins  noble 
sur  ce  qui  l'emporte  infiniment  par  le  prix  et  la  dignité.  Nul 
changement,  ni  sentiment,  ni  idée,  n'arrive  dans  l'àme  par  la 
vertu  du  corps.  J'éprouve  de  la  chaleur  en  face  du  feu,  parce 
que  Dieu  la  produit  en  moi,  tout  de  même  ce  n'est  pas  moi  qui 
lève  mon  bras  quand  je  veux  le  lever,  mais  Dieu  qui  le  lève, 
Dieu  qui  accommode  l'efficace  de  son  action  à  l'inefficace  des 
créatures,  suivant  une  loi  générale  qu'il  s'est  prescrite  à  lui- 
même.  Ainsi  toutes  les  choses  qui  se  passent  dans  le  corps, 
tous  les  mouvements  des  esprits  animaux,  ne  sont  qu'une  occa 
sion  et  non  une  cause,  à  l'égard  de  toutes  les  manifestations  de 
l'àme. 

L'alliance  entre  l'àme  et  le  corps  ne  consiste  pas  en  une 
réciprocité  d'action,  mais  en  une  correspondance  naturelle  et 
mutuelle,  entretenue  coniinuollement  par  Dieu,  des  pensées  de 
l'àme  avec  les  traces  du  cerveau,  des  émolions  de  l'àme  avec 
les  émotions  des  esprits  animaux.  Entre  l'àme  et  le  corps  il  n'y 
a  pas  d'autre  lien  que  les  décrets  divins.  C'est  à  Dieu  seul,  et 

•  Recherche,  liv.  t>,  cliap.  3. 


Txvin  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VLRITE, 

non  au  corps,  que  notre  âme  est  unie.  Si  Dieu  ne  voulait  accor- 
der ses  volontés,  toujours  efficaces,  avec  nos  désirs,  toujours  im-- 
'puissants,  nous  demeurerion>,  dit-il,  dans  le  monde  immobiles 
comme  un  roc,  stupides  comme  une  souche.  Dans  la  réciproque 
action  de  nos  modalités,  appuyée  sur  le  fondement  éternel  des 
décrets  divins,  est  donc  tout  le  secret,  selon  Malebranche,  de 
l'union  de  l'àme  et  du  corps  ;  Dieu  est  le  seul  médiateur  de  tout 
commerce  entre  les  deux  substances.  C'est  en  Dieu  que  notre 
esprit  veut  et  aime,  comme  c'est  en  Dieu,  et  par  Dieu  seul,  qu'il 
sent,  qu'il  connaît  et  qu'il  comprend.  En  un  mot,  tout  vient  de 
Dieu  et  rien  de  la  créature,  en  d'autres  termes  Dieu  est  tout,  et 
i'homme  n'est  rien. 

Partout  Malebranche  se  plaît  à  célébrer  les  avantages  reli- 
gieux et  moraux  de  cette  doctrine.  Le  plus  grand  de  tous,  sui- 
vant lui,  est  de  nous  ôter  la  crainte  ou  l'amour  des  créatures 
pour  nous  apprendre  qu'il  ne  faut  aimer  et  craindre  que  Dieu 
seul.  De  la  croyance  à  une  efficace  quelconque  des  causes  se 
condes,  il  n'y  aurait  qu'un  pas,  selon  Malebranche,  à  l'adoration 
des  créatures.  Un  autre  avantage,  c'est  d'épargner  à  Dieu  des 
volontés  particulières.  Dieu  en  effet  n'entre  en  action  que  selon 
des  lois  générales,  à  propos  des  causes  occasionnelles,  sans 
qu'il  soit  besoin  d'un  nouveau  décret  particulier  pour  chaque 
circonstance  semblable. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  longuement  à  discuter  la  valeur  de 
«es  deux  prétendus  avantages.  Que  les  objets  sensibles  ne  soient 
que  l'occasion,  et  non  la  cause,  de  son  plaisir,  l'homme  s'y  atla- 
chera-t-il  moins?  Nous  ne  voyons  pas  davantage  où  sera  l'éco- 
nomie des  volontés  particulières.  Ce  qui  nous  frappe  plus  c'est 
cet  automatisme  divin  qui  semble  incompatible  avec  la  liberté  de 
l'homme,  malgré  tous  les  efforts  de  Malebranche  pour  laisser 
subsister  quelque  chose  en  nous  qui  soit  la  matière  du  mérite. 
Il  ne  veut  pas  en  effet  qu'on  le  confonde,  ni  avec  les  philosophes 
qui,  comme  Spinoza,  ont  résolument  nié  la  liberté,  ni  avec  les 
théologiens  qui,  comme  le  P.  Boursier  ont  soutenu,  dans  toute 
sa  rigueur,  la  doctrine  de  la  prémotion  physique.  Il  reproche  au 
P.  Boursier  de  faire  Dieu  semblable  à  un  ouvrier  qui  aurait 
construit  une  statue  dont  la  tète  serait  mue  par  une  charnière,  et 
qui  s'inclinerait  respectueusement  devant  lui,  pourvu  qu'il  tire 
un  cordon.  La  statue  salue,  quand  il  le  tire,  et  il  est  satisfait 


INTRODUCTION.  xxix 

de  SCS  hommages  ;  mais  im  jour  ayant  oublié  de  faire  aller  ce 
l'essort,  la  statue  no  le  salue  pas,  et  de  colère  il  la  brise.  Le 
système  de  Malebranche  échappe-t-il  donc  à  cet  inconvénient  "? 
N'est-ce  pas  Dieu  qui  tire  toujours  le  cordon  ? 

Nous  venons  de  voir  ce  qu'est  Dieu  au  regard  de  l'homme. 
Quant  à  savoir  ce  qu'il  est  en  lui-même,  quels  sont  ses  attributs, 
en  quoi  consiste  sa  Providence,  et  comment  elle  se  concilia. 
avec  les  désordres  du  monde,  ce  sont  des  questions  que  nous 
laissons  de  côté,  comme  nous  l'avons  déjà  dit  ;  non  pas  qu'il  n'y 
eu  ait  quelque  trace  dans  la  Recherche  elle-même,  et  surtout 
dans  les  éclaircissements,  mais  parce  qu'elles  y  sont  seulement 
indiquées  et  supposées,  plutôt  que  traitées. 

L'existence  même  de  Dieu  n'est  plus  d'ailleurs  à  démontrer  ; 
même  en  étudiant  l'homme  et  le  jeu  de  ses  facultés,  c'est  Dieu 
qui  n'a  pas  cessé  d'être  notre  véritable  objet  ;  Dieu  se  peut, 
dit-il,  prouver  en  mille  manières,  le  plaisir,  la  douleur,  chaque 
idée  de  l'esprit,  cliaque  mouvement  du  corps,  peut  servir  à  le 
démontrer.  Toutefois,  comme  nous  l'avons  dit,  il  se  découvre 
encore  plus  directement  à  nous,  dans  son  essence  même,  par 
l'idée  de  l'infini.  Si  Malebranche  emprunte  à  Descartes  la  preuviî 
de  l'existence  de  Dieu  par  l'idée  de  l'infini,  ce  n'est  pas  sans  la 
modifier  d'après  sa  doctrine  de  la  vision  en  Dieu.  De?cailcs 
s'élève  de  l'idée  de  1  infini,  qui  est  en  nous,  à  l'être  infini,  comme 
de  l'effet  à  sa  cause,  de  la  marque  et  du  sceau  de  l'ouvrier,  à 
l'ouvrier  lui-même.  Selon  Malebranche,  rien  ne  peut  repré- 
senter l'infini,  si  ce  n'est  l'infini  lui-même;  Dieu  et  son  idée 
sont  donc  une  seule  et  même  chose.  Par  cela  seul  que  Dieu  est 
pensé,  il  faut  qu'il  soit.  C'est  une  preuve,  comme  il  le  dit,  de 
simple  vue  et  non  une  preuve  de  raisonnement. 

Le  sujet  de  la  Recherche  est  bien  Ihomme  tout  entier, 
l'homme  considéré  en  lui-même  et  dans  ses  rapports  avec  le 
corps  et  avec  Dieu.  Mais  Malebranche  nous  a  prévenus  qu'en 
étudiant  l'homme  et  ses  facultés,  il  avait  pour  but  principal 
d'expliquer  nos  erreurs  et  de  remonter  à  leur  principe.  «  Je 
n'ai  jamais  eu  dessein,  dit-il,  de  traiter  à  fond  de  la  nature  do 
l'esprit,  mais  j'ai  été  obligé  d'en  dire  quelque  chose  pour  expli- 
quer les  erreurs  dans  leur  principe  i.  »  Tout  en  faisant  romar- 

'  Recherche,  5«  liv.,  dernier  chapitre. 


XXX  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

quer  que  Malebranche  parle  ici  un  peu  trop  modestement  de 
ia  partie  considérable  de  son  ouvrage  qui  a  pour  but  la  nature 
de  l'esprit,  suivons-le  dans  l'analyse  qu'il  a  faite  des  causes  de 
nos  erreurs. 

Il  se  proi)ose  de  combattre  l'erreur,  cette  cause  de  toutes 
les  misères  de  l'homme,  de  dissiper  les  illusions,  les  prAju.^es 
qui  naissent  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  de  purifier,  pour 
ainsi  dire,  l'entendement  afin  de  le  préparer  à  recevoir  la  vé- 
rité. Quelle  est  cette  vérité  à  laquelle  il  veut  ouvrir  les  intelli- 
gences ?  C'est  sans  doute  la  vérité  en  général,  mais  c'est  en 
particulier,  comme  on  le  voit  à  chaque  page,  la  vérité  de  la  phi- 
losophie nouvelle,  c'est-à-dire  de  la  philosophie  de  Descartes. 
Entre  toutes  les  maladies  de  l'esprit  humain,  entre  toutes  les 
erreurs,  quelles  sont  celles  auxquelles  de  préférence  il  déclare 
la  guerre ,  celles  qu'il  poursuit  avec  le  plus  de  persistance,  de 
verve  et  d'ironie?  Ce  sont  celles  surtout  qui  lui  semblent  l'aire 
obstacle  dans  les  esprits  au  succès  de  la  philosophie  de  Des- 
cartes. Dans  la  Recherche,  comme  (\dinsV Art  de  penser  ào.  Port- 
Royal,  Aristole  est  sans  cesse  cité  en  exemple  des  erreurs  où 
l'entendement  mal  dirigé  peut  nous  entraîner,  tandis  que  Des- 
cartes, par  contraste,  est  donné  conmie  le  modèle  de  toities' 
les  véi'ités  où  l'esprit  humain  peut  atteindre  en  suivant  la  vraie 
méthode. 

Pour  engager  à  marcher  sur  ses  pas  dans  cette  voie  qui  mène 
à  la  vérité,  Malebranche  nous  présente  son  dessein  de  la  façon 
la  plus  insinuante  et  la  plus  modeste.  On  dirait  que  c'est  seule- 
ment un  moraliste  qui  se  propose  de  faire  rentrer  l'homme  en 
lui-même,  plutôt  qu'un  métaphysicien  (jui  prétend  substituer  au 
monde  réel  un  monde  des  idées,  un  monde  purement  intelli- 
gible. Il  tâche  de  nous  représenter  comme  moins  pénible 
qu'on  a  coutume  de  le  croire,  cet  effort  que  l'homme  est  obligé 
de  faire  sur  lui-même  pour  combattre  l'erreur.  «  Il  ne  faut  pas, 
dit-il,  s'imaginer  qu'il  y  ait  beaucoup  à  souffrir  dans  la  re- 
clierche  de  la  vérité  ;  il  ne  faut  que  se  rendre  attentif  aux  idées 
claires  que  chacun  trouve  en  soi-même,  et  suivre  exactement 
quelques  règles  que  nous  donnerons  dans  la  suite.  »  D'ailleurs, 
ajoute-t-il,  quand  cet  effort  n'aurait  pas  tout  l'effet  qu'on  doit 
en  attendre,  il  ne  serait  pas  inutile  ;  si  les  hommes  ne  devien- 
nent pas  infaillibles,  ils  se  tromperont  beaucoup  moins,  et  s'ijs 


INTRODUCTION.  xxxr 

ne  se  délivrent  pas  entièrement  de  leurs  maux,  ils  en  évitei'ont 
au  moins  quelques-uns. 

Malebranche  ne  se  contente  pas  de  généralités  sur  la  fai- 
blesse de  Tesprit  humain  et  sur  sa  laillibilité,  il  s'applique  à 
nous  montrer,  pour  ainsi  dire,  une  à  une,  toutes  les  causes  des 
erreurs  de  l'esprit  humain.  De  là  cette  énumération  détaillée  de 
toutes  les  espèces  d'erreurs,  qui  est  l'objet  de  la  plus  grande  par- 
lie  de  son  ouvrage.  Dans  ces  analyses,  si  fines  et  si  profondes, 
si  délicates  et  si  piquantes,  des  causes  de  nos  erreurs,  des  égare- 
ments de  l'esprit  et  du  cœur,  Malebranche,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  se  montre  l'égal  de  nos  plus  grands  moralistes.  Quoi 
qu'on  pense  de  ses  hypothèses  métaphysiques  ou  théologiques, 
cette  partie  si  considérable  de  la  Recherche  n  a  rien  perdu,  et  ne 
perdra  jamais  rien  de  sa  valeur.  Aussi  a-t-elle  été  unanimement 
admirée  par  les  adversaires,  comme  par  les  disciples  de  3Iale- 
branche,  par  le  xvm«  siècle,  comme  par  le  xvn«.  «  Quand  il 
saisit  le  vrai,  dit  Condillac  lui-même,  personne  ne  peut  lui  être 
comparé.  Quelle  sagacité  pour  dévoiler  les  erreurs  des  sens,  de 
l'imagination,  de  l'esprit  et  du  cœur  !  Quelle  touche  quand  il 
peint  les  différents  caractères  des  gens  qui  s'égarent  i  !  » 

L'union  de  l'àme  avec  le  corps,  imion  fortiliée  par  le  péché, 
telle  est,  selon  Malebranche,  la  raison  première  de  l'erreur  et 
le  principe  de  toutes  les  misères  de  l'homme.  Ce  n'est  pas 
Dieu  qui  nous  trompe  ;  c'est  nous  qui  nous  trompons  par 
le  mauvais  usage  de  notre  liberté,  par  la  pi'écipitalion  de  nos 
jugements.  Il  n'y  a  qu'une  cause  réelle,  mais  il  y  a  plusieurs 
occasions  de  l'erreur,  à  sav(.>ir  toutes  nos  manières  d'aperce- 
voir, jointes  à  nos  inclinations  et  à  nos  passions  ;  les  sens, 
l'imagination,  les  inchnations,  les  passions  et  l'eulendoment  par 
lui-même,  voilà  les  cinq  chefs  auquels  Malebranche  rapporte 
toutes  les  occasions  de  l'erreur.  Tour  à  tour  il  dévoile  les  illu- 
sions des  sens,  les  visions  de  l'imagination,  les  abstractions  de 
notre  esprit,  qui  ne  sont  pas  moins  trompeuses,  les  inclinations 
de  notre  volonté  et  les  passions  de  notre  cœur,  qui  presque  tou- 
jours nous  cacliont  la  vérité. 

Quoicjue  nul  pliilosophe  soit  plus  hostile  au.\  sens  que  Male- 
brauclié,  il  ne  les  condamne  cependant  pas  d'une  manière  abso- 

*  Traité  des  syslémes,  cliap.  7.  ' 


ixxii  DE   LA   RECHEllCIIE   DE    LA   VÉRITÉ. 

lue.  Ils  lui  seniblenl,  même  encore  si  proportiomiôs,  dans  l'ordre 
acluel,  à  leur  véritable  fin,  qu'il  ne  peut  se  résoudre  à  croire 
■qu'ils  aient  été  entièrement  corrompus  par  le  péché  originel. 
Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  ses  suppositions  sur  ce  que  les 
sens  ont  pu  être  dans  Adam,  quelque  curieuse  que  soit  cette 
psychologie  conjecturale  de  l'homme  avant  la  chute.  Mais,  à  ne 
considérer  les  sens  que  par  rapport  au  but  en  vue  duquel  ils 
nous  ont  été  donnés,  c'est-à-dire  la  conservation  de  la  vie, 
Malebranche  les  voit  merveilleusement  adaptés  à  cette  fonction, 
avec  un  ordre,  avec  une  exactitude  qu'on  ne  saurait  croire  une 
suite  du  péché.  C'est  notre  volonté,  par  ses  jugements  préci- 
pités, et  non  pas  nos  sens  qui  nous  trompent.  Voici  la  règle  à 
Suivre  à  leur  égard  pour  éviter  l'erreur  :  «  Ne  juger  jamais 
par  les  sens  de  ce  que  les  choses  sont  en  elles-mêmes,  mais 
seulement  du  rapport  qu'elles  ont  avec  noire  corps.  »  Excel- 
lents pour  tout  ce  qui  regarde  la  conservation  de  notre  être 
sensible,  ce  sont  de  faux  témoins  en  fait  de  vérité.  Pour  les 
convaincre  tous  par  l'exemple  d'un  seul,  d'infidélité  et  d'erreur, 
il  s'en  prend  au  plus  noble  et  au  plus  étendu,  au  sens  de  la 
vue.  Il  suffira,  dit-il,  de  ruiner  l'autorité  des  yeux  sur  la  raison 
pour  nous  porter  à  une  défiance  générale  de  tous  les  autres 
sens.- 

Or,  il  montre  que  nos  yeux  nous  trompent  généralement  dans 
tout  ce  qu'ils  nous  représentent,  qu'il  s'agisse  de  la  grandeur  des 
corps,  de  leurs  figures  ou  de  leurs  mouvements.  L'analyse  des  six 
moyens  dont  l'âme,  suivant  lui,  se  sert  pour  apprécier  la  distance 
des  oljjets,  que  nous  ne  percevons  pas  naturellement,  comme 
Malebranche  le  prouve,  mérite  d'être  particulièrement  signalée. 
Nous  ne  pouvons  pas  juger  par  la  vue  de  ce  que  les  choses 
sont  en  elles-mêmes,  mais  de  ce  qu'elles  sont  par  rapport  à  la 
conservation  de  notre  corps.  En  circonscrivant,  comme  il  le 
fait,  le  témoignage  de  la  vue  dans  ses  véritables  limites,  en 
distinguant,  comme  on  dirait  aujourd'iiui,  les  perceptions  natu- 
relles des  perceptions  acquises,  Malebranche  a  fait  preuve 
d'originalité,  comme  physicien  et  comme  psychologue  ;  il  est  le 
précurseur  de  Berkeley,  quoique  Reid  l'ait  passé  sous  silence 
et  il  a  devancé  aussi  plusieurs  des  travaux  contemporains  su; 
le  même  sujet. 

Mais  la  grande    tromperie  dont   il  accuse    les  sens,  dont 


INTRODUCTION,  ''^^'" 

lous  se  rendent  également  coupables,  c'est  de  nous  montrer 
dans  les  objets,  les  qualités  sensibles,  lumière,  codeur,  cha- 
leur etc.,  qui  n'ont  d'existence  que  dans  l'âme.  Qu  y  a-l-ii 
dans  les  objets?  pas  autre  chose  que  le  mouvement  et  le  chan- 
o-ement  des  parties.  , 

"  Le  moraliste  succédant  ensuite  au  physicien  et  au  psycao- 
lo.ue,  énumère  les   erreurs,   dont  les  sens  sont  la  cause  mdi- 
recte    par  l'impuissance  où  ils  mettent  l'àme,  absorbée   par 
leurs'impressions,  d'avoir  de  l'attention  à  ce  que  renlendemenl 
lui  représente  au  même  moment.  Une  personne  nous  cxplique- 
t-elle  quelque  vérité,  l'àme,  au  lieu  d'être  attentive  a  ses  rai- 
sons,  le  sera  davantage  à  ses  gestes,  à  ses  habits,  a  la  façon 
dont  elle  parle.  Quelqu'un  s'exprime-t-il   avec  facilite,  a-  -i 
rair  d'un  honnête  homme,  est-il  suivi  d'un  grand  train,  est-U 
enfin  assez  heureux  pour  plaire,  il  aura  raison  dans  tout  ce 
nu-il  avancera,  «  il  n'y  aura  pas  jusqu'à  son  collet  et  ses  man- 
chettes qui  ne  prouvent  quelque  chose  ».  Est-il  assez  malheu- 
reux pour  avoir  les  apparences  contraires,  il  aura  beau  démon- 
trer   il  ne   prouvera  rien.   Ce  collet  sale    et  chiffonne    fera 
mépriser  celui  qui  le  porte  et  tout  ce   qui  peut  venir  de  ku 
Voilà  les  jugements  des  hommes;  ce  nest  pas  la  raison,  ce  sont 
leurs  veux  et  leurs  oreilles  qui  jugent  de  la  vérité,  môme  dans 
les  choses  qui  ne  dépendent  que  de  la  raison.  C'est  dans  des 
analyses,  des  portraits  et  dos  traits  de  ce  genre  que  Malebranche 
rivalise  avec  la  Bruyère. 

Les  personnes  sages  doivent  donc  toujours  se  mettre  en 
o-arde  contre  ces  séductions  des  manières  sensibles  -  Us  imi- 
tent ce  fameux  exemple  des  juges  de  l'arcopage  qui  défendaient 
rigoureusement  à  leurs  avocats  de  se  servir  de  ces  paroles  et 
de"  ces  fi-ures  tromneuses  et  qui  ne  les  écoutaient  que  dans  les 
ténèbres?  de  peur  •  les  agréments  de  leurs  paroles  et  de 
leurs  gestes  ne  leur  persuadassent  quelque  chose  contre  U 
vérité  et  la  justice,  et  atin  qu'ils  pussent  s'appliquer  davantage 
à  considérer  la  solidité  de  leurs  raisons.  »  Mortifier  et  com- 
battre les  sens,  afin  d'ôier  do  ce  poids  qui  nous  entrame  Ncrs 
les  choses  sensibles,  ne  jamais  juger  par  les  sens  de  ce  que 
les  choses  sont  en  elles-mêmes,  mais  seulement  par  rapport  a 
nous,  voilà  la  double  règle  de  logique  et  de  morale  que  recom- 
mande Malebranch^  contre  le?  erreurs  des  sens. 


XXXIV  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

S'il  importe  de  régler  les  sens,  il  n'importe  pas  moins  de 
faire  taire  l'imagination. 

L'imagination  dépend  des  sens,  et  participe  à  leurs  défauts, 
<tiais  elle  a  sa  malignité  particulière.  Elle  dénature  plus  profon- 
dément les  choses,  elle  étend  plus  au  loin  ses  ravages.  Male- 
branche  fait  ici,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  une  part 
considérable  à  l'hérédité.  Dès  le  ventre  de  la  mère,  l'imagination 
commence  à  exercer  sur  nous  sa  maligne  influence.  Les  impres- 
sions du  cerveau  de  la  mère  se  communiquent  à  celui  de  l'enfant 
et  influent  à  la  fois  sur  son  corps  et  son  esprit.  Ainsi  les  mères 
déposent-elles  dans  le  cerveau  de  leurs  enfants  les  germes  de 
leurs  propres  passions  et  corrompent-elles,  pour  ainsi  dire,  par 
avance  leur  esprit  et  leur  cœur.  Peu  d'enfants,  selon Malebranche, 
arrivent  au  monde  qui  n'aient  déjà  l'esprit  mal  tourné  en  quelque 
chose  et  qui  n'apportent  avec  eux  quelques  germes  particuliers 
d'erreurs.  De  là  les  bizarreries  morales,  les  faiblesses  d'imagi- 
nation héréditaires  qu'on  remarque  dans  certaines  familles. 

Si  la  rectitude  de  la  raison  de  l'enfant  est  déjà  plus  ou  moins 
compromise,  dans  le  sein  même  de  la  mère,  combien  le  péril 
n'est-il  pas  plus  grand  quand  il  vient  au  monde  !  Il  semble  que 
tout  conspire  au  dehors  de  lui  pour  dérégler  son  imagination  ; 
tout  lui  est  nouveau,  étrange  et  terrible  ;  tout  blesse  profondé- 
ment ce  cerveau  encore  si  tendre.  Or,  de  ces  blessures  il  en  est 
qui  ne  guérissent  pas,  et  de  ce  premier  bouleversement,  comme 
de  celui  causé  par  l'action  du  cerveau  do  la  mère,  dérivent 
une  foule  d'inclinations  ou  d'aversions  dont  plus  tard  on  ne 
peut  retrouver  l'origine.  Ajoutez  les  contes  ridicules  des  mères 
et  des  nourrices  qui  achèvent  de  perdre  l'esprit  de  l'enfant,  en 
y  jetant  les  semences  de  toutes  les  plus  ridicules  appréhensions 
et  de  toutes  les  faiblesses  ;  il  faut  aussi  tenir  compte  de  l'éiat 
physique  du  cerveau  d'oîi  dépend  celui  de  l'esprit ,  et  qui 
donne  à  chaque  âge  et  à  chaque  sexe  une  nature  différente 
d'esprit  et  d'imagination.  La  trop  grande  délicatesse  des  libres 
du  cerveau  rend  les  femmes  en  général  incapables  de  découvrir 
des  vérités  un  peu  cachées.  Une  bagatelle  les  détourne;  un 
rien  les  effraye.  La  manière,  non  la  réalité  des  choses,  remplit 
leur  esprit.  La  durelé  des  fibres  rend  les  vieillards  incapables 
d'apprendre  des  choses  nouvelles,  parce  qu'elles  ne  peuvent 
plus  recevoir  de  nouvelles  traces. 


INTRODUCTION.  xxxv 

Il  y  a  des  causes  morales,  liées  à  des  causes  physiques,  qui 
n'agissent  pas  moins  puissamment  sur  les  diversités  et  les  tra- 
vers de  l'imagination,  selon  les  conditions  et  les  emplois  dé 
chacun  dans  la  société.  Les  esprits  animaux,  que  Malebranche 
fait  intervenir,  non  moins  fréquemment  que  Descartes,  dans 
l'explication  de  divers  phénomènes  psychologiques,  vont  d'or- 
dinaire naturellement  dans  les  voies  les  plus  frayées  du  cer- 
veau, c'est-à-dire  dans  les  traces  des  idées  les  plus  familières. 
De  là  une  influence  décisive  de  l'éiat  où  l'on  est  engagé,  de  la 
condition  dans  laquelle  on  vit,  sur  l'esprit  et  sur  la  manière  de 
voir  les  choses,  de  là  aussi,  la  cause  la  plus  ordinaire  de  la  confu- 
sion oi  de  la  fausseté  des  idées.  On  croit  voir  un  visage  dans  la 
lune,  quoique  ses  taches  n'y  ressemblent  guère ,  parce  que  les 
traits  do  la  figure  humaine  nous  sont  plus  familiers  que  tout 
autre  objet.  Une  maladie  nouvelle  fait-elle  de  grands  ravages  ; 
elle  imprime  des  traces  profondes  dans  le  cerveau  ;  désormais 
on  croit  la  reconnaître  dans  toutes  les  maladies.  Pourvu  qu'un 
seul  de  ses  divers  symptômes  s'y  rencontre,  on  ne  tiendra  nul 
compte  de  l'absence  de  tous  les  autres.  Si  c'est  le  scorbut, 
toutes  les  maladies  nouvelles  seront  le  scorbut  pour  les  imagi- 
nations épouvantées.  Ainsi  en  est-il  aujourd'hui  aussi,  à  propos 
de  toute  épidémie,  à  propos  du  choléra,  comme  du  scorbut. 

Parmi  les  manières  de  vivre  qui  faussent  le  plus  l'imagina- 
tion, Malebranche  n'hésite  pas  à  mettre  l'emploi  des  personnes 
d'étude.  11  n'épargne  pas  les  travers,  les  préjugés  des  érudits 
qui  étaient  le  principal  obstacle  au  succès  des  nouvelles  doc- 
trines, lisse  servent  de  leur  mémoire,  plutôt  que  de  leur  esprit, 
semblables  à  celui  qui  fermerait  ses  yeux  pour  se  conduire  par 
les  yeux  des  autres.  Paresse  naturelle ,  incapacité  de  méditer, 
sotte  vanité  de  passer  pour  savant,  respect  de  l'antiquité,  telles 
sont  les  causes  principales  de  leurs  erreurs  et  de  leurs  préju- 
gés. Il  faudrait,  dit-il,  spirituellement,  que  les  vérités  nouvelles 
vinssent  avec  de  la  barbe  au  menton  pour  se  faire  agréer    e 
pareilles  personnes.   Les  anciens   n'él aient-ils  donc  pas  des 
hommes  comme  nous?  C'est  nous  d'ailleurs,  dit-il  avec  Bacon, 
avec   Descaries,   avec  Pascal,   qui    sommes   les    anciens    du 
monde.  «  Au  temps  où  nous  vivons  lé  monde  est  plus  âgé  do 
deux  mille  ans  ;  il  a  plus  d'expérience,  il  doit  être  plus  écla  \\\  ' 
c'est  la  vieillesse  et  l'expérience  du  monde  qui  fait  découvrir 


XXXVI  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

la  vérité.  »  Ainsi  les  cariésicns  retournaient-ils  habilement  en 
leur  faveur  ce  respect  aveugle  de  l'an  iquilc  qui  avait  si  long- 
temps retardé  les  progrès  des  sciences  et  de  la  philosophie. 

L  s  personnes  d'éaidc,  sous  l'empire  de  ce  pr  ■ju;é,  emploient 
leur  temps  à  la  lecture  des  anciens,  d'où  la  confusion  dans 
l'esp  it,  d'où  l'incapacité  de  penser  par  soi-même.  Ne  voit-on 
pas  que  les  personnes  qui  ont  le  plus  de  mémoire  ne  sont  pas 
celles  qui  ont  le  plus  de  jugement?  Scientia  inflat;  c'est  cxw 
sciences  de  mémoire  que  Malebi'anche  applique  ces  paroles  de 
saint  Paul,  parce  qu'elles  ont  plus  d'éclat  et  donnent  plus  do 
vanité  que  la  vraie  science.  Voici  un  autre  travers,  non  moins 
vivement  peint,  des  personnes  d'étude.  Elles  s'entèlent  de  quel- 
que auteur  et  ne  s'inquiètent  plus  de  ce  qu'il  faut  croire,  mais 
de  ce  qu3  cet  auteur  a  cru.  Quelle  pi  uantc  critique  d'une 
certaine  classe  de  commentateurs  plus  soucieux  de  savoir 
ce  qu'Aristote  a  pensé  de  l'immortalité  de  l'àme  que  de  savoir 
si  râmc  est  immortelle  !  Il  en  est  môme  qui  ont  composé  des 
liyres  sur  cette  s  ule  question  de  savoir  ce  qu'ont  pensé  cer- 
tains commentateurs  sur  ce  qu'avait  pensé  Aristole.  Eu  matière 
de  foi,  suivant  une  distinction  que  Malebranche,  comme  Arnauld 
et  la  plupart  des  cartésiens,  ne  cesse  de  reproduire ,  ce  n'est 
pas  un  mal  de  rechercher  ce  qu'on  a  cru,  et  il  faut  aimer  l'an- 
tiquité, car  la  vérité  s'y  trouve  ;  en  p!  ilo-ophie,  au  contraire, 
il  faut  aimer  la  nouveauté,  parce  que  la  raison  veut  que  nous 
jugions  les  anciens  p  us  ignorants  que  les  modernes. 

Il  n'épargne  pas  môme  d'assez  dures  véri;cs  à  ceux  qu'il 
appelle  des  personnes  d'autorité  et  aux  ll.éologens;  à  ces 
personnes  vénérables  il  reproche  respectueusement,  mais  non 
sans  ironie,  de  ne  pas  faire  usage  de  leur  esprit  pour  les 
vérités  spéculatives,  d'incliner  à  se  croire  infaillibles  parce 
pu'on  les  écoute  avec  respect,  de  condamner  trop  librement 
tout  ce  qu'il  leur  plait  de  condamner.  Au  sein  de  l'Oraloirc 
môme,  Malebranche  avait  vu  de  près  ces  travers  des  personnes 
d'aut'  rite  et  il  en  avait  plus  d'une  fois  ressenti  péniblement  les 
eft'els. 

Nous  sommes  trompes,  non  seulement  par  ks  fantômes  de 
notre  im-agination,  mais  aussi  par  l'imagination  des  autres  dont 
nous  recevons  le  dangereux  contre -coup.  Dans  la  troisième 
partie  du  deuxième  livre  sur  l'imagination,  Malebranche  iraile 


INTRODUCTION.  xxxvii 

de  la  communication  contagieuse  des  imaginations.  C'est  une 
des  parties  les  plus  neuves  et  les  plus  intéressâmes  de  l'ana- 
lyse des  erreurs  de  l'imagination.  Cette  communication  dépend 
d'une  inclination  naturelle  à  imiter  ceux  qui  nous  entourent 
pour  nous  en  faire  bien  venir,  et  aussi  de  l'empire  des  imagi- 
nations fortes  sur  les  esprits  faibles.  Voici  le  port:  ail  des 
hommes  à  imagination  forte.  Absorbés  par  la  vive  impression 
des  objets  les  moins  considérables,  ils  sont  incapables  de  juger 
sainement  des  choses  compliquées  et  difticiles.  Excessif>  en 
tout,  jamais  ils  ne  voieni  les  choses  telles  qu'elles  sont  ;  ils 
admirent  tout,  se  récrient  sur  tout,  ils  se  repaissent  des  plus 
vaines  illusions.  Que  de  châteaux  en  Espagne  ne  bâtissent-ils 
pas  à  tout  propos  !  Se  font-ils  auteurs,  ce  ne  sont  qu'emporte- 
ments et  mouvements  irréguliers;  toujours  ils  sont  guindés, 
forcés,  hyperboliques.  Ils  agissent  sur  les  autres,  plaisent, 
persuadent  et  touchent  par  le  don  de  s'exprimer  d'une  manière 
forte  et  vive,  par  la  hardiesse  des  figures.  Tertullien,  quoique 
fort  cité  par  les  théologiens  i,  Sénèque  et  surtout  Montaigne, 
sont  les  auteurs  qu'il  donne  comme  exemples  de  ce  pouvoir 
qu'ont  les  hommes  à  imagination  forte  de  persuader  sans  au- 
cune espèce  de  raison.  On  peut  trouver  sévère,  mais  non  dcni:ée 
de  justesse  et  de  vérité,  la  vive  critique  qu'il  fait  de  ces  trois 
auteurs  en  trois  chapitres  successifs. 

Malebranche-nous  montre  encore  cette  contagion  de  l'imagi- 
nation du  supérieur  aux  inférieurs,  du  prince  aux  courtisans, 
des  parents  aux  enfants,  lli  la  mère  griisseye,  la  tille  grasseyé, 
si  Alexandre  penche  la  tétc,  tous  les  courtisans  penchent  la  tête. 
Malebranche  a-t-il  dit,  comme  on  le  répète,  que  l'imagination 
est  la  folle  du  logis  ?  s'il  l'a  dit,  ce  n'est  ni  dans  la  Reclierche, 
ni  dans  ses  autres  ouvrages.  Je  trouve  seulement,  dans  le 
cinquième  entretien  métaphysique,  qu'il  la  traite  de  folle  qui 
se  plail  à  faire  la  folle.  Partout,  en  effet,  elle  nous  montre  des 
fantômes  à  la  place  de  la  réalité  ;  elle  détruit  la  vraie  nature 
de  toutes  choses,  elle  trouble  et  dissipe  toutes  les  véritables 
idées,  elle  corrompt  le  cœur  en  une  infinité  de  manières,  elle 
nous  absorbe  p  iv  les  images  des  choses  sensibles ,  d'autant 


*  On  verrn  tout  i  n  éclaircissement  où  Molcbranclie  se  justiOe  de  ses  alla- 
4UCS  coiiue  Tenu!!  ea. 


xxxvm  DE  LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

plus  dangereuse  qu'elle  a  plus  de  force  et  d'étendue.  On  ne 
peut  faire  la  guerre  à  l'imagination  avec  une  plus  belle  et  plus 
vive  imagination,  comme  l'ont  remarqué  Fontenelle,  le  P.  André 
et  d'autres  historiens  de  Malebranclie. 

Les  inclinations  et  les  passions  qui  sont  l'objet  du  quatrième 
et  du  cinquième  livre  ont  aussi  une  place  considérable  dans 
cette  revue  générale  des  causes  de  nos  erreurs.  De  l'inclination 
pour  le  bien  eu  général  qui,  selon  Malebranche,  est  la  source 
de  toutes  les  autres,  découlent  deux  causes  d'erreurs ,  l'in- 
constance de  la  volonté  et  le  goût  pour  le  grand  et  l'extraor- 
dinaire. Toujours  inquiète,  et  ne  trouvant  rien  qui  remplisse  sa 
capacité  d'aimer,  la  volonté  ne  nous  permet  pas  de  nous  arrêter 
longtemps  aux  mêmes  choses,  tandis  que  la  découverte  de 
'.a,  vérité  n'est  qu'au  prix  d'une  longue  application.  D'un  autre 
côté  ne  trouvant  pas  dans  les  choses  ordinaires  le  bien  qu'elle 
cherche,  l'àme  se  porte  aux  choses  grandes  et  extraordinaires. 
Mieux  vaut  sans  doute  cette  curiosité  naturelle  et  nécessaire 
que  le  repos  dans  le  mensonge,  mais  combien  n'a-t-elle  pas 
besoin  d'être  réglée  ? 

Plus  nombreuses  sont  les  erreurs  qui  dérivent  de  l'amour  de 
nous-mème  que  celles  qui  ont  leur  source  dans  l'amour  du 
bien  en  général.  Malebranche  divise  l'amour  de  nous-mérae  en 
amour  de  l'être  et  amour  du  bien-être,  ou  de  la  grandeur  et  du 
plaisir.  L'amour  de  la  grandeur  nous  porte  à  désirer  toutes  les 
choses  qui  nous  donnent  autorité  et  indépendance,  comme  la 
science,  la  vertu,  les  richesses.  Non  seulement  nous  désirons 
les  posséder,  mais  surtout  paraître  les  posséder,  à  cause  des 
avantages  qu'elles  procurent.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'inclination 
pour  la  vertu  qui  ne  puisse  elle-même  nous  engager  dans  l'er- 
reur. Malebranche  ne  ménage  pas  plus  les  travers  des  personnes 
de  pictc  que  ceux  des  théologiens.  Ces  personnes  s'appliquent 
aux  bonnes  œuvres,  aux  choses  du  salut,  en  quoi  elles  fout 
bien  sans  doute,  mais  elles  dédaignent,  ce  qui  est  mal,  les 
sciences  humaines.  Tout  au  moins  devraient-elles  excepter  cer- 
taines parties  de  la  métaphysique,  car  la  certitude  elle-même 
de  la  foi,  dit  .Malebranche,  dépend  de  la  connaissance  que  la 
raison  nous  donne  de  Dieu.  D'un  autre  côté  le  désir  de  la 
science  nons  égare  aussi  en  nous  poussant  à  vouloir  tout 
embrasser,  à  savoir  toutes  les  sciences  et  à  dédaigner  cnUes 


INTRODUCTION.  xxxa 

qui  ont  réellement  le  plus  d'importance  pour  celles  qui  donnent 
le  plus  d'éclat.  La  plupart  des  hommes  ne  recherchent  pas  ce 
qui  peut  leur  êti'e  le  plus  utile  ;  mais  ce  qui  peut  le  mieux  les 
faire  passer  pour  savants.  Ce  désir  de  paraître  savants  achève 
de  renverser  leur  esprit  et  de  leur  faire  perdre  le  sens  commun, 
pour  ne  dire  que  sottises  et  paradoxes.  Tels  ils  se  montrent 
dans  les  conversations  et  aussi  dans  les  livres  qui  ne  méritent 
pas  l'indulgence  des  conversations  improvisées.  C'est  une 
faule  grave,  selon  Malebranche,  que  de  faire  un  méchant  livre, 
mais  c'est  une  faute  dont  on  est  plutôt  récompensé  que  puni. 
On  regarde  les  auteurs  comme  des  hommes  rares  et  on  les  vé- 
nère, au  lieu  de  les  punir.  Le  but  de  ces  mauvais  auteurs  n'est 
pas  d'instruire  et  de  perfectionner  les  autres,  mais  de  les  étour- 
dir. De  là  le  dédain  de  la  langue  commune,  ou  même  d'un  latin 
simple  qu'on  puisse  comprendre  sans  interprète;  de  là  des  cita- 
tions en  toutes  langues,  sans  discernement,  sans  raison,  dans  le 
seul  but  de  prouver  qu'on  a  beaucoup  lu.  Telle  personne 
de  trente  et  un  ans  cite  plus  de  livres  qu'on  en  pourrait  lire 
dans  tout  un  siècle. 

L'inclination  pour  les  dignités,  les  richesses,  le  plaisir, 
absorbent  l'esprit  et  l'empêchent  d'être  attentif  aux  idées  pures 
en  qui  seules  est  la  vérité.  De  là,  le  peu  de  succès  de  l'algèbre, 
la  plus  belle  des  sciences,  de  la  métaphysique  et  de  la  preuve 
de  l'existence  de  Dieu  de  Descartes.  Ainsi  l'inclination  pour  le 
plaisir,  cause  principale  du  dérèglement  des  mœurs.  Test  aussi 
du  dérèglement  de  l'esprit.  Avec  une  indépendance  et  une 
hardiesse  d'esprit  remarquable,  en  un'  religieux,  il  ose  s'en 
prendre  même  à  la  pensée  des  biens  et  des  maux  éternels, 
comme  contribuant  à  fausser  le  jugement  :  «  Elle  fait  naître, 
dil-il,  dans  l'esprit  une  infinité  de  scrupules,  elle  étend,  pour 
ainsi  dire,  la  foi  jusqu'aux  préjugés  et  fait  rendre  le  culte  qui 
n'est  dû  qu'à  Dieu  à  des  puissances  imaginaires.  Elle  arrête 
i'esprit  à  dos  superstitions  vaines  ou  dangereuses;  elle  fait 
embrasser  avec  ardeur  et  avec  zèle  des  traditions  humaines  et 
des  pratiques  inutiles  pOur  le  salut,  c'î.s  dévotions  juives  et 
pharisaïques  que  la  crainte  servile  a  inventées.  Cette  crainte 
étend  souvent  la  foi  et  le  zèle  jusqu'à  des  choses  indignes  de  la 
sainteté  do  la  religion,  comme  les  accidents  réels,  les  formes 
-ubstantiollcs,  l'immobilité  de  la  terre.  »   On  voit  comment  il 


ït  DE   LA  RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

attaque  sans  cesse  les  scrupules,  les  préjugés  qui  s'opposent 
au  triomphe  de  la  philosophie  nouvelle. 

Enfin  l'inclination  pour  les  autres,  et  pour  tout  ce  qui  nous 
environne,  la  sympathie  universelle  que  Dieu  a  mise  en  nous 
pour  le  maintien  de  la  société  et  sans  laquelle  elle  ne  subsis- 
terait pas,  devient  elle  aussi,  quelque  excellente  qu'elle  soit, 
une  cause  d'erreurs.  Ge  que  dit  Malebranche  de  la  sympathie, 
de  sa  cause,  de  la  source  d'où  elle  dérive,  de  son  but,  de  ses 
effets,  n'est  pas  moins  remarquable  qu«  ses  chapitres  sur  la 
communication  des  imaginations.  Les  deux  sujets  d'ailleurs  se 
touchent  de  très  près.  Cependant  cette  inclination  excellente  a 
un  mauvais  côté,  celui  de  nous  porter  à  approuver  les  pensées 
d'autrui,  surtout  de  ceux  qu'on  aime,  et  à  les  tromper  par  la 
flatterie. 

Des  inclinations,  il  passe  aux  passions;  à  la  différence  de 
Descartes,  il  distingue  les  unes  des  autres,  les  inclinations  et  les 
passions.  Les  inclinations,  nous  sont  communes  avec  les  pures 
intelligences  ;  ce  sont  des  mouvements  de  l'âme,  des  impres- 
sions de  Dieu  qui  nous  portent  à  l'aimer  comme  le  souverain 
bien,  et  notre  prochain  par  rapport  à  lui;  elles  n'ont  pas  de 
rapport  au  coi'ps,  ou  du  moins  si  le  corps  y  a  part,  il  n'en  est 
qu'indirectement  la  cause  et  la  fin.  Les  passions,  de  même  que 
les  inclinations,  sont  bien  aussi  des  impressions  de  Dieu,  mais 
elles  ont  le  corps  pour  objet,  elles  nous  portent  à  l'aimer,  elles 
dépendent  de  l'union  de  l'âme  avec  le  corps.  Malebranche 
n'entend  donc  pas  par  passion  un  certain  degré  plus  ou  moiii» 
habituel,  plus  ou  moins  violent,  d'excitation  des  inclinations, 
mais  de  véritables  inclinations  d'ordre  inférieur  qui  dépen- 
dent du  mécanisme  des  esprits  animaux  et  se  rapportent  au 
corps.  Il  entre  dans  beaucoup  de  détails  qu'il  emprunte  en 
gi'ande  partie  au  Traité  des  passions  de  Descartes,  sur  ce  méca- 
nisme des  esprits  animaux. 

Si  les  passions  sont  distinctes  des  inclinations,  elles  en  sont 
inséparables  ;  nous  ne  sommes  capables  de  haine  et  d'amour 
sensible,  que  parce  que  nous  sommes  capables  de  haine  et 
d'amour  spirituels.  Far  suite  de  l'union  de  l'esprit  avec  le  corps, 
nous  sommes  unis  avec  ce  qui  nous  paraît  le  bien  ou  le  mal  de 
l'esprit,  comme  à  tout  ce  qui  nous  parait  être  le  bien  et  le 
mal  du  corps.  L'amour   de  la  vérité,  de  la  vertu,  l'amour  d© 


INTRODUCTION.  XLi 

Dieu  môme  ne  va  pas  sans  un  mouvement  des  esprits  qui  y 
mêle  quelque  chose  de  sensible. 

Il  divise  et  classe  les  passions  de  la  même  manière  que 
Descartes,  non  pas  d'après  leurs  objets,  mais  d'après  les  rap- 
ports qu'elles  ont  avec  nous.  En  effet,  les  objets  qui  les  excitent 
étant  en  nombre  infini,  il  y  aurait  autant  de  passions  particu- 
lières. Ce  n'est  donc  pas  d'après  le  nombre  de  leurs  objets, 
mais  seulement  suivant  leurs  principaux  rapports  avec  nous, 
qu'il  faut  chercher  à  classer  les  passions.  Ainsi,  comme  Des- 
cartes, il  n'admet  que  six  passions  générales  ou  primitives  qui 
engendrent  toutes  les  passions  particulières.  L'amour  et  l'aver- 
sion sont  les  deux  passions  mères,  opposées  l'une  à  l'autre, 
mais  qui  se  supposent  mutuellement,  l'aversion  n'étant  jamais 
séparée  de  l'amour,  quoiqu'elle  lui  soit  contraire.  Mais  l'amour 
est  la  première,  la  principale,  la  plus  universelle.  L'amour  et 
l'aversion  n'engendrent  pas  d'autres  passions  générales  que  le 
désir,  la  joie  et  la  tristesse.  A  ces  cinq  passions  primitives  il 
faut  ajouter  l'admiration,  que  Descartes  place  avant  toutes  les 
autres.  Si  Malebranche  classe  aussi  l'admiration  parmi  les  pas- 
sions primitives,  il  ne  la  met  pas  au  même  rang.  Elle  se  mani- 
feste, il  est  vrai,  la  première  de  toutes  à  la  vue  d'un  objet  qu'on 
voit  pour  la  première  fois,  mais  ce  n'est  qu'une  passion  impar- 
faite, parce  qu'elle  n'est  point  excitée  par  l'idée  et  le  sentiment 
du  bien.  Telles  sont  les  passions  générales  dont  sont  composées 
toutes  les  passions  particulières. 

Les  passions  agitant  à  la  fois  l'esprit  et  le  corps,  il  n'est 
rien  sur  quoi  leur  empire  ne  s'étende;  mais  cet  empire  varie 
à  l'infini,  suivant  les  âges,  le  sexe,  les  emplois,  suivant  l'habi- 
tude de  les  combattre  oU  de  s'y  abandonner.  Laissant  à  la 
morale  de  découvrir  toutes  les  erreurs  particulières  où  los  pas- 
sions nous  engagent  sur  la  nature  du  bien,  il  ne  considère  que 
les  erreurs  de  l'esprit  qui  en  dépendent.  S'il  passe  par  le  cœur, 
c'est  que  le  cœur,  comme  il  le  dit,  est  le  maître  de  l'esprit. 
Quelques-unes  des  causes  d'erreurs  qu'il  signale  ici  peuvent 
rentrer  dans  celles  qu'il  a  précédemment  énumérées  à  propos 
des  sens,  de  l'imagination  et  des  inclinations,  mais  il  ne  cesse 
pas  d'être  neuf  et  piquant  par  la  variété,  par  la  vivacité  et  Ift 
justesse  de  ses  analyses  de  tous  les  replis  du  cœur  humain, 
comme  ou  en  pourra  juger  par  quelques-uns  des  exemples 


xLii  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

particuliers  qu'il  donne  de  ces  erreurs  où  la  passion  nous 
jette. 

De  même  que  nous  attribuons  aux  objets  toutes  nos  sensa- 
tions, de  même  nous  attribuons  aux  objets  qui  les  causent,  ou 
semblent  les  causer,  toutes  les  dispositions  de  notre  cœur, 
bonté,  malice,  haine,  amour,  etc.  Avons-nous  un  amour  pas- 
sionné pour  quelqu'un,  tout  en  lui  nous  semble  aimable,  tandis 
que  la  haine  produit  l'effet  contraire.  Non  seulement  nos  pas- 
sions nous  déguisent  leur  objet  principal,  mais  encore  toutes 
les  choses  qui  de  près  ou  de  loin  y  ont  quelque  rapport.  Les 
amis  de  nos  amis  nous  sont  aimables,  les  amis  de  nos  ennemis 
nous  sont  odieux.  Si  vaste  est  leur  domination  qu'il  est  impos- 
sible d'en  marquer  les  bornes.  De  là  vient  qu'il  y  a  des  vérités 
et  des  erreurs  de  certains  lieux,  de  certains  temps.  <-  La  terre 
tournait  il  y  a  deux  mille  ans;  elle  est  demeurée  immobile  jus- 
qu'à nos  jours,  et  voici  qu'elle  commence  à  s'ébranler.  »  Il  y  a 
aussi  des  vérités  et  des  erreurs  de  certaines  communautés  : 
«  Ce  qui  est  certain  chez  les  jacobins  est  incertain  chez  les 
cordeliers,  ce  qui  est  indubitable  chez  les  cordeliers,  semble 
être  une  erreur  chez  les  jacobins.  » 

L'admiration,  la  plus  faible  des  passions,  a  quelques  bons 
effets,  mais  elle  en  a  aussi  de  mauvais.  Ainsi  l'admiration  pour 
l'antiquité,  se  rend  maîtresse  de  la  raison  et  inspire  un  zèle 
aveugle  contre  les  vérités  nouvelles.  «  J'ai  vu  Descartes,  disait 
un  de  ces  savants  qui  n'admirent  que  l'antiquité,  je  l'ai  connu, 
je  l'ai  entretenu  plusieurs  fois;  c'était  un  honnête  homme,  il  ne 
manquait  pas  d'esprit,  mais  il  n'avait  rien  d'extraordinaire. 
Ainsi  ce  défenseur  des  anciens  s'était  fait  une  idée  basse  de 
la  philosophie  de  Descartes  parce  qu'il  en  avait  entretenu  l'au- 
teur quelques  moments  et  n'avait  rien  reconnu  en  lui  de  cet 
air  grand  et  extraordinaire  qui  échauffe  l'imagination.  Il  pré- 
tendait même  répondre  suffisamment  aux  raisons  de  ce  philo- 
sophe, lesquelles  l'embarrassaient  un  peu  en  ajoutant  fièrement 
qu'il  l'avait  connu  autrefois.  » 

La  passion  du  savoir  mal  réglée  est  pour  lui  une  occasion 
nouvelle  de  revenir  encore  une  fois  à  la  charge  contre  ces  éru- 
dits  et  ces  faux  savants  qu'il  Se  plaît  à  accabler  de  ses  sar- 
casmes. Il  n'y  a  point  de  bagatelles  dont  quelques  esprits  ne 
s'occupent,  abusés  par  une  fausse  idée  de  grandeur.  Parmi  ces 


LNTRODUCTION.  ^^'" 

bagatelles  il  met  au  premier  rang  l'étude  des  mots  et  des 
Ses  «  On  peut,  dit-il,  excuser  la  passion  de  ceux  qu.  se 
onf  une  bibUothèque  de  toutes  sortes  de  dictionnaires,  au.s^ 
bien  que  la  curiosité  de  ceux  qui  veulent  avoir  des  monna  es 
de  tous  les  pavs.  Cela  peut  leur  être  utile  en  quelques  ren- 
con tr"  si  cela  ne  leur  fait  pas  grand  bien,  du  moins  ce  a 
netur  fait-il  point  de  mal.  Ils  ont  un  magasin  de  curiosités 
aui  ne  les  embarrasse  pas,  car  ils  ne  le  portent  point  avec 
eux.  Ma 's  comment  Justifier  la  passion  de  ceux  qui  font  de  leur 
tête  une  bibliothèque  de  dictionnaires?  »  ,  ,      i ,.  u 

Mal  de  toutes  L  passions,  celles  qui  corrompent^le  plu^  a 

raison,  sont  celles  qui  ont  le  mal  P<>- J^^^*' P^;":^  J"i;^.lT 
touchent  l'âme  plus  vivement  que  les  biens.  La  hame,  la  u  ainte, 
es  autres  espèces  d'aversion  qui  ont  le  mal  pour  objet,  pene^ 
^nt  jusque  dans  le  plus  secret  de  l'âme,  et  renversant  la  rai.on 
de  son  siège,  eUes  prononcent,  sur  toutes  sortes  de  suj^.   d 
iu-^ements  d'erreur  et  d'iniquité.  Toutes  les  passion,  .e  ju.t - 
S  en  représentant  sans  cesse  à  l'âme  l'objet  qui  1  agite  de  a 
manière  la'plus  propre  â  conserver  et  à  -g^ente^son  ac- 
tion  Le.  faux  jugements  et  les  passions  travaillent  sans  cesse  a 
le^rmuine  le  conservation.  A  proportion  que  la  passion  aug 
m" faux  jugement  se  fortifie,  et  réciproquement  la  passion 
augmente  par  le  faux  jugement.  ^,„,„p  non 

terminons   ce    sujet  des  passions  par  cette  ^^maïq^^e  non 
moins  générale  que  profonde.  Même  quand  la  passion  qm  non 
^n'me  se  sent  mourir,   elle  ne  se  repent  pas  de  sa  conduite  . 
Ton  peut  dire,  au  contraire,  qu'elle  dispose  toutes  choses,  ou 
iour  mourir  a^'ec  honneur,  ou  pour  revivi-e  bientôt  après;  je 
'v       r  quelle  dispose  toujours  l'esprit  à  former    ^juge- 
ments qui  la  justifient.  Elle  contracte,  encore  en  cet  état,  une 
Tsp"  ce  d'alliance  avec  toutes  les  autres  passions  qui  peuvent  la 
s  Courir  dans  sa  faiblesse,  la  fourmr  d'esprits  et  de  sang  dans 
on  intelligence,  rallumer  ses  cendres  et  l'en  faire  renaît  e 
carlespaLns  ne  sont  point  indifférentes  les  unes  pour  les 
auu^  Toutes  celles  qui  peuvent  se  souffrir  contribuent  a  leur 
mutuelle  conservation.  »  ,      j        „ 

P  uv  ne  pas  interrompre  la  série  des  causes  morales  de  nos 
erreurs  et  rompre  le  lien  qui  rattache  si  ^^f^^-^'^'^^'''^^] 
les  .en.   l'imagination,  les  inclinations  et  les  passions,  nous 


XLiv  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

avons  laissé  décote,  les  réservant  pour  la  fin,  ces  autres  erreurs, 
dont  la  source,  en  quelque  sorte  plus  élevée,  est  dans  l'enten- 
dement pur  lui-même.  Comme  nous  abusons  des  meilleures 
choses,  la  présence  ineffaçable  de  la  première  des  idées,  de 
ridée  d'être,  ou  de  Dieu,  dans  notre  esprit  est  une  des  princi- 
pales causes,  selon  Malebranche,  de  toutes  les  abstractions 
déréglées,  de  cette  philosophie  abstraite  et  chimérique  qui 
explique  tous  les  effets  naturels  par  des  termes  généraux 
d'acte,  de  puissance,  de  cause,  d'effet,  de  formes  substantielles, 
de  qualités  occultes,  lesquels  ne  réveillent  d'autre  idée  que 
celle  de  l'être  ou  de  la  cause  en  général  que  l'esprit  rapporte 
à  l'effet  qui  se  produit,  de  sorte  qu'on  est  pas  plus  savant  quand 
on  les  a  étudiées.  De  là  toutes  ces  entités  imaginaires,  ces 
idées  vagues  qui  abondent  chez  les  philosophes  ordinaires, 
dans  la  physique,  la  chimie  et  la  médecine,  et  dont  ils  sont  si 
fort  entêtés  qu'il  leur  est  impossible  de  considérer  les  idées 
réelles  des  choses.  Il  en  donne  pour  preuve  les  discussions 
relatives  à  l'essence  de  la  matière,  discussions  très  vives  à 
cause  de  l'incompatibilité  avec  le  dogme  de  l'Eucharistie  que  le 
P.  Valois  et  d'autres  avaient  cru  découvrir  dans  l'étendue  essen- 
tielle des  cartésiens.  Malebranche  a  la  sagesse  de  ne  pas  s'en- 
gager, ou  du  moins  de  ne  s'engager  qu'à  demi,  dans  cette 
délicate  et  dangereuse  discussion,  malgré  sa  tendance  à  mê- 
ler la  philosophie  avec  la  théologie.  Toutefois  contre  ceux  qui 
s'imaginent  apercevoir  quelque  chose  au  delà  de  l'étendue,  il 
insiste  sur  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  concevoir  ce 
quelque  chose  dont  on  n'a  point  d'autre  idée  que  celle  de 
l'être  ou  de  la  substance  en  général,  tandis  qu'il  suffit  de 
l'étendue  toute  seule  pour  rendre  compte  des  propriétés  qui 
conviennent  à  la  matière. 

Voici  enfin  une  dernière  cause  de  toutes  nos  erreurs,  qu'on 
peut  appeler  universelle  et  générale,  parce  qu'il  n'en  est  pas 
qui  n'en  dépendent  en  quelque  façon.  Le  néant  n'ayant  point 
d'idée  qui  le  représente,  l'esprit  est  porté  à  croire  que  les 
ehoses  dont  il  n"a  pas  d'idée  n'existent  pas.  Nos  jugements  vont 
presque  toujours  au  delà  de  nos  perceptions.  Considérons-nous 
un  objet,  nous  ne  l'envisageons  ordinairement  que  par  un  de 
ses  côtés,  ce  qui  ne  nous  empêche  pas  de  juger  faussement  de 
l'objet  tout  entier.  Or  nous  no  jugerions  pas  de  la  sorte,  si 


liNTRODUCTION.  xlt 

nous  ne  pensions  pas  en  avoir  consid'^ré  tous  les  côtés ,  ou  si 
nous  ne  supposions  pas  qu'ils  sont  tous  semblables  à  celui  que 
nous  avons  examiné.  N'ayant  point  d'idée  des  autres  côtés  de 
l'objet,  nous  nous  imaginons  qu'ils  n'exislent  pas,  telle  est  la 
cause  générale  de  nos  erreurs.  De  ce  que  le  néant  ne  forme 
point  d'idées,  on  a  bien  quelque  raison  de  croire  que  les  choses 
dont  nous  n'avons  point  d'idées  dans  l'esprit  ressemblent  au 
néant  ;  une  sorte  d'instinct  nous  persuade  que  les  idées  des 
choses  sont  dues  à  notre  esprit  et  doivent  se  présenter  à  nous 
quand  nous  le  souhaitons.  Mais  cela  est  faux  dans  l'état  où  nous 
sommes  depuis  le  péché.  Détourné  par  les  sens  et  par  les  pas- 
sions, l'esprit  s'arrête  bientôt,  abattu  par  l'effort,  dans  la  pour- 
suite des  idées  ou  de  la  vérité  tout  entière.  Nous  ne  devons 
donc  pas  juger  que  les  choses  ne  sont  point  de  ce  que  nous 
n'en  avons  pas  d'idées. 

D'ailleurs  l'homme  est  sujet  à  l'erreur  par  cela  seul  qu'il 
est  limité,  les  moindres  choses  ayant  entre  elles  une  infinité  de 
rapports  qu'un  esprit  infini  seul  peut  comprendre.  La  limitation 
de  l'esprit  entraine  à  elle  seule  la  capacité  de  l'erreur  de 
laquelle  toutefois,  malgré  sa  faiblesse,  l'homme  pourrait  se 
défendre,  s'il  faisait  bon  usage  de  son  entendement  et  do  sa 
liberlé  ;  mais  on  veut  décider  sans  peine  et  sans  examen. 

Malebranche  donne  divers  exemples,  en  physique  et  en  mo- 
ra'e,  de  ces  erreurs  où  nous  jette  la  pensée,  que  les  êtres  ne 
sont  pas  différents  dans  leurs  rapports  ni  dans  leurs  manières, 
parce  que  nous  n'avons  point  d'idée  de  leurs  différences.  Nous 
laisserons  les  exemples  de  p>hysique  qui  sont  une  critique  super- 
ficielle de  la  physique  d'Aristote,  pour  ceux  qui  regardent 
l'ordre  moral.  Les  idées  de  ressemblance  nous  sont  plus  pré- 
sentes, elles  sont  plus  simples,  parce  qu  elles  ne  renferment 
qu'un  rapport,  que  les  idées  de  différence  qui  en  renferment 
une  foule  ;  nous  supposons  donc  des  ressemblances  imaginaires 
partout  où  nous  ne  sommes  pas  frappés  par  des  différences 
très  positives.  «  Un  Français  se  rencontre  avec  un  Anglais  ou 
un  Italien  ;  cet  étranger  a  ses  humeurs  particulières,  il  a  de  la 
délicatesse  d'esprit  ou,  si  vous  voulez,  il  est  fier  et  incommode. 
Oela  portera  d'abord  ce  Français  à  juger  que  tous  les  Anglais 
ou  tous  les  Italiens  ont  le  même  caractère  d'esprit  que  celui 
qu'il  a  fréquenté.  Il  les  louera  ou  les  blâmera  tous  en  général; 


XLTi  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

et  s'il  en  rencontre  quelqu'un,  il  se  préoccupera  d'abord  qu'il 
est  semblable  à  celui  qu'il  a  déjà  vu,  et  il  se  laissera  aller  à 
quelque  affection  ou  quelque  aversion  secrète.  En  un  raot,  il 
jugera  de  tous  les  particuliers  de  cette  nation  par  cette  belle 
preuve  qu'il  en  a  vu  un  ou  plusieurs  qui  avaient  de  certaines 
qualités  d'esprit.  »  Un  religieux  d'un  certain  ordre  a-t-il  cora 
mis  une  faute,  cela  suffit  pour  condamner  indifféremment  tous 
les  particuliers  du  même  ordre.  D'autres  moralistes  ont  fait  sans 
doute  des  observations  de  ce  genre,  mais  sans  les  rattacher, 
comme  Malebranche,  à  ce  principe  général,  qu'on  saisit  mieui 
les  ressemblances,  et  qu'il  est  plus  facile  de  s'y  tenir  que  de 
découvrir  des  différences  qui  nous  échappent  à  une  première 
vue  ;  ainsi  se  montre  le  philosophe  à  côté  du  moraliste. 

Voilà  bien  des  causes  d'erreurs,  et  en  nombre  presque  infini  ; 
comment  notre  pauvre  entendement  s'y  prendra-t-il  pour  ne  s(i 
laisser  tromper  ni  par  les  unes  ni  par  les  autres?  Voici  la  ré- 
ponse de  Malebranche  :  »  Si  les  hommes ,  dans  l'état  même  où 
ils  sont  de  faiblesse  et  de  corruption,  faisaient  toujours  bon 
usage  de  leur  liberté,  ils  ne  se  tromperaient  jamais.  Et  c'est 
pour  cela  que  tout  homme  qui  tombe  dans  l'erreur  est  blâmé 
avec  justice  et  mérite  d'être  puni,  car  il  suffit  pour  ne  se  point 
tromper  de  ne  juger  que  de  ce  qu'on  voit  et  de  ne  faire  jamais 
des  jugements  entiers  que  des  choses  qu'on  est  assuré  d'avoii* 
examiné  dans  toutes  leurs  parties,  ce  que  les  hommes  peuvent 
faire  i.  »  Sans  nier  que,  d'une  manière  absolue,  il  dépende  de 
nous  d'éviter  l'erreur  en  suspendant  notre  jugement,  en  ne 
cédant  qu'à  une  évidence  irrésistible,  nous  croyons  que  l'er- 
reur peut  se  rencontrer  avec  la  bonne  foi  et  la  bonne  volonté» 
et  si  elle  méritait  toujours  d'être  punie,  ou  donc  serait  celui 
qui  ne  serait  digne  de  quelque  ch  itiment  ?  Est-ce  notre  faute 
si  nous  sommes  des  êtres  limités  et  imparfaits  ? 

Tels  sont  les  illusions  des  sens,  les  visions  de  l'imagination, 
les  entraînements  du  cœur,  les  abstractions  de  l'entendement 
qui  nous  cachent  la  vérité  ou  ne  nous  la  laissent  apparaîtra 
que  teinte,  comme  dit  Malebranche,  des  fausses  couleurs  de  la 
concupiscence.  Indiquer  le  mal  c'est  donner  en  même  temps  le 
remède.  Néanmoins,  Malebranche  a  consacré  le  dernier  livre 

«  Recherche,  liv.  3,  chap.  9. 


INTRODUCTION.  XLva 

de  la  Recherche,  qui  est  comme  le  but  et  la  conclusion  de  tout 
ce  qui  précède,  à  tracer  les  chemins  qui  nous  conduisent  a  la 
vérité.  ..  Le  dessein,  dit-il,  de  ce  dernier  livre  est  d'essayer  de 
rendre  à  l'esprit  toute  la  perfection  dont  il  est  naturellement 
capable,  en  lui  fournissant  tous  les  secours  nécessaires  pour 
devenir  plus  attentif  et  plus  étendu,  et  en  lui  -prescrivant  les 
récries  qu'il  faut  observer  dans  la  recherche  de  la  venté  pour 
ne'se  tromper  jamais  et  pour  apprendre  avec  le  temps  tout  ce 
qu'on  peut  savoir.  » 

La  grande  règle,  c'est  de  ne  jamais  donner  un  consentement 
entier  qu'aux  propositions  qui  paraissent  si  évidemment  vraies, 
qu'on  ne  puisse  la  leur  refuser  sans  sentir  une  peine  intérieure 
et  des  reproches  secrets  de  la  raison.  Avec  les  simples  vrai- 
semblances on  est  toujours  exposé  à  l'erreur  ;  rencontre-t-on 
la  vérité,  ce  n'est  que  i  ar  hasard  et  par  bonheur.  Puisque  1  e- 
videnee  seule  nous  assure  que  nous  ne  nous  trompons  pomt,  il 
faut  prendre  garde  à  la  conserver  dans  toutes  nos  perceptions; 
ce  qui  Lxise  l'attention.  Il  n'y  a  que  l'attention  qui  puisse  rendre 
nos  perceptions  claires  et  distinctes ,  il  importe  donc  de  recher- 
cher par  quels  movens  nous  deviendrons  plus  attentifs  que  nous 
ne  sommes.  Il  faut  d'abord  éviter  toutes  les  sensations  trop  fortes 
qui  peuvent  nous  absorber,  les  passions,  les  imaginations  qui 
nous  ôtent  la  liberté  de  l'esprit.  Mais  comme  il  est  impossible 
que  l'àme  soit  sans  passion,  sans  quelque  impression  sensible, 
il  faut,  dit-il,  faire  de  nécessité  vertu,  et  tirer  de  ses  modifica- 
tions elles-mêmes  quelques  secours  pour  nous  rendre  attentifs. 
U  théorie  de  ces  secours  se  fonde  sur  ce  que  l'espnt  s'appli- 
que plus  aux  choses  qui  le  touchent  qu'à  celles  qui  ne  s'adres- 
sent qu'à  l'entendement  pur.  Il  est  curieux  de  voir  Malebranche, 
si  ennemi  des  passions  et  des  sens,  leur  faire  ici  en  quelque 
sorte  appel,  quoique  bien  discrètement,  quoique  avec  bien  des 
précautions  et  des  réserves,  pour  nous  venir  en  aide,  "  dans 
notre  malheureux  état,  ..  dans  la  recherche  de  la  vérité;  amsi, 
pour  faire  contre-poids  à  l'entraînement  du  corps,  il  n'exclut 
pas  dune  manière  absolue  la  passion  de  la  gloire.  Comme  les 
sensations  ont  le  don  de  réveiller  notre  attention,  on  peut  s'en 
servir  pour  combattre  le  défaut  de  l'application  de  l'esprit  aux 
choses  qui  ne  le  touchent  pas  en  les  exprimant  par  des  choses 
sensibles  qui  le  touchent.  Mais  il  faut  prcndre,garde  «  de  ne 


XLViii  DE  LA  RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ, 

pas  couvrir  les  objets  qv'on  veut  considérer  de  tant  de  sensi- 
bilité que  l'esprit  en  soit  plus  occupé  que  de  la  vérité  elle- 
même.  ..  On  doit  donc  tempérer  la  sensibilité  de  ses  expres- 
sions de  telle  manière  qu'on  ne  fasse  que  rendre  l'esprit  plus 
attentif.  «  Il  faut  revêtir  la  vérité  comme  les  magistrats  de 
Venise  qui  sont  obligés  de  porter  une  robe  et  une  toque  toute 
simple  qui  ne  fait  que  les  distinguer  du  commun  des  hommes, 
afin  qu'on  les  regarde  au  visage  avec  attention  et  respect  et 
qu'on  ne  s'arrête  pas  à  leur  chaussure.  »  Ainsi  il  faut  se  servir 
de  quelque  chose  de  sensible,  mais  qui  n'ait  point  trop  d'éclat 
et  ne  nous  arrête  point  au  sensible,  que  nous  puissions  dissiper 
à  plaisir  et  qui  soutienne  seulement  la  vue  de  l'esprit. 

Il  tire  d'ailleurs  de  la  géométrie  et  de  l'emploi  des  lignes,  da 
l'arithmétique  et  de  l'algèbre,  des  exemples,  où  l'on  reconnaît 
un  savant  mathématicien,  des  divers  moyens  à  employer,  dans 
certaines  questions,  pour  rendre  l'esprit  plus  attentif  et  plus 
étendu. 

Dans  la  seconde  partie  de  ce  dernier  livre  il  expose  les  règles 
pour  la  résolution  des  questions.  Il  les  emprunte  en  général  aux 
Regzilce  ad  directionem  ingenii  de  Descartes.  Quant  à  l'exem- 
ple de  leur  heureuse  application,  il  les  prend  dans  la  philosophie 
même  de  Descartes,  dont  il  expose  et  résume  la  physique  presque 
tout  entière,  en  opposition  à  celle  d'Aristote,  qui^n'est  pour  lui 
que  le  modèle  le  plus  fi'appant  de  toutes  les  aberrations  où  peut 
nous  conduire  la  méconnaissance  de  ces  règles.  Il  nous  prévient 
que  ces  règles  n'ont  rien  d'extraordinaire,  qu'elles  sont  en  petit 
nombre  et  très  intelligibles.  Leur  principe  est,  qu'il  faut  conser- 
ver l'évidence  dans  tous  nos  raisonnements,   d'où  cette  règle 
générale  :  que  nous  ne  devons  raisonner  que  sur  des  choses 
dont  nous  avons  des  idées  claires  et,  par  une  suite  nécessaire, 
que  nous  devons  toujours  commencer  par  les  choses  les  plus  sim- 
ples et  les  plus  faciles,  avant  que  d'entreprendre  la  recherche 
des  plus  composées  et  des  plus  difficiles.  Puis,  après  ce  principe 
général,  viennent  six  règles   pour  la  résolution  des  question  ; 
1°  concevoir  clairement  l'état  de  la  question  et  de  ses  termes 
pour  en  trouver  les  rapports  ;  2°  quand  on  ne  peut  les  décou- 
vrir immédiatement,  chercher  les  idées  moyennes  qui  servent 
de  commune  mesure  ;  3°  retrancher  du  sujet  louies  les  choses 
qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'examiner  pour  découvrir  la  vérité 


INTRODUCTION.  xux 

cherchée  ;  4»  cette  réduction  faite,  diviser  le  sujet  par  parties  et 
les  considérer  toutes,  les  unes  après  les  autres,  selon  l'ordre 
naturel  ;  5°  toutes  ces  choses  étant  devenues  familières  par  la 
môditalion,  en  abréger  les  idées  et  les  ranger  dans  son  imagi- 
nation ou  les  écrire  sur  le  papier,  afin  qu'elles  ne  remplissent 
pas  la  capacité  de  l'esprit;  6»  les  comparer  suivant  toutes  les 
règles  des  combinaisons  et  arriver  successivement  par  l'élimina- 
tion des  rapports  inutiles  à  la  découverte  de  la  vérité  cherchée. 

La  physique  de  Descartes  et  l'hypothèse  des  tourbillons, 
voilà,  selon  Malebranche,  l'exemple  de  la  marche  que  l'esprit 
doit  su.vre  à  la  recherche  de  la  vérité.  Descartes  pail  de  l'idée 
claire  et  simple  del'étendiie  pour  en  déduire  toute  la  physique, 
en  allant  des  rapports  les  plus  simples  aux  plus  composés,  et  con- 
sidérant par  ordre  toutes  les  propriétés  de  l'étendue  et  du  mou- 
vement. De  là  la  simplicité  et  la  clarté  des  principes  de  sa  phi- 
losophie. Celte  simplicité  et  cette  clarté  sont  même  si  grandes 
que  pour  plusieurs  c'est  une  cause  de  discrédit.  Point  de  termes 
obscurs  et  mystérieux  dans  cette  philosophie,  les  personnes  qui 
ne  savent  ni  le  grec  ni  le  latin,  les  femmes  elles-mêmes  sont 
capables  de  l'entendre. 

Malebranche  expose  ensuite  et  résume  avec  clarté  l'hypo- 
thèse des  tourbillons.  Les  deux  points  principaux  par  où  il 
s'éloigne  de  la  doctrine  du  maître,  ce  sont  les  petits  tourbillons 
dont  nous  avons  déjà  parle,  [ourbillons  de  matière  lluido  qu'il 
substitue  aux  boules  rondes  et  dures  qui  tournent  dans  les 
grands  tourbillons  de  Descai-tes,  et  la  supposition  d'une  force 
du  repos  ou  de  l'inertie,  qu'il  considère  comme  l'erreur  capi- 
tale de  toute  sa  physique.  L'hypothèse  des  tourbillons  est  une 
véritable  cosmogonie  qui  prend  le  monde  à  partir  du  chaos 
pour  l'amener  à  l'ordre  actuel  par  l'action  des  lois  du  mouve- 
ment. Celte  formation  successive  du  monde  cartésien  par  les 
seules  lois  du  mouvement,  n'avait  pas  paru  à  certains  théo- 
logiens en  conformité  avec  la  Bible.  De  là  des  attaques  contre 
la  philosophie  nouvelle  que  Malebranche  ne  veut  pas  laisser 
sans  réponse.  Descartes,  dit-il,  n'a  jamais  prétendu  que  les 
choses  se  soient  faites  peu  à  peu  comme  il  les  a  décrites.  C'est 
seulement  pour  mieux  faire  comprendre  leur  nature  qu'il  les 
a  d'abord  considérées  dans  leur  principe.  Comment  l'accuser 
d'avoir   enseigné  que  le  monde  a  pu  se  former  de  lui-même, 


L  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VERITE. 

puisqu'il  a  reconnu  qu'aucun  corps  ne  peut  se  remuer  par  ses 
propres  forces,  et,  que  les  lois  du  mouvement  ne  sont  que  des 
suites  des  volontés  de  Dieu  qui  agit  sans  cesse  d'une  même 
manière  ? 

En  regard  des  vérités  découvertes  par  la  méthode  de  Des- 
cartes, il  place  les  erreurs  des  anciens,  des  païens,  d'Aristote, 
de  ses  disciples,  de  tous  les  adversaires  de  la  nouvelle  philoso- 
phie. Il  consacre  enfin  un  long  chapitre  à  ce  qu'il  appelle,  «  l'er- 
reur la  plus  dangereuse  de  la  philosophie  des  anciens.  »  Celte 
erreur  nous  la  connaissons  déjà  ;  elle  consiste  à  expliquer  les 
effets  de  la  nature  par  de  petits  êtres,  par  des  puissances  dont 
on  a  aucune  idée,  d'où  les  qualités  occultes,  les  formes  substan- 
tielles qui  conduisent  à  l'adoration  Je  la  nature.  Malebranche 
reprend  ici  et  résume  tout  ce  qu'il  a  déjà  dit  pour  démontrer 
que  Dieu  est  l'unique  puissance,  l'unique  cause,  l'unique  acteur. 
Puis  prenant  à  partie,  pour  la  mettre  en  regard,  la  physique 
d'Aristote,  en  ne  consultant  que  le  Traité  du  ciel,  et  en  l'inter- 
prétant à  sa  façon,  il  ne  veut  pas  y  voir  autre  chose  qu'une  suite 
du  sophismes,  d'erreurs  grossières,  de  puérilités.  Enfin,  après 
divers  exemples,  tous  empruntés  à  Descartes,  de  l'application 
des  règles  de  la  méthode  à  des  questions  particulières  de  physi- 
que et  de  métaphysique,  il  exprime  en  terminant  l'espérance 
qu'on  aura  été  convaincu,  par  cet  essai  de  méthode,  de  la  néces- 
sité de  ne  raisonner  que  sur  des  idées  claires,  et  de  procéder 
par  ordre  :  «  On  méprisera,  dit-il,  Aristote,  qui  ne  les  a  pas  sui- 
vies, on  reconnaîtra  la  soHdité  de  la  philosophie  de  Descartes.  » 
On  le  trouvera  encore  plus  sévère,  ou  pour  mieux  dire  plus 
injurieux,  à  l'égard  d'Aristote,  dans  le  fi™^  éclaircissement  où 
il  le  traite  de  «  misérable  et  pitoyable  philosophe  i.  » 

Nous  voici  arrivés  à  la  fin  de  cette  introduction  où  nous 
croyons  avoir  fait  connaître,  non  pas  toute  la  philosophie  de 
Malebranche,  ce  qui  n'était  pas  notre  but,  comme  nous  l'avons 


Ml  y  a  cependant  dans  la  Recherche  un  éIo:-;e  d'Aristote,  si  toutefois  c'est 
un  éloge;  à  propos  des  diverses  dispositions  des  hommes  qui  les  inclinent  à 
voir  et  à  juger  les  clioses  de  telle  ou  telle  façon,  il  dit  :  «  Pour  ceux  qui 
aiment  mieux  le  lire  en  grec  que  de  les  apprendre  par  quelque  réflexion  sur 
ce  qui  se  passe  devant  leurs  yeux,  ils  peuvent  lire  le  second  livre  de  la  rhé- 
torique d'Aristote.  C'est,  je  crois,  le  meilleur  ouvrage  de  ce  philosophe,  parce 
■qa'il  dit  peu  de  choses  dans  lesquelles  on  puisse  se  tromper  et  qu'il  hasarde 
rarement  de  prouver  ce  qu'il  y  avance.  »  Liv.  5,  chap.  â. 


rSTRODUCTION.  ^^ 

annoncé  eu  commençant,  mais  seulement  cette  partie  qui  a  plus 
Tectement  l'homme  pour  objet,  teUe  qxVelle  est  exposée  dan 
la  Recherche  et  dans  les  éclaircissements.  Dieu  s'y  mêle  san. 
doute;  partout  on  le  voit  comme  unique  cause,  comme  unique 
acteur  ;  c'est  lui  seul  qui  produit  en  nous  les  sentiments  et  le 
idées,  c'est  en  lui  seul  que  nous  voyons  les  idées  •  ce.t  lui 
seul  ;ncore  qui  nous  meut.  Néanmoins  ce  n  est  pas  la  toute  la 
philosophie  de  Malebranche.  Il  faut  en  outre  y  comprendre  .a 
Lrale  fondée  sur  le  principe  de  l'ordre,  sa  théorie  de  la  ProM- 
dence,  de  la  grâce,  des  volontés  générales,  son  optimisme,  a  la 
fois  philosophique  et  théologique,  auquel   Leibmz  aura  plus  a 
retrancher  qu'à  ajouter.  Par  la  Recherche  de  la  vente  et  par 
les  éclaircissements  qui  l'accompagnent,  on  entre  bien  avant 
sans  doute  dans  la  philosophie  de  xMalebranche,  cependant  on 
ne  la  connaît  pas  encore  tout  entière. 
Simandre,  le  20  novembre  1879. 

Frakcisûue     BOUILLIER. 


PRÉFACE  DE  MALEBRANGHE 


L'esprit  de  l'homme  se  trouve,  par  sa  nature,  comme  situé 
entre  son  créateur  et  les  créatures  corporelles  ;  car,  selon 
saint  Augustin  i,  il  n'v  a  rien  au-dessus  de  lui  que  Dieu,  m 
rien  au-dessous  que  des  corps.  Mais  comme  la  grande  élévation 
où  il  est  au-dessus  de  toutes  les  choses  matérielles  nempéche 
pas  qu'il  ne  leur  soit  uni,  et  qu'U  ne  dépende  môme  en  quelque 
façon  d'une  portion  de  la  matière,  aussi  la  distance  mfinie  qui 
se  trouve  entre  rÈtrc  souverain  et  l'esprit  de  l'homme  nempè- 
che  pas  qu'il  ne  lui  soit  uni  immédiatement,  et  d'une  manière 
très  intime.  Celle  dernière  union  l'élève  au-dessus  de  toules 
choses.  C'est  par  elle  qu'U  reçoit  sa  vie,  sa  lumière  et  toute  sa 
félicité;  et  saint  Augustin  nous  parle,  en  raille  endroits  de  ses 
ouvrages,  de  celle  union  comme  de  celle  qui  est  la  plus  naui- 
relle  et  la  plus  essentielle  à  l'espril.  Au  contraire,  l'union  de 
l'esprit  avec  le  corps  abaisse  l'homme  infiniment;  et  c'est  au- 
jourd'hui la  principale  cause  de  toutes  ses  erreurs  et  de  louics 
ses  misères. 

Je  ne  m'élonne  pas  que  le  commun  des  hommes,  ou  que  les 
philosophes  païens,  ne  considèrent  dans  l'àme  que  son  rapport 
et  son  union  avec  le  corps,  sans  y  reconnaître  le  rapport  et 
l'union  qu'elle  a  avec  Dieu:  mais  je  suis  surpris  que  des  philo- 
I  sophcs  chrétiens,  qui  doivent  préférer  l'esprit  de  Dieu  à  l'es- 
prit humain,  Moïse  à  Arislole,  saint  Augustin  à  quelque  misé- 
rable commcuiatour  d'un  philosophe  païen,  regardent  plulôt 
l'âme  comme  la  forme  du  corps  que  comme  faite  à  l'image  et 
pour  l'image  de  Dieu,  c'est-à-dire,  selon  saint  Augustin  2,  pour 

•  Nihil  en  poienlius  illi  creaturâ,  qui-  iikiis  dicitur  ralionalis,  nihil  est  su- 
blimius.  Q'iidqui.1  suprà  illam  cst.^jam  crcalor  est.  Tr.  iX  '"^''•/^''''-  .    ^ 
Quid  rationali  ar.imù  mel.us  est,  om.nbus  conscniK-niibui  Deu>  c>l.  Ajiy  . 
«Ad  ip^m  Muiilitudincn.  non  ouu.ia  fada  suni  ,  sed  sola  sub.iaïuia  ratio- 


2  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

la  vérité,  à  laquelle  seule  elle  est  immédiatement  unie.  Il  est  vrai 
qu'elle  est  unie  au  corps  et  qu'elle  en  est  naturellement  la 
forme  ;  mais  il  est  vrai  aussi  qu'elle  est  unie  à  Dieu  d'une 
manière  bien  plus  étroite  et  bien  plus  essentielle.  Ce  rapport 
qu'elle  a  à  son  corps  pourrait  n'être  pas;  mais  le  rapport 
qu'elle  a  à  Dieu  est  si  essentiel  qu'il  est  impossible  de  con- 
cevoir que  Dieu  puisse  créer  un  esprit  sans  ce  rapport. 

Il  est  évident  que  Dieu  ne  peut  agir  que  pour  lui-même, 
qu'il  ne  peut  créer  les  esprits  que  pour  le  connaître  et  pour 
l'aimer,  qu'il  ne  peut  leur  donner  aucune  connaissance,  ni  leur 
imprimer  aucun  amour  qui  ne  soit  pour  lui  et  qui  ne  tende  vers 
lui;  mais  il  a  pu  ne' pas  unir  à  des  corps  les  esprits  qui  y 
sont  maintenant  unis.  Ainsi  le  rapport  que  les  esprits  ont  à 
Dieu  est  naturel,  nécessaire  et  absolument  indispensable;  mais 
le  rapport  de  notre  esprit  à  notre  corps,  quoique  naturel  à  notre 
esprit,  n'est  point  absolument  nécessaire  ni  indispensable  i. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'apporter  toutes  les  autorités  et 
toutes  les  raisons  qui  peuvent  porter  à  croire  qu'il  est  plus  de 
la  nature  de  notre  esprit  d'être  uni  à  Dieu  que  d'être  uni  à  un 
corps  ;  ces  choses  nous  mèneraient  trop  loin.  Pour  mettre  cette 
vérité  dans  son  jour,  il  serait  nécessaire  de  ruiner  les  princi- 
paux fondements  de  la  philosophie  païenne,  d'expliquer  les 
désordres  du  péché,  de  combattre  ce  qu'on  appelle  faussement 
expérience,  et  de  raisonner  contre  les  préjugés  et  les  illusions 
des  sens.  Ainsi  il  est  trop  difficile  de  faire  parfaitement  com- 
prendre cette  vérité  au  commun  des  hommes,  pour  l'entre- 
prendre dans  une  préface. 

Cependant  il  n'est  pas  malaisé  de  la  prouver  à  des  esprits 
attentifs,  et  qui  sont  instruits  de  la  véritable  philosophie.  Car  il 
suffit  de  les  faire  souvenir  que,  la  volonté  de  Dieu  réglant  la 
nature  de  chaque  chose,  il  est  plus  de  la  nature  de  l'àme  d'être 
unie  à  Dieu  par  la  connaissance  de  la  vérité  et  par  l'amour  du 

naiis,  quare  omiiia  per  ipsam,  sed  ad  ipsam,  non  nisi  auima  rationalis.  Itaque 
siibstantia  rationalis,  et  per  ipsam  facta  est,  et  ad  ipsam;  non  enim  est  alla 
iiatura  interposita.  Lili.  Imperf.  de  Gen.  ad  litleram. 

Rectissimè  dicirur  factus  ad  imasrinem  et  similitudinem  Dei,  non  enim 
allier  inrommuiabilem  verilatem  poss.t  mente  coiispicere.  De  vera  Rel. 

'  Dès  les  premières  payes,  on  peut  voii*  la  vérité  de  ce  que  dit  Fontenelle 
'.u  système  de  .Malebranche  :  «  Ce  sysléme  est  plein  de  Dieu.  »  (Eloge  de 
.\ialebranche.> 


PRÉFACE   DE    MALEBRANCHE.  3^ 

bien  que  d'être  unie  à  un  001715,  puisqu'il  est  certain,  comme 
on  vient  de  le  dire,  que  Dieu  a  fait  les  esprits  pour  le  connaître 
Cl.  pour,  l'aimer,  plutôt  que  pour  informer  des  corps.  Cette 
preuve  est  capable  d'ébranler  d'abord  les  esprits  un  peu  éclai- 
rés, de  les  rendre  attentifs,  et  ensuite  de  les  convaincre  ;  mais 
il  est  moralement  impossible  que  des  esprits  de  chair  et  de  sang, 
qui  ne  peuvent  connaître  que  ce  qui  se  fait  sentir,  puissent  être 
jamais  convaincus  par  de  semblables  raisonnements.  Il  faut, 
pour  ces  sortes  de  personnes,  des  preuves  grossières  et  sen- 
sibles, parce  que  rien  ne  leur  paraît  solide,  s'il  ne  fait  quelque 
impression  sur  leurs  sens. 

Le  péché  du  premier  homme  a  tellement  affaibli  l'union  de 
notre  esprit  avec  Dieu  1  qu'elle  ne  se  fait  sentir  qu'à  ceux  dont 
le  cœur  est  purifié  et  l'esprit  éclairé  ;  car  celte  union  parait 
imaginaire  à  tous  ceux  qui  suivent  aveuglément  les  jugements 
des  sens  et  les  mouvements  des  passions. 

Au  contraire,  il  a  tellement  fortifié  l'union  de  notre  âme  avec 
notre  coips  qu'U  nous  semble  que  ces  deux  parties  de  nous- 
mêmes  ne  soient  plus  qu'une  même  substance;  ou  plutôt  il  nous 
a  de  telle  sorte  assujettis  à  nos  sens  et  à  nos  passions  que  nous 
sommes  portés  à  croii-e  que  notre  corps  est  la  principale  des 
deux  parties  dont  nous  sommes  composés. 

L:rsque  l'on  considère  les  différentes  occupations  des  hommes, 
il  y  a  tout  sujet  de  croire  qu'ils  ont  un  sentiment  si  bas  et  si 
grossier  d'eux-mêmes.  Car  comme  ils  aiment  tous  la  félicité  et 
la  perfection  de  leur  être,  et  qu'ils  ne  travaillent  que  pour  se 
rendre  plus  heureux  et  plus  parfaits,  ne  doit-on  pas  juger  qu'ils 
ont  plus  d'estime  de  leurs  corps  et  des  biens  du  corps  que  de 
leur  esprit  et  des  biens  de  l'esprit,  lorsqu'on  les  voit  presque 
toujours  occupés  aux  choses  qui  ont  rapport  aux  corps,  et  qu'ils 
ne  pensent  presque  jamais  à  celles  qui  sont  absolument  néces- 
saires à  la  perfection  de  leur  esprit  ? 

Le  plus  grand  nombre  ne  travaillent  avec  tant  d'assiduité  et  de 
peine  que  pour  soutenir  une  misérable  vie,  et  pour  laisser  à 
leurs  enfants  quelques  secours  nécessaires  à  la  conservation  de 
leur  corps. 

■  Mens,  quod  non  sentit,  oisi  cum  purissima  et  beatissima  est,  nulli 
coliierut,  nisi  ipsi  reritali,  qase  similiiudo  et  imain)  patris,  et  sapientia  dici- 
ur.  Aug.  til>.  imperf.  de  Gen.  ad  Ult. 


4  DE  LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

Ceux  qui,  par  le  bonheur,  ou  le  hasard  de  leur  naissance,  ne 
sont  point  sujets  à  cette  nécessité,  ne  font  pas  mieux  connaître, 
par  leurs  exercices  et  par  leurs  emplois,  qu'ils  regardent  leur 
âme  comme  la  plus  noble  partie  de  leur  être.  La  chasse,  la 
danse,  le  jeu,  la  bonne  clicre,  sont  leurs  occupations  ordinaires. 
Leur  âme,  esclave  du  corps,  estime  et  chérit  tous  ces  divertis- 
sements, quoique  tout  à  fait  indignes  d'elle.  Mais  parce  que 
leur  corps  a  rapport  à  tous  les  objets  sensibles,  elle  n'est  pas 
seulement  esclave  du  corps,  mais  elle  l'est  encore,  par  le  corps 
ou  à  cause  du  corps,  de  toutes  les  choses  sensibles.  Car  c'est 
par  le  corps  qu'ils  sont  unis  à  leurs  parents,  à  leurs  amis,  à 
leur  ville,  à  leur  charge,  et  à  tous  les  biens  sensibles,  dont  la 
conservation  leur  parait  aussi  nécessaire  et  aussi  estimable  que 
la  conservation  de  leur  être  propre.  Ainsi  le  soin  de  leurs  biens 
et  le  désir  de  les  augmenter,  la  passion  pour  la  gloire  et  pour 
la  grandeur,  les  agitent  et  les  occupent  infiniment  plus  que  la 
perfection  de  leur  àme. 

Les  savants  mêmes,  et  ceux  qui  se  piquent  d'esprit,  passent 
plus  de  la  moitié  de  leur  vie  dans  des  actions  purement  ani- 
males, ou  telles  qu'elles  donnent  à  penser  qu'ils  font  plus  d'état 
de  leur  sanlé,  de  leur  réputation,  que  de  la  perfection  de  leur 
esprit.  Ils  étudient  plutôt  pour  acquérir  une  grandeur  ciiimé- 
riquo,  dans  l'imagination  des  autres  hommes,  que  pour  donner 
à  leur  esprit  plus  de  force  et  plus  d'étendue.  Ils  font  de  leur 
tête  une  espèce  de  garde-meuble,  dans  lequel  ils  entassent,  sans 
discernement  et  sans  ordre,  tout  ce  qui  porte  un  certain  carac- 
tère d'érudition;  je  veux  dire  tout  ce  qui  peut  paraître  rare  et 
extraordinaire,  et  exciter  l'admiration  des  autres  hommes.  Il  se 
font  gloire  de  ressembler  à  ces  cabinets  de  curiosités  et  d'anti- 
ques qui  n'ont  rien  de  riche  ni  de  solide,  et  dont  le  pri\  ne 
aépend  que  de  la  fantaisie,  de  la  passion  et  du  hasard  ;  et  ils 
ne  travaillent  presque  jamais  à  se  rendre  l'esprit  juste  et  à 
régler  les  mouvements  de  leur  cœur. 

Ce  n'est  pas  toutefois  que  les  hommes  ignorent  entièrement 
qu'ils  ont  une  àme,  et  que  cette  ^  àme  est  la  principale  partie 
de  leur  être.  Ils   ont  aussi  été  mille  fois  convaincus,  par  la 


<  Non  e\igua  lioininis  portio,  scd  totius  liumanx  universilalis  substantia  est. 
AmI-r.  6,  Ilc.xain.  7. 


PRÉFACE    DE    MALEIiRANCHE.  :> 

raison  et  par  l'expérience,  que  ce  n'est  point  un  avantage  fort 
considérable  que  d'avoir  de  la  réputation,  des  richesses,  de  la 
santé  pour  quelques  années,  et  généralement  que  tous  les  biens 
du  corps,  et  ceux  qu'on  ne  possède  que  par  le  corps  et  qu'à 
cause  du  corps,  sont  des  biens  imaginaires  et  périssables.  Les 
hommes  savent  qu'il  vaut  mieux  être  juste  que  d'être  riche, 
être  raisonnable  que  d'être  savant,  avoir  l'esprit  vif  et  péné- 
trant que  d'avoir  le  corps  prompt  et  agile.  Ces  vérités  ne  peu- 
vent s'effacer  de  leur  esprit,  et  ils  les  découvrent  infaiUiblemenl, 
lorsqu'il  leur  plait  d'y  penser.  Homère,  par  exemple,  qui  loue 
son  héros  d'être  vite  à  la  course,  eût  pu  s'apercevoir,  s'il  l'eut 
voulu,  que  c'est  la  louange  que  l'on  doit  donner  aux  chevaux 
et  aux  chiens  de  chasse.  Alexandre,  si  célèbre  dans  les  his- 
toires par  ses  illustres  brigandages,  entendait  quelquefois,  dans 
le  plus  secret  de  sa  raison,  les  mêmes  reproches  que  les  assas- 
sins et  les  voleurs,  malgré  le  bruit  confus  des  flatteurs  qui  l'en- 
vironnaient. Et  César,  au  passage  du  Rubicon,  ne  put  s'em- 
pêcher de  faire  connaître  que  ces  reproches  l'épouvantaient, 
lorsqu'il  se  résolut  enfin  de  sacrifier  à  son  ambition  la  liberté 
de  sa  patrie. 

L'àme,  quoique  unie  au  corps  d'une  manière  fort  étroite,  ne 
laisse  pas  d'être  unie  à  Dieu,  et,  dans  le  temps  même  qu'elle 
reçoit  par  son  corps  ces  sentiments  vifs  et  confus  que  ses  pas- 
sions lui  inspirent,  elle  reçoit  de  la  vérité  éternelle  ',  qui  pré- 
side à  son  esprit,  la  connaissance  de  son  devoir  et  de  ses  dérè- 
glements. Lorsque  son  corps  la  trompe,  Dieu  la  détrompe; 
lorsqu'il  la  flatte.  Dieu  la  jjlesse,  et  lorsqu'il  la  loue,  et  qu'il 
lui  applaudit,  Dieu  lui  fait  intérieurement  de  sanglants  repro- 
ches, et  il  la  condamne  par  la  manifestation  d'une  loi  plus  pure 
et  plus  sainte  que  celle  de  la  chair  qu'elle  a  suivie. 

Alexandre  2  n'avait  pas  besoin  que  les  Scythes  lui  vinssent 
apprendre  son  devoir  dans  une  langue  étrangère  ;  il  savait,  de 
celui  même  qui  instruit  les  Scythes  et  les  nations  les  plus  bar- 
bares, les  règles  de  la  justice  qu'il  devait  suivre.  La  lumière  de 


•  llliiuc  vci'ilas  praîiiilci  omnibus  i'oiisiileii:ibus  t.-,  simul(|ue  respiindol 
omnibus  eiiam  diveisa  rou'^ulcntibus.  Liquide  tu  resjjondes,  «l'd  non  liquide 
omiics  auiliuni.  Omnes  unde  volunt  consuUiiit,  scd  non  scmpcr  quod  volunt 
audiuut.  Coitfes".  S-  Aug.  liv.  10  chap.  26. 

»  Y.  Qtitnt.  Cure.  lib.  7,  ch.  8. 


6  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VFÎIRITÉ. 

la  vérité,  qui  éclaire  tout  le  monde,  l'éelairait  aussi  ;  et  la  voix 
de  la  nature  >,  qui  ne  parle  ni  grec,  ni  scythe,  ni  barbare,  lui 
parlait  comme  au  reste  des  hommes  un  langage  très  clair  et 
très  intelligible.  Les  Scythes  avaient  beau  lui  faire  des  repro- 
ches sur  sa  conduite  ;  ils  ne  parlaient  qu'à  ses  oreilles,  el  Dieu 
ne  parlant  point  à  son  cœur,  ou  plutôt  Dieu  parlant  à  son 
cœur,  mais  lui  n'écoutant  que  les  Scythes,  qui  ne  faisaient 
qu'irriter  ses  passions  et  qui  le  tenaient  ainsi  hors  de  lui- 
même,  il  n'entendait  point  la  voix  de  la  vérité,  quoiqu'elle  l'é- 
tonnàt,  et  il  ne  voyait  point  sa  lumière,  quoiqu'elle  le  pénétrât. 

Il  est  vrai  que  notre  union  avec  Dieu  diminue  et  s'affaiblit,  à 
mesure  que  celle  que  nous  avons  avec  les  choses  sensibles 
augmente  et  se  fortifie  ;  mais  il  est  impossible  que  cette  union 
se  rompe  entièrement,  sans  que  notre  être  soit  détruit.  Car  en- 
core que  ceux  qui  sont  plongés  dans  le  vice  et  enivrés  des  plai- 
sirs soient  insensibles  à  la  vérité,  ils  ne  laissent  pas  d'y  être 
unis 2.  Elle  ne  les  abandonne  pas  ;  ce  sont  eux  qui  l'abandon- 
nent. Sa  lumière  luit  dans  les  ténèbres,  mais  elle  ne  les  dissipe 
pas  toujours;  de  même  que  la^  lumière  du  soleil  environne  les 
aveugles  et  ceux  qui  ferment  les  yeux,  quoiqu'elle  n'éclaire  ni 
les  uns  ni  les  autres. 

Jl  en  est  de  même  de  l'union  *  de  notre  esprit  avec  notre 
corps.  Cette  union  diminue  à  proportion  que  celle  que  nous 
avons  avec  Dieu  s'augmente  ;  mais  il  n'arrive  jamais  qu'elle 
se  rompe  entièrement  que  par  notre  mort.  Car  quand  nous 
serions  aussi  éclairés  et  aussi  détaches  de  toutes  les  choses  sen- 
sibles que  les  apôtres,  il  est  nécessaire,  depuis  le  péché,  que 

'  Intus  in  doiiiicilio  cositationis,  nei;  Hebriea,  iiec  Graeca,  nec  Latina,  nec 
Barbara  Veritas,  sine  oris  et  linguae  organis,  sine  strepitu  syliabarum.  Confess. 
S.  -4  «9.  liv.  M,  ch.  3. 

•■!  Vldelur  qua^i  ipse  à  te  opcidere  cùm  tu  ai)  ipso  occidas.  Aurj.  in  Pu.  23. 

*  Na'ii  etiain  sol  iste,  et  videniis  l'aciein  illustrât  et  cœci;  ambobus  sol  prœ- 
sens  est,  sed  pra>sentc  sole  uuus  abseus  est.  Sic  et  Sapientia  Dei  Dominus 
Jésus  Cliristus  ubique  prdesens  est,  quia  ubique  est  veritas,  ubique  Sapientia. 
Aiig.  '>i  Joan.  Tract.  3:> 

*  Ce  que  je  dis  ii'i  des  deux  unions  de  l'esprit  avec  Dieu  et  avec  le  .corps 
se  duit  entendre  selon  la  manière  ordinaire  de  ronrevoir  les  choses.  Car  il 
«st  vrai  que  l'esprit  ne  peut  iHre  iniinédiatenicnt  uni  qu'a  Dieu;  je  veux  dire 
que  l'e-prit  ne  dcpi-nd  vérit  ibleineiit  que  ài'.  Dieu.  Kt  s'il  est  uni  aux  corps, 
ou  s'il  en  dépend,  l'.'est  qui-  la  volonté  de  Dieu  fait  efliiacenient  cette  union, 
qui  depuis  le  péclié  s''est  chansee  en  dépendance.  Où  concevra  assez  coci  par 
la  suite  de  l'ouvrage.   Note  de  Malebranche.) 


PREFACE   DE   M.VLEBRANCHE.  1 

notre  esprit  dépende  de  notre  cor;'S  et  que  nous  sentions  la 
loi  de  notre  chair  résister  et  s'opposer  sans  cesse  à  la  loi  de 
notre  esprit. 

L'esprit  devient  plus  pur,  plus  lumineux,  plus  fort  et  plus 
étendu,  à  proportion  que  s'augmente  l'union  qu'il  a  avec  Dieu, 
parce  que  c'est  elle  qui  fait  toute  sa  perfection.  Au  contraire 
il  se  corrompt,  il  s'aveugle,  il  s'affaiblit  et  il  se  resserre,  à  me- 
sure que  l'union  qu'il  a  avec  son  corps  s'augmente  et  se  fortifie, 
parce  ([ue  cette  union  fait  aussi  toute  son  imperfection.  Ainsi 
un  homme  qui  juge  de  toutes  choses  par  ses  sens,  qui  suit  en 
toutes  choses  les  mouvements  de  ses  passions,  qui  n'aperçoit 
que  ce  qu'il  sent  et  qui  n'aime  que  ce  qui  le  flatte,  est  dans  la 
plus  misérable  disposition  d'esprit  où  il  puisse  être  ;  dans  cet 
état,  il  est  mtiniment  éloigné  de  la  vérité  et  de  son  bien.  .Mais 
lorsqu'un  homme  ^  ne  juge  des  choses  que  par  les  idées  pures 
de  l'esprit,  qu'il  évite  avec  soin  le  bruit  confus  des  créatures  et 
que,  rentrant  en  lui-même,  il  écoule  son  souverain  Maitre  dans 
le  silence  de  ses  sens  et  de  ses  passions,  il  est  impossible  qu'il 
tombe  dans  l'erreur. 

Dieu  ne  trompe  jamais  ceux  qui  l'interrogent  par  une  appli- 
cation sérieuse  et  par  une  conversion  entière  de  leur  esprit  vers 
lui,  quoiqu'il  ne  leur  fasse  pas  toujours  entendre  ses  réponses; 
mais  lorsque  l'esprit,  se  détournant  de  Dieu,  se  répand  au  dehors, 
qu'il  n'interroge  que  son  corps  pour  s'instruire  dans  la  vérité, 
qu'il  n'écoute  que  ses  sens,  son  imagination  et  ses  passions  qui 
lui  parlent  sans  cesse,  il  est  impossible  qu'il  ne  se  trompe.  La 
sagesse,  la  perfection  et  la  félicité  ne  sont  pas  des  biens  que 
l'on  doive  espérer  de  son  corps  :  il  n'y  a  que  celui-là  seul  qui 
est  au-dessus  de  nous,  et  de  qui  nous  avons  reçu  l'être,  qui  le 
puisse  perfectionner. 

C'est  ce  que  saint  .\uguslin  nous  apprend  par  ces  belles  pa- 
roles 2.  La  sagesse  éternelle,  dit-il,  est  le  principe  de  toutes  ces 
créatures  capables  d'intelligence,  et  cette  sagesse,  deireurant 

Qai<;  eniin  bene  se  inspiciens  non  expcrtus  est,  tiinto  se  aliquid  intcllexisse 
sioreriù^,  quanto  removere  atque  subdocere  inientionem  mentis  a  corporis 
sensibu>  p^ituii.  .\ug    de  immirl.  anime,  cap.  10. 

-  Prinripiiira  rreatura;  iiitollectualis  est  x-torna  sapientia  :  qnnd  prinripium 
nianens  i^i  se  incommiitahilltcr.  iiul:o  modo  ce<<at  oitiiUj  in^plraliout'  voca- 
lionis  loqui  ei  creatniiC,  cui  print-ipium  est,  m  converiaïur  ad  id  ex  quo  est; 
quod  aliter  formata  ac  pcrfecta  esse  nuii  possil.  /,  de  Gen.  ad  lit  ,  cap.  SO. 


8  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

toujours  la  même,  ne  cesse  jamais  de  'parler  â  ses  créatures- 
dans  le  plus  secret  de  leur  raison,  afin  qu'elles  se  tournent 
vers  leur  principe,  parce  qu'il  n'y  a  que  la  vue  de  la  sagesse 
éternelle  qui  donne  Vôtre  aux  esprits,  qui  puisse,  pour  ainsi 
dire,  les  achever  et  leur  donner  la  dernière  perfection  dont  ils 
■■'.ont  cc!.pables  ^.  Lorsque  tious  verrons  Dieu  tel  quil  eut,  nous 
serons  semblables  à  lui,  dit  l'Apôtre  saint  Jean.  Nous  serons, 
j)ar  cette  contemplation  de  la  vérité  éternelle,  élevés  à  ce  degré 
de  grandeur  auquel  tendent  toutes  les  créatures  spirituelles  par 
la  nécessité  de  leur  nature.  Mais  pendant  que  nous  sommes  sur 
la  terre,  le  poids  du  corps  2  appesantit  resprit;  il  le  relire  sans 
cesse  de  la  présence  de  son  Dieu,  ou  de  cette  lumière  intérieure 
qui  l'éclairé,  il  fait  des  efforts  continuels  pour  fortifier  son  union 
avec  les  objets  sensibles,  et  il  l'oblige  de  se  représenter  toutes 
choses,  non  selon  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  mais  selon  le 
rapport  qu'elles  ont  à  la  conservation  de  la  vie. 

Le  corps,  selon  le  Sage 3,  remplit  l'esprit  d'un  si  grand 
nombre  de  sensations  qu'il  devient  incapable  de  connaître  les 
choses  les  moins  cachées.  La  vue  du  corps  éblouit  et  dissipe 
celle  de  l'esprit,  et  il  est  difficile  d'apercevoir  nettement  quel- 
que vérité  par  les  yeux  de  l'âme,  dans  le  temps  que  l'on  fait 
usage  des  yeux  du  corps  pour  la  connaître.  Cela  fait  voir  que 
ce  n'est  que  par  l'allenlion  de  l'esprit  que  toutes  les  vérités  se 
découvrent  et  que  toutes  les  sciences  s'apprennent  ;  parce 
qu'en  effet  l'attention  de  l'esprit  n'est  que  son  retour  et  sa  con- 
version vers  Dieu,  qui  est  notre  seul  ^  maître  et  qui  seul  nous 
instruit  de  toute  vérité,  par  la  manifestation  de  sa  substance, 
comme  parle  ^  saint  Augustin,  et  sans  l'entremise  d'aucune 
créature. 

•  Sciiiius  quoniam  cura  apparuerit  siiniles  erimus,  quoiiiam  videbimus  eum 
sicuti  est.  JoflH.  Ep.  I.  ch.  3.  v.  2. 

-  Corpus  (jhikI  corruinpitur  açtgravat  animam.  Sap.  9,  10. 

2  'reriena  inhabitatio  deprimit  sensum  multa  cogilaiilcm,  et  difficile  aesti- 
niamiïs  quœ  in  terra  sunt,  et  quœ  in  piospcctu  suiit  iiiveiiiinus  ciiin  labore. 
HuTp.  0,  13. 

*  Awi-  de  Magistro. 

"  Dcus  inlelligibilis  lux,  in  quo,  et  a  quo,  et  per  quein  iiitelli:,'ibilitcrluceiit, 
iiuas  iiiiellls:ibiliter  iiiccnt  omnia.  i    Sol. 

Insinuavit  nobis  {Clirislus)  animam  huiiianain  et  menlem  rationalem  non 
vcgeiari,  non  illuniinari,  non  bealillcaii,  nisi  ab  ipsa  substaniia  Dei.  Aug.  in 
Joait.  Tr.  24.  Nulla  creatura  interposita.  Quest.  83.  q.  51.  Cette  dernière  cita- 
tion n'était  pas  dans  l'édition  de  1700. 


PRÉFACE   DE   MALEBRANCHE.  9 

II  est  visible,  par  toutes  ces  clioscs,  qu'il  faut  résister  sans 
cesse  à  l'effort  que  le  corps  fait  contre  l'esprit,  et  qu'il  faut  peu 
à  peu  s'accoutumer  à  ne  pas  croire  les  rapports  que  nos  sens 
nous  font  de  tous  les  corps  qui  nous  environnent,  qu'ils  nous 
représentent  toujours  comme  dignes  de  notre  application  et  de 
notre  estime  ;  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  sensible  à  quoi  nous 
devions  nous  arrêter,  ni  de  quoi  nous  devions  nous  occuper. 
C'est  une  des  vérités  que  la  Sagesse  élernelle  semble  avoir 
voulu  nous  apprendre  par  son  Incarnation  i  ;  car  après  avoir 
élevé  une  chair  sensible  à  la  plus  haute  dignité  qui  se  puisse 
concevoir,  il  nous  a  fait  connaître,  par  l'avilissement  où  il  a 
réduit  cette  même  chair,  c'est-à-dire  par  l'avilissement  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  entre  les  choses  sensibles,  le  mépris  que 
nous  devons  faire  de  tous  les  objets  de  nos  sens.  C'est  peut- 
être  pour  la  même  raison  que  saint  Paul  disait  2  quil  ne  con- 
naissait plus  Jésus-Christ  selon  la  chair;  car  ce  n'est  pas  à 
la  chair  de  Jésus-Christ  qu'il  faut  s'arrêter,  c'est  à  l'esprit  ca- 
ché sous  la  chair''.  Caro  vas  fuit;  quod  habebat  attende,  non 
quod  crat,  dit  saint  Augustin.  Ce  qu'il  y  a  de  visible  ou  de  sen- 
sible dans  Jésus-Christ  ne  mérite  nos  adorations  qu'à  cause 
de  l'union  avec  le  Verbe ,  qui  ne  peut  être  l'objet  que  de  l'es- 
prit seul. 

Il  est  absolument  nécessaire  que  ceux  qui  se  veulent  rendre 
sages  et  heureux  soient  entièrement  convaincus  et  comme 
pénétrés  de  ce  que  je  viens  de  dire.  Il  ne  suffit  pas  qu'ils  me 
croient  sur  ma  parole,  ni  qu'ils  en  soient  persuadés  par  l'éclat 
d'une  lumière  passagère;  il  est  nécessaire  qu'ils  le  sachent  par 
mille  expériences  et  mille  démonstrations  incontestables.  Il 
faut  que  ces  vérités  ne  se  puissent  jamais  effacer  de  leur  esprit 
et  (lu'ellos  leur  soient  présentes  dans  toutes  leurs  études  et  dans 
toutes  les  autres  occupations  de  leur  vie. 

Ceux  qui  prendront  la  peine  de  lire  avec  quelque  application 

'  lll;i  anctorilas  diviiia  diccnda  est,  (|iia'  non  solum  in  sensibilibiis  si^iiis 
traiisci'iiilil  nmncm  hiiinanam  faniltaU'ni,  scd  et  ipsum  liomincm  a;,'cn!5,  oslcn- 
dit  l't  i|iit)  iisi|iie  so  propli'i'  ip^iiiii  (li'|)ro>seiit,  et  non  ti'ni'ii  sfiKibis  qnibus 
vidiMiliii'  illa  niiranda,  sed  ad  iiilellonuin  jnbcl  ovotare,  sinuil  i!c:n()iisiraiis  et 
quaiila  liic  possit,  et  ciir  lia'C  faciat,  et  (|iiani  parvi  pt-ndai.  .I»//.  -J.  lU-  ord.9. 

-  I':t  si  Cl  frnovinius  lecundum  carncm  Cliri.''uin,  jàni  non  sccar.da.i  caineni 
noviinus    1,  od  Cor. 

'  Tr.  in  Joaii,  27. 


10  DE   LA    RECHERCHE    DE  LA   VÉRITÉ. 

'ouvrag-e  que  Ton  donne  présentemeui  au  public  entreront,  si 
je  ne  me  trompe,  dans  cette  disposition  d'esprit.  Car  on  y  dé- 
montre, en  plusieurs  manières,  que  nos  sens,  notre  imagination 
et  nos  passions  nous  sont  entièrement  inutiles  pour  découvrir  . 
la  vérité  et  notre  bien,  qu'ils  nous  éblouissent  au  contraire  et 
nous  séduisent  en  toutes  rencontres ,  et  généralement  que 
toutes  les  connaissances  que  l'esprit  reçoit  par  le  corps,  ou  à 
cause  de  quelques  mouvements  qui  se  font  dan^  le  corps,  sont 
toutes  fausses  et  confuses,  par  rapport  aux  objets  qu'elles 
représentent,  quoiqu'elles  soient  très  utiles  à  la  conservation 
du  corps  et  des  biens  qui  ont  rapport  au  corps. 

On  y  combat  plusieurs  erreurs,  et  principalement  celles  qui 
sont  le  plus  universellement  reçues ,  ou  qui  sont  cause  d'un 
plus  grand  dérèglement  d'esprit  ;  et  l'on  fait  voir  qu'elles  sont 
presque  toutes  des  suites  de  l'union  de  l'esprit  avec  le  corps. 
On  prétend,  en  plusieurs  endroits,  faire  sentir  à  l'esprit  sa  ser- 
vitude et  la  dépendance  où  il  est  de  toutes  les  choses  sensibles, 
afin  qu'il  se  réveille  de  son  assoupissement  et  qu'il  fasse  quel- 
ques efforts  pour  sa  délivrance. 

On  ne  se  coatente  pas  d  y  faii'e  une  simple  exposition  de  nos 
égarements  ;  on  explique  encore  en  partie  la  nature  de  l'esprit. 
On  ne  s'arrête  pas,  par  exemple,  à  faire  un  grand  dénombre- 
ment de  toutes  les  erreurs  particulières  des  sens,  ou  de  l'ima- 
gination ;  mais  ou  s'arrête  principalement  aux  causes  de  ces 
erreurs.  On  montre  tout  d'une  vue,  dans  l'explication  de  ces 
facultés  et  des  erreurs  générales  dans  lesquelles  on  tombe,  un 
nombre  comme  infini  de  ces  erreurs  particulières  dans  les- 
quelles on  peut  tomber.  Ainsi  le  sujet  de  cet  ouvrage  est  l'es- 
prit de  l'homme  tout  entier.  On  le  considère  en  lui-même,  on 
le  considère  par  rapport  aux  corps  et  par  rapport  à  Dieu.  On 
examine  la  nature  de  toutes  ses  facultés  ;  on  mai-que  les  usages 
que  1  on  en  doit  faire  pour  éviter  l'erreur.  Enfin  on  explique 
la  plupart  des  choses  que  l'on  a  cru  être  utiles  pour  avancer 
dans  la  connaissance  de  l'homme. 

La  plus  belle,  la  plus  agréable  et  la  plus  nécessaire  de 
toutes  nos  connaissances,  est  sans  doute  la  connaissance  de 
nous-mêmes.  De  toutes  les  sciences  humaines,  la  science  de 
l'homme  est  la  plus  digne  de  l'homme.  Cependant  cette  science 
n'est  pas  la  plus  cultivée,  ni  la  plus  achevée  que  nous  ayons; 


PRÉFACE   DE    M.\LEDUANCHE.  11 

le  commun  des  hommes  la  néglige  entièrement.  Entre  ceux 
mêmes  qui  se  piquent  de  science,  il  y  en  a  très  peu  qui  s'y 
appliquent,  et  il  y  en  a  encore  beaucoup  moins  qui  s'y  appli- 
quent avec  succès.  La  plupart  de  ceux  qui  passent  pour  habiles 
dans  le  monde  ne  voient  que  fort  confusément  la  différence 
essentielle  qui  est  entre  l'esprit  et  le  corps  ^.  Saint  Augustin 
même,  qui  a  si  bien  distingué  ces  deux  êtres,  confesse  qu'il  a 
été  longtemps  sans  la  pouvoir  reconnaître.  Et  quoiqu'on  doive 
demeurer  d'accord  qu'il  a  mieux  expliqué  les  propriétés  de 
l'âme  et  du  corps  que  tous  ceux  qui  l'ont  précédé  et  qui  l'ont 
suivi  jusqu'à  notre  siècle,  néanmoins  il  serait  à  souhaiter  qu'il 
n'eûl  pas  attribué  aux  corps  qui  nous  environnent  toutes  les 
qualités  sensibles  que  nous  apercevons  par  leur  moyen  ;  car 
enfin  elles  ne  sont  point  clairement  contenues  dans  l'idée  qu'il 
avait  de  la  matière.  De  sorte  qu'on  peut  dire,  avec  quelque 
assurance ,  qu'on  n'a  point  assez  clairement  connu  la  diffé- 
rence de  l'esprit  et  du  corps  que  depuis  quelques  années  2. 

Les  uns  s'imaginent  bien  connaître  la  nature  de  l'esprit. 
Plusieurs  autres  sont  persuadés  qu'il  n'est  pas  possible  d'en 
rien  connaître.  Le  plus  grand  nombre  enfin  ne  voient  pas  de 
quelle  utilité  est  cette  connaissance  et,  pour  cette  raison,  ils  la 
méprisent.  Mais  toutes  ces  opinions  si  communes  sont  plutôt 
des  effets  de  l'imagination  et  de  l'inclination  dos  hommes  que 
des  suites  d'une  vue  claire  et  distincte  de  leur  esprit.  C'est 
qu'ils  sentent  de  la  peine  et  du  dégoût  à  rentrer  dans  eux- 
mêmes  pour  y  reconnaître  leurs  faiblesses  et  leurs  infirmités, 
et  qu'ils  se  plaisent  dans  les  recherclies  curieuses  et  dans  toutes 
les  sciences  qui  ont  quelque  éclat.  Étant  toujours  hors  de  chez 
eux,  ils  ne  s'aperçoivent  point  des  désordres  qui  s'y  passent.  Ils 
pensent  qu'ils  se  portent  bien,  parce  qu'ils  ne  se  sentent  point. 
Us  trouvent  même  à  redire  que  ceux  qui  connaissent  leur 
propre  maladie  se  mettent  dans  les  remèdes  ;  ils  disent  qu'ils 
se  font  malades,  parce  qu'ils  tâchent  de  se  guérir. 

Mais  ces  grands  génies,  qui  pénètrent  les  secrets  les  plus 


<  Confess.  tiv.  %,  rli.  r;. 

*  C'est  à  DescartKs  que  Matebranclu'  fait  ici  allusion.  (Vest  lui  qn'il  loue 
d'avoir  niieuxfait  l'oiiiiainv  que  saint  Ausriistin  tniiiiêiie  la  di'lfcieuce  do  fàiiie 
et  (lu  corps  l.e  !;raiul  uiériie  de  IV-sraries.  selon  Mslebraiicbe,  est  d'avoir 
dépouillL*  les  corps  des  qualités  seusibli'«  pour  les  mettre  dans  l'âme. 


12  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

cachés  de  la  nature,  qui  s'élèvent  eu  esprit  jusque  dans  les 
cieux,  et  qui  descendent  jusque  dans  les  abîmes,  devraient  se 
souvenir  de  ce  qu'ils  sont.  Ces  grands  objets  ne  font  peui-èlre 
que  les  éblouir.  Il  faut  que  l'esprit  sorte  hors  de  lui-même  pour 
atteindre  à  tant  de  choses  ;  mais  il  ne  peut  en  sortir  sans  se 
dissiper. 

Les  hommes  ne  sont  pas  nés  pour  devenir  astronomes,  ou 
cliimistes,  pour  passer  toute  leur  vie  pendus  à  ime  lunette,  ou 
attachés  à  un  fourneau,  et  pour  tirer  ensuite  des  conséquences 
assez  inutiles  de  leurs  observations  laborieuses.  Je  veux  qu'un 
astronome  ait  découvert  le  premier  des  terres,  des  mers  et  des 
montagnes  dans  la  lune,  qu'il  se  soit  aperçu  le  premier  des 
taches  qui  tournent  sur  le  soleil,  et  qu'il  en  ait  exactement  cal- 
culé les  mouvements!  ;  je  veux  qu'un  chimiste  ait  enfin  trouvé 
le  secret  de  fixer  le  mercure,  ou  de  faire  de  cet  alkaëst  par 
lequel  Van  Helmont  se  vantait  de  dissoudre  tous  les  corps.  En 
sonl-ils  pour  cela  devenus  plus  sages  et  plus  heureux  ?  Ils  se 
sont  peut-être  fait  quelque  réputation  dans  le  monde  ;  mais 
s'ils  y  ont  pris  garde,  cette  réputation  n'a  fait  qu'étendre  leur 
servitude. 

Les  hommes  peuvent  regarder  l'astronomie,  la  chimie,  et 
presque  toutes  les  autres  sciences,  comme  des  divertissements 
d'un  honnête  homme  ;  mais  ils  ne  doivent  pas  se  laisser  sur- 
prendre par  leur  éclat,  ni  les  préférer  à  la  science  de  l'homme. 
Car,  quoique  l'imagination  attache  une  certaine  idée  de  gran- 
deur à  l'astronomie,  parce  que  cette  science  considère  des 
objets  grands,  éclatants  et  qui  sont  infiniment  élevés  au-dessus 
de  tout  ce  qui  nous  environne,  il  ne  faut  pas  que  l'esprit  révère 
aveuglément  cette  idée  ;  il  s'en  doit  rendre  le  juge  et  le  maître, 
et  la  dépouiller  de  ce  faste  sensible  qui  étonne  la  raison.  Il 
faut  que  l'esprit  juge  de  toutes  les  choses  selon  ses  lumières 
intérieures,  sans  écouter  le  témoignage  faux  et  confus  de  ses 
sens  et  de  son  imagination  ;  et  s  il  exauiine  à  la  lumière  pure 
de  la  vérité  qui  l'éclairé  toutes  les  sciences  humaines ,  on  ne 
craint  point  d'assurer  qu'il  les  méprisera  presque  toutes,  et 


'  Malcbranclic  nioiUie  peu  de  goût  pour  l'astronoinio,  à  l'exemple  de 
Descaiii's,  qui,  au  dire  de  Buillet,  csliniaii  l'astronomie  une  perle  de  temps. 
Il  exprime  le  luOmc  senliiiieul  dans  plusieurs  passages  de  la  liccherche. 


PRÉFACE    DE    MALEBRANCHE.  13 

qu'il  aura  plus  d'eslime  pour  celle  qui  nous  apprend  ce  que 
nous  sommes  que  pour  toutes  les  autres  ensemble. 

On  aime  donc  mieux  exhorter  ceux  qui  ont  quelque  amour 
pour  la  vérité,  à  juger  du  sujet  de  cet  ouvrage  selon  les  ré- 
ponses qu'ils  recevront  du  souverain  maître  de  tous  les  hom- 
mes, après  qu'ils  l'auront  interrogé  par  quelques  réflexions 
sérieuses,  que  de  les  prévenir  par  de  grands  discours,  qu'ils 
pourraient  peut-être  prendre  pour  des  lieux  communs,  ou  pour 
de  vains  ornements  d'une  préface.  Que  s'ils  se  persuadent  que 
ce  sujet  soit  digne  de  leur  application  et  de  leur  étude,  on  les 
prie  de  nouveau  de  ne  point  juger  des  choses  que  renferme  cet 
ouvrage,  par  la  manière  bonne  ou  mauvaise  dont  elles  sont 
exprimées,  mais  de  rentrer  toujours  dans  eux-mêmes  pour  y 
entendre  les  décisions  qu'ils  doivent  suivre  et  selon  lesquelles 
ils  doivent  juger. 

Étant  aussi  persuadés  que  nous  le  sommes  ^  que  les  hommes 
ne  se  peuvent  enseigner  les  uns  les  autres,  et  que  ceux  qui 
nous  écoutent  n'apprennent  point  les  vérités  que  nous  disons  à 
leurs  oreilles,  si  en  même  temps  celui  qui  nous  les  a  décou- 
vertes ne  les  manifeste  aussi  à  leur  esprit,  nous  nous  trou- 
vons encore  obligés  d'avertir  ceux  qui  voudront  bien  lire  cet 
ouvrage  de  ne  point  nous  croire  sur  notre  parole  par  inclina- 
tion, ni  s'opposer  à  ce  que  nous  disons  par  aversion.  Car  en- 
core que  l'on  pense  n'avoir  rien  avancé  de  nouveau  dont  on 
n'ait  été  convaincu  après  une  sérieuse  méditation,  ou  sei-ail 
cependant  bien  fâché  que  les  autres  se  contentassent  de  retenir 
et  de  croire  nos  senlimenis  sans  les  savoir,  et  qu'ils  tombas- 
sent dans  quelque  erreur,  ou  faute  de  les  entendre,  ou  parce 
que  nous  nous  serions  trompés. 

L'orgueil  de  certains  savants,  qui  veulent  qu'on  les  croie  sur 
leur  parole,  nous  parait  insupportable,  ils  trouvent  à  redire 
qu'on  interroge  Dieu  après  qu'ils  ont  parlé,  parce  qu'ils  ne 
l'interrogent  point  eux-mêmes.  Ils  s'irritent  dès  que  l'on   s'op- 


i  Noiite  putare  quemi|uaiii  homincm  alii|uid  diacre  ab  homiuc.  Adaionorc 
l>O«uiiiu^  per  strcpitum  vori^  iiosiro.*;  si  oon  $it  inius  qui  doreat,  ioanis  sil 
strcpitus  noster.  4ui/.  «».  Joaii. 

Auditus  per  me  faclus;  iiii-'llertiK  por  i|acm*  Dixit  alii|ui>i  et  nd  cor  ves- 
trum,  sed  non  cum  videliâ.  Si  intellexistis,  Tratres,  diituiu  est  cl  cordi  vc*(rj. 
Munu  Dci  est  in'.clligeiitia.  Aug.  iu  Joai.  Tr.  40. 


U  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

pose  à  leurs  sentiments,  et  ils  veulent  absolument  que  l'on  pré- 
fère les  ténèbres  de  leur  imagination  à  la  lumière  pure  de  la 
vérité  qui  éclaire  l'esprit. 

Nous  sommes,  grâces  à  Dieu,  bien  éloigné  de  cette  manière 
d'agir,  quoique  souvent  on  nous  l'attribue.  Nous  ne  regardons 
les  auteurs  qui  nous  ont  précédés  que  comme  des  moniteurs  ; 
nous  serions  donc  bien  injustes  et  bien  vains  de  vouloir  qu'on 
nous  écoutât  comme  des  docteurs  et  comme  des  maîtres.  Nous 
demandons  bien  que  l'on  croie  les  faits  et  les  expériences  que 
nous  rapportons,  parce  que  ces  choses  ne  s'apprennent  point 
par  l'application  de  l'esprit  à  la  raison  souveraine  et  univer- 
selle; '  mais  pour  toutes  les  vérités  qui  se  découvrent  dans  les 
véritables  idées  des  choses,  que  la  vérité  éternelle  nous  repré- 
sente dans  le  plus  secret  de  notre  raison,  nous  avertissons 
expressément  que  l'on  ne  s'arrête  point  à  ce  que  nous  en 
pensons;  car  nous  ne  croyons  pas  que  ce  soit  un  petit  crime 
que  de  se  comparer  à  Dieu,  on  dominant  ainsi  sur  les  esprits. 

La  principale  raison  pour  laquelle  on  souhaite  extrêmement 
que  ceux  qui  liront  cet  ouvrage  s'y  appliquent  de  toutes  leurs 
forces,  c'est  que  l'on  désire  d'être  repris  des  fautes  qu'on 
pouvait  y  avoir  commises  ;  car  on  ne  s'imagine  pas  être  in- 
faillible. On  a  une  si  étroite  liaison  avec  son  corps,  et  on  en 
dépend  si  fort,  que  l'on  appréhende  avec  raison  de  n'avoir  pas 
toujours  bien  discerné  le  bruit  confus  dont  il  remplit  l'imagi- 
nation, d'avec  la  voix  pure  de  la  vérité  qui  parle  à  l'esprit. 

S'il  n'y  avait  que  Dieu  qui  parlât  et  que  Ion  ne  jugeât  que 
selon  ce  qu'on  entendrait,  on  pourrait  peut-être  user  de  ces 
paroles  de  Jésus-Clirist^  :  Je  juge  selon  ce  que  f  entends,  et 
mon  jugement  est  juste  et  véritable.  Mais  on  a  un  corps  qui 
parle  plus  haut  que  Dieu  même,  et  ce  corps  ne  dit  jamais  la 
vérité.  On  a  de  l'amour-pi'opre,  qui  corrompt  les  paroles  de 
•celui  qui  dit  toujours  la  vérité.  Et  on  a  de  l'orgueil,  qui  inspire 
l'audace  de  juger  sans  attendre  les  réponses  de  la  vérité,  selon 
lesquelles  seu  i-a-:  on  doit  juger.  Car  la  principale  cause  de  nos 

*  Vo'/ez  le  livre  de,  M^s'isUn,  de  S-  Aug. 

Noli  putare  te  ipsam  esse  lucein.  Aui/.  in  Pu. 

Non  a  nu!  luilii  liiineii  cxistens,  sed  lumen  n)n  participans  nisi  in  te.  De 
verbts  Domiiu  Serm.  8. 

*  Sicul  autfio  sic  judico,  et  judicium  meuni  justum  est,  quia  non  quaTO 
voluntateni  ineani.  Joaii.  cap.  S,  30. 


PRÉFACE    DE    MALEBRANCHE.  15 

erreurs,  c'est  que  nos  jugements  s'étendent  à  plus  de  choses 
que  la  vue  claire  de  notre  esprit.  Je  prie  donc  ceux  à  qui  Dieu 
fera  connaître  mes  égarements  de  me  redresser,  afin  que  cet 
ouvrage,  que  je  ne  donne  que  comme  un  essai,  dont  le  sujet  est 
très  digne  de  l'application  des  hommes,  puisse  peu  à  peu  se 
perfectionner. 

On  ne  l'avait  entrepris  d'abord  que  dans  le  dessein  de  s'ins- 
truire, que  dans  le  dessein  d'apprendre  à  bien  penser  et  à 
exposer  nettement  ce  que  l'on  pense  ;  mais  quelques  personnes 
ayant  cru  qu'il  serait  utile  de  le  rendre  public,  on  s'est  rendu  à 
leurs  raisons  d'autant  plus  volontiers  qu'une  des  principales 
s'accordait  avec  ce  désir  que  l'on  avait  de  s'être  utile  à  soi- 
même.  Le  véritable  moyen,  disaient-ils,  de  s'instruire  pleine- 
ment de  quelque  matière,  c'est  de  proposer  aux  habiles  gens 
les  sentiments  qu'on  en  a.  Cela  excite  notre  attention  et  la  leur. 
Quelquefois  ils  ont  d'autres  vues,  et  ils  découvrent  d'autres  vé- 
rités que  nous,  et  quelquefois  ils  poussent  certaines  découvertes 
qu'on  a  négligées  par  paresse,  ou  qu'on  a  abandonnées  faute  de 
courage  et  de  force. 

C'est  dans  cette  vue  de  mon  utilité  particulière  et  de  celle  de 
quelques  autres  que  je  me  hasarde  à  être  auteur.  Mais,  afin 
que  mes  espérances  ne  soient  point  vaines,  je  donne  cet  avis, 
qu'on  ne  doit  pas  se  rebuter  d'abord,  si  l'on  trouve  des  choses 
qui  choquent  les  opinions  ordinaires  que  l'on  a  crues  toute  sa 
vie  et  que  l'on  voit  approuvées  généralement  de  tous  les 
hommes  et  dans  tous  les  siècles.  Ce  sont  les  erreurs  les  plus 
générales  qne  je  tâche  principalement  de  détruire.  Si  les 
hommes  étaient  fort  éclairés,  l'approbation  universelle  serait 
une  raison;  mais  c'est  tout  le  contraire.  Que  l'on  soit  donc 
averti  une  fois  pour  toutes  qu  il  ny  a  que  la  raison  qui  doive 
présider  au  jugement  de  toutes  les  opinions  humaines  qui 
n'ont  point  de  rapport  à  la  foi,  de  laquelle  seule  Dieu  nous  ins- 
truit d'une  manière  toute  différente  de  celle  dont  il  nous  dé- 
couvre les  choses  naturelles.  Que  l'on  rentre  dans  soi-même, 
et  que  l'on  s'approche  de  la  lumière  qui  y  luit  incessamment, 
afin  que  notre  raison  soit  plus  é^'lairée  i.   Que  l'on  évite  avec 

»  Qui  hoc  vidcie  nmi  potest,  oret  oi  a;at  m  posse  inerealur.  ncc  ad  hoini- 
ncm  (lispulaloiem  pulset,  ut  quod  non  loRit  les-Mt,  sed  al  D-nin  salvatoreiii, 
ut  quod  aou  valet  valeat.  Ep.  11-2,  c.   13.  Supplexque  illi  qui   lumen  meutis 


16  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

soin  toutes  les  sensations  trop  vives  et  toutes  les  émotions  de 
l'àme  qui  remplissent  la  capacité  de  notre  faible  intelligence. 
Car  le  plus  petit  bruit,  le  moindre  éclat  de  lumière  dissipe 
quelquefois  la  vue  de  l'esprit  ;  il  est  bon  d'éviter  toutes  ces 
choses,  quoiqu'il  ne  soit  pas  absolument  nécessaire.  Et  si  en 
faisant  tous  ses  efforts  on  ne  peut  résister  aux  impressions 
continuelles  que  notre  corps  et  les  préjugés  de  notre  enfance 
font  sur  notre  imagination,  il  est  nécessaire  de  recourir  à  la 
prière,  pour  recevoir  ce  que  l'on  ne  peut  avoir  par  ses  propres 
forces,  sans  cesser  toutefois  de  résister  à  ses  sens  ;  car  ce  doit 
être  l'occupation  continuelle  de  ceux  qui,  à  l'exemple  de  saint 
Augustin,  ont  beaucoup  d'amour  pour  la  vérité.  IS'ullo  modo  re- 
sulitur  corporis  sensibus  ;  Qu.e  nobis  sacratissima  disciplina 
EST,  .si  ner  eos  inflictis  plagis  vulneribusque  hlandimur.  Ad 
Nebridium.  Ep.  7  i. 

acpcndit  attondat,  ut  inlellisrat.  Conirà  Ep.  fiindam..  c.  33.  Le  titre  com))lct  de 
l'ouvrnk'c  do,  ^aint  Au?iisliii,  (|iio  rite  ici  Alaleliranclie,  est  :  «Contra  cpistolain 
qiiain  .Maiiich;ri  vncu'.it  finidaiiii'nti.  » 

1  On  iioiiv.ra   la   division  de  cet   ouvrage   dans  le  4«   chapitre.   (Note  de 
Maii'braiiclie.) 


AVERTISSEMENT 

TOUCHANT    CETTE     DERNIÈRE     ÉDITION 


Je  crois  devoir  avertir  le  lecteur  que,  de  l  utes  les  éditions 
(]u'oii  a  faites  de  la  Recherche  de  la  Vérité,  à  Paris  et  ailleurs, 
celle-ci  est  la  plus  exacte  et  la  plus  ample  i.  Car  outre  que  je 
me  suis  servi  de  l'édition  précédente,  qui  était  la  meilleure  de 
toutes,  j'y  ai  encore  ajouté  plusieurs  éclaircissements  aux  en- 
droits que  j'ai  cru  en  avoir  quelque  besoin.  Gomme  j'avais 
avancé  dans  le  seizième  éclaircissement  un  sentiment  contraire 
à  celui  de  M.  Descaries  touchant  la  matière  subtile,  j'ai  cru 
devoir  expliquer  plus  au  long  ce  que  j'en  pense,  parce  qu'il  me 
parait  évident  que  c'est  le  dénouement  de  beaucoup  de  diffi- 
cultés qu'on  trouve  à  rendre  des  effets  les  plus  généraux  de  la 
nature.  C'est  ce  que  je  fais  voir  par  plusieurs  exemples  dans  ce 
que  j'ai  ajouté  au  seizième  éclaircissement.  J'ai  ajouté  aussi,  à 
la  fin  de  l'ouvrage,  une  espèce  d'abrégé  d'optique,  parce  que 
c'aurait  été  un  éclaircissement  trop  long  et  qui  aurait  trop  in- 
terrompu la  suite.  J'avertis  que,  pour  concevoir  nettement  ce 
([ue  je  dis  des  erreurs  de  la  vue,  il  est  nécessaire  que  ceux-là 
du  moins  qui  ne  savent  pas  comment  les  yeux  sont  composés, 
ni  comment  ils  servent  à  voir  les  objets,  lisent  ce  dernier  éclair- 
cissement avant,  ou  en  môme  temps  que  ce  que  je  dis  dans  le 
premier  livre  des  erreurs  de  la  vue.  Peut-être  môme  que  ceux 
qui  ont  étudié  l'optique  y  apprendront  quoique  chose  qui  les 
dédommagera  de  la  peine  qu'ils  auront  prise  de  le  lire. 

Comme  les  autres  ouvrages  que  j'ai  faits  ont  beaucoup  de 
rapport  à  la  Recherche  de  la  Vérité,  il  serait  assez  inutile  que 

'  1!  (lit  la  même  cliose  dans  l'tclition  de  1700.  Mais  on  voit  par  ce  qui  siiil 
nue  ccUi'  (iLMniéii!  t'dilioii  de  1713,  colle  que  nous  suivons,  inorile  seule  eei 
élose,  el  que  Maleinanclie  s'est  ap|iliiiné  à  cclaircir,  à  compléter  l'ediiioa 
de  l'OO  I  endani  les  dernières  années  de  sa  vie. 


18  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

j'y  fisse  encore  de  nouvelles  additions  ;  car  j'espère  que  ceux 
qui  voudront  bien  lire  mes  auti'es  écrits,  et  que  j'ai  cités  en  marge 
à  ce  dessein,  y  trouveront  les  éclaircissements  qu'ils  peuvent 
souhaiter  sur  celui-ci,  et  même  beaucoup  de  vérités  de  la  der- 
nière importance.  Il  est  impossible  de  tout  dire  et  de  tout  cclaircir 
en  même  temps,  car  les  vérités  ont  entre  elles  trop  de  liaisons  ; 
à  force  de  vouloir  éclaircir,  on  confondrait  tout.  On  trouvera 
donc  encore  quelques  obscurités  et  quelques  équivoques  dans 
la  lecture  de  l'ouvrage,  ou  par  ma  faute  ou  par  celle  du  lecteur. 
Mais  l'attention,  l'équité,  et  le  pouvoir  qu'on  a  de  suspendre 
son  jugement  jusqu'à  ce  que  l'évidence  paraisse,  peuvent  remé- 
dier à  tout;  car  le  vrai  se  conçoit  clairement,  mais  le  faux  est 
absolument  incompréhensible. 

Comme  il  s'est  fait  plusieurs  éditions  différentes  de  mes  livres, 
dont  la  plupart  sont  imparfaites  et  très  peu  correctes,  et  sur 
lesquelles  néanmoins  on  a  fait  des  traductions  en  langue  étran- 
gère, je  crois  devoir  avertir  que,  de  toutes  celles  qui  sont  venues 
à  ma  connaissance,  les  plus  exactes  pour  le  sens  (car  je  ne 
parle  point  des  fautes  qui  ne  le  troublent  pas,  et  que  le  lecteur 
peut  corriger,  comme  celles  de  ponctuation  et  d'orthographe  et 
quelques  autres)  sont  :  les  Conversations  Chrétiennes  de  l'édi- 
tion de  Paris  en  1702;  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  Grâce, 
de  la  dernière  édition  de  Rotterdam,  qui  s'est  faite  celte  année  ; 
le  Traité  de  Morale,  imprimé  à  Lyon  en  1707;  les  Méditations 
Chrétiennes,  imprimées  aussi  à  Lyon  en  1707;  les  Réponses  à 
M.  Arnauld,  à  Paris  en  1709;  les  Entretiens  sur  la  Métaphysi- 
que et  sur  la  Religion^  à  Paris  en  1711  ;  le  Traité  de  Vamour  de 
Dieu  et  la  suite,  à  Lyon  en  1707.  J'ai  mis  ces  ouvrages  selon 
l'ordre  des  temps  qu'ils  ont  été  composés,  afin  que  ceux  qui 
les  veulent  lire  et  en  juger  suivent  cet  ordre,  et  expliquent  par 
les  derniers  ce  qu'ils  trouveront  peMt-ôtre  obscur  dans  les  pre- 
miers. 


DK  LA 

RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ 

LIVRE   PREMIER 

DES   SENS 


CHAriïKK  PREMIER 

I.    De  l2  natiiie  et  des  propriétés  de  reiUeiideniciit.  —  II.  De  la  nature  et  des 
propriétés  de  la  volonté,  et  ce  que  c'i-st  (|ue  la  liberté. 

L'Erreur  est  la  cause  de  la  misère  des  hommes  ;  c'est  le 
mauvais  principe  qui  a  produit  le  mal  dans  le  monde  ;  c'est  elle 
qui  fait  naître  et  qui  entretient  dans  notre  âme  tous  les  maux 
qui  nous  affligent,  et  nous  ne  devons  point  espérer  de  bonheur 
solide  el  véritable  qu'en  travaillant  sérieusement  à  l'éviler. 

L'écrit uro  sainte  nous  apprend  que  les  hommes  ne  sont  mi- 
sérables que  parce  qu'ils  sont  pécheurs  et  criminels,  et  ils  ne 
seraient  ni  pécheurs,  ni  criminels,  s'ils  ne  se  rendaienl  point 
esclaves  du  péché  en  consentant  à  l'erreur. 

S'il  est  donc  vrai  (jue  l'erreur  soit  l'origine  de  la  misère  des 
hommes,  il  est  bien  juste  que  les  hommes  fassenl  effort  pour 
s'en  délivrer.  Certainement  leur  effort  ne  sera  point  inutile  et 
sans  récompense,  quoiqu'il  n'ait  pas  tout  reffQ,t  qu'ils  pourraient 
souhaiter.  Si  les  hommes  ne  deviennent  pas  infaillibles,  ils  se 
tromiieront  beaucoup  moins ,  et  s'ils  ne  se  délivrent  pas  entiè- 
rement de  leurs  maux,  ils  en  éviteront  au  moins  quelques-uns. 
0^  II,  .li;t|a;'  (!ij.  ccllo  vie  estv;ter  une  entière  félioilé,  parce 
<iu'ici-bas  on  ne  doit  pas  prétendre  à  l'infaillibililé  ;  mais  on 


20  DE    LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

doit  travailler  sans  cesse  à  ne  se  point  tromper,  puisqu'on  sou- 
haite sans  cesse  de  se  délivrer  de  ses  misères.  En  un  mot, 
comme  on  désire  avec  ardeur  un  bonheur,  sans  l'espérer ,  on 
doit  tendre  avec  effort  à  Tinfaillibilité,  sans  y  prétendre. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'il  y  ait  beaucoup  à  souffrir  dans 
la  recherche  de  la  vérité  ;  il  ne  faut  que  se  rendre  allcutif  aux 
idées  claires  que  chacun  trouve  en  soi-même,  et  suivre  exacte- 
ment quelques  règles  que  nous  donnerons  dans  la  suite  -. 
L'exactitude  de  l'esprit  n'a  presque  rien  de  pénible  ;  ce  n'est 
point  une  servitude  comme  l'imagination  la  représente,  et  si 
nous  y  trouvons  d'abord  quelque  difficulté,  nous  en  recevons 
bientôt  des  satisfactions  qui  nous  récompensent  abondamment 
de  nos  peines  ;  car  enfin  il  n'y  a  qu'elle  qui  produise  la  lumière 
et  qui  nous  découvre  la  vérité. 

Mais  sans  nous  arrêter  davantage  à  préparer  l'esprit  des 
lecteurs,  qu'il  est  bien  plus  juste  de  croire  assez  portés  d'eux- 
niémes  à  la  recherche  de  la  venté,  examinons  les  causes  et  la 
nature  de  nos  erreurs  ;  et  puisque  la  méthode  qui  examine  les 
choses  en  les  considérant  dans  leur  naissance  et  dans  leur  ori- 
gine, a  plus  d'ordre  et  de  lumière  et  les  fait  connaître  plus  à 
fond  que  les  autres,  tâchons  de  la  mettre  ici  en  usage. 

I.  L'esprit  de  l'homme,  n'étant  point  matériel  ou  étendu,  est 
sans  doute  une  substance  simple,  indivisible  et  sans  aucune 
composition  de  parties  ;  mais  cependant  on  a  coutume  de  dis- 
tinguer en  lui  deux  facultés  :  savoir,  Y  entendement  et  la  volonté, 
lesquelles  il  est  nécessaire  d'expliquer  d'abord,  pour  attacher  à 
ces  deux  mots  une  notion  exacte  ;  car  il  semble  que  les  notions 
ou  les  idées  qu'on  a  de  ces  deux  facultés  ne  sont  pas  assez 
nettes,  ni  assez  distinctes. 

Mais  parce  que  ces  idées  sont  fort  abstraites  et  qu'elles  ne 
tombent  point  sous  l'imagination,  il  semble  à  propos  de  les 
exprimer  par  rapport  aux  propriétés  qui  conviennent  à  la  ma- 
tière, lesquelles,  se  pouvant  facilement  imaginer,  rendront  les 
notions  qu'il  est  bon  d'attacher  à  ces  deux  mots,  entendement 
fil  volonté,  plus  distinctes  et  même  plus  familières.  Il  faudra 
seulement  prendre  garde  que  ces  rapports  de  l'esprit  et  de 
ia  matière  ne  sont  pas  entièrement  justes,  et  qu'on  ny  compare 

♦  Livre  sixième. 


DES    SENS.  2Î 

ensemble  ces  deux  choses  que  pour  rendre  l'esprit  plus  attentil 
et  faire  comme  sentir  aux  antres  ce  que  l'on  veut  dire. 

La  matière  ou  l'étendue  renferme  en  elle  deux  propriétés  ou 
deux  facultés.  La  première  faculté  est  celle  de  recevoir  diffé- 
rentes figures,  et  la  seconde  est  la  capacité  d'être  mue.  De 
mémo  l'esprit  de  l'homme  x'enferrae  deux  facultés  :  la  première, 
qui  est  ['entendement,  est  celle  de  recevoir  plusieurs  idées, 
c'est- ù-dire  d'apercevoir  plusieurs  choses;  la  seconde,  qui 
est  la  volonté,  est  celle  de  recevoir  plusieurs  inclinations.,  ou 
de  vouloir  différentes  choses.  Nous  expliquerons  d'abord  les 
rapports  qui  se  trouvent  entre  la  première  des  deux  facultés  qui 
appartiennent  à  la  matière  et  la  première  de  celles  qui  appar- 
tiennent à  l'esprit. 

L'étendue  est  capable  de  recevoir  deux  sortes  de  figures. 

Les  unes  sont  seulement  extérieures,  comme  la  rondeur  à  un 
morceau  de  cire  ;  les  autres  sont  intérieures,  et  ce  sont  celles 
qui  sont  propres  à  toutes  les  petites  parties  dont  la  cii'c  est 
composée  ;  car  il  est  indubitable  que  toutes  les  petites  parties 
qui  composent  un  morceau  de  cire  ont  des  figures  fort  diffé- 
rentes de  celles  qui  composent  un  morceau  de  fer.  J'appelle 
donc  simplement  figure  celle  qui  est  extérieure,  et  j'appelle  co«- 
figuration  la  figure  qui  est  intérieure,  et  qui  est  nécessaire  à 
toutes  les  parties  dont  la  cire  est  composée,  afin  qu'elle  soit  ce 
qu'elle  est. 

On  peut  dire,  de  même,  que  les  perceptions  que  l'âme  a  des 
idées  sont  de  deux  sortes.  Les  premières,  que  l'on  appelle  per- 
ceptions pures,  sont,  pour  ainsi  dire,  superficielles  à  l'âme  : 
elle  ne  la  pénètrent  et  ne  la  modifient  pas  sensiblement.  Les 
secondes,  qu'on  appelle  sensibles,  la  pénètrent  plus  ou  moins 
viv(Mnent.  Tels  sont  le  plaisir  et  la  douleur,  la  lumière  et  les 
couleurs,  les  saveurs,  les  odeurs,  etc.  Car  on  fera  voir  dans  la 
suite  (pie  les  sensations  ne  sont  rien  autre  chose  que  des  ma- 
nières d'être  de  l'esprit,  et  c'est  pour  cela  que  je  les  appellerai 
des  modifications  de  l'esprit. 

On  pourrait  appeller  aussi  les  inclinalious  do  l'âme  des  nio- 
difications  de  la  même  âme.  Car  puisqu'il  est  constant  que 
l'inrlinalion  de  la  volonté  est  une  manifre  d'être  de  l'âme,  ou 
poiiriait  l'appellor  modification  de  l'âme;  ainsi  que  le  mouve- 
n  fu\  dans  les  corps  »;lant  une  manière  d'être  des  mêmes  corps 


22  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

on  pourrait  dire  que  le  mouvement  est  une  modification  de  la 
matière.  Cependant  je  n'appelle  pas  les  inclinations  de  la  vo- 
lonté, ni  les  mouvements  de  la  matière,  des  modifications,  parce 
que  ces  inclioations  et  ces  mouvements  ont  ordinairement  rap- 
port à  quelque  chose  d'extérieur  ;  car  les  inclinations  ont  rap- 
port au  bien,  et  les  mouvements  ont  rapport  à  quelque  corps 
étranger.  Mais  les  figures  et  les  configurations  des  corps,  et 
les  sensations  de  l'âme,  n'ont  aucun  rapport  nécessaire  au 
dehors.  Car  de  même  qu'une  figure  est  ronde,  lorsque  toutes 
les  parties  extérieures  d'un  corps  sont  également  éloignées 
d'une  de  ses  parties  qu'on  appelle  le  centre,  sans  aucun  rap- 
port à  ceux  de  deliors  ,  ainsi  toutes  les  sensations  dont  nous 
sommes  capables  pourraient  subsister,  sans  qu'il  y  eût  aucun 
objet  hors  de  nous.  Leur  être  n'enferme  point  de  rapport  né- 
cessaire avec  les  corps  qui  semblent  les  causer,  comme  ou  le 
prouvera  ailleurs ,  et  elles  ne  sont  rien  autre  chose  que  l'àme 
modifiée  d'une  telle  ou  telle  façon  ;  de  sorte  qu'elles  sont 
proprement  les  modifications  de  l'âme.  Qu'il  me  soit  donc 
permis  de  les  nommer  ainsi  pour  m'expliquer. 

La  première  et  la  principale  des  convenances  qui  se  trouvent 
entre  la  faculté  qu'a  la  matière  de  recevoir  différentes  figures 
et  différentes  configurations  et  celle  qu'a  l'âme  de  recevoir 
différentes  idées  et  différentes  modifications^  c'est  que,  de  même 
que  la  faculté  de  recevoir  différentes  figures  et  différentes  con- 
figurations dans  les  corps  est  entièrement  passive  et  ne  ren- 
ferme aucune  action,  ainsi  la  faculté  de  recevoir  différentes 
idées  et  différentes  modifications  dans  l'esprit  est  entièrement 
passive  et  ne  renferme  aucune  action;  et  j'appelle  cette  faculté, 
ou  celte  capacité  qu'a  l'âme  de  recevoir  toutes  ces  choses, 
entendement. 

D'où  il  faut  conclure  que  c'est  l'entendement  qui  aperçoit  ou 
qui  connaît,  puisqu'il  n'y  a  que  lui  qui  reçoive  les  idées  des 
objets;  car  c'est  une  même  chose  à  l'âme  d'apercevoir  ua 
objet  que  de  recevoir  l'idée  qui  le  représente.  C'est  aussi  l'en- 
tendement ([ui  aperçoit  les  modifications  de  l'àme,  ou  qui  les 
sent,  puisque  j'culonds,  par  ce  mot  entendement.,  cette  faculté 
passive  de  Tàme  par  laquelle  elle  reçoit  toutes  les  différoiU^s 
modifications  dont  elle  est  capable.  Car  c'est  la  «nême  clio?^  à 
L'âme  de  recevoir  la  manière  d'être  qu'on  appelle  la  douleur 


DES    SENS.  25 

que  d'apercevoir  ou  de  sentir  la  douleur,  puisqu'elle  ne  peut 
recevoir  la  douleur  d'autre  manii-re  qu'en  l'apercevant.  D'oii 
l'on  peut  conclure  que  c'est  l'entendement  qui  imagine  les 
objets  absents  et  qui  sent  ceux  qui  sont  présents,  et  que  les 
sens  et  ï imagination  ne  sont  que  l'entendement  apercevant 
les  objets  par  les  organes  du  corps,  ainsi  que  nous  expliquerons 
dans  la  suite. 

Or  parce  que,  quand  on  sent  de  la  douleur  ou  autre  chose, 
on  l'aperçoit  d'ordinaire  par  l'entremise  des  organes  des  sens, 
les  hommes  disent  ordinairement  que  ce  sont  les  sens  qui  l'a- 
perçoivent, sans  savoir  distinctement  ce  qu'ils  entendent  par  le 
terme  de  sens.  Ils  pensent  qu'il  y  a  quelque  faculté  distinguée 
de  l'âme  qui  la  rend,  elle  ou  le  corps,  capable  de  sentir  ;  car 
ils  croient  que  les  organes  des  sens  ont  véritablement  part  à 
nos  perceptions.  Ils  s'imaginent  que  le  corps  aide  tellement 
l'esprit  à  sentir  que,  si  l'esprit  était  séparé  du  corps,  il  ne  pour- 
rait jamais  rien  sentir.  Mais  ils  ne  pensent  toutes  ces  choses 
que  par  préoccupation  et  parce  que,  dans  l'état  où  nous  sommes, 
nous  ne  sentons  jamais  rien  sans  l'usage  des  organes  des  sens, 
comme  nous  expliquerons  ailleurs  plus  au  long. 

C'est  pour  nous  accommoder  à  la  manière  ordinaire  de 
parler  que  nous  dirons  dans  la  suite  que  les  sens  sentent  ; 
mais  par  le  mot  de  sens  nous  n'entendons  rien  autre  chose  que 
celte  faculté  passive  de  l'âme  dont  nous  venons  de  parler, 
c'est-à-dire  l'entendement  apercevant  quelque  chose  à  l'oc- 
casion de  ce  qui  se  passe  dans  les  organes  de  son  corps,  selon 
l'institution  de  la  nature,  comme  on  expliquera  ailleurs. 

L'autre  convenance  entre  la  faculté  passive  de  l'âme  et  celle 
de  la  matière,  c'est  que  comme  la  matière  n'est  point  véritable- 
ment changée  par  le  changement  qui  arrive  à  sa  figure  ,  je 
veux  dire,  par  exemple,  que  comme  la  cire  ne  reçoit  point  do 
cliangément  considérable  pour  être  ronde  ou  carrée,  ainsi 
Icsprit  ne  reçoit  point  de  changement  considérable  par  la  diver- 
sité des  idées  qu'il  a  ;  je  veux  dire  que  l'esprit  ne  reçoit  point 
de  changement  considérable,  ((uoiqu'il  reçoive  l'idée  d'un  carré 
ou  d'un  rond,  en  apercevant  un  carré  ou  un  rond. 

De  plus.  Comme  l'on  peut  dire  que  la  matière  reçoit  des 
changements  considérables,  lorsqu'elle  perd  la  coniiguralion 
jiropre  aux  parties  de  la  cire,  pour  recevoir  celle  qui  est  propie 


^4  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

au  feu  et  à  la  fumée,  quand  la  cire  se  change  en  feu  et  en 
fumée,  ainsi  l'on  peut  dire  que  l'àme  reçoit  des  chaugemeuls 
fort  considérables  lorsqu'elle  change  ses  modifications,  et  quelle 
souffre  de  la  douleur  après  avoir  senti  du  plaisir.  D'où  il  faut 
conclure  que  les  perceptions  pures  sont  à  l'àme  à  peu  près 
ce  que  les  figures  sont  à  la  matière,  et  que  les  configurations 
sont  à  la  matière  à  peu  près  ce  que  les  sensations  sont  à  l'àme. 
Mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  la  comparaison  soit  exacte  ; 
je  ne  la  fais  que  pour  rendre  sensible  la  notion  de  ce  mot  enteii' 
dément  :  j'expliquerai,  dans  le  troisième  livre,  la  nature  des 
idées. 

II.  L'autre  faculté  de  la  matière,  c'est  qu'elle  est  capable  de 
recevoir  plusieurs  mouvements,  et  l'autre  faculté  de  l'àme, 
c'est  qu'elle  est  capable  de  recevoir  plusieurs  incliuntions. 
Comparons  ensemble  ces  facultés. 

De  même  (jue  l'Auleur  de  la  nature  est  la  cause  universelle 
de  tous  les  mouvemeuts  qui  se  trouvent  dans  la  matière,  c'est 
aussi  lui  qui  est  la  cause  générale  de  toutes  les  inclinalions 
naturelles  qui  se  trouvent  dans  les  esprits,  et  de  même  que  tous 
les  mouvements  se  font  en  ligne  droite,  s'ils  ne  trouvent  quel- 
ques causes  étrangères  et  particulières  qui  les  déterminent  et 
qui  les  changent  en  des  lignes  courbes  par  leurs  oppositions , 
ainsi  toutes  les  inclinations  que  nous  avons  de  Dieu  sont  droites, 
et  elles  ne  pourraient  avoir  d'autre  fin  que  la  possession  du 
bien  et  de  la  vérité,  s'il  n'y  avait  une  cause  étrangère  qui  déter- 
minât l'impression  de  la  nature  vers  de  mauvaises  fins.  Or  c'est 
celte  cause  étrangère  qui  est  la  cause  de  tous  nos  maux  et  (jui 
corrompt  toutes  nos  inclinations. 

Pour  la  bien  comprendre,  il  faut  savoir  qu'il  y  a  une  ditïé  ■ 
l'cnce  fort  considérable  entre  l'impression  ou  le  mouvement 
que  l'Auteur  de  la  nature  produit  dans  la  matière  et  l'impres- 
sion ou  le  mouvement  vers  le  bien  on  général,  que  le  même 
Auteur  de  la  nature  imprime  sans  cesse  dans  Tesprit.  Car  la 
matière  est  toute  sans  action,  elle  n'a  aucune  force  pour  arrêter 
son  mouvement,  ni  pour  le  déterminer  et  le  détourner  d'un 
côte  plutôt  que  d"un  autre.  Son  mouvemeni,  coimne  l'on  vient 
■de  dire,  se  lait  toujours  en  lign;^  droite  et,  lorsi|u'il  estempéclic 
de  se  continuer  en  celte  manion;,  il  décrit  une  ligne  circ:-Iair'i 
la  pliis  grande  qu'il  est   possil)lt.',   et  par   con.-é(uient   la  plus 


DES    SENS.  25 

approchante  de  la  ligne  droite,  parce  que  c'est  Dieu  qui  lui 
irriprime  son  mouvement  et  qui  régie  sa  détermination.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  même  de  la  volonté  :  on  peut  dire  en  un 
sens  qu'elle  est  agissante,  parce  que  notre  àme  peut  déterminer 
diversement  l'inclination  ou  l'impression  que  Dieu  lui  donne. 
Car,  quoiqu'elle  ne  puisse  pas  arrêter  cette  impression,  elle  peut 
en  un  sens  la  détourner  du  côté  qu'il  lui  plait,  et  causer  ainsi 
tout  le  dérèglement  qui  se  rencontre  dans  ses  inclinations  et 
toutes  les  misères  qui  sont  des  suites  nécessaires  et  certaines 
du  péché. 

De  sorte  que,  par  ce  mot  de  volonté,  ou  de  capacité  qu'a 
l'àmc  d'aimer  difiêrents  biens,  je  prétends  désigner  Vimprexsion 
ou  le  mouvement  naturel  qui  nous  porte  vers  le  bien  indôter- 
minc  et  en  général,  et  par  celui  de  liberté,  je  n'entends  autre 
chose  que  la  force  qu'a  l'esprit  de  détourner  cette  impression 
vers  les  objets  qui  nous  plaisent,  et  faire  ainsi  que  nos  inclina- 
tions naturelles  soient  terminées  à  quelque  objet  particulier^, 
lesquelles  étaient  auparavant  vagues  et  indéterminées,  vers  le 
bien  en  généi'al  ou  universel,  c'est-à-dire  vers  Dieu,  qui  est 
seul  le  bien  général,  parce  qu'il  est  le  seul  qui  renferme  en  soi 
tous  les  biens. 

D'où  il  est  facile  de  reconnaitre  que,  quoique  les  inclinations 
naturelles  soient  volontaires,  elles  ne  sont  toutefois  pas  libres 
de  la  liberté  d'indifférence  dont  je  parle,  qui  renferme  la  puis--" 
sancc  de  vouloir,  ou  de  ne  pas  vouloir,  ou  bien  de  vouloir  le 
contraire  de  ce  à  quoi  no^  inclinations  naturelles  nous  portent. 
Car,  quoique  ce  soit  naturellement  et  librement,  ou  sans  con- 
trainte, que  l'on  aime  le  bien  en  général,  puisqu'on  ne  peut 
aimer  que  par  sa  volonté,  qu'il  y  a  contradiction  que  la  volonté 
puisse  jamais  être  contrainte,  on  ne  l'aime  pourtant  pas  libre- 
ment, dans  le  sens  que  je  viens  d'expliquer,  puisqu'il  n'est  pas 
au  pouvoir  de  notre  volonté  de  ne  pas  souhaiter  d'être  heu- 
reux. 

Mais  il  faut  bien  remarcpier  que  l'esprit,  considéré  comme 
poussé  vers  le  bien  en  général,  ne  peut  déterminer  son  mou- 
vemeni  vers  un  bii;n  particulier,  si  le  même  esprit,  considéré 
cmiuie  capable  d'idées,  n'a  la  connaissance  de  ce  bien  parli- 

•    Yoyci  Us  Éilaitci'i'iemt'iUs  sur  le  !•'  livre, 

T.  I.  ,3 


26  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

culier.  Je  veux  dire,  pour  me  servir  des  termes  ordinaires,  que 
la  volonté  est  une  puissance  aveugle  qui  ne  peut  se  porter 
qu'aux  choses  que  l'entendement  lui  représente.  De  sorte  que 
la  volonté  ne  peut  déterminer  diversement  l'impression  qu'elle 
a  pour  le  bien,  et  toutes  ses  inclinations  naturelles  ^  qu'en 
commandant  à  l'entendement  de  lui  représenter  quelque  objet 
particulier.  La  force  qu'a  notre  àme  de  déterminer  ses  inclina- 
tions renferme  donc  nécessairement  celle  de  pouvoir  porter 
l'entendement  vers  les  objets  qui  lui  plaisent. 

Je  rends  sensible,  par  un  exemple,  ce  queje  viens  de  dire  de 
la  volonté  et  de  la  liberté.  Une  personne'  se  représente  une 
dignité  comme  un  bien  qu'elle  peut  espérer  ;  aussitôt  sa  volonté 
veut  ce  bien,  c'est-à-dire  que  l'impression  que  l'esprit  reçoit 
sans  cesse  vers  le  bien  indéterminé  et  universel  le  porte  vers 
celte  dignité.  Mais  comme  cette  dignité  n'est  pas  le  bien  uni- 
versel et  qu'elle  n'est  point  considérée,  par  une  vue  claire  et 
distincte  de  l'esprit,  comme  le  bien  universel  (car  l'esprit  ne 
voit  jamais  clairement  ce  qui  n'est  pas),  l'impression  que  nous 
avons  vers  le  bien  universel,  n'est  point  entièrement  arrêtée 
par  ce  bien  particulier.  L'esprit  a  du  mouvement  pour  aller 
plus  loin  ;  il  n'aime  point  nécessairement  ni  invinciblement 
cette  dignité,  et  il  est  libre  à  son  égard.  Or  sa  liberté  consiste 
en  ce  que,  n'étant  point  pleinement  convaincu  que  cette  dignité 
renferme  tout  le  bien  qu'il  est  capable  d'aimer,  il  peut  suspen- 
dre son  jugement  et  son  amour,  et  ensuite,  comme  nous  expli- 
querons daus  le  troisième  livre,  il  peut,  par  l'union  qu'il  a  avec 
l'être  universel  ou  celui  qui  renferme  tout  bien,  penser  à  d'autres, 
choses,  et  par  conséquent  aimer  d'autres  biens.  Enfin  il  peut 
conif)arer  tous  les  biens,  les  aimer  selon  l'ordre,  à  proportion 
qu'ils  sont  aimables,  et  les  rapporter  tous  à  celui  qui  les  ren- 
ferme tous  et  qui  est  seul  digne  de  borner  notre  amour,  comme 
étant  seul  capable  de  remplir  toute  la  capacité  que  nous  avons 
d'aimer. 

G  est  à  peu  près  la  même  chose  de  la  connaissance  de  la 
vérité  que  de  l'amour  du  bien.  Nous  aimons  la  connaissance 
de  )a  vérilé,  comme  la  jouissance  du  bien,  par  une  impres.siun 
naturelle  ;  et  cette  impression,   aussi  bien  que  celle  qui  nous 

*  Yoye   les  Éclaircissements  sur  le  !«■■  chapitre  du  1«>"  livre 


DES    SENS.  27 

porte  vers  le  bien,  n'est  point  invincible  :  elle  n'est  telle  que 
par  l'éi-idence  ou  par  une  connaissance  parfaite  et  entière  de 
l'objet;  et  nous  sommes  aussi  libres  dans  nos  faux  jugements 
que  dans  nos  amours  déréglés,  comme  nous  Talions  faire  voir 
dans  le  chapitre  suivant. 


CHAPITRE  II 

I.  Des  jugements  et  des  raisonnements.—  II.  Qu'ils  dépendent  de  la  volonté 
—  III.  De  l'usaçre  qu'on  don  faire  de  sa  liberté  à  leur  égard.  —  IV.  Drux 
règles  générales  pour  éviter  l'erreur  et  le  péché.  —  V.  'Réllexions  néces- 
saires sur  ces  règles. 

I.  On  pourrait  assez  conclure  des  choses  que  nous  avons 
dites  dans  le  chapitre  précédent,  que  l'entendement  ne  juge 
jamais,  puisqu'il  ne  fait  qu'apercevoir,  ou  que  les  jugements 
et  bs  raisonnements,  même  de  la  part  de  l'entendement, 
ne  sont  que  de  pures  perceptions  ;  que  c'est  la  volonté  seule 
qui  juge  véritablement  en  acquiesçant  à  ce  que  l'entendement 
lui  représente  et  en  s'y  reposant  volontairement,  et  qu'ainsi 
c'est  elle  seule  qui  nous  jette  dans  l'erreur  ;  mais  il  faut  expli- 
quer ces  choses  plus  au  long. 

^  Je  dis  donc  qu'il  n'y  a  point  d'autre  différence  de  la  part  de 
rentenderaent  entre  une  simple  perception,  un  jugement,  et  un 
raisonnement,  sinon  que  l'entendement  aperçoit  une  chose 
simple  sans  aucun  rapport  à  quoi  que  ce  soit,  par  une  simple 
perception  ;  qu'il  aperçoit  les  rapports  entre  deux  ou  plusieurs 
choses,  dans  les  jugements;  et  qu'enfin  il  aperçoit  les  rap- 
ports, qui  sont  entre  les  rapports  des  choses,  dans  les  raison- 
nemenls,  de  sorte  que  toutes  les  i  opcrutions  de  l'entende- 
ment ne  sont  que  de  pures  perceptions. 

Quand  on  aperçoit,  par  exemple,  deux  fois  2  ou  4,  ce  n'est 
qu'une  simple  perception.  Quaud  on  juge  que  deux  fois  2  font  4, 
ou  que  deux  fois  2  ne  font  pas  5,   l'entendement  ne  fait  encore 

«  Je  suis  obligé  de  parler  ici  le  langage.-  ordinaire.  On  verra  dans  so'i  lieu 
que  ces  opérations  de  l'entendement  ne  sont  que  des  modilications  prodmles 
d.ns  I  ame  par  I  eflicace  des  idées  divines,  en  conséquence  des  lois  de  l'unioQ 
Ue  1  aiue  avec  la  souveraïuo  raison  et  avec  son  propre  corps.  (Note  de  Ma'  ) 


28  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

((n'apercevoir  le  rapport  d'é,£alité  qui  se  trouve  entre  deux 
lois  2  et  4,  ou  le  rapport  d'inégalité  qui  se  trouve  entre  deux 
fois  2  et  5.  Ainsi  le  jugement  de  la  part  de  rentendement  n'est 
que  la  perception  du  rapport  qui  se  trouve  entre  deux  ou 
plusieurs  choses.  Mais  le  raisonnement  est  la  perception  du 
rapport  qui  se  trouve,  non  pas  entre  deux  ou  plusieurs  choses, 
car  ce  serait  un  jugement,  mais  c'est  la  perception  du  rapport 
qui  se  trouve  entre  deux  ou  plusieurs  rapports  de  deux  o'ti  plu- 
sieurs choses.  Ainsi,  quand  je  conclus  que  4  étant  moins  que  6, 
deux  fois  2  étant  égaux  à  4,  ils  sont  par  conséquent  moins 
que  6;  je  n'aperçois  pas  seulement  le  rapport  d'inégalité  entre 
2  et  2  et  6  ,  car  alors  ce  ne  serait  qu'un  jugement,  mais  le 
rapport  d'inégalité  qui  est  entre  le  rapport  de  deux  fois  2  et  4, 
et  le  rapport  qui  est  entre  4  et  6,  ce  qui  est  un  l'aisounement. 
L'entendement  ne  fait  donc  qu'apercevoir  les  rapports  qui  sont 
entre  les  idées  i,  lesquels  rapports,  quand  ils  sont  clairs, 
s'expriment  eux-mêmes  par  des  idées  claires,  car  le  rapport 
de  6  à  3,  par  exemple,  est  égal  à  2,  et  s'exprime  par  deux  :  et 
il  n'y  a  que  la  volonté  qui  juge  et  qui  raisonne,  en  se  reposant 
volontairement  dans  ce  que  l'entendement  lui  représente, 
comme  l'on  vient  de  dire. 

n.  Mais  cependant,  lorsque  les  choses  que  nous  considérons 
sont  dans  une  entière  évidence,  il  nous  semble  que  ce  n'est 
plus  volontairement  que  nous  y  consentons  ,  de  sorte  que  nous 
sommes  portés  à  croire  que  ce  n'est  point  notre  volonté,  mais 
notre  entendement  qui  en  juge. 

Afin  de  reconnaître  notre  erreur,  il  faut  savoir  que  les  choses 
que  nous  considérons  ne  nous  paraissent  entièrement  évidentes 
que  lorsque  l'entendement  en  a  examiné  tous  les  côtés  et  tous 
les  rapports  nécessaires  pour  en  juger  ;  d'où  il  arrive  que,  la 
volonté  ne  pouvant  rien  vouloir  sans  connaissance,  elle  ne  peut 
plus  agir  dans  l'entendement,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  peut  plus 
désirer  qu'il  représente  quelque  chose  de  nouveau  dans  son 
objet,  parce  qu'il  en  a  déjà  considéré  tous  les  côtes  qui  ont 
rapport  à  la  question  que  l'on  veut  décider.  Elle  est  donc 
obligée  de  se  reposer  dans  ce  qu'il  a  déjà  représenté,  et  de 


'  L'ilutl'ur  a  ajouté  ici,  pour  plus   (le    clarté,  aux    éditions  antérieures,  ces 
quelques  mots:  «  les  rapports  qui  sont  entre  les  idées.  » 


I 


DES    SENS.  29 

Cf  sser  de  Tagiter  et  de  l'appliquer  à  des  considérations  inu- 
tile* ;  et  c'est  ce  repos  qui  est  proprement  ce  qu'on  appelle  ju- 
gement et  raisonnement.  Ainsi  ce  repos  ou  ce  jugement  n'étant 
pas  libre,  quand  les  choses  sont  dans  la  dernière  évidence,  il 
nous  semble  aussi  qu'il  n'est  pas  volontaire. 

Mais  tant  qu'il  y  a  quelque  chose  d'obscur  dans  le  sujet  que 
nous  consi  lorons,  ou  que  nous  ne  sommes  pas  entière- 
ment assurés  que  nous  ayons  découvert  tout  ce  qui  est  néces- 
saire pour  résoudre  la  question,  comme  il  arrive  presque  tou- 
jours dans  celles  qui  sont  difliciles  et  renferment  plusieurs 
rapports,  i!  nous  est  libre  de  ne  pas  consentir,  et  la  volonté 
peut  encore  commander  à  l'entendement  de  s'appliquer  à  quel- 
que chose  de  nouveau,  ce  qui  fait  que  nous  ne  sommes  pas  si 
éloignés  do  croire  que  les  jugements  que  nous  formons  sur  ces 
sujets  soient  volontaires. 

dépendant  la  plupart  des  philosophes  prétendent  que  ces 
jugements  mêmes  que  nous  formons  sur  des  choses  obscures 
ne  s»nt  pas  volontaires,  et  ils  veulent  généralement  que  le 
consentement  à  la  vérité  soit  une  action  de  l'entendement,  ce 
qu'ils  appellent  acquiescement,  assensus,  à  la  dilTorcnce  du 
consentement  au  bien,  qu'ils  attribuent  à  la  volonté  et  qu'ils 
appellent  consentement,  consensus.  Mais  voici  la  cause  de  leiu- 
distinction  et  de  leur  erreur. 

C'est  que,  dans  l'état  où  nous  sommes,  souvent  nous  voyons 
évidemment  des  vérités  sans  aucune  raison  d'en  douter,  et  ainsi 
la  volintc  n'est  point  indifférente  dans  le  consentement  qu'elle 
donne  à  ces  vérités  évidentes,  comme  nous  venons  d'e.xpliipier; 
mais  il  n'en  est  pas  de  même  dos  biens,  et  nous  n'en  connais- 
sons aucun  sans  quelque  raison  de  douter  que  nous  le  deviuns 
ainior.  Nos  passions  et  les  inclinations  que  nous  avons  natu- 
rellement pour  les  plaisirs  sensibles  sont  des  raisons  confuses, 
mais  très  fortes,  à  cause  de  la  corrupiinn  de  notre  nature,  les- 
quelles nous  rendent  froids  et  indifférents  dans  l'amour  même 
de  Dieu,  et  ainsi  nous  sentons  manifestement  notre  indiffé- 
rence, et  nous  sommes  intérieurement  convaincus  (;ue  nous 
faisons  usage  de  notre  liberté,  quand  nous  aimons  Dieu. 

.Mais  nous  n'apercevons  pas  de  même  que  nous  fassions 
usage  de  notre  liberté,  quand  nous  consentons  à  la  vérité, 
principalement  lorsqu  elle  nous  parait  entièrement  évidente  , 

T.  I.  ,      3 


30  DE  LA    RECHEUCHE    DE    LA    VEIUTÉ. 

et  cela  nous  fait  croire  que  le  consentement  à  la  vérité  n'est 
pas  volontaire.  Comme  s'il  fallait  que  nos  actions  fussent  indif- 
férentes pour  être  volontaires,  comme  si  les  bienheureux  n'ai- 
maient pas  Dieu  très  volontairement,  sans  en  être  détournés 
par  quoi  que  ce  soit,  de  même  que  nous  consentons  à  cette 
proposition  évidente  que  deux  fois  2  font  4,  sans  être  détour- 
nés de  la  croire  par  quelque  apparence  de  raison  contraire. 

Mais  afin  que  l'on  reconnaisse  distinctement  la  différence 
qu'il  y  a  entre  le  consenlemenl  de  la  volonté  à  la  vérité  et  son 
consentement  à  la  bonté,  il  faut  savoir  la  différence  qui  se 
trouve  entre  la  vérité  et  la  bonté  prise  dans  le  sens  ordinaire 
et  par  rapport  à  nous.  Celle  différence  consiste  en  ce  que  la 
bonté  nous  regarde  et  nous  touche,  et  que  la  vérité  ne  nous  tou- 
che pas,  car  la  vérité  ne  consiste  que  dans  le  rapport  que  deux 
ou  jilusieurs  choses  ont  entre  elles  ;  mais  la  bonté  consiste 
dans  le  rapport  de  convenance  que  les  choses  ont  avec  nous  ''. 
Ce  qui  fait  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  action  de  la  volonté  au  re- 
gard de  la  vérité,  qui  est  son  acquiescement  ou  son  consente- 
ment à  la  représentation  du  rapport  qui  est  entre  les  choses ,  et 
qu'il  y  en  a  deux  au  regard  de  la  bonté,  qui  sont  son  acquies- 
cement ou  son  consentement  au  rapport  de  convenance  de  la 
chose  avec  nous,  et  son  amour  ou  son  mouvement  vers  cette  ■ 
chose,  lesquelles  actions  sont  bien  différentes,  quoiqu'on  les 
confonde  ordinairement.  Car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre 
acquiescer  simplement  et  se  porter  par  amour  à  ce  que  l'esprit 
représente,  puisqu'on  acquiesce  souvent  à  des  choses  que  l'on 
voudrait  qui  ne  fussent  pas,  et  que  l'on  fuit. 

Or  si  on  considère  bien  ces  choses,  on  reconnaîtra  visible- 
ment que  c'est  toujours  la  volonté  qui  acquiesce,  non  pas  aux 
choses,  si  elles  ne  lui  sont  agréables,  mais  à  la  représentation 
des  choses ,  et  que  la  raison  pour  laquelle  la  volonté  acquiesce 
toujours  à  la  représentation  des  choses  qui  sont  dans  la  der- 
nière évidence  est,  comme  nous  avons  déjà  dit,  qu'il  n'y  a 
plus  dans  ces  choses  aucun  rapport  qu'il  ait  fallu  considérer, 
que  l'entendement  ne  l'ait  aperçu.  De  sorte  qu'il  est  comme  né- 
cessaire que  la  volonté  cesse  de  s'agiter  et  de  se  fatiguer 


*  Les  gcomMres  n'aiment  pas  h  vérité,  ninis  la  connaissance  de   la  vérité, 
qaoiriu'on  le  dise  autrement.  (Note  de  Malebranche.) 


DES    SENS.  31 

inutilement,  et  qu'elle  acquiesce  avec  une  pleine  assurance 
qu'-elle  ne  s'est  pas  trompée,  puisqu'il  n'y  a  plus  rien  vers  quoi 
elle  puisse  tourner  son  entendement. 

Comme  tout  le  monde  convient  que  les  jugements  téméraires 
sont  des  péchés,  et  que  tout  péché  est  volontaire,  on  doit  aussi 
convenir  qu'alors  c'est  la  volonté  qui  juge;  en  acquiesçant  aux 
perceptions  confuses  et  composées  de  l'entendement.  Mais  au 
fond,  cette  question,  si  c'est  l'entendement  seul  qui  juge  et  qui 
raisonne,  parait  assez  inutile,  et  seulement  une  question  de 
nom.  Je  dis  l'entendement  seul,  car  il  a  dans  nos  jugements  la 
part  que  je  lui  ai  laissée,  puisqu'il  faut  connaître  ou  sentir 
avant  que  de  juger  et  de  consentir.  Au  reste,  comme  l'entende- 
ment et  la  volonté  ne  sont  que  l'àme  même,  c'est  elle  propre- 
ment qui  aperçoit,  juge,  raisonne,  yeut,  et  le  reste.  J'ai  attaché 
à  ce  mot  entendement  la  notion  de  faculté  passive  ou  de  capa- 
cité de  recevoir  les  idées,  pour  des  raisons  qu'on  verra  dans 
la  suite  », 

Il  faut  principalement  remarquer  que,  dans  l'état  où  nous 
sommes,  nous  ne  connaissons  les  choses  qu  imparfaitement,  et 
que  par  conséquent  il  est  absolument  nécessaire  que  nous 
ayons  cette  hberté  d'indifférence,  par  laquelle  nous  puissions 
nous  empêcher  de  consentir. 

Pour  en  reconnaître  la  nécessité,  il  faut  considérer  que  nous 
sommes  portés  par  nos  inclinations  naturelles  vei's  la  vérité  et 
vers  la  bonté,  de  sorte  que,  la  volonté  ne  se  portant  qu'aux 
choses  dont  l'esprit  a  quelque  connaissance,  il  faut  qu'elle  se 
porte  à  ce  qui  a  l'apparence  de  la  vérité  et  de  la  bonté.  Mais 
parce  que  tout  ce  qui  a  l'apparence  de  la  vérité  et  de  la  bonté 
n'est  pas  toujours  tel  qu'il  parait,  il  est  visible  que,  si  la  volonté 
n'était  pas  libre  et  si  elle  se  portait  infailliblement  et  néces- 
sairement à  tout  ce  qui  a  ces  apparences  de  bonté  et  de  vérité, 
elle  se  tromperait  presque  toujoui-s.  D'où  on  pourrait  conclure 
que  l'auteur  de  son  être  serait  aussi  l'auteur  de  ses  égarements 
et  de  ses  erreurs. 

IH.  La  liberté  nous  est  donc  donnée  de  Dieu,  afin  que  nous 
nous  empêchions  de  tomber  dans  l'erreur  cl  dans  tous  les 
maux  qui  suivent  de  nos  erreurs,  en  ne   nous   reposant  jamais 

♦  Tout  ce  paragraphe  a  l'ié  ajoulé  par  l'aiileur  dans  l'édition  de  I7li. 


32  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

pleinement  dans  les  vraisemblances,  mais  seulement  dans  la 
vérité,  c'est-à-dire  en  ne  cessant  jamais  d'appliquer  l'esprit 
et  de  lui  commander  qu'il  examine  jusqu'à  ce  qu'il  ait  éclairci 
et  développé  tout  ce  qu'il  y  a  à  examiner.  Car  la  vérité  ne  se 
trouve  presque  jamais  qu'avec  l'évidence,  et  l'évidence  ne  con- 
siste que  dans  la  vue  claire  et  distincte  de  toutes  les  paiiies  et 
de  tous  les  rapports  de  l'objet  qui  sont  nécessaires  pour  porter 
un  jugement  assuré. 

L'usage  donc  que  nous  devons  faire  de  notre  liberté,  c'est 
DE  NOUS  EN  SERVIR  AUTANT  QUE  NOUS  LE  POUVONS; 
c'est-à-dire  de  ne  consentir  jamais  à  quoi  que  ce  soit,  jusqu'à 
ce  que  nous  y  soyons  comme  forcés  par  des  reproches  inté- 
rieurs de  noire  raison. 

C'est  se  faire  esclave  contre  la  volonté  de  Dieu  que  de  se 
soumettre  aux  fausses  apparences  de  la  vérité;  mais  c'est 
obéir  à  la  voix  de  la  vérité  éternelle  qui  nous  parle  intérieure- 
ment, que  de  nous  soumettre  de  bonne  foi  à  ces  reproches 
secrets  de  notre  raison  qui  accompagnent  le  refus  que  l'on  fait 
de  se  rendre  à  l'évidence.  Voici  donc  deux  règles  établies  sur 
ce  que  je  viens  de  dire,  lesquelles  sont  les  plus  nécessaires  de 
toutes  pour  les  sciences  spéculatives  et  pour  la  morale,  et  (pie 
l'on  peut  rcigarder  comme  le  fondement  de  toutes  les  sciences 
humaines. 

IV.  Voici  la  première,  qui  regarde  les  sciences  :  On  ne  doit 
jamais  donner  de  consentement  entier  qu  aux  propositions  qui 
paraissent  si  évidemment  vraies  qu'on  ne  puisse  le  leur 
refuser  sans  sentir  une  peine  intérieure  et  des  reproches  secrets 
de  la  raison,  c'est-à-dire  sans  que  l'on  connaisse  clairement 
qu'on  ferait  mauvais  usage  de  sa  liberté,  si  l'on  ne  voulait  pas 
consentir,  ou  si  l'on  voulait  étendre  son  pouvoir  sur  des  choses 
sur  lesquelles  elle  n'en  a  plus. 

La  seconde,  pour  la  morale,  est  telle  :  On  ne  doit  jamais  aimer 
absolument  un  bien,  si  Von  peut  sans  remords  ne  le  point 
aimer.  D'où  il  s'ensuit  qu'on  ne  doit  rien  aimer  que  Dieu  abso- 
lument et  sans  rapport;  car  il  n'y  a  que  lui  seul  qu'on  ne 
puisse  s'abstenir  d'aimer  de  celte  sorte  sans  remords,  c'est-à- 
dire  sans  qu'on  sache  évidemment  qu'on  fait  mal,  supposé 
qu'on  le  connaisse  par  la  raison  ou  par  la  foi. 

V.  Mais  il  faut  ici  remarquer  que,  quand  les  choses  que  nous 


DKS    SENS.  33 

apercevons  nous  paraissent  fort  vraisemblables ,  nous  nous 
trouvons  extrêmement  portés  à  les  croire  ;  nous  sentons  même 
de  la  peine,  quand  nous  ne  nous  en  laissons  pas  persuader. 
De  sorte  que,  si  nous  n'y  prenons  bien  garde,  nous  sommes  fort 
en  danger  d'y  consentir,  et  par  conséquent  de  nous  tromper  ; 
car  c'est  un  grand  hasard  que  la  vérité  se  trouve  entièrement 
conforme  à  la  vraisemblance.  Et  c'est  pour  cela  que  j'ai  mis 
expressément,  dans  ces  deux  règles,  qu'il  ne  faut  consentir  à 
rien,  jusqu'à  ce  que  l'on  voie  évidemment  qu'on  ferait  mauvais 
usage  de  sa  liberté,  si  l'on  ne  consentait  pas. 

Or,  quoique  l'on  se  sente  extrêmement  porté  à  consentir  à 
la  vraisemblance,  si  toutefois  on  prend  le  soin  de  faire  réflexion 
si  l'on  voit  évidemment  qu'on  est  obligé  d'y  consentir,  on  trou- 
vera sans  doute  que  non.  Car,  si  la  vraisemblance  est  appuyée 
sur  les  impressions  de  nos  sens,  vraisemblance  néanmoins  qui 
n'en  mérite  pas  le  nom,  alors  on  se  trouvera  fort  incliné  à  s'y 
rendre  :  mais  on  n'en  reconnaîtra  point  d'autre  cause  que 
quelque  passion,  ou  l'affection  générale  que  l'on  a  pour  ce  qui 
touche  les  sens,  comme  on  le  verra  assez  dans  la  suite. 

Mais  si  la  vraisemblance  vient  de  quelque  conformité  avec  la 
vérité,  comme  d'ordinaire  les  connaissances  vraisemblables 
sont  vraies,  prises  dans  un  certain  sens,  alors  si  on  fait 
réflexion  sur  soi-même,  l'on  se  sentira  porté  à  faire  deux 
choses  :  l'une  à  croire,  et  l'autre  à  examiner  encore,  mais  on 
ne  se  trouvera  jamais  si  persuadé,  qu'on  croie  évidemment  mal 
faire,  si  l'on  ne  consent  pas  tout  à  fait. 

Or  ces  deux  inclinations  qv.e  l'on  a  à  l'égard  des  choses 
vraisemblables  sont  fort  bonnes.  Car  on  peut  et  on  doit  donner 
son  consentement  aux  choses  vraisemblables,  prises  au  sens 
qui  porte  l'image  de  la  vérité,  mais  on  ne  doit  pas  donner 
encore  un  consentement  entier,  comme  nous  avons  mis  dans  la 
règle  ;  et  il  faut  examiner  les  côtés  et  les  faces  inconnues,  afin 
d'entrer  pleinement  dans  la  nature  de  la  chose  et  bien  disiin- 
guer  le  vrai  d'avec  le  faux;  et  alors  consentir  entièrement,  si 
l'évidence  nous  y  oblige. 

Il  faut  donc  bien  s'accoutumer  à  distinguer  la  vérité  d'avec  la 
vraisemblance,  en  s'examinant  inti-riourement,  comme  je  viens 
d'expliquer  :  car  c'est  faute  d'avoir  eu  soin  de  s'examiner  de 
cette  sorte  que  nous  nous  sentons  touchés  presque  Je  la  même 


34  DE  LA  RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

manière  de  deux  choses  si  différentes.  Car  eniin,  il  est  do  la 
dernière  conséquence  de  faire  bon  usage  de  sa  liberté,  en  s' abs- 
tenant toujours  de  consentir  aux  choses  et  de  les  aimer,  jus- 
qu'à ce  qu'on  se  sente  comme  forcé  de  le  faire  par  la  voix  puis- 
sante de  l'Auteur  de  la  nature,  que  j'ai  appelée  auparavant  les 
reproches  de  notre  raison  et  les  remords  de  notre  conscience. 

Tous  les  devoirs  des  êtres  spirituels,  tant  des  anges  que 
des  hommes,  consistent  principalement  dans  ce  bon  usage  ;  et 
l'on  peut  dire  sans  crainte  que,  s'ils  se  servent  avec  soin  de  leur 
liberté,  sans  se  rendre  mal  à  propos  esclaves  du  mensonge  et 
de  la  vanité,  ils  sont  dans  le  chemin  de  la  plus  grande  perfection 
dont  ils  soient  naturellement  capables,  pourvu  néanmoins  que 
leur  entendement  ne  demeure  point  oisif,  qu'ils  aient  soin  de 
l'exciter  continuellement  à  de  nouvelles  connaissances,  et  qu'ils  le 
rendent  capable  des  plus  grandes  vérités,  par  des  méditations 
continuelles  sur  des  sujets  dignes  de  son  attention. 

Car  afin  de  se  perfectionner  l'esprit,  il  ne  suffit  pas  de  faire 
toujours  usage  de  sa  liberté,  en  ne  consentant  jamais  à  rien, 
comme  ces  personnes  qui  font  gloire  de  ne  rien  savoir  et  de 
douter  de  toutes  choses.  Il  ne  faut  pas  aussi  consentir  à  tout, 
comme  plusieurs  autres  qui  ne  craignent  rien  tant  que  d'igno- 
rer quelque  chose  et  qui  prétendent  tout  savoir.  Mais  il  faut 
faire  un  si  bon  usage  de  son  entendement,  par  des  méditations 
continuelles,  qu'on  se  trouve  souvent  en  état  de  pouvoir  con- 
sentir à  ce  qu'il  nous  représente,  sans  aucune  crainte  de  se 
tromper. 

CHAPITRE  m 

I.  Réponses  à  quelques  objections.  —  II.  Remarques  sur  ce  qu'on  a  dit  de  la 
nécessité  île  l'évidence. 

I.  Il  n'est  pas  fort  difficile  de  deviner  que  la  pratique  de  la 
première  règle,  dont  je  viens  de  parler  dans  le  chapitre  précé- 
dent, ne  plaira  pas  à  tout  le  monde,  mais  principalement  à  ces 
savants  imaginaires  qui  prétendent  tout  savoir  et  qui  ne  savent 
jamais  rien,  qui  se  plaisent  à  parler  hardiment  des  choses  les 
plus  difficiles  et  qui  certainement  ne  connaissent  pas  les  plus 
faciles. 


DES   SENS.  38 

Ils  ne  manqueront  pas  de  dire,  avec  Aristote,  que  ce  n'est  que 
dans- les  raathcmaliques  qu'il  taut  chercher  une  entière  cerli- 
Uide,  mais  que  la  morale  et  la  physique  sont  des  sciences  oîi 
la  seule  probabilité  suffit  ;  que  Descartes  a  eu  grand  tort  de 
vouloir  traiter  de  la  physique,  comme  de  la  géométrie,  et  que 
c'est  pour  celte  raison  ([u'il  n'y  a  pas  réussi  ;  qu'il  est  impos- 
sible aux  hommes  de  connaître  la  nature,  que  ses  ressorts  et  ses 
secrets  sont  impénétrables  à  l'esprit  humain;  et  une  infinité 
d'autres  propositions  vagues  et  équivoques  qu'ils  débitent  avec 
})ompe  et  magnificence,  et  qu'ils  appuient  de  l'autorité  d'une 
foule  d'auteurs  dont  ils  font  gloire  de  savoir  les  noms  et  de  citer 
quelque  passage. 

Je  voudrais  fort  prier  ces  Messieurs  de  ne  parler  plus  de  ce 
qu'ils  avouent  eux-mêmes  qu'ils  ne  savent  pas,  et  d'arrêter  les 
mouvements  ridicules  de  leur  vanité,  en  cessant  de  composer  de 
si  gros  volumes  sur  des  matières  qui,  selon  leur  propre  aveu, 
leur  sont  inconnues. 

Mais  que  ces  personnes  examinent  sérieusement  s'il  n'est  pas 
absolument  nécessaire,  ou  de  tomber  dans  l'erreur,  ou  de  ne 
donner  jamais  un  consentement  entier  qu'à  des  choses  entière- 
ment évidentes,  si  la  vérité  n'accompagne  pas  toujours  la 
géométrie  à  cause  que  les  géomètres  observent  cette  règle,  et 
si  les  erreurs  où  quelques-uns  sont  tombés  touchant  la  qua- 
drature du  cercle,  la  duplication  de  cube,  et  quelques  autres 
problèmes  fort  difficiles,  ne  viennent  pas  de  quelque  précipita- 
lion  et  de  quelque  entêtement  qui  leur  a  fait  prendre  la  vrai- 
semblance pour  la  vérité. 

Qu'ils  considèrent  aussi,  d'un  autre  côté,  si  la  fausseté  et  la 
confusion  ne  régnent  pas  dans  la  pliilosophie  ordinaire,  à  cause 
que  les  philosophes  se  contentent  d'une  vraisemblance  fort  fa- 
cile à  trouver  et  si  commode  pour  leur  vanité  et  pour  leurs  in- 
térêts. N'y  trouve-t-on  pas  presque  partout  une  iaflnie  diver- 
sité de  sentiments  sur  les  mêmes  sujets,  et  par  conséquent  une 
infinité  d'erreurs  ?  Cependant  un  très  grand  nombre  de  discijjles 
se  laissent  séduire  et  se  soumettent  aveuglément  à  i'aulorilé  de 
ces  pliilosoi)hes,  sans  comprendre  même  leurs  sentiments. 

Il  est  vrai  qu'il  yen  a  quel([ues-uus  qui  reconnaissent,  après 
vingt  ou  trente  années  de  temps  [tenlu,  qu'ils  n'ont  rien  ajipris 
dans  leurslectares;mais  il  ne  leur  plaît  pas  de  nous  le  dire  avec 


36  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

sincérilé.  Il  faut  auparavant  qu'ils  aient  prouvé  à  leur  mode 
qu'on  ne  peut  rien  savoir,  et  puis  après  ils  le  confessent ,  parce 
qu'alors  ils  croient  le  pouvoir  faire,  sans  qu'on  se  moque  de  leur 
ignorance. 

On  aurait  toutefois  assez  de  sujet  de  s'en  divertir  et  d'en  rire, 
si  on  leur  faisait  avec  adresse  des  demandes  sur  le  progros  de 
leur  belle  érudition,  et  s'ils  se  mettaient  en  humeur  de  nous  dé- 
clarer, en  détail,  toutes  les  fatigues  qu'ils  ont  endurées  pour 
l'acquérir. 

Mais  quoique  cette  docte  et  profonde  ignorance  mérite  d'être 
raillée,  il  semble  plus  à  propos  de  l'épargner  et  d'avoir  com- 
passion de  ceux  qui  ont  consumé  tant  d'années  pour  ne  rien 
apprendre  que  cette  fausse  proposition  ennemie  de  toute  science 
et  de  toute  vérité  :  Qu'on  ne  peut  rien  savoir. 

Puis  donc  que  la  règle  que  j'ai  établie  est  si  nécessaire  dans 
la  recherche  de  la  vérité,  comme  nous  venons  de  voir,  que  l'on 
ne  trouve  point  à  redire  qu'on  la  propose  ;  et  que  ceux  qui  ne 
veulent  pas  prendre  la  peine  de  l'observer,  ne  condamnent  pas 
au  moins  un  auteur  aussi  illustre  qu'est  M.  Descartes,  à  cause 
qu'il  l'a  suivie  ou  qu'il  a  fait  tous  ses  efforts  pour  la  suivre.  Ils 
ne  le  condamneraient  pas  si  hardiment,  s'ils  connaissaient  celui  de 
qui  ils  portent  un  jugement  si  téméraire,  et  s'ils  ne  lisaient  point 
ses  ouvrages,  comme  des  fables  et  des  romans  qu'on  lit  pour 
se  divertir,  et  sur  lesquels  on  ne  médite  pas  pour  s'instruire.  S'ils 
méditaient  avec  cet  auteur,  ils  trouveraient  encore  dans  eux- 
mêmes  quelques  notions  et  quelques  semences  des  vérités  qu'il 
enseigne,  qui  pourraient  se  développer  malgré  le  poids  incom- 
mode de  leur  fausse  érudition. 

Le  Maître  qui  nous  enseigne  intérieurement  veut  que  nous 
récoulions  plutôt  que  l'autorité  des  plus  grands  philosophes; 
il  se  plaît  à  nous  instruire ,  pourvu  que  nous  soyons  appliqu-^s 
à  ce  qu'il  nous  dit.  C'est  par  la  méditation  et  par  une  atten- 
tion fort  exacte  que  nous  l'interrogeons;  et  c'est  par  une  cer- 
taine conviction  intérieure  et  par  ces  reproches  secrets  qu'il 
fait  à  ceux  qui  ne  s'y  rendent  pas   qu'il  nous  répond. 

11  faut  lire  de  telle  sorte  les  ouvrages  des  hommes  qu'où 
n'attende  point  d'être  instruit  par  les  hommes.  Il  faut  interroger 
celui  (\m  éclaire  le  monde,  afin  qu'il  nous  éclaire  avec  le  reste 
du  monde;  et  s'il  ne  nous  éclaire  pas  après  que  nous  l'aurons 


DES    SEiNS.  3^ 


:nterrogé,  ce  sera  sans  doute  qoe  nous  l'aurons  mal  mterro'^é 

Sou  donc  qu-on  lise  Aristote,  soit  qu'on  lise  Descartes,  lUc 
faut  croire  d  abord  ni  Aristote  ni  Descartes;  mais  il  faut  seule- 
ment méd.ier  comme  ils  ont  fait,  ou  comme  ils  ont  dû  faire 
.'ivec  toute  l'attention  dont  on  est  capable,  et  ensuite  obéir  à  là 
VOIX  de  notre  Maître  commun,  et  nous  soumettre  de  bonne  foi  à 
la  conviction  intérieure,  et  à  ces  mouvements  que  l'on  sent  en 
méditant.  " 

C'est  après  cela   qu'il  est  permis  de  porter  un  jugement  pour 
ou  contre  les  auteurs.  Mais  c'est  après  avoir  ainsi  digéré  les  prin 
opes  de  la  philosophie  de  Descartes  et  d'Aristote,  qu'on  rejette 
1  un  et  qu'on  approuve  l'autre,  j'entends  la  méthode  et  les  nrin 
c.pcs  les  plus  généraux  :  que  l'on  peut  même  assurer  du  de." 
mer   qu  on  n  expliquera  jamais  aucun  phénomène  delà  nature 
par  les  principes  qui    lui  sont  particuliers,  comme  ils  n'v  ont 
encore  de  rien  servi  depuis  deux  mille  ans,    quoique  la  nhUo 
Sophie  ait  été  l'étude  des  plus  habiles  gens  dLns  presque  t'o ut 
les  parties  du  monde,   et  qu'au  contraire,  on  peut  dire   hard 
ment  de  1  autre,   qu'il  a  pénétré  dans  ce  qui  paraissait  le  plus 
cache  aux  yeu.x  des  hommes,  et  qu'il  leur  a  montré  un  chenia 
res  sur  pour  découvrir  toutes  les  vérités  qu'un  entendemem 
limite  peut  comprendre.  "uciutui 

Mais  sans  nous  arrêter  au  sentiment  qu'on  peut  avoir  de  ces 
deux  philosophes  et  de  tous  les  autres,  regardons-les  ton 
.^ours  comme  des  hommes,  et  que  les  sectateurs  d'iristote  ne 
trouvent  pas  a  redire  si  après  avoir  marché  pendant  tant  de 
siècles  dans  les  ténèbres,  sans  se  trouver  plus  avancé  au'on 
était  auparavant,  on  veut  enfin  voir  clair  à  ce  qu'on  ft  'et 'i 
après  s'être  laissé  mener  comme  des  aveugles ,  on  se  soiv  i  n 
que  Ion  a  des  yeux  avec  lesquels  on  veut  essayer  de  se  con 

Soyons  donc  pleinement  convaincus  que  cette  règle  :()«'//  ne 
laut  jamais  donner  un  consentement  entier,  ou'a.r    /, 
cjuan  vou  avec  évidence,  est  la  plus  nécessai;e'de  ^  Ue    les 
règles  dans   la  recherche  de  la  vérité;   et  n'admet.on.  !■  n 
notre  esprit  pour  vrai,   que   ce  qui  nous  parait  dans   -2;^^^ 
quelle  demande.   II  faut  que  nous  en  soyons  persuadés  00^ 
nous  «efau-e  de  nos  préjugés,    et  il  est  absolument  ne    .fair 
que  nous  soyons  entièrement  délivrés  de  nos  préjugés/ pour 

T.   I. 

'     3 


38  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

entrer  dans  la  connaissance  de  la  vérité,  parce  qu'il  faut 
:SsoTument  que  l'esprit  soU  punfié  avant  que  d'être  ecla.ré  . 
'^avientia  prima  stultitia  caruisse. 

Tmi.ymc,ued.i\ràv  ce  chapitre,    il  faut  remarquer 
u-ois  choses.  La  première,  est  que  je  ne  parle  pomt  ici  des 
choses  de  la  foi,  que  l'évidence  n'accompagne  pas,    comme  les 
sciences  nature  les  ;  dont  il  semble  que  la  raison  est,  que  nous 
ne  polns   apercevoir  les  choses  que  par  les  idées  que  noi^ 
n  avons.    Or,  Dieu  ne  nous  a   donné   des  idées  que  se  on  les 
besoins  que  nous  en  avions  pour  nous  conduire  dans  1  ordre 
nau"  1  des  choses,  selon  lequel  il  nous  a  créés    De  sc».e  qu 
les  mystères  de  la  foi  étant  d'un  ordre  surnaturel,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  nous  n'en  avons  pas  d'évidence,    puisque  nous  n  en 
avons  pas  même  i  d'idées,    parce  que  nos  âmes  sont  créées  en 
vertu  du  décret  général  par  lequel  nous  avons  toutes  les  notions 
qui  nous    sont  nécessaires,  et  les  mystères  de  la  foi  nont  ete 
étabUs  que  par  l'ordre  de  la  grâce  qui,  selon  notre  manière  dt 
concevoir,  est  un  décret  postérieur  à  cet  ordre  delanatuie 

n  fatu  donc  distinguer  les  mystères  de  la  foi,  des  choses  de  la 
nature.  Il  faut  se  soumettre  également  à  la  foi  et  a  évidence  , 
maïs  dans  les  choses  de  la  foi,  il  ne  faut  point  en  chercher  le- 
Xce  avant  que  de  les  croire -,  comme  dans  celles  de  a 
Tature  il  ne  faut  point  s'arrêter  à  la  foi,  c'est-à-dire  al  autorité 
S  Thlosophes.  En  un  mot,  pour  être  fidèle,  il  faut  croire  aveiv 
%Ll;  maispourétre  philosophe,  il  faut  voir  évidemment,  ca 
fZovlâ  divine  est  infaillible,  mais  tous  les  hommes  sont  smets 

'  On^aissepas  de  tomber  d'accord,  qu'il   y   a   encore  des 
véri'és,  outre  celles  de  la  foi,  dont  on  aurait  tort  de  demander 
des  démonstrations  incontestables,  comme  sontcellesqm  regar- 
dent des  faits  d'histoire,  et  d'autres  choses  qiii  ^^P-;^-   de^ 
volonté  des  hommes.  Car  il  y  a  deux  sortes  de  yerite.  les   ne 
,oni  nécessaires,  et  les  ^nives  contingentes.  ^  ^^  ^^^ 
nécessaires  celles  qui  sont  immuables  par  ^^'"^  7^',^^  ^^^^^ 
qui  ont  été  arrêtées  par  la  volonté  de  Dieu,  laquelle  n  est  point 
sujetteau  changement.  Toutes  les  autres  sont  ^^^  ^f^^^. 
i4.nre5.  Les  mathématiques,    la  métaphysique,  et  même  une 

.  Voyez  les  Eclaircissements  sur  le  3-e  chapitre  du  l"  livre. 


liES    SE.NS.  39 


grande  partie  de  la  physique  et  de  la  r^orale  contiennent  des 
V  ntés  necessan-es.  L'h.stoire,  la  gramma.re,  le  droU  partiel 
he  aies  coutumes  et  plusieurs  autres  qui  dépendent  do  la 
volonté  changeante  des  hommes,  ne  contiennent  que  des  vérités 
continaentes. 


On  demande    donc   qu'on  observe  exactement  la   règle  que 

on  v.em  d  établir,   dans  la  recherche  des  vérités  néceslaires, 

don  la  connaissance  peut  être  appelée  science,   et  l'on  doit  se 

contenter  de  la  plus  grande  vraisemblance  dans  l'histoire  qui 

!X'd  "  "A^-""'^^^'^'"-  ^''  ^"  peut  géneralemen 
appeler  du  nom  d  histoire  la  connaissance  des  langues,  des 
cou  urnes,  et  même  celle  des  différentes  opinions  des  philo- 
sophes quand  on  ne  les  a  apprises  que  par  mémoire,  et  sans 
en  avoir  eu  d'évidence  ni  de  certitude. 

La  seconde  chose  qu'il  faut  remarquer,  est  que  dans  la 
niorale  a  politique,  la  médecine,  et  dans  toutes'le  s  "ne 
q..  sont  de  pratique,  on  est  obligé  de  se  contenter  de  la  ^1 
semb  ance  non  pour  toujours,  mais  pour  un  temps,  non  Z, 
,noUe  satisfait  l'esprit,  mais  parce  que  le  besoin  p;esse,e  le 
SI  I  on  attendait  pour  agir  qu'on  se  fût  entièrement  assur  'du 
succès  souvent  l'occasion  se  perdrait.  Mais  quoiqu'il  nve 
quU  faille  agir,  l'on  doit  en  agissant,  douter  du  succès  d 
c  oses  que  l'on  exécute,  et  il  faut  tâcher  de  faire  de  tels  pro- 
g  d  nsces  sciences  qu'on  puisse  dans  les  occasions  a.'r 
c  plus  de  certitude,  car  ce  devrait  .' tre  là  la  fin  ordiaai./de 
uee  de  1  emploi  de   tous  les  hommes  qui  font  usage  d 


La  troisième  chose  enfin,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  mépriser 

i^:  :;rV"  ^■•^^^^"^^'--^'  P--ce  qu-H  arm'  ordmal;.  ! 
"lont  que  plusieurs  jointes  ensemble  ont  autant  de  force  p.n.r 
'•"nvamcre  que  des  démonstrations  très  évidentes.  11  s'en  trouve 
nneiofimté  d'exemples  dans  la  physique  et  dans  la  moiaï^ 
s  m  -''"'  ""'  souvent  à  propos  d'en  amasser  un  nombre 
h  autour  les  matières  qu'on  ne  peut  démontrer  autrement, 

0  V  i?.  "'"'    ■'"''•'  ^'  ''''''^  ^" ''  ^^^••'■'''  '™P0^^ibIe  de  dé- 
couvrir  d  une  autre  manière. 

ri.o„n!!!T-"  '■"'""'  '"""■'  ^"  ^"'  '"  ^''  ^"^  J'""P«^«  e«'  bien 
ngouieu.e.qu  une  nitun.é  de  gens  uimeronl  mieux  ne  raisonner 
jamais  que  de  raisonner  à  ces  conditions,  qu'on  ne  courra  pa. 


40  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

si  vite  avec  des  circonspections  si  incommodes.  Mais  il  faut 
aussi  que  Ton  m'accorde  qu'on  marchera  avec  surcte  en  la 
suivant,  que  jusqu'à  présent  pour  avoir  couru  trop  vite,  on  a 
été  obligé  de  ietourner  sur  ses  pas,  et  même  un  g-nd  non.  re 
de  personnes  conviendront  avec  moi,  que  puisque  M.  Des- 
ca.tes  a  découvert  en  trente  années  plus  de  ventes  que  tous 
les  philosophes,  à  cause  qu'il  s'est  soumis  à  cette  loi,  si  pUi- 
siem-s  personnes  philosophaient  comme  Im,  on  pourrait  saNOu 
avec  le  temps  la  plupart  des  choses  qui  sont  nécessaires  pour 
vivre  heureux,  autant  qu'on  le  peut  sur  une  terre  que  Dieu  a 
maudite. 

CHAPITRE  IV 

premier  l.livn'. 

Nous  venons  de  voir  qu'on  ne  tombe  dans  Terreur,  que  parce 
que  l'on  ne  fait  pas  l'usage  qu'on  devrait  faire  de  sa  liberté, 
ni'e  c'est  faute  de  modérer  l'empressement  et  1  ardeur  de  la 
volonté  pour  les  seules  apparences  de  la  vérité,  qu  on  se 
trompe,  et  que  l'erreur  ne  consiste  que  dans  un  consenlement 
de  la  volonté,  qui  a  plus  d'étendue  que  la  perception  de  1  en- 
tendement, puisqu'on  ne  se  tromperait  point,  si  1  on  no  jugeait 
simplement  que  de  ce  que  l'on  voit. 

Mais,  quoiqu'à  proprement  parler,  il  n'y  ait  que  le  mauvais 
usaoe  de  la  liberté  qui  soit  cause  de  l'erreur,  on  peut  dire 
néanmoins  que  nous  avons  beaucoup  de  facultés  qui  sont  cause 
■le  no.  erreurs,  non  pas  causes  véritables,  mais  causes  qu  on 
poul  appeler  occasionnelle..  Toutes  nos  manières  d  apercevoir 
nous  sont  autant  d'occasions  de  nolis  tromper,  car  puisque 
nos  faux  jugements  renferment  deux  choses,  le  consentenient 
de  la  volonté  et  la  perception  de  l'entendement,  il  est  bien 
clair  que  toutes  nos  manières  d'apercevoir  nous  peuvent 
donner  quelque  occasion  de  nous  tromper,  pmsqu  elles  nous 
peuvent  porter  à  des  consentements  précipités. 

Or   paivf»  n,Ml  est  nécessaire  de  faire  d'abord  sentir  a  1  esprit 
ses  faiblesses  et  ses  égarements,  atin  qu'il  entre  dans  dej.Mcs 


DES    SENS.  41 

désirs  de  s'en  dt^livrer,  et  qu'il  se  défasse  avec  plus  de  facilité 
de  ses  préjugés,  on  va  tâcher  de  faire  une  division  exacte  de 
ses  manières  d'apercevoir,  qui  seront  comme  autant  de  chefs 
a  chacun  desquels  on  rapportera  dans  la  suite  les  différentes 
erreurs  auxquelles  nous  sommes  sujets. 

L'àme   peut  apercevoir  les  choses  en  trois  manières    par 
I  entendement  pur,  par  Vimuginatmi,  par  les  sens 

Elle  aperçoit  par  Ve7itendeme7it  pur  les  choses  spirituelles 
les  universelles,  les  notions  communes,  l'idée  de  la  perfection' 
celle  d'un  être  infiniment  parfait,  et  généralement  toutes  ses 
pensées,  lorsqu'elle  les  connaît  par  la  réflexion  qu'elle  fait  sur 
soi.  Elle  aperçoit  même  par  l'entendement  pur  les  choses 
matérielles,  l'étendue  avec  ses  propriétés;  car  il  n'v  a  que 
l'entendement  pur  qui  puisse  apercevoir  un  cercle  et  un 
carré  parfait,  une  figure  de  raille  côtés,  et  choses  semblables 
Ces  sortes  de  perceptions  s'appellent  pures  intellections  ou 
pures  perceptions,  parce  qu'il  n'est  point  nécessaire  que  l'esprit 
forne  des  images  corporelles  dans  le  cerveau  pour  se  reprô- 
senler  toutes  ces  choses. 

Par  Vimaqination  l'âmo  n'aperçoit  que  les  êtres  matériels 
lorsqu'étant  absents  elle  se  les  rend  présenis,  en  s'en  formant' 
pour  amsi  dire,  des  images  dans  le  cerveau.  C'est  de  cette 
manière  qu'on  imagine  toutes  sortes  de  figures,  un  cercle  un 
triangle,  un  visage,  un  cheval,  des  villes  et  des  campa-iies 
sou  qu'on  les  ait  déjà  vues  ou  non.  Ces  sortes  de  perceptions 
se  peuvent  appeler  imagiiiations,  parce  que  l'àme  se  repré 
sente  ces  objets  en  s'en  formant  des  images  dans  le  cerveau  • 
et  parce  qu'on  ne  peut  pas  se  former  des  images  des  choses 
spirituelles,  il  s'ensuit  que  l'àme  ne  les  peut  pas  imaginer  ce 
que  l'en  doit  bien  remarquer.  ' 

Enfin  lame  n'aperçoit  par  les  sg«5  que  les  objets  sensibles 
et  grossiers,  lorsqu'étant  présents  ils  font  impression  sur  les 
organes  extérieurs  de  son  corps,  et  que  cette  impression  se 
communique  jusqu'au  cerveau,  ou  lorsqu'étant  absents  le 
cours  des  esprits  animaux  fait  dans  le  cerveau  une  semblable 
impression.  C'est  ainsi  qu'elle  voit  des  plaines  et  des  rochers 
présents  à  ses  yeux,  et  qu'elle  connaît  la  dureté  du  fer  et  la 
pointe  d  une  cpée  et  choses  semblables,  et  ces  sortes  de  per- 
ceptions s'appellent  sentiments  ou  sensatiom. 


42  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

L'àme  n'aperçoit  donc  rien  qu'en  trois  manières,  ce  qu'il  est 
facile  de  voir,  si  l'on  considère  (jue  les  choses  que  nous  aper- 
cevons soQt  spirituelles,  ou  malérielles.  Si  elles  sont  spirituelles, 
Il  ii'yaqae  l'entendement  pur  qui  les  puisse  connaître.  Que  si  elles 
-.•..,n't  matérielles,  elles  seront  présentes  ou  absentes.  Si  elles 
sont  absentes,  l'àme  ne  se  les  représente  ordinairement  que 
par  l'imagination  ,  mais  si  elles  sont  présentes,  l'àme  peut  les 
apercevoir  par  les  impressions  qu'elles  font  sur  ses  sens,  et 
ainsi  nos  âmes  n'aperçoivent  les  choses  qu'en  trois  manières, 
par  V  entendement  pur,  par  V  imagina  lion  el  par  les  sens. 

On  peut  donc  regarder  ces  trois  facultés  comme  de  certains 
chefs,  auxquels  on  peut  rapporter  les  erreurs  des  hommes  et 
les  causes  de  ces  erreurs,  et  éviter  ainsi  la  confusion  où  leur 
grand  nombre  nous  jetterait  infailliblement,  si  nous  vouUons 
en  parler  sans  ordre. 

Mais  nos  inclinations  et  nos  passio7îs  agissent  encore  très 
fortement  sur  nous;  elles  éblouissent  notre  esprit  par  de 
fausses  lueurs,  et  elles  le  couvrent  elle  remplissent  de  ténèbres. 
Ainsi  nos  inclinations  et  nos  passions  nous  engagent  dans  un 
nombre  infini  d'erreurs,  lorsque  nous  suivons  ce  faux  jour  et 
celte  lumière  trompeuse  qu'elles  produisent  en  nous.  On  doit 
donc  les  considérer,  avec  les  trois  facultés  de  l'esprit,  comme 
des  sources  de  nos  égarements  et  de  nos  fautes  ;  el  joindre 
aux  erreurs  des  sens,  de  l'imagination  et  de  l'entendement  pur, 
celles  que  l'on  peut  attribuer  aux  passions  et  aux  inclinations 
naturelles.  Ainsi  l'on  peut  rapporter  toutes  les  erreurs  des 
hommes  et  leurs  causes  à  cinq  chefs,  et  on  les  traitera  selon 
cet  ordre. 

II.  Premièrement,  on  parlera  des  erreurs  des  sens,  seconde- 
ment, des  erreurs  de  V imagination,  en  troisième  lieu,  des 
erreurs  de  C entendement  pur,  en  quatrième  lieu,  des  erreurs 
des  inclinations,  en  cinquième  lieu,  des  erreurs  des  passions. 
Entin  après  avoir  essayé  de  délivrer  l'esprit  des  erreurs 
auxquelles  il  est  sujet,  on  donnera  une  méthode  générale,  pour 
se  conduire  dans  la  recherche  de  la  vérité. 

lU.  Nous  allons  commencer  à  expliquer  les  erreurs  do  nos 
sens,  ou  plutôt  les  erreurs  où  nous  tombons,  en  ne  faisant  pas 
l'u-age  que  nous  devrions  faire  de  nos  sens,  et  nous  no  nous 
arrêterons  pas  tant  aux  erreurs  particulières   qui  sont  presque 


DES    SE\S.  43 

infinies,  qu'aux  causes  générales  de  ces  erreurs  et  aux  choses 
que  l'on  croit  nécessaires  pour  la  connaissance  de  la  nature  de 
l'esprit  humain. 


CHAPITRE  V 

Des  Sens 

I.  Deux  raanièr's  d'expliquer  comment  nos  sens  sont  corrompii«  p;ir  Ip 
péché.  —  II.  Qae  ce  ne  sont  pas  nos  sens,  mais  notre  Iibert'-  (|iii  est  la 
cause  de  nos  erreurs.  —  III.  Rè^le  pour  ne  se  point  tromper  dans  l'usage 
de  ses  sens. 

Quand  on  considère  avec  attention  les  sens  et  les  passions 
de  l'homme,  on  les  trouve  si  bien  proportionnés  avec  la  tin 
pour  laquelle  ils  nous  sont  donnés,  qu'on  ne  peut  entrer  dans 
la  pensée  de  ceux  qui  disent  qu'ils  sont  entièrement  corrom- 
pus par  le  péché  originel.  .Mais  afin  que  l'on  reconnaisse  si 
c'est  avec  raison  que  l'on  ne  se  rond  pas  à  leur  senliment,  il 
est  nécessaire  d'expliquer  de  quelle  manière  on  peut  concevoir 
l'ordre  qui  se  trouvait  dans  les  facultés,  et  dans  les  passions 
de  notre  premier  père  pendant  sa  justice  originelle,  et  les 
changements  et  les  désordres  qui  y  sont  arrivés  après  son 
péché.  Ces  choses  se  peuvent  concevoir  en  deux  manières,  dont 
voici  la  première. 

I.  Il  semble  que  c'est  une  notion  commune,  qu'afin  que  les 
choses  soient  bien  ordonnées,  l'àrae  doit  sentir  de  plus  grands 
plaisirs,  à  proportion  de  la  grandeur  des  biens  dont  elle  jouit. 
Le  plaisir  est  un  instinct  de  la  nature,  ou  pour  jiarler  plus  clai- 
rement, c'est  une  impression  de  Dieu  même,  qui  nous  incline 
vers  quelque  bien,  laquelle  doit  être  d'autant  pKis  forte,  que 
ce  bien  est  plus  grand.  Selon  ce  principe,  ii  semble  qu'on  ne 
puisse  douter,  que  notre  premier  pore  avant  son  poché,  et 
sortant  des  mains  de  Dieu,  ne  trouvai  plus  de  plaisir  dans  les 
biens  les  plus  solides  que  dans  les  autres.  Ainsi,  puitjque  Dieu 
l'avait  créé  pour  l'aimer,  et  que  Dieu  était  son  vrai  bien,  on 
peut  dire  que  Dieu  se  faisait  gotiler  à  lui,  qu'il  le  portait  à  son 
amour  par  un  sentiment  de  plaisir,  et  qu'il  lui  donnait  des 
salisfaotions  intérieures  dans  son  devoir,  qui  contre-balan- 
çaicnt  les  plus  grands  plaisirs  des  sens,  lesquelles  depuis  le 


U  DE    LA   RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

péché,  les  hommes  ne  ressentent  plus  sans  une  grâce  particu- 
lière. 

Cependant,  comme  il  avait  un  corps  que  Dieu  voulait  qu'il 
conservât,  et  qu'il  regardât  comme  une  partie  de  lui-même,  il 
lui  faisait  aussi  sentir,  par  les  sens,  des  plaisirs  semblables  à 
ceux  que  nous  ressentons  dans  l'usage  des  choses  qui  sont 
propres  pour  la  conservation  de  la  vie. 

On  n'ose  pas  décider,  si  le  premier  homme  avant  sa  chute 
pouvait  s'empêcher  d'avoir  des  sensations  agréables  ou  dés- 
agréables, dans  le  moment  que  la  partie  principale  de  son  cer- 
veau était  ébranlée  par  l'usage  actuel  des  choses  sensibles. 
Peut-être  avait-il  cet  empire  sur  soi-même,  à  cause  de  sa  sou- 
mission à  Dieu,  quoiqu'il  paraisse  plus  vraisemblable  de  penser 
le  contraire. Car  encore  qu'Adam  pût  arrêter  les  émotions  des 
esprits  et  du  sang  et  les  ébranlements  du  cerveau  que  les 
objets  excitaient  en  lui,  à  cause  qu'étant  dans  l'ordre,  il  fallait 
que  son  corps  fût  soumis  à  son  esprit ,  cependant  il  n'est  pas 
vraisemblable,  qu'il  eût  pu  s'empêcher  d'avoir  les  sensations 
des  objets,  dans  le  temps  qu'il  n'eût  point  ari'ôté  les  mouve- 
ments qu'ils  produisaient  dans  la  partie  de  son  corps,  à 
laquelle  son  âme  était  immédiatement  unie.  Car  l'union  de 
l'âme  et  du  corps,  consistant  principalement  dans  un  rapport 
mutuel  des  sentiments  avec  les  mouvements  des  organes,  il 
semble  qu'elle  eût  été  plutôt  arbitraire  que  naturelle,  si  Adam 
eût  pu  ne  rien  sentir,  lorsque  la  principale  partie  de  son  corps 
recevait  quelque  impression  de  ceux  qui  l'environnaient.  Je 
ne  prends  toutefois  aucun  parti  sur  ces  deux  opinions. 

Le  premier  homme  ressentait  donc  du  plaisir,  dans  ce  qui 
perfectionnait  son  corps,  comme  il  en  sentait  dans  ce  qui  per- 
fectionnait son  âme  ;  et  parce  qu'il  était  dans  un  état  parfait, 
il  éprouvait  celui  de  l'âme  beaucoup  plus  grand  que  celui  du 
corps.  Ainsi  il  lui'  était  infiniment  plus  facile  de  conserver  sa 
justice,  qu'à  nous  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ,  puisque  sans 
elle  nous  ne  trouvons  plus  de  plaisir  dans  notre  devoir.  Il  s'est 
toutefois  laissé  malheureusement  séduire;  il  a  perdu  cotte  jusiice 
par  sa  désobéissance  ^  Ainsi  le  principal  changement  qui  lui 
est  arrivé,  et  qui  cause  tout  le  désordre  des  sens  et  des  paa- 

*  Saint  Grégoire,  liom.  39,  sur  les  Evangiles. 


DES    SENS.  45 

sions,  c'est  que,  par  une  juste  punition,  Dieu  s'est  retiré  dclu! 
et  qu'il  n'a  pas  voulu  être  son  bien,  ou  plutôt  qu'il  n'a  plus  fait 
sentir  ce  plaisir,  qui  lui  marquait  qu'il  était  son  bien  De  sorte 
que  les  plaisirs  sensibles  qui  ne  portent  qu'aux  biens  du  corps 
étant  demeurés  seuls,  et  n'étant  plus  contre-balancés  par  ceux 
qui  le  portaient  auparavant  à  son  véritable  bien; l'union  étroite 
qu'il  avait  avec  Dieu,  s'est  étrangement  affaiblie,  et  celle  qu'il 
avait  avec  son  corps  s'est  beaucoup  augmentée.  Le  plaisir  sen- 
sible étant  le  maitre,  a  corrompu  son  cœur,  en  l'atiachant  à 
tous  les  objets  sensibles  ;  et  la  corruption  de  son  cœur  a  obs- 
curci son  esprit,  en  le  détournant  de  la  lumière  qui  1  éclaire 
et  le  portant  à  ne  juger  de  toutes  choses,  que  selon  le  rapport 
qu'elles  peuvent  avoir  avec  le  corps. 

Mais  dans  le  fond,  on  ne  peut  pas  dire  que  le  chano-ement 
soit  fort  grand  du  côté  des  sens.  Car  de  même  que  si  deux 
poids  étant  en  équilibre  dans  une  balance,  je  venais  à  en  ôter 
quelqu  un,  l'autre  la  ferait  trébucher  de  son  côté,  sans  aucun 
changement  ou  augmentation  de  sa  part.  Ainsi,  depuis  le  péché 
les  plaisirs  des  sens  ont  abaissé  l'àme  vers  les  choses  sen- 
sibles, par  le  défaut  de  ces  délectations  intérieures,  qui  contre- 
balançaient avant  le  péché  l'inclination  que  nous  avons  pour  les 
biens  du  corps,  mais  sans  un  cliangement  si  considérable  de 
la  part  des  sens,  qu'on  se  l'imagine  ordinairement. 

Voici  la  seconde  manière  d'expliquer  les  désordres  du  péché 
laquelle  est  certainement  i.lus  raisonnable  que  celle  que  nous 
venons  de  dire.  Elle  en  est.  beaucoup  différente,  parce  que  le 
principe  on  est  différent  ;  mais  cependant  ces  deux  manières 
s  accordent  itarfailement  pour  ce  qui  regarde  les  sens 

Etant  composés  d'un  esprit  et  d'un  corps,  nous  avons  deux 
sortes  de  biens  à  rechercher,  ceux  de  l'esprit  et  ceux  du  corps 
Psous  avons  aussi  deux  moyens  de  reconnaître  qu'une  chose 
nous  est  bonne  ou  mauvaise  ;  nous  pouvons  le  reco.maitre  par 
1  usage  de  1  esprit  seul,  et  par  l'usage  de  l'esprit  joint  au  corps 
Nous  pouvons  reconnaître  notre  bien  par  une"  connaissance 
claire  et  évidente  ;  nous  le  pouvons  aussi  reconnaître  par  un 
sentiment  confus.  Je  reconnais  par  la  raison  que  la  justice  est 
aimable  ;  je  sais  aussi,  par  le  goût,  qu'un  tel  fruit  est  bon.  La 
beauté  de  la  justice  ne  se  sent  pas  :  la  bonté  d'un  fruit  ne  se  con- 
naît pas.  Les  biens  du  corps  ne  méritent  pas  l'application  d'un 

'        3. 


46  DE   LA   RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

esprit  que  Dieu  n'a  fait  que  pour  lui,  il  faut  donc  que  l'esprit 
reconnaisse  de  tels  biens  sans  examen,  et  par  la  preuve  courte 
et  incontestable  du  sentiment.  Les  pierres  ne  sont  pas  propres 
à  la  nourriture  ;  la  preuve  en  est  convaincante,  et  le  seul  goût 
en  a  lait  tomber  d'accord  tous  les  hommes. 

Le  plaisir  et  la  douleur  sont  donc  les  caractères  naturels  et 
incontestables  du  bien  et  du  mal,  je  l'avoue  ;  mais  ce  n'est  que 
pour  ces  choses-là  seulement,  qui  ne  pouvant  être  par  elles- 
mêmes  ni  bonnes  ni  mauvaises,  ne  peuvent  aussi  être  recon- 
nues pour  telles  par  une  connaissance  claii"e  et  évidente  ;  ce 
n'est  que  pour  ces  chose-là  seulement,  qui  étant  au-dessous  de 
l'esprit,  ne  peuvent  ni  le  récorai)enser  ni  le  punir.  Enfin  ce 
n'est  que  pour  ces  choses-là  seulement,  qui  ne  méritent  pas  que 
re>prit  s'occupe  d'elles,  et  desquelles  Dieu  ne  voulant  pas  que 
Ion  s'occupe,  il  ne  nous  porte  à  elles  que  par  instinct,  c'est- 
à-dire,  par  des  sentiments  agréables  ou  désagréables  '. 

Mais  pour  Dieu,  qui  seul  est  le  vrai  bien  de  l'esprit,  qui  seul 
est  au-dessus  de  lui  ;  qui  seul  peut  le  récompenser  en  mille 
façons  différentes  ;  qui  seul  est  digne  de  son  application,  et  qui 
ne  craint  point  que  ceux  qui  le  connaissent  ne  le  trouvent  point 
aimable,  il  ne  se  contente  pas  d'être  aimé  d'un  amour  aveugle 
et  d'un  amour  d'inslincl,  il  veut  être  aimé  d'un  amour  éclairé 
et  d'un  'imour  de  choix. 

Si  l'esprit  ne  voyait  dans  les  corps,  que  ce  qui  y  est  vérita- 
blement, sans  y  sentir  ce  qui  n'y  est  pas,  il  ne  pourrait  les 
aimer  ni  n'en  servir  qu'avec  beaucoup  de  peine  ;  ainsi  il  est 
comme  nécessaire  qu'ils  paraissent  agréables,  en  causant  des 
sentiments  qu'ils  n'ont  pas.  Mais  il  n'eu  est  pas  de  même  de  Dieu; 
il  suffit  qu'on  le  voie  tel  qu'il  est  afin  qu'on  se  porte  à  laimer,  et 
il  n'est  point  nécessaire  qu'il  se  serve  de  cet  instinct  de  plaisir, 
comme  d'une  espèce  d'artifice  pour  s'attirer  de  l'amour  sans  le 
mériter. 

Les  choses  étant  ainsi,  on  doit  dire  qu'Adam  n'était  point 
porté  à  l'amour  de  Dieu  et  aux  choses  de  son  devoir  par    un 

*  Pour  avoir  dit,  ;i  rencontre  des  stoïciens,  que  le  plaisir  est  un  bien,  qu'il 
rend  adnelleinent  heureux  relui  qui  le  îTOiite,  que  Dieu  en  est  i'auleur,  malgré 
toutes  les  rx|(llcalious,  toutes  les  restrictions  dont  il  accoiiipasne  ces  propo. 
sitions.  Malcbrauclie  a  été  fort  injustement  accuse  d'('picuri>me  par  Arnauld 
«t  par  Régis.  Ce  qu'il  ne  fait  qu'indiquer  ici  estparticuliéruiiiout  déveloiipé  dans 
le  4»  livre. 


DES    SENS.  n 

plaisir  >  prévenant  ;  parce  que  la  connaissance  qu'il  avait  de 
Dieu  comme  de  son  bien,  et  la  joie  qu'il  ressentait  sans  cesse 
comme  une  suite  nécessaire  de  la  vue  de  son  bonheur,  en 
s'unissant  à  Dieu,  pouvait  suffire  pour  l'attacher  à  son  devoir, 
et  pour  le  faire  agir  avec  plus  de  mérite,  que  sileûtété  comme 
déterminé  par  un  plaisir  prévenant.  Il  était  de  cette  sorte  en 
une  pleine  liberté.  Et  c'est  peut-être  dans  cet  état  que  l'Ecri- 
ture sainte  nous  le  veut  représenter  par  ces  paroles  2  :  Dieu  a 
fait  lliomme  dès  le  commencement,  et  après  lui  avoir  proposé 
ses  commandements,  il  l'a  laissé  à  lui-même;  c'est-à-dire,  sans 
le  déterminer  par  le  goût  de  quelque  plaisir  prévenant,  le  tenant 
seulement  attaché  à  lui  par  la  vue  claire  de  son  bien  et  de  son 
devoir.  Mais  l'expérience  a  fait  voir  à  la  honte  du  libre  arbitre, 
et  à  la  gloire  de  Dieu  seul,  la  fragilité  dont  Adam  était  capable, 
dans  un  état  aussi  réglé  et  aussi  heureux  que  celui  où  il  était 
avant  son  péché. 

Mais  on  ne  peut  pas  dire.  qu'Adam  se  portât  à  la  recherche 
et  à  lusai^e  des  choses  sensibles,  par  une  connaissance  exacte 
du  rapport  qu'elles  pouvaient  avoir  avec  son  corps.  Car  enfm, 
s'il  avait  fallu  qu'il  eût  examiné  les  configurations  des  parties 
de  quelque  fruit,  celles  de  toutes  les  parties  de  son  corps,  et  ie 
rapport  qui  résultait  des  unes  avec  les  autres,  pour  juger  si 
dans  la  chaleur  présente  de  son  sang,  et  dans  mille  autres  dis- 
positions de  son  corps,  ce  fruit  eût  été  bon  pour  sa  nourriture  , 
il  est  visible  que  des  choses  qui  étaient  indignes  de  l'applica- 
tion de  son  esprit,  en  eussent  entièrement  rempli  la  capacité, 
et  cela  même  assez  inutilement,  parce  qu'il  ne  se  fût  pas  con- 
servé longtemps  par  celte  seule  voie. 

Si  l'on  considère  donc,  que  l'esprit  d'Adam  n'était  pas  mfini, 
l'on  ne  trouvera  pas  mauvais  que  nous  disions  qu'il  ne  con- 
naissait pas  toutes  les  propriétés  des  corps  qui  l'environnaient, 
puisqu'il  est  constant  que  ces  propriétés  sont  infinies.  El  si  l'on 
accorde,  ce  qui  ne  se  peut  nier,  avec  quelque  attention,  que 
son  esprit  n'était  pas  fait  pour  examiner  les  mouvements  et  les 
coniiguiations  de  la  matière,   mais  pour  Olre  continuellement 


'  Vniifiz  le.1  Éclaircissements  sur  le  ri">*  chapitre  du  !«'  Itrre. 

K'iis  ab  initio  constituit    li>miinein  et  reliquit   illum    in   manu    consilu 
sui,  adjecit  maodata  et  prsccpta  sm,  etc.  Lccl.  iS,  a. 


Ift  DE    LA.    RECHEHCHE    DE   LA    VERITE. 

appliqué  à  Dieu  ,  l'on  ne  pourra  pas  trouver  à  redire,  si  nous 
assurons  que  c'eût  étô  un  désordre  et  un  dérèglement,  dans  un 
temps  oîj  toutes  choses  devaient  être  parfaitement  bien  ordon- 
nées, s'il  eût  été  obligé  de  se  détourner  l'esprit  de  la  vue  des 
perfections  de  son  vrai  bien,  pour  examiner  la  nature  de  quelque 
fruii,  afin  de  s'en  nourrir. 

Adam  avait  donc  les  mêmes  sens  que  nous,  par  lesquels  il 
était  averti,  sans  être  détourné  de  Dieu,  de  ce  qu'il  devait  faire 
pour  son  corps.  Il  sentait  comme  nous  des  plaisirs,  et  même 
des  douleurs  ou  des  dégoûts  prévenants  et  indélibérés.  Mais  ces 
plaisirs  et  ces  douleurs  ne  pouvaient  le  rendre  esclave,  ni  mal- 
heureux comme  nous  ;  parce  qu'étant  maître  absolu  des  mou- 
vements qui  s'excitaient  dans  son  corps,  il  les  arrêtait  inconti- 
nent après  qu'ils  l'avaient  averti,  s'il  le  souhaitait  ainsi,  et  sans 
doute  il  le  souhaitait  toujours  à  l'égard  de  la  douleur.  Heureux^ 
et  nous  aussi,  s'il  eût  fait  la  même  chose  à  l'égard  du  plaisir; 
et  s'il  ne  se  fût  point  distrait  volontairement  de  la  présence  de 
son  Dieu,  en  laissant  remplir  la  capacité  de  son  esprit  de  la 
beauté  et  de  la  douceur  espérée  du  fruit  défendu,  ou  peut-être 
d'une  joie  présomptueuse  excitée  dans  son  àme  à  la  vue  de  ses 
perfections  naturelles,  ou  enfin  d'une  tendresse  naturelle  pour 
sa  femme,  et  d'une  crainte  déréglée  de  la  contrister;  car  appa- 
remment tout  cela  a  contribué  à  sa  désobéissance  ^. 

Mais  après  qu'il  eut  péché,  ces  plaisirs  qui  ne  faisaient  que 
l'avertir  avec  respect,  et  ces  douleurs  qui  sans  troubler  sa  féli- 
cité, lui  faisaient  seulement  connaître  qu'il  pouvait  la  perdre  et 
devenir  malheureux,  n'eurent  plus  pour  lui  les  mêmes  égards. 
Ses  sens  et  ses  passions  se  révoltèrent  contre  lui,  ils  n'obéirent 
plus  à  ses  ordres,  et  ils  le  rendirent,  comme  nous,  esclave  de 
toutes  les  choses  sensibles. 

Ainsi  les  sens  et  les  passions  ne  tirent  point  leur  naissance 
du  péché,  mais  seulement  cette  puissance  qu'ils  ont  de  tyran- 
niser les  pêcheurs;  et  cette  puissance  n'est  pas  tant  un  désordre 
du  côté  des  sens,  que  de  celui  de  l'esprit  et  de  la  volonté  des 
hommes,  qui  ayant  perdu  le  pouvoir  qu'ils  avaient  sur  leurs 

*  Cette  intei'|)rélalion  alléarorique  du  fruit  iléfendu  se  trouve  déjà  dans  l'i'di- 
tion  de  1700,  mais  non  dans  les  éditions  antérieures.  Remarquer  que  .'^lale- 
braiiclie  croit  qu'un  certain  desré  de  douleur  était  indis|iensal)le  niéuie  pouf 
■a  conservatliMi  de  t'Iiomme  parfait,  c'est-à-dire  d'Adam  avant  la  cbuie. 


El'S   SENS.  43 

corps  et  n'étant  plus  si  clroitemcnt  unis  à  Dieu,  ne  reçoivent 
plus  de  lui  cette  lumière  et  celte  force,  par  laquelle  ils  conser- 
vaient leur  liberté  et  leur  bonheur. 

On  doit  conclure  en  passant  de  ces  deux  manières,  selon 
lcs(]iiclles  nous  venons  d'expliquer  les  désordres  du  péché, 
qu'il  y  a  deux  choses  nécessaires  pour  nous  rétablir  dans 
l'ordre. 

La  première  est,  qu'il  faut  ôter  de  ce  poids  qui  nous  fait 
pencher,  et  qui  nous  entraîne  vers  les  biens  sensibles,  en  retran- 
chant continuellement  de  nos  plaisirs,  et  en  mortifiant  la  sen- 
sibilité de  nos  sens  par  la  pénitence,  et  par  la  circoncision  du 
cœur. 

La  seconde  est,  qu'il  faut  demander  à  Dieu  le  poids  de  sa 
grâce,  et  cette  délectation  prévenante  ^,  que  Jésus-Christ  nous 
a  particulièrement  méritée,  sans  laquelle  nous  avons  beau 
retrancher  de  ce  premier  poids,  il  pèsera  toujours  ;  et  si  peu 
qu'il  pèse,  il  nous  entraînera  infailliblement  dans  le  péché  et 
dans  le  désordre. 

Les  deux  choses  sont  absolument  nécessaires  pour  rentrer,  et 
pour  persévérer  dans  notre  de  oir.  La  raison,  comme  l'on  voit, 
s'accorde  parfaitement  avec  l'Évangile;  et  l'un  et  l'autre  nous 
apprennent,  que  la  privation,  l'abnégation,  la  diminution  du 
poids  du  péché,  sont  des  préparations  nécessaires,  afin  que  le 
poids  de  la  grâce  nous  redresse,  et  nous  attache  à  Dieu. 

Mais,  quoique  dans  l'état  ou  nous  sommes,  il  y  ait  obliga- 
tion de  combattre  contimuMlcment  contre  nos  sens,  on  n'en 
doit  pas  conclure,  qu'ils  soient  absolument  corrompus  et  mal 
réglés.  Car  si  l'on  considère,  qu'ils  nous  sont  donnés  pour  la 
conser(ation  de  notre  corps,  on  trouvera  qu'ils  s'acquittent 
admirablement  bien  de  leur  devoir  et  qu'ils  nous  conduisent 
d'une  manière  si  juste  et  si  fidèle  à  leur  fin,  qu'il  semble  que 
c'est  à  tort,  qu'on  les  accuse  de  corruption  et  de  dérèglement. 
Ils  avertissent  si  promploment  rùrae  par  la  douleur  cl  par  le 
plaisir,  par  les  goûts  agréables  et  désagréables,  et  par  les  autres 
sensations,  de  ce  qu'elle  doit  faire,  ou  ne  faire  pas  pour  la  con- 
servation de  la  vie,  quon  ne  peut  pas  dire  avec  raison,  que 
cet  ordre  ci  cette  exactitude  soient  une  suite  du  péché. 

•  Voyci  les  Éclaircinseuieiitx  sur  le  S'""  chapitre  du  l»'  livre. 


o3  DE    LA    RECHEIICHE    DE   LA    VERITE. 

IL  Nos  sens  ne  sont  donc  i)as  si  corrompus  qu'on  s'imagine, 
mais  c'est  le  plus  intôrieur  de  notre  âme,  c'est  notre  liberlé  i[ui 
est  corrompue.  Ce  ne  sont  pas  nos  sens  qui  nous  trompent, 
mais  c'e^t  notre  volonté  qui  nous  trompe  par  ses  jugements 
précipités.  Quand  on  voit,  par  exemple,  de  la  lumière,  quand 
on  sent  de  la  chaleur,  on  ne  se  trompe  point  de  croire  que  l'on 
en  sent,  soit  devant  ou  après  le  péché.  Mais  on  se  trompe,  quand 
0!i  juge  que  la  chaleur  que  l'on  sent  est  hors  de  l'àme  qui  la 
sent,  comme  nous  expliquerons  dans  la  suite. 

Les  sens  ne  nous  jetteraient  donc  point  dans  l'erreur  si  nous 
faisions  bon  usage  de  notre  liberté,  et  si  nous  ne  nous  servions 
point  de  leur  rapport,  pour  juger  des  choses  avec  trop  de  préci- 
piialion.  Mais  parce  qu'il  est  très  difficile  de  s'en  empêcher,  et 
que  nous  y  sommes  quasi  contraints,  à  cause  de  l'étroite  union  de 
notre  âme  avec  notre  corps,  voici  de  quelle  manière  nous  nous 
devons  conduire  dans  leur  usage,  pour  ne  point  tomber  dans 
l'erreur. 

III.  Nous  devons  observer  exactement  celte  règle  :  De  ne 
juger  jamais  par  les  sens  de  ce  que  les  choses  sont  en  elles- 
mêmes.,  mais  seulement  du  rapport  qu'elles  ont  avec  notre  corps, 
parce  qu'en  effet  ils  ne  nous  sont  point  donnés  pour  connaître  la 
vérité  des  choses  en  elles-mêmes,  mais  seulement  pour  la  con- 
Bervation  de  notre  corps. 

Mais  afin  qu'on  se  délivre  tout  à  fait  de  la  facilité  et  de  l'in- 
clination que  l'on  a  à  suivre  ses  sens  dans  la  recherche  de  L. 
vérité,  on  va  faire,  dans  les  chapitres  suivants,  une  déduction 
des  principales  et  des  plus  générales  erreurs  où  ils  nous  jettent, 
€t  Ton  reconnaîtra  manifestement  la  vérité  de  ce  que  l'on  vient 
d'avancer. 


CHAPITRE    VI 

.  Des  LM-iciirs  de  la  vue  à  l'égard  de  l'éti'nduo  en  soi. —  II.  Suite  de  ce» 
erreurs  sur  îles  objets  invisibles.  —  III.  Des  erreurs  do  nos  veux  tourlinnt 
'élendue  consiil(-rée  par  rapport 

I.  La  vue  est  le  premier,  le  plus  noble  et  le  plus  étendu  de 
tous  1  :'s  sens  ;  de  sorte  que  s'ils  nous  étaient  donnés  pour  dé- 
couvrir la  vérité,  elle  y  aurait  seule  plus  de  pai-t  que  tous  les 


il 


DES    SCNS.  ?.l 

autres  ensemble.  Ainsi  il  suffira  de  ruiner  l'autorité  que  les 
veux  ont  sur  la  raison,  pour  nous  tromper,  et  pour  iious  porter 
à  une  défiance  générale  de  tous  nos  sens  i. 

Nous  allons  donc  faire  voir  que  nous  ne  devons  point  nous 
appuyer  sur  le  témoignage  de  notre  vue,  pour  juger  de  la  vé- 
rité des  choses  en  elles-mêmes,  mais  seulement  pour  décou- 
vrir le  rapport  qu'elles  ont  à  la  conservation  de  notre  corps, 
que  nos  yeux  nous  trompent  généralement  dans  tout  ce  qu'ils 
nous  représentent,  dans  la  grandeur  des  corps ,  dans  leurs 
figures  et  dans  leurs  mouvements,  dans  la  lumière  et  dans  les 
couleurs,  qui  sont  les  seules  choses  que  nous  voyons,  que 
toutes  ces  choses  ne  sont  point  telles  qu'elles  nous  paraissent, 
que  tout  le  monde  s'y  trompe,  et  que  cela  nous  jette  encore 
dans  d'autres  erreurs  dont  le  nombre  est  infini.  Nous  commen- 
çons par  l'étendue,  et  voici  les  preuves  qui  nous  font  croire 
que  nos  yeux  ne  nous  la  font  jamais  voir  telle  qu'elle  est. 

II.  On  voit  aussi  souvent  avec  des  lunettes,  des  animaux 
beaucoup  plus  petits  qu'un  grain  de  sable  qui  est  presque  invi- 
sible 2  :  on  en  a  vu  même  de  mille  fois  plus  petits.  Ces  atomes 
vivants  marchent  aussi  bien  que  les  autres  animaux.  Ils  ont 
donc  des  jambes  et  des  pieds,  des  os  dans  ces  jambes  pour  les 
soutenir  (ou  plutôt  sur  ces  jambes,  car  les  os  des  insectes  c'est 
leur  peau).  Ils  ont  des  muscles  pour  les  remuer,  des  tendons 
et  une  infinité  de  fibres  dans  chaque  muscle,  et  enfin  du  sang 
ou  des  esprits  ammaux  extrêmement  subtils  et  déliés,  pour 
remplir  ou  pour  faire  mouvoir  successivement  ces  muscles.  Il 
n'est  pas  possible  sans  cela  de  concevoir  qu'ils  vivent,  qu'ils 
se  nourrissent,  et  qu'ils  transportent  leur  petit  corps  en  diffé- 
rents lieux,  selon  les  différentes  impressions  des  objets,  on 
plutôt,  il  n'est  pas  possible  que  ceux-mèmes  qui  ont  employé 
toute  leur  vie  à  l'analomie  et  à  la  recherclie  de  la  nature,  se 
représentent  le  nombre,  la  diversité  et  la  délicatesse  de  toutes 


*  d'Ile  analyse  des  cni'iirs  de  la  vue  et  des  iiinycns  par  lesi|Ui'k  nous 
apprécions  la  iliNiance  des  objets  est  une  des  parties  les  plus  remari]iiables  de 
la  Heiuerckt'.  Kii  Faisant  cett'  distinction  des  perceptions  naturelles  et  des  per- 
ceptions acquises  de  la  vue.  M.ilebranclu'  a  précédé  Berkeley  dont  le  Tiaili 
de  la  Vi.sion  es',  de  1703.  Sur  plu>  d'un  point,  relatif  à  la  vision  des  objets  et 
aux  signes  par  lesquels  nous  appren:)ns  i\  p.'rcevoir  leur  di-^tanee,  il  a  devaueé, 
non  seuleuieiil  IleikeleyetKeid,  uiais  U"<  pliyihulogucs  anglais  contemporain». 

*  Juuniat  des  Savanls,  du  là  novcùibrc  tiiUH. 


52  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

los  parties,  dont  ces  petits  corps  sont  nécessairement  compo- 
sés pour  vivre,  et  pour  exécuter  toutes  les  choses  que  nous 
leur  voyons  faire. 

L'imagination  se  perd  et  s'étonne  à  la  vue  d'une  si  étrange 
petitesse,  elle  ne  peut  atteindre,  ni  se  prendre  à  des  parties, 
qui  n'ont  point  de  prise  pour  elle  ;  et  quoique  la  raison  nous 
convainque  de  ce  qu'on  vient  de  dire ,  les  sens  et  l'imagination 
s'y  opposent,  et  nous  obligent  souvent  d'en  douter. 

Notre  vue  est  très  limitée,  mais  elle  ne  doit  pas  limiter  sou 
objet.  L'idée  qu'elle  nous  donne  de  l'étendue  a  des  bornes 
fort  étroites;  mais  il  ne  suit  pas  de  là,  que  l'étendue  en  ait. 
Elle  est  sans  doute  infinie  en  un  sens;  et  cette  petite  partie  de 
matière,  qui  se  cache  à  nos  yeux,  est  capable  de  contenir  un 
monde,  dans  lequel  il  se  trouverait  autant  de  choses,  quoique 
plus  petites  à  proportion,  que  dans  ce  grand  monde  dans  lequel 
nous  vivons. 

Les  petits  animaux  dont  nous  venons  de  parler  ont  peut-être 
d'autres  petits  animaux  qui  les  dévorent,  et  qui  leur  sont  im- 
perceptibles à  cause  de  leur  petitesse  effroyable,  de  même  que 
ces  autres  nous  sont  imperceptibles.  Ce  qu'un  ciron  est  à  notre 
égard,  ces  animaux  le  sont  à  un  ciron:  et  peut-être  qu'il  y  en 
a  dans  la  nature  de  plus  petits,  et  de  plus  petits  à  l'infini,  dans 
celte  proportion  si  étrange  d'un  homme  à  un  ciron. 

Nous  avons  des  démonstrations  évidentes  et  mathématiques, 
de  la  divisibilité  à  l'infini;  et  cela  suffit  pour  nous  faire  croire 
qu'il  peut  y  avoir  des  animaux  plus  petits  et  plus  petits  à  l'in- 
fini, quoique  notre  imagination  s'effarouche  de  celte  pensée. 
Dieu  n'a  fait  la  matière  que  pour  en  former  des  ouvrages  ad- 
mirables ;  et  puisque  nous  sommes  certains  qu'il  n'y  a  point 
de  parties  dont  la  petitesse  soit  capable  de  borner  sa  puissance 
dans  la  formation  de  ces  petits  animaux,  pourquoi  la  limiter^ 
et  diminuer  ainsi  sans  raison  l'idée  que  nous  avons  d'un  ouvrier 
infini,  en  mesurant  sa  puissance  et  son  adresse  par  notre  ima- 
gination qui  est  finie? 

L'expérience  nous  a  déjà  délrompés  en  partie,  en  nous  fai- 
sant voir  des  animaux  mille  fois  plus  petits  qu'un  ciron  ;  pour- 
quoi voudrions-nous  qu'ils  fussent  les  derniers  et  les  plus  petits 
de  In;, s?  Pour  moi  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ail  raison  de  se  l'ima- 
giner. Il  est  au  contraire  bien  plus  vraisemblable  de  croire. 


i 


DES    SENS  S3 

qu'il  y  en  a  de  beaucoup  plus  petits  que  ceux  que  l'ou  a  décou- 
verts; car  enfin  les  petits  animaux  ne  manquent  pas  aux  mi- 
croscopes, comme  les  microscopes  manquent  aux  petits  ani- 
maux. 

Lorsqu'on  examine  au  milieu  de  l'hiver,  le  germe  de  l'oi- 
gnon d'une  tulipe,  avec  une  simple  loupe  ou  verre  convexe,  ou 
même  seulement  avec  les  yeux,  on  découvre  fort  aisément  dans 
ce  germe  les  feuilles  qui  doivent  devenir  vertes,  celles  qui 
doivent  composer  la  llcur  ou  la  tulipe,  cette  petite  partie  trian- 
gulaire qui  enferme  la  graine,  et  les  six  petites  colonnes  qui 
l'environnent  dans  le  fond  de  la  tulipe.  Ainsi  on  ne  peut  douter 
que  le  germe  d'un  oignon  de  tulipe  ne  renferme  une  tulipe  tout 
entière. 

Il  est  raisonnable  de  croire  la  même  chose  du  germe  d'un 
grain  de  moutarde,  de  celui  d'un  pépin  de  pomme,  et  généra- 
lement de  toutes  sortes  d'arbres  et  de  plantes,  quoique  cela  ne 
se  puisse  pas  voir  avec  les  yeux,  ni  même  avec  le  microscope; 
et  l'on  peut  dire,  avec  quelque  assurance,  que  tous  les  arbres 
sont  en  petit  dans  le  germe  de  leur  semence. 

Il  ne  parait  pas  même  déraisonnable  de  penser  qu'il  y  a  des 
arbres  infinis  dans  un  seul  germe,  puisqu'il  ne  contient  pas 
seulement  l'arbre  dont  il  est  la  semence,  mais  aussi  un  très 
grand  nombre  d'autres  semences  qui  peuvent  toutes  renfermer 
dans  elles-mêmes  de  nouveaux  arbres  et  de  nouvelles  semences 
d'arbres,  lesquelles  conserveront  peut-être  encore  dans  une  peti- 
tesse incompréhensible,  d'autres  arbres  et  d'autres  semences 
aussi  fécondes  que  les  premières,  et  ainsi  à  l'intini.  De  sorte 
que,  selon  cette  pensée,  qui  ne  peut  paraître  impertinente  et 
bizarre  qu'à  ceux  qui  mesurent  les  merveilles  de  la  puissance 
intinie  de  Dieu  avec  les  idées  de  leur  sens  et  de  leur  imagina- 
tion, on  pourrait  dire  que  dans  un  seul  pépin  de  pomme,  il  y 
aurait  des  pommiers,  des  pommes,  et  des  semences  de  pommiers 
pour  des  siècles  infinis  ou  presque  infinis,  dans  cette  propor- 
tion d'un  pommier  parfait  à  un  pommier  dans  sa  semence  ;  que 
la  nature  ne  fait  que  développer  ces  petits  arbres,  en  donn  ^nl 
un  accroissement  sensible  à  celui  qui  est  hors  de  sa  semence, 
et  des  accroissements  insensibles,  mais  très  réels  et  propor- 
tionnes à  leur  grandeur,  à  ceux  qu'on  conçoit  être  dans  leurs 
semonces  ;  car  on  ne  peut  pas  douter  qu'il  ne  puisse  y  avoir  des 


54  DE   LA    RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

corps  assez  petits,  pour  s'insinuer  entre  les  tibres  de  ces  arbres 
que  l'on  conçoit  dans  leurs  semences,  et  pour  leur  servir  ainsi 
de  nourriture. 

.  Ce  que  nous  venons  de  dire  des  plantes  et  de  leurs  germes, 
se  peut  aussi  penser  des  animaux,  et  du  germe  dont  ils  sont 
produits.  On  voit  dans  le  germe  de  l'oignon  d'une  tulipe  une 
tulipe  entière.  On  voit  aussi  dans  le  germe  d'un  œuf  frais,  et 
qui  n'a  point  été  couvé,  un  poulet,  qui  est  peut-être  entière- 
ment formé  *.  On  voit  des  grenouilles  dans  les  œufs  dos 
grenouilles,  et  on  verra  encore  d'autres  animaux  dans  leur 
germe  lorsqu'on  aura  assez  d'adresse  et  d'expérience  pour  les 
découvrir  2.  Mais  il  ne  faut  pas  que  l'esprit  s'arrête  avec  les 
yeux  :  car  la  vue  de  l'esprit  a  bien  plus  d'étendue  que  la  vue 
du  corps.  Nous  devons  donc  penser  outre  cela,  que  tous  les 
corps  des  hommes  et  des  animaux  qui  naîtront  jusqu'à  la  con- 
sommai inu  des  siècles,  ont  peut-être  été  produits  dès  la  créa- 
tion du  inonde;  je  veux  dire,  que  les  femelles  des  premiers 
animaux  ont  peut-être  été  créées,  avec  tous  ceux  de  même 
espèce  qu'ils  ont  engendrés,  et  qui  devaient  s'engendrer  dans 
la  suite  des  temps  3, 

On  pourrait  encore  pousser  davantage  cette  pensée,  et  peut- 
être  avec  beaucoup  de  raison  et  de  vérité,  mais  on  appréhende 
avec  sujet,  de  vouloir  pénétrer  trop  avant  dans  les  ouvrages  de 
Dieu.  On  n'y  voit  qu'infinités  par  tout,  et  non  seulement  nos 
sens  et  notre  imagination  sont  trop  limités  pour  les  comprendre, 
mais  l'esprit  même  tout  pur  et  tout  dégagé  qu'il  est  de  la  ma- 
tière, est  trop  grossier  et  trop  faible  pour  pénétrer  le  plus  petit 
des  ouvrages  de  Dieu  ;  il  se  perd,  il  se  dissipe,  il  s'éblouit,  il 
s'etfraie  à  la  vue  de  ce  qu'on  appelle  un  atome  selon  le  langage 
des  sens.  Mais  toutefois  l'esprit  pur  a  cet  avantage  sur  les  sens 
et  sur  l'imagination,  qu'il  reconnaît  sa  faiblesse,  et  la  grandeur 
de  Dieu,  cl  qu'il  aperçoit  l'infini  dans  lequel  il  se  perd,    au 


*  Le  Rcrine  de  l'œuf  est  sous  une  petite  tuclie  blaiiclic  qui  est  sur  le  Jaune. 

*  Voyez  le  livre  De  formatione  pulii  in  ovo,  de  M.  Miipiulii.  Voyez  Miracu 
lum  natiira;,  de  M.  Swaniiiicrdam.  (Note^  de  Maleliranflie.j 

^  Maleiiranche  expose  ici  l'Iiypotlil'se  de  l'emboîicinent  des  germes  aujour- 
d'hui abandonnée  pour  relie  de  ^épisé^^se,  d'après  laquelle  nul  gernie  n'exNte 
ae!('''iei:r('ni.iit  à  la  sénération  et  tous  les  organes  se  forment  successivement, 
4>u  lieu  de  ne  faire  que  s'accroître. 


; 

J 


DES  SENS.  55 

limi  que  notre  imagination  et  nos  sens  rabaissent  les  ouvrages 
do  Dieu,  et  nous  donnent  une  sotte  confiance  qui  nous  précipite 
aveuglément  dans  l'erreur.  Car  nos  yeux  ne  nous  font  point 
avoir  l'idée  de  toutes  ces  choses,  que  nous  découvrons  avec  les 
microscopes  et  par  la  raison.  Nous  n'apercevons  point,  par 
notre  vue,  de  plus  petit  corps  qu'un  ciron,  ou  une  mite.  La 
mnitié  d'un  ciron  n'est  rien,  si  nous  croyons  le  rapport  qu'elle 
nous  en  fait.  Une  mite  n'est  qu'un  point  de  mathématique  à  son 
égard  ;  on  ne  peut  la  diviser  sans  l'anéantir.  Notre  vue  ne  nous 
représente  donc  point  l'étendue,  selon  ce  qu'elle  est  en  elle- 
même,  mais  seulement  ce  qu'elle  est  par  rapport  à  notre  corps  ; 
et  pai'ce  que  la  moitié  d'une  mite  n'a  pas  un  rapport  considé- 
rable à  notre  corps,  et  que  cela  ne  peut  ni  le  conserver  ni  le 
détruire,  notre  vue  nous  le  cache  entièrement. 

Mais  si  nous  avions  les  yeux  faits  comme  des  microscopes, 
ou  plutôt  si  nous  étions  aussi  petits  que  les  cirons  et  les  mites, 
nous  jugerions  tout  autrement  de  la  grandeur  des  corps.  Car 
sans  doute  ces  petits  animaux  ont  les  yeux  disposés  pour  voir 
ce  qui  les  environne,  et  leur  propre  corps  beaucoup  plus  grand 
ou  composé  d'un  plus  grand  nombre  de  parties  que  nous  ne  le 
voyons,  puisqu'autreraent  ils  n'en  pourraient  pas  recevoir  les 
impressions  nécessaires  à  la  conserva  lion  de  leur  vie,  et  qu'ainsi 
les  yeux  qu'ils  ont  leur  seraient  entièrement  inutiles. 

Mais  afm  de  se  mieux  persuader  de  tout  ceci,  nous  devons 
Considérer  que  nos  propres  yeux  ne  sont  en  effet  que  des  lu- 
nciles  naturelles,  que  leurs  humeurs  font  le  même  eftet  que  les 
verres  dans  les  limettes,  et  que  selon  la  situation  qu'elles  gar- 
dent entre  elies,  et  selon  la  figure  du  cristallin  et  de  son  éloi- 
gncment  de  la  rétitie  \  nous  voyons  les  oiijets  diflcremment. 
De  sorte  qu'on  ne  peut  pas  assurer  qu'il  y  ait  deux  hommes, 
dans  le  monde,  qui  les  voient  précisément  de  la  même  grandeur 
ou  composés  de  semblables  parties,  puisqu'on  nepeut  pas  assurer 
que  leurs  yeux  soient  tout  à  fait  semblables. 

Tous  les  liommes  voient  les  objets  de  la  même  grandeur,  en 
ce  sens  qu'ils  les  voient  compris  dans  les  mêmes  bornes',  ou 
par  des  angles  égaux.  Car  ils  eu  voient  les  extrémités  par  des 

tio'iifr'  ^^  nerf  optique.  (Note  ajoutée  par  Malebrandic  aux  priVcîtlcnios  t  Ji- 


56  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

lignes  droites,  et  qui  composent  un  angle  visuel  qui  est  sen- 
siblement égal,  lorsque  les  objets  sont  vus  d'une  égale  distance. 
Mais  il  n'est  pas  certain  que  l'idée  sensible  qu'ils  ont  de  la  gran- 
deur d'un  même  objet  soit  égale  en  eux,  parce  que  les  moyens 
qu'ils  ont  de  juger  de  la  distance,  dont  dépend  la  grandeur  de 
celte  idée,  ne  sont  pas  égaux.  De  plus,  ceux  dont  les  libres  du 
nerf  optique  sont  plus  petites  et  plus  délicates,  peuvent  remar- 
quer dans  un  objet  beaucoup  plus  de  parties  que  ceux  dont 
ce  nerf  est  d'un  tissu  plus  grossier. 

Il  n'y  a  rien  de  si  facile  que  de  démontrer  géométriquement 
toutes  ces  choses';  et  si  elles  n'étaient  pas  assez  connues,  on 
s'arrêterait  davantage  à  les  prouver.  Mais  parce  que  plusieurs 
personnes  ont  déjà  traité  ces  matières,  on  prie  ceux  qui  s'en 
veulent  instruire  de  les  consulter. 

Puisqu'il  n'est  pas  certain  qu'il  y  ait  deux  hommes  dans  le 
monde,  qui  voient  les  objets  de  la  môme  grandeur,  et  que 
quelquefois  un  même  homme  les  voit  plus  grands  de  l'œil 
gauche  que  du  droit  -,  selon  les  observations  que  l'on  en  a  faites, 
qui  sont  rapportées  dans  le  Journal  des  savants  de  Rome,  du 
mois  de  janvier  1669,  il  est  visible,  qu'il  ne  faut  pas  nous  fier 
au  rapport  de  nos  yeux  pour  en  juger.  Il  vaut  mieux  écouter  la 
raison,  qui  nous  prouve  que  nous  ne  saurions  déterminer  quelle 
est  la  grandeur  absolue  des  corps  qui  nous  envii'onuent,  ni 
quelle  idée  nous  devons  avoir  de  l'étendue  d'un  pied  en  carré, 
ou  de  celle  de  notre  propre  corps,  afin  que  cette  idée  nous  le 
représente  tel  qu'il  est.  Car  la  l'aison  nous  apprend,  que  le  plus 
petit  de  tous  les  corps  ne  serait  point  petit  s'il  était  seul,  puis- 
qu'il est  composé  d'un  nombre  infini  de  parties,  de  chacune 
desquelles  Dieu  peut  former  une  terre,  qui  ne  serait  qu'un  point 
à  l'égard  des  autres  jointes  ensemble.  Ainsi  l'esprit  de  l'homme 
n'est  pas  capable  de  se  former  une  idée  assez  grande,  pour 
comprendre  et  pour  embrasser  la  plus  petite  étendue  qui  soit 
au  monde,  puisqu'il  est  borné,  et  que  ceMe  idée  doit  être 
infinie. 

Il  est  vrai  que  l'esprit  pmil  connaître  à  peu  près  les  rapports 


*  Vuyez  la  Dinplrique  de  M.  Dexcartes. 

*  Un  «le  mes  amis  voil  toujours  le  caranère  d'un  livre  plu^  gros  de  rœil 
droit  que  du  gauche.  (Noie  ajoutée  par  .Malebranclic  dais  l'édition  de  1712.) 


i 


DES    SENS  37 

qui  se  trouvent  entre  ces  infinis,  dont  le  monde  est  compose  ; 
que"  l'un,  par  exemple,  est  double  de  l'autre,  et  qu'une  toise 
contient  six  pieds  :  mais  cependant  il  ne  peut  se  former  une  idée, 
qui  représente  ce  que  ces  choses  sont  en  elles-mêmes. 

Je  veux  toutefois  supposer,  que  l'esprit  soit  capable  d'idées, 
qui  égalent  ou  qui  mesurent  l'étendue  des  corps  que  nous 
voyons;  car  il  est  assez  didicile  de  bien  persuader  aux  hommes 
le  contraire.  Examinons  donc  ce  qu'on  peut  conclure  de  celle 
supposition.  On  en  conclura  sans  doute,  que  Dieu  ne  nous 
trompe  pas,  qu'il  ne  nous  a  pas  donné  des  yeux  semblables  aux 
lunettes,  qui  grossissent  ou  qui  diminuent  les  objets,  et  qu'ainsi 
nous  devons  croire  que  nos  yeux  nous  représentent  les  choses 
comme  elles  sont. 

11  est  vrai  que  Dieu  ne  nous  trompe  jamais,  mais  nous  nous 
trompons  souvent  nous-mêmes,  en  jugeant  des  choses  avec  trop 
de  précipitation.  Car  nous  jugeons  souvent  que  les  objets,  dont 
nous  avons  des  idées,  existent,  et  même  qu'ils  sont  tout  à  fait 
semblables  à  ces  idées  ;  et  il  arrive  souvent  que  ces  objets  ne 
sont  point  semblables  à  nos  idées,  et  même  qu'ils  n'existent 
point. 

De  ce  que  nous  avons  l'idée  d'une  chose,  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'elle  existe,  et  encore  moins  qu'elle  soit  entièrement  sem- 
ttlable  à  l'idée  que  nous  en  avons.  De  ce  que  Dieu  nous  fait 
avoir  une  telle  idée  sensible  de  gran'ieur,  lorsqu'une  toise  est 
devant  nos  yeux  il  ne  s'ensuit  pas  que  cette  toise  n'ait  que 
l'étendue  qui  nous  est  représentée  par  cette  idée.  Car  pre- 
mièrement, tous  les  hommes  n'ont  pas  précisément  la  même 
idée  sensible  de  cette  toise,  puisque  tous  n'ont  pas  les  yeux 
disposés  de  la  même  façon.  Secondement,  une  même  personne 
n'a  quelquefois  pas  la  même  idée  sensible  d'une  toise,  lorsqu'il 
voit  cette  toise  avec  l'œil  droit  et  ensuite  avec  le  gauciio, 
comme  nous  avons  déjà  dit.  Enfin  il  arrive  souvent  que  la 
même  personne  a  des  idées  toutes  différentes  des  mêmes  objets 
en  diftérenls  temps,  selon  quellcles  croit  plus  ou  moins  éloignés, 
comme  nous  expliquerons  ailleurs. 

C'est  donc  un  préjugé  qui  n'est  appuyé  sur  aucune  raison, 
que  de  croire,  qu'on  voit  les  corps  tels  qu'ils  sont  en  eux-mêmes. 
Car  nos  yeux  ne  nous  étant  donnés  que  pour  la  conservation  de 
aolre  corps,  ils  s'acquittent  fort  bien  de  leur  devoir,  en  nous 


58  DE   LA    RECHERCHE   DE  LA   VÉRITÉ. 

faisant  avoir  des  idées  des  objets  lesquelles  soient  propor- 
tionnées à  celles  que  nous  avons  de  la  grandeur  de  notre  corps, 
quoiqu'il  y  ait  dans  ces  objets  une  inlinité  de  parties  qu'ils  ne 
nous  découvrent  point. 

Mais  pour  mieux  comprendre  ce  que  nous  devons  juger  de 
l'étendue  des  corps  sur  le  rapport  de  nos  yeux,  imaginons-nous 
que  Dieu  ait  fait  en  petit,  et  d'une  portion  de  matière  de  la 
grosseur  d'une  balle,  un  ciel  et  une  terre,  et  des  hommes  sur 
cette  terre,  avec  les  mêmes  proportions  qui  sont  observées 
dans  ce  grand  monde  i.  Ces  petits  hommes  se  verraient  les  uns 
les  autres,  et  les  parties  de  leurs  corps,  et  même  les  petits  ani- 
maux qui  seraient  capables  de  les  incommoder  :  car  autrement 
leurs  yeux  leur  seraient  inutiles  pour  leur  conservation.  Il  est 
donc  manifeste  dans  cette  supposition,  que  ces  petits  hommes 
auraient  des  idées  de  la  grandeur  des  corps,  bien  différentes  de 
celles  que  nous  en  avons;  puisqu'ils  regarderaient  leur  petit 
monde,  qui  ne  sei'ait  qu'une  balle  à  notre  égard,  comme  des 
espaces  infinis,  à  peu  près  de  même  que  nous  jugeons  du  monde 
dans  lequel  nous  sommes. 

Ou,  si  nous  le  trouvons  plus  facile  à  concevoir,  pensons  que 
Dieu  ait  fait  une  terre  infiniment  plus  vaste,  que  celle  que  nous 
habitons,  de  sorte  que  cette  nouvelle  terre  soit  à  la  nôtre 
comme  la  notre  serait  à  celle  dont  nous  venons  de  parler  dans 
la  supposition  précédente.  Pensons,  outre  cela,  que  Dieu  ait 
gardé  dans  toutes  les  parties  qui  composeraient  ce  nou- 
veau monde,  la  même  proportion  que  dans  celles  qui  compo- 
sent le  nôtre.  Il  est  clair  que  les  hommes  de  ce  dernier  monde 
seraient  plus  grands  qu'il  n'y  a  d'espace  entre  notre  terre  et 
les  étoiles  les  plus  éloignées  que  nous  voyons,  et  cela  étant, 
il  est  visible  que  s'ils  avaient  les  mômes  idées  de  l'étendue  des 
corps,  que  nous  en  avons,  ils  ne  pourraient  pas  distinguer 
quelques-unes  des  parties  de  leur  propre  corps,  et  qu'ils  en  ver- 
raient quelques  autres  d'une  grosseur  énorme.  De  sorte  qu'il 
est  ridicule  de  penser  qu'ils  vissent  les  choses  de  la  même  gran- 
deur ([U(i  nous  les  voyons. 

Il  est  manifeste,  dans  les  deux  suppositions  que  nous  venons 

'  Condill.ic  a  de  nu-iiie  supposé  un  monde  de  la  grosseur  d'une  noisette  com- 
posé d'autant  de  parties  que  le  notre  pour  prouver  que  la  durée  n'est  pas 
absolue.  Tiailé  des  Sensations,  chap.  4. 


DES    SENS.  5& 

de  faire,  que  les  hommes  du  grand  ou  du  petit  monde  auraient 
des  idées  de  la  grandeur  des  corps  bien  différentes  des  nôtres, 
supposé  que  leurs  yeux  leur  fissent  avoir  des  idées  des  objets 
qui  seraient  autour  d'eux,  proportionnées  à  la  grandeur  de  leur 
propre  corps.  Or  si  ces  hommes  assuraient  hardiment  sur  le 
témoignage  de  leurs  yeux,  que  les  corps  seraient  tels  qu'ils  les 
verraient,  il  est  visible  qu'ils  se  tromperaient  ;  personne  n'en 
peut  douter.  Cependant,  il  est  certain  que  ces  hommes  auraient 
tout  autant  de  raison  que  nous  de  défendre  leur  sentiment 
Apprenons  donc,  par  leur  exemple,  que  nous  sommes  très  incer- 
tains de  la  véritable  grandeur  des  corps  que  nous  voyons,  et 
que  tout  ce  que  nous  en  pouvons  savoir  par  notre  vue,  n'est 
que  le  rapport  qui  est  entre  eux  et  le  nôtre,  rapport  nullement 
exact  ;  en  un  mot,  que  nos  yeux  ne  nous  sont  pas  donnés  pour 
juger  de  la  vérité  des  choses,  mais  seulement  pour  nous  faire 
connaître  celles  qui  peuvent  nous  incommoder,  ou  nous  être 
utiles  en  quelque  chose. 

Mais  les  hommes  ne  se  fient  pas  seulement  à  leurs  yeux  pour 
juger  des  objets  visibles  ;  ils  s'y  fient  même  pour  juger  de  ceux 
qui  sont  invisibles.  Dès  qu'ils  ne  voient  point  certaines  choses, 
ils  en  concluent  qu'elles  ne  sont  point,  attribuant  ainsi  à  la  vue 
une  pénétration  en  quelque  façon  infinie.  C'est  ce  qui  les 
empêche  de  reconnaître  les  véritables  causes  d'une  infinité 
d'effets  naturels  ;  car  s'ils  les  rapportent  à  des  facultés  et  à 
des  qualités  imaginaires,  c'est  souvent  parce  qu'ils  ne  voient 
pas  les  réelles,  qui  consistent  dans  la  différente  configuration  de 
ces  corps. 

Ils  ne  voient  point,  par  exemple,  les  petites  parties  de 
l'air  et  de  la  tlammc,  encore  moins  celles  de  la  lumière,  ou 
d'une  autre  matière  encore  plus  subtile  ;  et  cela  les  porte  à 
ne  pas  croire  qu'elles  existent,  ou  à  juger  qu'elles  sont  sans 
force  et  sans  action.  Ils  ont  recours  à  des  qualités  occultes,  ou 
à  des  facultés  imaginaires,  pour  expliquer  tous  les  effets  dont 
ces  parties  imperceptibles  sont  la  cause  naturelle. 

Ils  aimenl  mieux  recourir  à  l'horreur  du  vide,  pour  expli- 
quer l'élévation  de  l'eau  dans  les  pompes,  qu'à  la  pesanteur  de 
l'air;  à  des  qualités  de  la  lune,  pour  le  tlux  et  le  reflux  de  la 
mer,  qu'au  pressement  de  l'air  ([ui  environne  la  terre,  à  des 
facultés  attractives  dans  le  soleil  pour  l'élévation  des  vapeurs. 


60  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

qu'au  simple  mouvement  d'impulsion  cause  par  les  parties  de  la 
matière  subtile  qu'il  répand  sans  cesse.  Ils  regardent  comme 
impertinente  la  pensée  de  ceux  qui  n'ont  recours  qu'à  du  sang 
et  à  de  la  chair,  pour  rendre  raison  de  tous  les  mouvements 
des  animaux,  des  habitudes  même,  et  de  la  mémoire  corporell'; 
des  hommes  i.  Et  cela  vient  en  partie  de  ce  qu'ils  conçoivent  k. 
cerveau  fort  petit,  et  par  conséquent  sans  une  capacité  suffi- 
sonle  pour  conserver  des  vestiges  d'un  nombre  presque  infini 
de  choses  qui  y  sont.  Ils  aiment  mieux  admettre,  sans  le  con- 
cevoir, une  âme  dans  les  bêles  qui  ne  soit  ni  corps  ni  esprit, 
des  qualités  et  des  espèces  intentionnelles  pour  les  habitudes, 
et  pour  la  mémoire  des  hommes,  ou  de  semblables  choses, 
desquelles  on  ne  trouve  point  de  notion  particulière  dans  son 
esprit. 

On  serait  trop  long,  si  on  s'arrêtait  à  faire  le  dénombrement 
<ies  erreurs  auxquelles  ce  préjugé  nous  porte  ;  il  y  en  a  très 
peu  dans  la  physique  auxquelles  il  n'ait  donné  quelque  occa- 
sion ;  et  si  on  veut  faire  une  forte  réllexion,  on  en  sera  peut- 
être  étonné. 

Mais  quoiqu'on  ne  veuille  pas  trop  s'arrêter  à  ces  choses,  on 
a  pourtant  de  la  peine  à  se  taire  sur  le  mépris  que  les  hommes 
font  ordinairement  des  insectes  et  des  autres  petits  animaux 
qui  naissent  d'une  matière  qu'ils  appellent  corrompue.  C'est  un 
mépris  injuste,  qui  n'est  fondé  que  sur  l'ignorance  de  la  chose 
qu'on  méprise,  et  sur  le  préjugé  dont  je  viens  de  parler.  Il  n'y 
a  rien  de  méprisable  dans  la  nature,  et  tous  les  ouvrages  de 
Dieu  sont  dignes  qu'on  les  respecte  et  qu'on  les  admire,  prin- 
cipalement si  l'on  prend  garde  à  la  simplicité  des  voies  par 
lesquelles  Dieu  les  fait  et  les  conserve.  Les  plus  petits  mouche- 
rons sont  aussi  parfaits  que  les  animaux  les  plus  énormes.  Les 
proportions  de  leurs  membres  sont  aussi  justes  que  celles  des 
autres,  et  il  semble  même  que  Dieu  ait  voulu  leur  donner  plus 
d'ornements  pour  récompenser  la  petitesse  de  leurs  corps.  Ils 


<  C'est  l'hypollù'se  de  l'automatisnie  des  bètes  de  Descartes  dont  Malebranche 
a  étO  un  des  ijarlisons  les  plus  fermes  et  les  plus  convaincus  enlre  tous  les 
cartésiens  du  xvii<--  siècle  11  y  leviciu  sans  cessedans  la  Recherche.  Dans  les 
Èctiircis-ieinenlit  sur  l'efficace  allrilntée  aux  causes  secondes,  il  dit  qu'il  ne 
serait  lias  cnibaria-sé  pour  dcnicinticr  rue  le  principe  de  la  vie  d'un  chien  ne 
diffère  pas  du  principe  du   moiiveiiieni,  d'une  iiiontre. 


i 


DES    SE.NS.  61 

ont  des  couronnes,  des  aigrettes,  et  d'autres  ajustements  sur 
leur  tcle,  qui  effacent  tout  ce  que  le  luxe  des  hommes  peut 
inventer  :  et  je  puis  dire  hardiment,  que  tous  ceux  qui  ne  se 
sont  jamais  servis  que  de  leurs  yeux,  n'ont  jamais  rien  vu  de  si 
beau,  de  si  juste,  ni  môme  de  si  magnifique  dans  les  maisons 
des  plus  grands  princes,  que  ce  qu'on  voit  avec  des  lunettes 
sur  la  tète  d'une  simple  mouche.  L'homme,  par  exemple,  n'a 
qu'un  cristallin  dans  chaque  œil,  la  mouche  en  a  plus  de  mille, 
mais  rangés  avec  un  ordre  et  une  justesse  merveilleuse  i. 

Il  est  vrai  que  ces  choses  sont  fort  petites,  mais  il  est  encore 
plus  surprenant  qu'il  se  trouve  tant  de  beautés  ramassées  dans 
im  si  petit  espace  ;  et  quoiqu'elles  soient  fort  communes,  elles 
n'en  sont  pas  moins  estimables,  et  ces  animaux  n'en  sont  pas 
moins  parfaits  en  eux-mêmes  ;  au  contraire  Dieu  en  paraît  plus 
admirable,  qui  a  fait  avec  tant  de  profusion  et  de  magnificence 
un  nombre  presqu'infini  de  miracles  en  les  produisant. 

Cependant  notre  vue  nous  cache  toutes  ces  beautés  ;  elle 
nous  fait  mépriser  tous  ces  ouvrages  de  Dieu,  si  dignes  de  notre 
admiration,  et  à  cause  que  ces  animaux  sont  petits  par  rapport 
à  notre  corps,  elle  nous  les  fait  considérer  comme  petits  abso- 
lument, et  ensuite  comme  méprisables  à  cause  de  leur  peti- 
tesse, comme  si  les  corps  pouvaient  être  petits  en  eux-mêmes. 
Tâchons  donc  de  ne  point  suivre  les  impressions  de  nos  sens 
dans  le  jugement  que  nous  portons  de  la  grandeur  des  corps, 
et  quand  nous  dirons,  par  exemple,  qu'un  oiseau  est  petit,  ne 
l'entendons  pas  absolument,  car  rien  n'est  grand  ni  peli 
en  soi.  Un  oiseau  même  est  grand  par  rapport  à  une  mouche  ; 
et  s'il  est  petit  par  rapport  à  notre  corps,  il  ne  s'en  suit  pas 
qu'il  le  soit  absolument,  puisque  notre  corps  n'est  pas  une 
règle  absolue  sur  laquelle  nous  devions  mesurer  les  autres.  Il 
est  lui-même  très  petit  par  rapport  à  la  terre,  et  la  terre  par 
rapport  au  cercle,  que  le  soleil  ou  la  terre  même  décrit  ;\  l'en- 
tour  l'un  de  l'autre ,  et  ce  cercle  par  rapport  à  l'espace  con- 
tenu entre  nous  et  les  étoile•^  fixes;  et  ainsi  en  continuant,  car 

*  Ici  et  dans  ses  autres  ouvrages  Ma'ebranchc  se  plait  à  décrire  dans  des 
pascs  plL'u:es  de  channe,  les  mervcil'cs  des  insectes.  Son  passe-temps  favor, 
quand  11  voulait  disirairo  son  esprit  d  éludes  plus  sérieuses  c'était  leludJ 
ats  in>Lcies.  Sa  b.blioilieque  do  1500  volumes  quil  légua  ft  l'Oratoire  était 
<o;nposee  en  grande  partie  d'ouvrsges  sur  le-  insectes. 

T,   I.  '     , 


Çj,  DE    LA    UECiiiiRCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

ûous  pouvons  toujours  imaginer  des  espaces  plus  grands  et 

plus  grands  à  l'infini. 

m   Mais  il  ne  faut  pas  nous  imaginer  que  nos  sens  nous  ap- 
prennent au  juste  le  rapport  que  les  autres  corps  ont  avec  le 
nôtre  •  car  l'exactitude  et  la  justesse  ne  sont  pomt  essentielles  aux 
connaissances  sensibles,  qui  ne  doivent  servir  qu'à  la  conser- 
vation de  la  vie.    Il  est  vrai  que  nous  connaissons  assez  exacte- 
ment le  rapport  que  les  corps  qui  sont  proches  de  nous  ont  avec 
le  nôtre  ;  mais   à   proportion  que  ces  corps  s'éloignent,  nous 
les  connaissons  moins,  parce  qu'alors  ils  ont  moms  de  rapport 
avec  notre  corps.  L'idée  ou  le  sentiment  de  grandeur  que  nous 
avons  à  la  vue  de  quelque  corps,  diminue  à  proportion  que  ce 
corps  est  moins  en  état  de  nous  nuire  ;    et  cette  idée  ou  senti- 
ment s'.lend  à  mesure  que  ce  corps  s'approche  de  nous,  ou 
plutôt  à  mesure  que  le  rapport  qu'il  a  avec  notre  corps  s  aug- 
mente. Enfin,  si  ce  rapport  cesse  tout  à  fait,   je  veux  dire,  si 
quelque  corps  est  si  petit  ou  si  éloigné  de  nous,    qu  d  ne  puisse 
nous  nuire,   nous  n'en  avons  plus  aucun  sentiment.  De  soi  te 
nue  par  la  vue  nous  pouvons  quelquefois  juger  a  peu  près  du 
Lportque  les  corps  ont  avec  le  nôtre,   et  de  celui  qu  ds  ont 
eZl  eux  ;  mais  nous  ne  devons  jamais  croire  qu  ils  soient  de 
la  grandeur  qu'Us  nous  paraissent.  ,  -,  ot    i. 

L  veux,  par  CNemple,  nous  représentent  le  soleil  et  la 
lune  d^  la  largeur  d'un  ou  de  deux  pieds  ;  mais  il  ne  faut  pas 
nous  imaginer,  comme  Épicure  et  Lucrèce,  qu  ds  n  aient  véri- 
tablement que  cette  largeur.  La  même  lune  "«"^'^^'-^  ;\;;; 
vue  beaucoup  plus  grande  que  les  plus  grandes  étoile.,  et  néan- 
moins, on  ne  doute  pas  qu'elle  ne  soit  sans  comparaison  phis 
TtUe.  De  même  nous  voyons  tous  les  jours  sur  la  terre  deux 
ou  plusieurs  choses,  desquelles  nous  ne  saunons  découvrir  au 
Lie  la  grandeur  ou  le  rapport,  parce  qu  .1  est  necess  ire  poui 
enjugeI^    d'en  connaître    la   juste  distance,  ce    qudestln. 

difficile  de  savoir.  „n,..itnrU. 

Nous  avons  même  de  la  peine  àjuger  avecqaelq  e  eit  Ud. 
du  rapport  quise  trouve  entre  deux  corps,  qm  sont  tout  pioche 
denou  ;  il  les  faut  prendre  entre  nos  mams,  et  les  temr  lun 
contre  l'Iutre  pourlL  comparer,  et  avec  tout  cela,  nous  hesi- 
on  souvent  sa'ns  eu  pouvoir  rien  assurer.  Cela  se  reconna. 
liblement,  lorsqu'on  veut  examiner  la  grandeur  de  quelques 


J 


DES    SENS.  68 

pièces  de  monnaie  presque  égales  ;  car  alors  on  est  oblige  de 
les  mettre  les  unes  sur  les  autres,  pour  voir  d'une  manière 
plus  sûre  que  par  la  vue,  si  elles  conviennent  en  grandeur.  Si 
a^unt  tire  une  ligne  sur  le  papier,  on  en  élève  perpendiculaire- 
ment à  son  extrémité  une  seconde  de  même  longueur,  elle  pa- 
raîtra à  peu  près  égale  à  la  première.  Mais  si  on  l'élève  du 
milieu  de  la  première,  elle  paraîtra  sensiblement  plus  longue, 
et  d'autant  plus  longue,  qu'elle  sera  plus  proche  du  milieu  de 
la  première.  On  peut  l'aire  la  même  expérience  avec  deux 
pailles;  de  sorte  que  pour  savoir  qu'elles  sont  égales,  ou  la- 
quelle est  la  plus  grande,  il  faut,  ce  qu'on  fait  naturellement, 
les  coucher  l'une  sur  l'autre.  Nos  yeux  ne  nous  trompent  donc 
pas  seulement  dans  la  grandeur  des  corps  en  eux-mêmes,  mais 
aussi  dans  les  rapports  que  les  corps  ont  entre  eux. 


AVERTISSEMENT. 

Ceux  qui  ne  savent  pas  comment  les  yeux  sont  faits,  ni  les 
raisons  de  leur  construction,  feront  bien  de  lire  avant  ce  cha- 
pitre l'addition  qu'ils  trouveront  à  la  fin  de  cet  ouvrage  '. 


CHAPITRE    VII 

I.  Des  crrears  de  nos  yeux  toachant  les  fisrures.  —  H.  Nous  n'avons  aucnne 
coiin.)i^«ance  des  plus  pelites.  —  111.  Que  la  connaissance  quf  nous  avons 
de^  plu^  grandes  n'e<i  pas  exacte.  —  IV.  Espliraiioiis  de  certains  juge- 
ments naturels  qui  nous  empôelienl  de  nous  tromper.  —  V.  Que  ces  uu-mes 
jugements  nous  trompent  dans  des  rencontres  pariiculièreg. 

I.  Notre  vue  nous  porte  moins  à  l'erreur,  quand  elle  nous  re- 
présenteles figures,  que  quand  elle  nous  représente  toute  autre 
chose,  parce  que  la  figure  en  soi  n'est  rien  d'absolu,  et  que 
sa  nature  consiste  dans  le  rapport  qui  est  entre  les  parties  qui 
terminent  quelque  espace  et  quelque  ligne  droite,  ou  un  point 
que  l'on  conçoit  dans  cet  espace,   et  que  l'on  peut  appeler, 


Cet  avertissement,  ainsi  que  l'addition  à  laquelle  il  renvoie  ne  se  trouvent 
que  dans  l'édition  de  \'t\i. 


64  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

comme  dans  le  cercle,  centre  de  la  figure.  Cependant  nous  nous 
trompons  en  mille  manières  dans  les  figures,  et  nous  n'en  con 
naissons  jamais  aucune  par  les  sens  dans  la  dernière    exac- 
titude. 

[I.  Nous  venons  de  prouver  que  notre  vue  ne  nous  fait  pas  voir 
toute  sorte  d'étendue,  mais  seulement  celle  qui  a  un  rapport 
assez  considérable  avec  notre  corps  ;  et  que  pour  cette  raison 
nous  ne  voyons  pas  toutes  les  parties  des  plus  petits  animaux, 
ni  celles  qui  composent  tous  les  corps  tant  durs  que  liquides. 
Ainsi  ne  pouvant  apercevoir  ces  parties  à  cause  de  leur  peti- 
tesse, il  s'ensuit  que  nous  n'en  pouvons  apercevoir  les  figures, 
puisque  la  figure  des  corps  n'est  que  le  terme  qui  les  borne. 
Voilà  donc  déjà  un  nombre  presque  infini  de  figures,  et  même 
le  plus  grand  que  nos  yeux  ne  nous  découvrent  point  ;  et  ils 
portent  même  l'esprit  qui  se  fie  trop  à  leur  capacité,  et  qui 
n'examine  pas  assez  les  choses,  à  croire  que  ces  figures  ne  sont 
point. 

IIL  Pour  les  corps  proportionnés  à  notre  vue  qui  sont  en  très 
petit  nombre  en  comparaison  des  autres,  nous  découvrons  à  peu 
près  leur  figure,  mais  nous  ne  la  connaissons  jamais  exacte- 
ment par  les  sens.  Nous  ne  pouvons  pas  même  nous  assurer 
par  la  vue,  si  un  rond  et  un  carré,  qui  sont  les  deux  figures 
les  plus  simples,  ne  sont  point  une  ellipse  et  parallélogramme, 
quoique  ces  figures  soient  entre  nos  mains,  et  tout  proche  de 
nos  yeux. 

Je  dis  plus,  nous  ne  pouvons  distinguer  exactement  si  une 
ligne  est  droite  ou  non,  principalement  si  elle  est  un  peu  lon- 
gue; il  nous  faut  pour  cela  une  règle.  xMais  quoi?  nous  ne  savons 
pas  si  la  i-ègle  même  est  telle  que  nous  la  supposons  devoir 
être,  et  nous  ne  pouvons  nous  en  assurer  entièrement.  Cepen- 
dant sans  la  connaissance  de  la  ligne,  on  ne  peut  jamais  con- 
naître aucune  figure,  comme  tout  le  monde  sait  assez. 

Voilà  ce  que  l'on  peut  dire  en  général  des  figures  qui  sont 
tout  proclie  de  nos  yeux  et  entre  nos  mains,  mais  si  on  les  sup- 
pose éloignées  de  nous,  combien  trouverons-nous  de  change- 
ment dans  la  projection  qu'elles  feront  sur  le  fond  de  nos  yeux? 
Je  ne  veux  pas  m'arrèter  ici  à  les  décrire  ;  on  les  apprendra 
aisément  dans  quelque  livre  d'optique,  ou  dans  l'examen  des 
figures  qui  se  trouvent  dans  les  tableaux.  Car  puisque  les  pein- 


DES    SENS.  65 

1res  sont  obliges  de  les  changer  presque  toutes,  afin  qu'elles 
paraissent  dans  leur  naturel,  et  de  peindre,  par  exemple,  des 
cercles  comme  des  ovales;  c'est  une  marque  infaillible  des 
erreurs  de  notre  vue  dans  les  objets  qui  ne  sont  pas  peints. 
Mais  ces  erreurs  sont  corrigées  par  de  nouvelles  sensations 
qu  on  doit  regarder  comme  une  espèce  de  jugements  naturels, 
et  qu'on  pourrait  appeler  jugements  des  sens. 

IV.  Quand  nous  regardons  un  cube,  par  exemple,  il  est  certain 
que  tous  les  côtés  que  nous  en  voyons,  ne  sont  presque  jamais 
de  projection,  ou  d'image  d'égale  grandeur  dans  le  fond  de  nos 
yeu.v,  puisque  l'image  de  chacun  de  ces  côtés  qui  se  peint  sur 
la  rétine  ou  nerf  optique,  est  fort  semblable  à  un  cube  peint 
en  perspective  :  et  par  conséquent  la  sensation  que  nous  en  avons 
uo  is  devrait  représenter  les  faces  du  cube  comme  inégales, 
puisqu'elles  sont  inégales,  dans  un  cube  en  perspective.  Cepen- 
dant nous  les  voyons  toutes  égales,  et  nous  ne  nous  trompons 
point. 

Or,  l'on  pourrait  dire  que  cela  arrive  par  une  espèce  de  juge- 
ment que  nous  faisons  naturellement,  savoir  :  que  les  faces  du 
cubo  les  plus  éloignées,  et  qui  sont  vues  obliquement,  ne  doi- 
vent pas  former  sur  le  fond  de  nos  yeux  des  images  aussi 
grandes  que  les  faces  qui  sont  plus  proches.  Mais  comme  les 
sens  ne  font  que  sentir,  et  ne  jugent  jamais,  a  proprement 
parler  il  est  certain  que  ce  jugement  naturel  n'est  qu'une  sen- 
sation composée,  laquelle  par  conséquent  peut  quelquefois  être 
fausse.  Je  l'appelle  composée,  parce  qu'elle  dépend  de  deux  ou 
plusieurs  impressions  qui  se  font  en  môme  temps  dans  nos 
yeux.  Lors,  par  exemple,  que  je  regarde  un  iiommequi  marche, 
il  est  certain  qu'à  proportion  qu'il  s'approciie  de  moi,  l'image 
ou  l'impression  qui  se  trace  de  sa  iiauteur  dans  le  fond  de  mes 
yeux  augmente  toujours,  et  devient  entin  double,  lorsqu'étant 
à  dix  pas  il  n'est  plus  qu'à  cinq.  Mais  parce  que  l'impression 
de  la  distance  diminue  dans  la  même  proportion  que  l'autre 
augmente,  je  le  vois  toujours  de  la  même  grandeur.  Ainsi  la 
sensation  que  j'ai  de  cet  homme  dépend  sans  cesse  de  deux 
impressions  différentes,  sans  compter  le  changement  de  situa- 
tion des  yeux,  et  le  reste  dont  je  parlerai  dans  la  suite. 

Cependant  ce  qui  n'est  en  nous  que  sensation,  pouvant  être 
considéré  par  rapport  à  l'auteur  de  la  nature  qui  l'excite  en 

T.  I.  '        4. 


66  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

nous  comme  une  espèce  de  jugement,  je  parle  des  sensations 
comme  des  jugements  naturels,  parce  que  cette  manière  de 
parler  sert  à  rendre  raison  des  choses,  comme  on  le  peut  voir 
ici  dans  le  9^  chapitre  vers  la  fin,  et  dans  plusieurs  endroits. 

V.  Quoique  ces  jugements  dont  je  parle  nous  servent  à  corriger 
nos  sens  en  mille  façons  différentes,  et  que  sans  eux  nous  nous 
tromperions  presque  toujours,  cependant  ils  ne  laissent  pas 
de  nous  être  des  occasions  d'erreurs.  S'il  arrive,  par  exemple, 
que  nous  voyons  le  haut  d'un  clocher  derrière  une  grande 
muraille,  ou  derrière  une  montagne,  il  nous  paraîtra  assez 
proche  et  assez  petit.  Que  si  après  nous  le  voyons  dans  la 
même  distance,  mais  avec  plusieurs  terres  et  plusieurs  mai- 
sons entre  nous  et  lui,  il  nous  paraîtra  sans  doute  plus  éloigné 
et  plus  grand;  quoique  dans  l'une  et  dans  I  autre  manière,  la 
projection  des  rayons  du  clocher,  ou  l'image  du  clocher  qui  se 
peint  au  fond  de  notre  œil,  soit  toute  la  même.  Or  l'on  peut 
dire  que  nous  le  voyons  plus  grand,  à  cause  d'un  jugement  que 
nous  faisons  naturellement,  savoir  :  que  puisqu'il  y  a  tant  de 
terres  entre  nous  et  le  clocher,  il  faut  qu'il  soit  plus  éloigne, 
et  par  conséquent  plus  grand. 

Que  si  au  contraire  nous  ne  voyons  point  de  terres  entre  nos 
yeux  et  le  clochor,  quoique  nous  sachions  même  d'autre  part 
qu'il  y  en  a  beaucoup  et  qu'il  est- fort  éloigné,  ce  qui  est  assez 
remarquable ,  il  nous  paraîtra  toutefois  fort  proche  et  fort  petit, 
comme  je  viens  de  dire.  Et  l'on  peut  encore  penser  que  cela 
se  fait  par  une  espèce  de  jugement  naturel  à  notre  âme, 
laquelle  voit  de  la  sorte  ce  clocher,  parce  qu'elle  le  juge  à 
cinq  ou  six  cents  pas.  Car  d'ordinaire  notre  imagination  ne  se 
représente  pas  plus  d'étendue  entre  les  objets,  si  elle  n'est  aidée 
par  la  vue  sensible  d'autres  objets  qu'elle  voit  entre  deux,  et 
au  delà  desquels  elle  puisse  encore  imaginer. 

C'est  pour  cela  que  quand  la  lune  ^  se  lève  ou  qu'elle  se 
couche,  nous  la  voyons  beaucoup  plus  grande,  que  lorsqu'elle 
est  fort  «'levée  sur  Ihorizon  ;  car  étant  fort  haute,  nous  no 
voyons  point  entre  elle  et  nous  d'objets  dont  nous  sachions  la 
grandeur,  pour  juger  de  celle  de  la  lune  par  leur  comparaison. 


'  Voyez  le  cliap.  9  vers  la  fin,  et  ma  réponse  à  M.  Régis  ûi-dessous.  (Note 
de  Aidlebi anche.} 


DES    SENS.  67 

Mais  quand  elle  vient  de  se  lever,  ou  qu'elle  est  prête  à  se  cou- 
cher, nous  voyons  entre  elle  et  nous  plusieurs  campagnes,  dont 
nous  connaissons  à  peu  près  la  grandeur,  et  ainsi  nous  la 
jugeons  plus  éloignée,  et  à  cause  de  cela  nous  la  voyons  plus 
grande. 

Et  il  faut  remarquer,  que  lorsqu'elle  est  élevée  au-dessus  de 
nos  tètes,  quoique  nous  sachions  très  certainement  par  la  rai- 
son qu'elle  est  dans  une  très  grande  dislance,  nous  ne  laissons 
pourtant  pas  de  la  voir  fort  proche  et  fort  petite  :  parce  qu'en 
effet  ces  jugements  naturels  de  la  vue  ^  se  font  en  nous,  sans 
nous  et  même  malgré  nous.  De  même,  quoique  nous  sachions 
que  la  lune  ne  va  pas  du  côté  qu'il  nous  plait  d'aller,  cepen- 
dant si  nous  la  regardons  en  courant,  nous  la  verrons  toujours 
courir  avec  nous,  et  du  même  côié  que  nous,  dont  la  raison 
est  que  l'image  de  la  lune  (j'entends  toujours  par  l'image  l'im- 
pression que  l'objet  fait  au  fond  de  l'œil)  ne  change  point  sen- 
siblement de  place  dans  le  fond  de  nos  yeux,  quoique  nous 
courions  ;  et  cela  à  cause  de  la  grande  distance,  comme  il  est 
facile  de  le  démontrer.  Ainsi  sentant  bien  que  nous  courons, 
nous  devons  naturellement  juger  qu'elle  court  comme  nous. 
Mais  quand  nous  courons  en  regardant  des  objets  proches  de 
nous,  comme  leurs  images  changent  de  place  dans  le  fond  de 
nos  yeux,  ou  augmentent  à  proportion  du  mouvement  que  nous 
sentons  en  nous-mêmes,  nous  jugeons  naturellement  qu'ils  sont 
immobiles,  c'est-à-dire  que  nous  les  voyons  immobiles.  Or  ces 
jugements  naturels,  quoique  très  utiles,  nous  engagent  souvent 
dans  quelque  erreur,  en  nous  faisant  former  des  jugements 
libres,  qui  s'accordent  parfaitement  avec  eux.  Car  quand  on 
juge  comme  Ton  sent,  on  se  trompe  toujours  en  quelque  chose, 
quoiqu'on  ne  se  trompe  jamais  en  rien,  quand  on  juge  comme 

'  Malebranclie  n  ajoute  dans  l'édition  de  1712,  tout  ce  passage,  depuis  «  se 
font  en  nous,  san-  nous,  etc.  »  jusqu'à  «  ear  quand  on  juge  comme  l'on 
sent,  etc  »  Il  tient  à  rendre  plus  claire  ei  à  justilier  cette  opinion  attaquée  tiar 
Ré!.'i<  Selon  Malebranclu-  nous  Jugeons  de  l'éloignement  des  objets  par  l'éloi- 
gnenient  où  nous  les  croyons,  par  l'expérience  du  sentiment  comme  il  le  dit, 
on  p:ir  une  association  d'idées,  par  une  perception  acqiise,  comme  on  dirait 
aujourd'hui:  s^lon  It«;;is,  la  grandeur  apparente  des  objets  dépendrait  unique 
nient  de  l.i  srranilein  des  ima.'es  ([u'ils  tracent  sur  la  rétine.  Une  commission 
de  l'Académie  des  scicni-es  donna  rai<on  à  Malebranche  par  un  jugement  mo- 
livé  dans  celte  Ion. ne  et  vive  contestation  avec  Régis  sur  la  cause  de  la 
grandeur  apparente  de  la  lune  à  l'Iiorizon. 


68  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

l'on  conçoit  :  parce  que  le  corps  n'inslriiit  que  pour  le  corps, 
el  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qiii  enseigne  toujours  la  vérité,  comme 
je  ferai  voir  ailleurs. 

Ces  jugements  naturels  ne  nous  trompent  pas  seulement  dans 
l'éloigncment  et  dans  la  grandeur  des  corps,  mais  aussi  en  nous 
faisant  voir  leur  figure  autre  qu'elle  n'est.  Nous  voyons,  par 
exemple,  le  soleil  et  la  lune,  et  les  autres  corps  sphériques  fort 
éloignés,  comme  s'ils  étaient  plats  et  comme  des  cercles.  Parce 
que,  dans  cette  grande  distance,  nous  ne  pouvons  pas  distin- 
guer si  la  partie  qui  est  vers  le  centre  de  ces  corps  i  est  plus 
proche  de  nous  que  les  autres ,  et  à  cause  de  cela  nous  la 
jugeons  dans  une  égale  dislance.  C'est  aussi  pour  la  même 
raison,  que  nous  jugeons  que  toutes  les  étoiles  et  le  bleu  qui 
parait  au  ciel  sont  à  peu  près  dans  le  môme  éloiguemenl  que 
leurs  voisines,  et  comme  dans  une  voûte  parfaitement  convexe 
et  elliptique,  parce  que  notre  esprit  suppose  toujours  l'égalité 
où  il  ne  voit  point  d'inégalité.  Cependant  il  ne  la  devrait  posi- 
tivement reconnaître,  qu'où  il  la  voit  avec  évidence. 

On  ne  s'arrèle  pas  ici  à  expliquer  plus  au  long  les  erreurs 
de  notre  vue,  à  l'égard  des  ligures  des  corps,  parce  qu'on  s'en 
peut  instruire  dans  quelque  livre  d'optique.  Cette  science  en 
effet  n'apprend  que  la  manière  de  tromper  les  yeux,  et  toute 
son  adresse  ne  consiste  qu'à  trouver  des  moyens  pour  nous 
faire  avoir  les  sensations  composées  ou  les  jugements  naturels 
dont  je  viens  de  parler,  dans  le  temps  que  nous  ne  les  devons 
pas  avoir.  Et  cela  se  peut  exécuter  en  tant  de  différentes  ma- 
nières, que  de  toutes  les  figures  qui  sont  au  monde,  il  n'y  en 
a  pas  une  seule  qu'on  ne  puisse  peindre  en  mille  façons;  do 
sorte  que  la  vue  s'y  trompera  infailliblement  Mais  ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  d'expliquer  ces  choses  à  fond.  Ce  que  l'on  a  dit 
suffit  pour  faire  voir  qu'il  ne  faut  pas  tant  se  fier  à  ses  yeux, 
lors  même  qu'ils  nous  représentent  la  figure  des  corps,  quoi- 
qu'en  matière  de  figures  ils  soient  beaucoup  plus  fidèles  qu'en 
toute  autre  rencontre. 


■  Il  avait  mis  «  qui  nous  est  opposée  »  dans  les  précédentes  éditions. 


DES    SENS.  09 

•  » 

CHAPITRE  VIII 

I.  Que  nos  y,-ux  in;  nous  apprennent  point  la  grandeur  on  la  vitesse  du  mou- 
venii'nt  cnn^idcré  in  sni.  —  11.  Que  la  durée,  qui  est  nécessaire  pour  con- 
naître le  mouvement  ne  nous  est  jas  connue.  —  III.  Exemple  des  erreurs 
de  nos  yeux  touchant  le  mouveuient  et  le  repos. 

Nous  avons  découvert  les  principales  et  plus  générales 
erreurs  de  noire  vue,  à  l'égard  de  l'étendue  et  des  figures;  il 
faut  maintenant  corriger  celles  où  cette  même  vue  nous  engage 
touchant  le  mouvement  de  la  matière.  Et  cela  ne  sera  guère 
difficile,  après  ce  que  nous  avons  dit  de  l'étendue  ;  car  il  y  a 
tant  de  rapport  entre  ces  deu.x  choses,  que  si  nous  nous  trom- 
pons dans  la  grandeur  des  corps,  il  est  absolument  nécessaire 
que  nous  nous  trompions  aussi  dans  leur  mouvement. 

3Iais  afin  de  ne  rien  dire,  que  de  net  et  de  distinct,  il  faut 
d'abord  ôter  l'équivoque  du  mot  de  mouvement;  car  ce  terme 
signifie  ordinairement  deux  choses  :  la  première  est  une  cer- 
taine force,  qu'on  imagine  dans  le  corps  mtî,  qui  est  la  cause 
de  son  mouvement;  la  seconde,  est  le  transport  continuel  d'un 
corps  qui  s'éloigne  ou  qui  s'approche  d'un  autre  que  l'on  con- 
sidère comme  en  repos. 

Quand  on  dit,  par  exemple,  qu'une  boule  a  communiqué  de 
son  mouvement  à  une  autre,  le  mot  de  mouvement  se  prend 
dans  la  première  signification  ;  mais  si  on  dit  simplement, 
qu'on  voit  une  boule  dans  un  grand  mouvement,  il  se  prend 
dans  la  seconde.  En  un  mot  ce  terme,  mouvement,  signifie  la 
cause  et  l'effet  tout  ensemble,  qui  sont  cependant  deux  choses 
toutes  différentes. 

On  est,  ce  semble,  dans  des  erreurs  très  grossières,  et  môme 
très  dangereuses  touchant  la  force,  qui  donne  le  mouvement  et 
qui  transporte  les  corps.  Ces  beaux  termes  de  nature,  et  de 
qualités  impresscs,  ne  semblent  être  propres  qu'à  mettre  à 
couvert  l'ignorance  des  faux  savants,  et  l'impiété  des  libertins, 
comme  il  serait  facile  de  le  prouver.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  parler  de  cette  force  qui  meut  les  corps,  elle  n'est  rien 
de  visible,  et  je  ne  parle  ici  que  des  erreurs  de  nos  yeux.  Je 
remets  à  le  faire,  quand  il  sera  temps. 

Le  mouvement  pris  dans  le  second  sens,  et  pour  ce  transport 


ÎO  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

d'un  corps  qui   s'éloigne   d'un  aulre,   est  quelque  chose  de 
visible,  et  le  sujet  de  ce  chapitre  i. 

L  J'ai,  ce  me  semble,  démontré  dans  le  sixième  chapitre, 
que  notre  vue  ne  nous  faisait  pas  connaître  la  grandeur  des 
corps  en  eux-mêmes,  mais  seulement  le  rapport  qu'ils  ont  les 
uns  avec  les  autres.  D'oii  je  conclus,  que  nous  ne  pouvons 
aussi  connaître  la  grandeur  véritable  ou  absolue  de  leurs  mou- 
vements, c'est-à-dire,  de  leur  vitesse  et  de  leur  lenteur,  mais 
seulement  le  rapport  que  ces  mouvements  ont  les  uns  avec  les 
autres,  et  principalement  avec  celui  qui  arrive  ordinairement 
à  notre  corps  ;  ce  que  je  prouve  ainsi: 

Il  est  constant  que  nous  ne  saurions  juger  de  la  grandeur 
d'un  mouvement  d'un  corps,  que  par  la  longueur  de  l'espace 
que  ce  même  corps  a  parcouru.  Ainsi,  puisque  nos  yeux  ne 
nous  font  point  voh-  la  véritable,  longueur  de  l'espace  par- 
couru, il  s'ensuit  qu'ils  ne  peuvent  pas  nous  faire  connaître  la 
véritable  grandeur  du  mouvement. 

Cette  preuve  n'est  qu'une  suite  de  ce  que  j'ai  dit  de  l'éten- 
due, et  elle  n'a  sa  force  que  parce  qu'elle  est  une  suite  néces- 
saire de  ce  que  j'en  ai  démontré.  Kn  voici  une  qui  ne  suppose 
rien.  Je  dis  donc,  que  quand  même  nous  pourrions  connaître 
clairement  la  véritable  grandeur  de  l'espace  parcouru,  il  ne 
s'ensuivrait  pas  que  nous  pussions  de  même  connaître  celle  du 
mouvement. 

La  grandeur  ou  la  vitesse  du  mouvement  renferme  deux 
choses.  La  première  est  le  transport  d'un  corps  d'un  lieu  à  un 
autre,  comme  de  Paris  à  Saint-Germain  ;  la  seconde  est  le 
temps  qu'il  a  fallu  pour  ce  transport.  Or,  il  ne  suftil  pas  de 
savoir  exactement,  combien  il  y  a  d'espace  entre  Paris  et 
Saint-Germain,  pour  savoir  si  un  homme  y  est  allé  d'un  mou- 
vement vite  ou  d'un  mouvement  lent;  il  faut,  outre  cela,  savoir 
combien  il  a  employé  de  temps  pour  en  faire  le  chemin.  J'ac- 
corde donc  que  l'on  sache  au  vrai  la  longueur  de  ce  chemin  ; 
mais  je  nie  absolument  qu'on  puisse  connaître  exactemeut  par 
la  vue,  ni  même  de  quelqu'autre  manière  que  ce  soit,  le  temps 
qu'on  a  mis  à  le  faire,  et  la  véritable  grandeur  de  la  durée. 


•  V.  le   chapitre  troisième  de  la  dcuniénie  partie  du  sixième  livre,  (riole  de 
Halebranchc.) 


à 


DES    SENS.  -j 

[I.  Cela  parait  assez,  de  ce  qu'en  de  certains  temps  une  seule 
heure  nous  parait  aussi  longue  que  quatre,  et  au  contraire  en 
d  autres  temps  quatre  heures  s'écoulent  insensiblement   Oiian  I 
par   exemple,  on  est  comblé  de  joie,   les  heures  ne  "dureo; 
quun  moment,   parce   qu'alors  le   temps  passe  sans  qu'on  v 
pense.  .Mais  quand  on  est  abattu  de  tristesse,  ou  que  l'on  souffre 
quelque  douleur,   les  jours  durent  beaucoup  plus  longtemps 
La  raison  de  ceci  est,  qu'alors  l'esprit  s'ennuie  de  hf  durée' 
parce  qu'elle  lui  est  pénible.  Comme  il  s'y  applique  davantacre' 
1  la  reconnaît  mieux;  et  ainsi  il  la  trouve  plus  grande  que 
durant  la  joie,   ou  quelque  occupation  agréable,   qui  le  fait 
sortir  comme  hors  de  lui  pour  s'attacher  à  l'objet  de  sa  joie  ou 
de  son  occupation.   Car  de  même  qu'une  personne  trouve  un 
tableau  d  autan*  plus  grand,   qu'il  s'arrête  à  considérer  avec 
plus  d  attention  les  moindres  choses   qui  v  sont  représentées 
ou  de  même  qu'on  trouve  la  tète  d'une  mouche  fort  grande' 
quand  on  en  distingue   toutes  les  parties  avec  un  microscope! 
ainsi  1  esprit  trouve  sa  durée  d'autant  plus  grande    mi'il  la 
considère  avec  plus  d'attention,  et  qu'il  en  sent  toutes  le's  parties 
De  sorte  que  je  ne  doute  point,  que  Dieu  ne  puisse  appliquer 
de  telle  sorte  notre  esprit  aux  parties  de  la  durée,  en  nous  fai- 
san avoir  un  très  grand  nombre  de  sensations  dans  très  peu 
de  temps,  quune  seule  heure  nous  paraisse  plusieurs  siècles 
Car  enhn  .1  ny  a  point  d'instant  dans  la  durée,  comme  il  n'v  a 
point  d  atomes  dans  les  corps;  et  de  même  que  la  plus  n^ite 
partie  de  la  matière  se  peut  diviser  à  l'infmi,  on  peui   a 
donner  des  parties  de  durée  plus  petites  et  plus  polUes  a  1  n- 
f  m,  comme  il  est  facile  de  le  démontrer.  Si  donc  l'esprit   était 
attenlifa  ces  petites  parties  de  sa  durée  par  des  sen..a.ions 
qui  laissassent  quelques  traces  dans  le  cerveau,   desquelles  il 
30  put  ressouvenir  il  la  trouverait  sans  doute  beaucoup  pu 
longue  qu'elle  ne  lui  parait.  '    ^ 

Mais  enhn  l'usage  des  montres  prouve  assez  qu'on  ne  con- 
naît point  exactem.>nt  la  durée;  et  cela  me  suffit  Car  pui  q  e 
Ion  ne  peut  connaître  la  grandeur  du  mouvement  en  lui!mer 
quon  ne  connaisse  auparavant  cède  de  la  durée,  comme  \Zl 
lavons  montré,  d  s'ensuit  que  si  Ton  ne  peut  o.xactouie.t  con 
naître  la  grandeur  absolue  de  la  ch.roe,  on  ne  peut  a uss  cot 
naître  exactement  la  grandeur  absolue  du  mouvement 


-2  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Mais  parce  que  Ton  peut  connaître  quelques  rapports  des 
durées,  ou  des  temps  les  uns  avec  les  autres,  on  peut  aussi 
connaître  quelques  rapports  des  mouvements  les  uns  avec  les 
autres.  Car  de  même  qu'on  peut  savoir  que  Tannée  du  soleil 
est  plus  longue  que  celle  de  la  lune,  on  peut  aussi  savoir, 
qu'un  boulet  de  canon  a  plus  de  mouvement  qu'une  tortue.  De 
sorte  que,  si  nos  yeux  ne  nous  font  point  voir  la  grandeur 
absolue  du  mouvement,  ils  ne  laissent  pas  de  nous  aider  à  en 
connaître  à  peu  près  la  grandeur  relative,  c'est-à-dire,  le  rap- 
port qu'un  mouvement  a  avec  un  autre;  et  c'est  cela  seul  qu'il 
est  nécessaire  de  savoir  pour  la  conservation  de  notre  corps. 

III.  Il  y  a  bien  des  rencontres,  dans  lesquelles  on  reconnaît 
clairement  que  notre  vue  nous  trompe  touchant  le  mouvemeni 
des  corps.  Il  arrive  même  assez  souvent,  qu-e  les  choses  qui 
nous  paraissent  se  mouvoir,  ne  sont  point  mues,  et  qu'au  con- 
traire, celles  qui  nous  paraissent  comme  en  repos,  ne  laissent, 
pas  d'être  en  mouvement.  Lors,  par  exemple,  qu'on  est  assis 
sur  le  bord  d'un  vaisseau  qui  va  fort  vite  et  d'un  mouvement 
fort  égal,  on  voit  que  les  terres  et  les  villes  s'éloignent  ;  elles 
paraissent  en  mouvement,  et  le  vaisseau  paraît  en  repos. 

De  même,  si  un  homme  était  placé  sur  la  planète  de  Mars, 
il  jugerait  à  la  vue,  que  le  soleil,  la  terre  et  les  autres  planètes 
avec  toutes  les  étoiles  fixes,  feraient  leur  circonvolution  envi- 
ron en  24  ou  25  heures,  qui  est  le  temps  que  Mars  emploie  à 
faire  son  tour  sur  son  axe.  Cependant  la  terre,  le  soleil  et  les 
étoiles  ne  tournent  point  autour  de  cette  planète,  de  sorte  que 
cet  homme  verrait  des  choses  en  mouvement,  qui  sont  en  re- 
pos, et  se  croirait  eu  repos,  quoiqu'il  fût  en  mouvement. 

Je  ne  m'arrête  point  à  expliquer  d'oii  vient  que  celui  qui 
serait  sur  le  bord  d'un  vaisseau  corrigerait  facilement  l'erreur 
de  ses  yeux,  et  que  celui  qui  serait  sur  la  planète  de  Mars, 
demeurerait  obstinément  attaché  à  son  erreur.  Il  est  trop  facile 
d'en  connaître  la  raison  ;  et  on  la  trouvera  encore  avec  plus  de 
facilité,  si  l'on  fait  réflexion  sur  ce  qui  arriverait  à  un  homme 
dormant  dans  un  vaisseau,  qui  se  réveillerait  en  sursaut,  et  ne 
verrait  à  son  réveil  que  le  haut  du  màt  de  quelque  auire  vais- 
3eau  qui  s'approcherait  de  lui.  Car,  supposé  qu'il  ne  vit  point 
de  voiles  enflées  de  vent,  ni  de  matelots  en  besogne,  et  qu'il 
ne    sentît  point  l'agitation  et  les  secousses  de  son  vaisseau  ni 


DES    SENS.  ,3 

autre  chose  semblable,  il  demeurerait  absolument  dans  le  doute 
sans  savoir  lequel  des  deux  vaisseaux  serait  en  mouvement 
m  ses  yeux    m  même  sa  propre  raison  ne  lui  en  pourraieni 
rien  découvrir.  p^undient 


CHAPITRE  IX 

Continuation  du  même  sinVt   _  t   di-^,,,       •    -    . 
touchant  le  monvr.nt'-  l7  Qu^    .  ^nfr"'  'f  '"'''''  ''  "°'^<^  ^'"^ 
des  objets,  pour  jn.or  ,le  la  gS  uril     le  ,r  1'  ^'  '"'''''''  '=»  '^'''^<^<^ 
des  moyens  pour  reconnartre  ï-s  disLces.        '"'''"^'"'-  "  J«-  Examen 

I.  Voici   une  preuve  générale  de  toutes  les  erreur,    dans 
lesquelles  notre  vue  nous  fait  tomber  touchant  le  mouvement! 


A,  soit  l'cçil  du  spectateur;  C,  l'objet  que  je  suppose  assez 
<51oigné  d'A.  Je  dis  que  quoique  l'objet  demeure  immobile  en  G 
ou  peut  le  croire  s'cloiguer  jusqu'à  D,  ou  s'approcher  jus- 
qu  a  B  ;  que  quoique  l'objet  s'éloigne  vers  D,  on  peut  le  croire 
immobile  en  C,  et  même  s'approcher  vers  B;  et  au  contraire 
quoiqu'il  s'approche  vers  B,  on  peut  le  croire  immobile  en  c' 
et  même  s'éloigner  vers  D;  que  quoique  l'objet  se  soit  avancé 
depuis  C  jusqu'en  E,  ou  en  H,  ou  jusqu'en  G,  ou  en  K,  oa 
peut  croire  qu'il  ne  s'est  mû  que  depuis  C  jusqu'à  F  où  T  • 
et  au  contraire,    que  bien  que  l'objet  se  soit  mù  depuis  C  jus- 

T.  I.  '     « 


Ti  UK    LA    l'.ELIlEf'.CHE    DE   LA    VERITE. 

qu'à  F,  ou  T,  on  peut  croire  qu'il  s'est  mû  jusqu'à  E,  ou  H,  ou 
bien  jusqu'à  G,  ou  K  ;  que  si  l'objet  se  meut  par  une  ligne 
également  distante  du  spectateur,  c'est-à-dire,  par  une  cir- 
conlerence  dont  le  spectateur  soit  le  centre ,  encore  que  cet 
objet  se  meuve  de  G  en  P,  on  peut  croire  qu'il  ne  se  meut  que 
de  B  en  0 ,  et  au  contraire,  bien  qu'il  ne  se  meuve  que  de  B 
en  0,  on  le  peut  croire  se  mouvoir  de  G  en  P. 

Si  par  delà  l'objet  G,  il  se  trouve  un  autre  objet  M,  que  l'on 
croie  immobile,  et  qui  cependant  se  meuve  vers  N  ;  quoique 
l'objet  G  demeure  immobile,  ou  se  meuve  beaucoup  plus  len- 
tement vers  F,  que  M  vers  N,  il  paraîtra  se  mouvoir  vers  Y,  et 
au  contraire,  si  etc. 

IL  II  est  évident,  que  la  preuve  de  toutes  ces  propositions, 
hormis  de  la  dernière,  où  il  n'y  a  point  de  difficulté,  ne  dépend 
que  d'une  chose,  qui  est  que  nous  ne  pouvons  d'ordinaire 
juger  avec  assurance  delà  distance  des  objets.  Gar  s'il  est  vrai 
que  nous  n'en  saurions  juger  avec  certitude,  il  s'ensuit  que  nous 
ne  pouvons  savoir  si  G  s'est  avancé  vers  D,  ou  s'il  s'est  appro- 
ché vers  B,  et  ainsi  des  autres  propositions. 

Or  pour  voir  si  les  jugements  que  nous  formons  de  la  dis- 
tance des  objets  sont  assurés,  il  n'y  a  qu'à  examiner  les  moyens 
dont  nous  nous  servons  pour  en  juger  ;  et  si  ces  moyens  sont 
incertains,  il  ne  se  peut  pas  faire  que  les  jugements  soient  in- 
faillibles. Il  y  en  a  plusieurs,  et  il  les  faut  expliquer. 

in.  Le  premier,  le  plus  universel,  et  quelquefois  le  plus  sûr 
moyen  que  nous  avons  pour  juger  de  la  distance  des  objets 
peu  éloignés,  est  l'angle  que  font  les  rayons  de  nos  yeux, 
duquel  l'objet  en  est  le  sommet,  c'est-à-dire,  duquel  l'objet  est  le 
point  où  ces  rayons  se  rencontrent.  Lorsque  cet  angle  est  fort 
grand,  nous  voyons  l'objet  fort  proche  ;  et  au  contraire  quand 
il  est  fort  petit,  nous  le  voyons  fort  éloigné.  Et  le  changement 
qui  arrive  dans  la  situation  de  nos  yeux  selon  les  changements 
de  cet  angle,  est  le  moyen  dont  notre  âme  se  sert  pour  juger 
de  l'éloignement  ou  de  la  proximité  des  objets.  Gar  de  même 
qu'un  aveugle,  qui  aurait  dans  sa  main  deux  bâtons  droits, 
desquels  il  ne  saurait  pas  la  longueur,  pourrait  par  une  espèce 
de  géométrie  naturelle,  juger  à  peu  près  de  la  distance  do 
quelque  corps  en  le  touchant  du  bout  de  ces  deux  bâtons,  à 
cause  de  la  disposition  et  de  l'éloignement  où  ses  mains  se 


DES    SENS.  75 

trouveraient.  Ainsi  on  peut  i  dire  que  l'âme  juge  de  la  distance 
d'un  objet  par  la  disposition  de  ses  yeux,  qui  n'est  pas  la  même, 
quand  l'angle  par  lequel  elle  le  voit  est  grand,  que  quand  il 
est  petit  ;  c'est-à-dire,  quand  l'objet  est  proche,  que  quand  il 
est  éloigné. 

On  se  persuadera  facilement  de  ce  que  je  dis,  si  l'on  prend 
la  peine  de  faire  cette  expérience,  qui  est  fort  facile.  Que  1  on 
suspende  au  bout  d'un  filet  une  bague,  dont  l'ouverture  ne  nous 
regarde  pas,  ou  bien  qu'on  enlonce  un  bâton  dans  terre,  et 
qu'on  en  prenne  un  autre  à  la  main,  qui  soit  courbé  par  le 
bout  ;  que  l'on  se  retire  à  trois  ou  quatre  pas  de  la  bague  ou 
du  bâton  :  que  l'on  ferme  un  œil  d'une  main,  et  que  de  l'autre 
ou  tâche  d'enfiler  la  bague,  ou  de  toucher  de  travers,  et  à  la 
hauteur  environ  de  ses  yeux,  le  bâton  avec  celui  que  l'on  tient 
à  la  main  ;  et  on  sera  surpris  de  ne  pouvoir  peut-être  faire  ea 
Cent  fois,  ce  que  l'on  croyait  très  facile.  Si  l'on  quitte  même 
le  bâton,  et  qu'on  veuille  encore  enfiler  de  travers  la  bague 
avec  quelqu'un  de  ses  doigts,  on  y  trouvera  quelque  difficulté,, 
quoique  l'on  en  soit  bien  plus  proche. 

jlais  il  faut  bien  remarquer,  que  j'ai  dit,  qu'on  tâchât  d'en- 
filer la  bague,  ou  de  toucher  le  bâton  de  travers,  et  non  point 
par  une  ligue  droite  de  notre  œil  à  la  bague  ;  car  lors  il  n'y 
aurait  aucune  difficulté  ;  et  même  il  serait  encore  plus  facile 
d'en  venir  à  bout  avec  un  œil  fermé,  que  les  deux  yeux  ouverts. 
I.arce  que  cela  nous  réglerait. 

Or  l'on  peut  du'e  que  la  difficulté  qu'on  trouve  à  enfiler  ime  ba- 
gue de  travers,  n'ayant  qu'un  œil  ouvert,  vient  de  ce  que  l'autre 
étant  fermé,  l'angle  dont  je  viens  de  parler  n'est  point  couau. 
Car  il  ne  suffit  pas  pour  reconnaître  la  grandeur  d'un  angle,  de 
savoir  celle  de  la  base,  et  celle  d'un  angle  que  fait  un  de  ses  côtés 
sur  cette  base  ce  qui  est  comiu  par  l'expérience  précédeule. 
Mais  il  est  encore  nécessaire  de  connaître  l'autre  angle,  que  luit 
l'autre  coté  sur  la  base,  ou  la  longueur  d'un  des  cotes;  ce  qui 
ne  se  peut  exactement  savoir  qu  eu  ouvrant  l'autre  a'il.  Ainsi 


'  L'âme  ne  fait  point  tous  les  jugements  (|ue  je  lui  attribue  :  ces  jugements 
naturels  ne  sont  que  des  sensations  il  je  ne  parie  ainsi  qu'alia  d'èu-e  plus 
court  et  parler  coinnic  les  autres.  (Noie  de  Malebraiulic.) 

'-'oyez  l'article  4  du  chapitre  7. 


76  DE  LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

l'âme  ne  se  peut  servir  de  sa  géométrie  naturelle,  pour  juger 
de  la  distance  de  la  bague. 

La  disposition  des  yeux  qui  accompagne  l'angle  formé  des 
rayons  visuels  qui  se  coupent  et  se  rencontrent  dans  l'objet, 
est  donc  un  des  meilleurs  et  des  plus  universels  moyens,  dont 
l'âme  se  serve  pour  juger  de  la  distance  des  choses.  Si  donc 
cet  angle  ne  change  point  sensiblement,  quand  l'objet  est  un 
peu  éloiguc,  soit  qu'il  s'approche  ou  qu'il  se  recule  de  nous, 
il  s'ensuivra  que  ce  moyen  sera  faux,  et  que  l'âme  ne  s'en 
pourra  servir  pour  juger  de  la  distance  de  cet  objet. 

Or  il  est  très  facile  de  reconnaître  que  cet  angle  change  no- 
tablement, quand  un  objet  qui  est  à  un  pied  de  notre  vue,  est 
transporté  à  quatre  ;  mais  s'il  est  seulement  transporté  do 
quatre  à  huit,  le  changement  est  beaucoup  moins  sensible  ;  si 
de  huit  à  douze,  encore  moins  ;  si  de  mille  à  cent  mille,  pres- 
que plus  ;  enfin  ce  changement  ne  sera  plus  sensible,  quand 
même  on  le  porterait  jusque  dans  les  espaces  imaginaires.  De 
sorte  que  s'il  y  a  un  espace  assez  considérable  entre  A  et  C,  l'âme 
ne  pourra  point  par  ce  moyen  connaître  si  l'objet  est  proche  de 
B  ou  de  D. 

C'est  pour  cette  raison  que  nous  voyons  le  soleil  et  la  lune, 
comme  s'ils  étaient  enveloppés  dans  les  nues,  quoiqu'ils  en 
soient  étrangement  éloignés  ;  que  nous  croyons  naturellement 
que  tous  les  astres  sont  dans 'une  égale  distance,  et  que  les 
comètes  sont  stables,  et  presque  sans  aucun  mouvement  sur  la 
fin  de  leur  cours.  Nous  nous  imaginons  même  que  les  comètes 
se  dissipent  entièrement  au  bout  de  quelques  mois,  à  cause 
qu'elles  s'éloignent  de  nous  par  une  ligne  presque  droite,  ou 
directe  à  nos  yeux  ;  et  qu'elles  vont  ainsi  se  perdre  dans  ces 
grands  espaces,  d'où  elles  ne  retournent  qu'après  plusieurs 
années,  ou  même  après  plusieurs  siècles  :  car  il  y  a  bien  de 
l'apparence  qu'elles  ne  se  dissipent  pas  dès  qu'on  cesse  de  les 
voir. 

Pour  expliquer  le  second  moyen  dont  l'âme  se  sert  pour  ju- 
ger de  la  dislance  des  objets,  il  faut  savoir  qu'il  est  absolument 
nécessaire  que  la  figure  de  l'œil  soit  différente,  selon  la  dilfé- 
rente  dislance  des  objetsqucnous  voyons:  car  lorsqu'un  homme 
voit  un  objet  proche,  il  est  nécessaire  que  les  yeux  soient  plus 
longs,  ou  que  le  crislalliu  soit  plus  éloigné  de  la  rétine,  que  si 


DES    SENS.  n 

l'objet  était  loin;  parce  qu'afin  que  les  rayons  àd  cet  objet  se 
rassemblent  sur  le  nerf  optique,  ce  qui  est  nécessaire,  afin 
qu'on  le  voie  distinctement,  principalement  lorsque  l'objet  est  peu 
éclairé ,  il  faut  que  la  distance  d'entre  ce  nerf  et  le  cristallin 
soit  plus  grande. 

Il  est  vrai  que  si  le  cristallin  devenait  plus  convexe,  quand 
l'objet  est  proche,  cela  ferait  le  même  effet  que  si  l'œil  s'allon- 
geait ;  mais  il  n'est  pas  croyable  que  le  cristallin  puisse  faci- 
lement changer  de  convexité  ;  et  l'on  a  d'un  autre  côté  une 
preuve  assez  vraisemblable  que  l'œil  s'allonge  ;  car  l'anato- 
mie  apprend  qu'il  y  a  des  muscles  qui  environnent  l'œil  par 
le  milieu,  et  l'on  sent  l'effort  de  ses  muscles  qui  le  pressent  et 
qui  l'allongent  apparemment,  quand  on  veut  voir  quelque  chose 
de  fort  près. 

Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  savoir  ici,  de  quelle  manière 
cela  se  fait,  il  suffit  qu'il  arrive  du  changement  dans  l'œil,  soit 
parce  que  les  muscles  qui  l'environnent,  le  pressent;  soit  parce 
que  les  petits  nerfs,  qui  répondent  aux  ligaments  ciliaires,  les- 
quels tiennent  le  cristallin  suspendu  entre  les  autres  humeurs 
de  l'œil,  se  lâchent  pour  augmenter  la  convexité  du  cristallin, 
ou  se  raidissent  pour  la  diminuer;  soit  enfin  parce  que  la  pru- 
nelle se  dilate  ou  se  resserre,  car  il  y  a  bien  des  gens  dont  les 
yeux  ne  reçoivent  point  d'autre  changement. 

Car  enfin,  le  changement  qui  arrive,  quel  qu'il  soit,  n'est  que 
pour  faire  que  les  rayons  des  objets  se  rassemblent  tout  juste  sur 
le  nerf  optique.  Or,  il  est  constant  que  quand  l'objet  est  à  cinq 
cents  pas,  ou  à  dix  mille  lieues,  on  le  regarde  avec  la  même  dis- 
position des  yeux,  sans  qu'il  y  ait  aucun  cliangement  sensible 
dans  les  muscles  qui  environnent  l'œil,  ni  dans  les  nerfs  qui 
répondent  aux  ligaments  ciliaires  du  cristallin,  ni  enfin  dans 
l'ouverture  de  la  prunelle,  et  les  rayons  des  objets  se  rassem- 
blent fort  exactement  sur  la  rétine  ou  nerf  optique.  Ainsi  l'âme 
jugerait  que  des  objets  éloignés  de  dix  mille  ou  de  cent  mille 
lieues,  ne  sont  qu'à  cinq  ou  six  cents  pas,  si  elle  ne  jugeait  de 
leur  éloignement  que  par  la  disposition  des  yeux  dent  je  viens 
de  parler. 

Cependant  il  est  certain  que  ce  moyen  poun'ait  servir  à  l'âme, 
quand  l'objet  est  proche.  Si,  par  exemple,  un  objet  n'est  qu'à  un 
demi  pied  de  nous,  nous  pouvons  distinguer  assez  bien  sa  dis- 


-78  DÉ    LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

tance  par  la  disposition  des  muscles  qui  pressent  nos  yeux,  afin 
de  les  faire  un  peu  plus  longs;  et  même  cette  disposition  est 
■  pénible.  Si  cet  objet  est  à  deux  pieds,  nous  le  distinguons  en- 
core, parce  que  la  disposition  de  nos  muscles  est  quelque  peu 
sensible,  quoiqu'elle  ne  soit  plus  pénible.  Mais  si  l'on  éloigne 
encore  l'objet  de  quelques  pieds,  cette  disposition  de  nos  mus- 
cles devient  si  peu  sensible,  qu'elle  nous  est  tout  à  fait  inutile 
pour  juger  de  la  distance  de  l'objet. 

"Voilà  donc  déjà  deux  moyens  dont  on  peut  dire  que  l'âme  se 
sert  pour  juger  de  la  distance  de  l'objet,  qui  sont  fort  inutiles, 
quand  cel  objet  est  éloigné  de  cinq  à  six  cents  pas,  et  qui  même 
ne  sont  point  assurés,  quoique  l'objet  soit  plus  proche. 

Le  troisième  moyen  consiste  dans  la  grandeur  de  l'image  qui 
se  peint  au  fond  de  l'œil,  et  qui  représente  les  objets  que  nous 
voyons.  On  avoue  que  cette  image  diminue  à  proportion  que 
l'objet  s'éloigne  ;  mais  cette  diminution  est  d'autant  moins  sen- 
sible, que  l'objet  qui  change  de  distance  est  plus  éloigné.  Car 
lorsqu'un  objet  est  dans  une  dislance  raisonnable,  comme  de 
cinq  à  six  cents  pas,  plus  ou  moins  à  proportion  de  sa  grandeur, 
il  arrive  des  changements  fort  considérables  dans  son  éloigne- 
ment,sans  qu'il  arrive  de  changement  sensible  dans  l'image  qui 
le  représente,  comme  il  est  facile  de  le  démontrer.  Ainsi  ce 
troisième  moyen  .a  le  même  défaut  que  les  deux  autres  dont 
nous  venons  de  parler. 

II  y  a  de  plus  à  remarquer,  que  l'âme  ne  juge  pas  ces  objets- 
là  les  plus  éloignés,  dont  l'image  peinte  sur  la  rétine  est  plus  pe- 
tite. Quand  je  vois,  par  exemple,  un  homme  et  un  arbre  à  cent 
pas,  ou  bien  plusieurs  étoiles  dans  le  ciel,  je  ne  juge  pas  que 
l'homme  soit  plus  éloigné  que  l'arbre,  et  les  petites  éloiles  plus 
éloignées  que  les  plus  grandes,  quoique  les  images  de  l'homme 
et  des  petites  étoiles,  qui  sont  peintes  sur  la  rétine,  soient  plus 
petites  que  celles  de  l'arbre  et  des  plus  grandes  étoiles.  Il  faut 
encore  savoir  par  l'expérience  du  sentiment,  la  grandeur  de 
l'objet,  pour  pouvoir  juger  à  peu  près  de  son  éloignement  :  et 
parce  que  je  sais,  ou  que  j'ai  vu  plusieurs  fois  qu'une  maison  e.sl 
plus  grande  qu'un  homme  i,  quoique  l'image  d'une  maison  soii 

*  Voyez  les  éclairrissemcnts  sur  ce  cliaDitre  dans  la   répinse  à  M.  Rt-siî, 
in-1-2,  Ui'J'i  ou    il  la  suite  du    second   volume.  (Note    de    Jl.ilebraacliu.i    ]^] 
réponse  à  Régis  est  à  la  suite  de  cette  édition. 


DES    SENS.  -9 

pins  gfi'ancle  que  celle  d'un  liomme,  je  ae  la  juo-e  pas  néan- 
moins, ou  je  ne  la  vois  pas  plus  proche.  Il  en  est  de  même  des 
étoiles. 

Nos  yeux  nous  les  reprcsenten'  toutes  dans  une  même  dis- 
tance, quoiqu'il  soit  très  raisonnable  d'en  croire  quelques-unes 
beaucoup  plus  éloi^rnées  de  nous  que  les  autres.  Ainsi  il  y  a  une 
infinité  d'objets  dont  nous  ne  pouvons  point  savoir  la  distance, 
puisqu'il  y  en  a  une  infinité  dont  nous  ne  connaissons  point  la 
grandeur. 

Nous  jugeons  encore  de  l'éloignemenl  de  l'objet,  par  la  force 
avec  laquelle  il  agit  sur  nos  yeux,  parce  qu'un  objet  éloigné 
agit  bien  plus  faiblement  qu'un  autre,  et  par  la  distinction  et 
la  netteté  de  l'image  qui  se  forme  dans  l'œil,  parce  que  quand 
l'objet  est  éloigné,  il  faut  que  le  trou  de  l'œil  s'ouvre  davantage, 
et  par  conséquent  ^  que  les  rayons  se  rassemblent  un  peu  con- 
fusément. C'est  pour  cela  que  les  objets  peu  éclairés,  ou  que 
nous  voyons  confusément,  nous  paraissent  un  peu  plus  éloignés 
qu'ils  ne  sont  ;  et  au  contraire  que  les  corps  lumineux,  et  que  nous 
voyons  distinctement,  nous  paraissent  plus  proches.  Il  est  assez 
clair  que  ces  derniers  moyens  ne  sont  pas  assurés  pour  juger 
avec  quelque  certitude  de  la  distance  des  objets,  et  on  ne  veut 
point  s'y  arrêter,  pour  venir  enfin  au  dernier  de  tous,  qui  est 
celui  qui  aide  le  plus  l'imagination,  et  qui  porte  plus  facilement 
l'âme  à  juger  que  les  objets  sont  fort  éloignés. 

Le  sixième  donc  et  le  principal  moyen  consiste,  en  ce  qce 
l'œil  ne  rapporte  point  à  l'âme  un  seul  objet  séparé  des  autres, 
mais  qu'il  lui  fait  voir  aussi  tous  ceux  qui  se  trouvent  entre 
nous  et  l'objet  principal  que  nous  considérons. 

Quand,  par  exemple,  nous  regardons  un  clocher  assez  éloi- 
gné, nous  voyons  d'ordinaire  dans  le  même  temps  plusieurs 
terres  et  plusieui's maisons  entre  nous  et  lui;  et  parce  que  nous 
jugeons  de  l'éloigneraent  de  ces  terres  et  de  ces  maisons,  et 
que  cependant  nous  voyons  que  le  clocher  est  au  delà,  nous 
jugeons  aussi  qu'il  est  bien  plus  éloigné,  et  même  plus  pros  et 
plus  grand,  que  si  nous  le  voyions  tout  seul.  Cependant,  l'image 
qui  s'en  trace  au  fond  de  l'œil  est  toujours  d'un».'  égale  gran- 
deur, soit  qu'il  y  ait  des  terres  et  des   maisons  entre  nous  et 

•  liclaircissements,  n<>  i. 


80  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

lui,  soil  qu'il  n'y  en  ait  point,  pourvu  que  nous  le  voyions  d'un 
lieu  également  distant,  comme  on  le  suppose.  Ainsi  nous  ju- 
geons de  la  grandeur  des  objets  par  l'éloignement  où  nous  les 
croyons;  elles  corps  que  nous  voyons  entre  nous  et  les  objets 
aident  beaucoup  notre  imagination  à  juger  de  leur  éloigne- 
ment  :  de  même  que  nous  jugeons  de  la  grandeur  de  notre  du- 
rée, ou  du  temps  qui  s'est  passé  depuis  que  nous  avons  fait 
quelque  action,  par  le  souvenir  confus  des  choses  que  nous 
avons  faites,  ou  des  pensées  que  nous  avons  eues  successive- 
ment depuis  cette  action.  Car  ce  sont  toutes  ces  pensées  et 
toutes  ces  actions  qui  se  sont  succédé  les  unes  aux  autres, 
qui  aident  notre  esprit  à  juger  de  la  longueur  de  quelque  temps 
ou  de  quelque  partie  de  notre  durée,  ou  plutôt,  le  souvenir 
confus  de  toutes  ces  pensées  successives  est  la  môme  chose, 
que  le  jugement  de  notre  durée,  comme  la  vue  confuse  des 
terres,  qui  sont  entre  nous  et  le  clocher,  est  la  même  chose 
que  le  jugement  naturel  de  l'éloignement  du  clocher,  car  ces 
jugements  ne  sont  que  des  sensations  composées. 

De  là  il  est  facile  de  reconnaître  la  véritable  raison,  pourquoi 
la  lune  i  nous  paraît  plus  grande  lorsqu'elle  se  lève,  que  lors- 
qu'elle est  fort  haute  sur  l'horizon.  Car  lorsqu'elle  se  lève,  elle 
nous  paraît  éloignée  de  plusieurs  lieues  ,  et  même  au  delà  de 
l'horizon  sensible,  ou  des  terres  qui  terminent  notre  vue  ;  au 
lieu  que  nous  ne  la  jugeons  qu'environ  à  une  demi-lieue  de 
nous,  ou  sept  ou  huit  fois  plus  élevée  que  nos  maisons,  lors- 
qu'elle est  montée  sur  notre  horizon.  Ainsi  nous  la  jugeons 
beaucoup  plus  grande  quand  elle  est  proche  de  l'horizon,  que 
lorsqu'elle  en  est  fort  éloignée,  parce  que  nous  la  jugeons 
beaucoup  plus  éloignée  de  nous  lorsqu'elle  se  lève,  que  lors- 
qu'elle est  fort  haute  sur  notre  horizon. 

Il  est  vrai  qu'un  très  grand  nombre  de  philosophes  attribuent 
ce  que  nous  venons  de  dire,  aux  vapeurs  qui  s'élèvent  de  la 
terre.  Us  prétendent  que  les  vapeurs  rompant  les  rayons  des 
objets,  ils  les  font  paraître  plus  grands.  Mais  il  est  certain 
qu'ils  se  trompent,  car  les  réfractions  n'augmentent  que  leur 
élévation  sur  l'horizon,  et  elles  diminuent  au  contraire  quelque 

*  voyez  les  éclaircissements  sur  ce  chapitre  dans  la  réponse  à  M.  Régis. 
(.Note  de  Malebranclie.) 


à 


DES    SENS.  81- 

peu  l'angle  visuel  sous  lequel  ils  sont  vus.  Elles  n'empêchent 
pas  que  l'image  qui  se  trace  au  fond  de  nos  yeux,  lorsque 
nous  voyons  la  lune  qui  se  lève,  ne  soit  plus  petite  que  celle 
qui  s'y  forme-,  lorsqu'il  y  a  longtemps  qu'elle  est  levée. 

Les  astronomes,  qui  mesurent  les  diamètres  des  planètes, 
remarquent  que  celui  de  la  lune  s'agrandit,  à  proportion  qu'elle 
s'éloigne  de  l'horizon,  et  par  conséquent  à  proportion  qu'elle 
nous  paraît  plus  petite  ;  ainsi,  le  diamètre  de  l'image  que  nous 
en  avons  dans  le  fond  de  nos  yeux  est  plus  petit,  lorsque  nous 
la  voyons  plus  grande.  En  effet,  lorsque  la  lune  se  lève,  elle 
est  plus  éloignée  de  nous  du  demi-diamètre  de  la  terre,  que 
lorsqu'elle  est  perpendiculairement  sur  notre  tèle;  et  c'est  là  la 
raison  pour  laquelle  son  diamètre  s'agrandit  lorsqu'elle  monte 
sur  l'horizon,  parce  qu'alors  elle  s'approche  de  nous. 

Ce  qui  fait  donc  que  nous  la  voyons  plus  grande  lorsqu'elle 
se  lève,  n'est  point  la  réfraction  que  souffrent  ses  rayons  dans 
les  vapeurs  qui  sortent  de  la  terre,  puisque  l'image  qui  est  for- 
mée de  ces  rayons  est  alors  plus  petite  ;  mais  c'est  le  jugement 
naturel  qui  se  forme  en  nous  de  son  éloigneraent,  à  cause 
qu'elle  nous  paraît  au  delà  des  terres  que  nous  voyons  fort 
éloignées  de  nous,  comme  l'on  a  expliqué  auparavant;  et  on 
s'étonne  que  des  philosophes  tiennent  que  la  raison  de  celle 
apparence  et  de  celte  tromperie  de  nos  sens  soit  plus  difficile  à 
trouver  que  les  plus  grandes  équations  d'âlgchvc  ^ 

Ce  moyen  que  nous  avons  pour  juger  de  l'éloignement  de 
quelque  objet,  par  la  connaissance  de  la  distance  des  choses  qui 
sont  entre  nous  et  lui,  nous  est  souvent  assez  utile  ,  quand  \q^ 
autres  moyens  dont  j'ai  parlé  ne  nous  peuvent  de  rien  servir  ; 
oar  nous  pouvons  juger,  par  ce  dernier  moyen,  que  de  certains 
objets  sont  éloignés  de  nous  de  plusieurs  lieues,  ce  que  nous  ne 
pouvons  pas  faii*e  par  les  autres.  Cependant  si  on  l'examine, 
on  y  trouvera  plusieurs  défauts. 

Car  premièrement,  ce  moyen  ne  nous  sert  que  pour  les 
objets  qui  sont  sur  la  terre,  puisqu'on  n'en  peut  faire  usage  que 
très  rarement,  et  même  fort  inutilement  pour  ceux  qui  sont  dans 
l'air  ou  dans  les  cieux.  Secondement,  on  ne  s'en  peut  servir 
sur  la  terre,  que  pour  des  choses   éloignées  de  peu  de  lieues. 


i 


*  Il  fait  allusion  à  Rcgis. 


82  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

En  troisième  lieu,  il  faut  être  assuré,  qu'il  ne  se  trouve  entre 
nous  et  l'objet  ni  vallées,  ni  montagnes,  ni  autre  chose  sem- 
blable, qui  nous  empêche  de  nous  servir  de  ce  moyen.  Enfin, 
je  crois  qu'il  n'y  a  personne  qui  n'ait  fait  assez  d'expériences 
sur  ce  sujet  pour  être  persuadé,  qu'il  est  extrêmement  difficile 
de  juo-er  avec  quelque  certitude  de  l'éloigneraent  des  objets, 
par  la  vue  sensible  des  choses  qui  se  trouvent  entre  eux  et  nous  ; 
et  on  ne  s'y  est  peut-être  que  trop  arrêté. 

Voilà  tous  les  moyens  que  nous  avons  pour  juger  de  la  dis- 
tance des  objets,  on  y  a  fait  remarquer  des  défauts  considé- 
rables; et  on  doit  en  conclure  que  les  jugements  qui  sont 
appuyés  sur  des  moyens  si  peu  sûrs,  doivent  être  aussi  très  in- 
certains. 

Il  est  facile  de  là,  de  faire  voir  la  vérité  des  propositions  que 
j'ai  avancées.  On  a  supposé  l'objet  C,  assez  éloigné  d'A  i  dont 
il  peut  en  plusieurs  rencontres  s'avancer  vers  D,  ou  s'approcher 
vers  B,  sans  qu'on  le  reconnaisse,  puisqu'on  n'a  pas  de  moyen 
assuré  pour  juger  de  sa  distance.  Il  peut  même  reculer  vers  D, 
lorsqu'on  le  croira  s'approcher  vers  B,  parce  que  l'image  de 
l'objet  s'augmente  et  s'agrandit  quelquefois  sur  le  nerf  optique, 
soit  à  cause  que  la  matière  transparente  qui  est  entre  l'objet  et 
l'œil  peut  faire  une  plus  grande  réfraction  en  un  temps  qu'en 
un  autre,  soit  parce  qu'il  arrive  quelquefois  de  petits  tremble- 
ments à  ce  nerf,  soit  enfin  parce  que  l'impression  que  fait 
l'union  peu  exacte  des  rayons  sur  ce  même  nerf,  se  répand  et 
se  communique  aux  parties ,  qui  n'en  devraient  point  être  agi- 
tées, ce  qui  peut  venir  de  plusieurs  causes  différentes.  Ainsi 
l'image  des  mêmes  objets  se  trouvant  plus  grande  dans  ces 
occasions,  elle  donne  sujet  à  l'âme  de  croire  que  l'objet  s'ap- 
proche. Il  en  faut  dire  autant  des  autres  propositions. 

Avant  que  de  finir  ce  chapitre,  il  faut  remarquer,  qu'il  nous 
importe  beaucoup  pour  la  conservation  de  notre  vie  ,  de  con- 
naître mieux  le  mouvement,  ou  le  repos  des  corps,  à  proportion 
qu'ils  sont  plus  proches  de  nous ,  et  qu'il  nous  est  assez  inutile 
de  savoir  avec  exactitude  la  vérité  de  ces  choses,  quand  elles 
se  passent  dans  des  lieux  fort  éloignés.  Car  cela  montre  évi- 
demment, que  ce  j'ai  avancé  généralement  de   tous  les  sens, 

«  Voir  la  figure  de  la  page  73. 


DES    SENS.  83 

qu'ils  ne  nous  font  connaître  les  choses  que  par  rapport  à  la 
conservation  de  notre  corps ,  et  non  pas  selon  ce  qu'elles  sont 
en  elles-mêmes,  se  trouve  exactement  vrai  en  cette  rencontre, 
puisque  nous  connaissons  mieux  le  mouvement,  ou  le  repos 
ies  objets,  à  proportion  qu'ils  s'approchent  de  nous,  et  que 
nous  n'en  saurions  juger  par  les  sens,  quand  ils  sont  si  éloi- 
gnés qu'il  semble  qu'ils  n'aient  plus  ou  presque  plus  de 
rapport  à  nos  corps;  comme  quand  ils  sont  à  cinq  ou 
six  cents  pas  de  nous,  s'ils  sont  d'une  grandeur  médiocre ,  ou 
même  plus  près  que  cela,  s'ils  sont  plus  petits,  ou  enfin  plus 
loin  de  quelque  chose,  s'ils  sont  plus  grands  i. 

Je  crois  devoir  encore  avertir  que  ce  n'est  point  notre  âme 
qui  forme  les  jugements  de  la  dislance,  grandeur,  etc.  des 
objets  sur  les  moyens  que  je  viens  d'expliquer,  mais  que  c'est 
Dieu  en  conséquence  des  lois  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps. 
C'est  pour  cela  que  j'ai  appelé  naturels  ces  sortes  de  jugements 
pour  marquer  qu'ils  se  font  en  nous,  sans  nous,  et  même 
malgré  nous.  Mais  comme  Dieu  les  fait  en  nous  et  pour  nous» 
tels  que  nous  pourrions  les  former  nous-mêmes,  si  nous  sa- 
vions divinement  l'optique  et  la  géométrie,  tout  ce  qui  se  passe 
actuellement  dans  nos  yeux  et  dans  notre  cerveau,  et  que 
notre  âme  pût  agir  en  elle-même,  et  se  donner  ses  sensa- 
tions, j'attribue  à  l'âme  de  faire  des  jugements  et  des  raison- 
nements, tt  de  causer  ensuite  dans  elle-même  des  sensa- 
tions, qui  ne  peuvent  être  que  l'eftet  d'une  intelligence  et  d'une 
puissance  infinie.  Dès  que  nos  yeux  sont  ouverts,  Dieu  seul 
peut  donc  nous  instruire  en  un  instant  de  la  grandeur  de  la 
figure  du  mouvement,  et  des  couleurs  des  objets  qui  nous  envi- 
ronnent. Mais  comme  il  ne  le  fait  qu'en  conséquence  des  im- 
pressions que  ces  objets  font  sur  notre  corps,  il  faut  tirer  de 
la  variété  connue  de  ces  impressions,  la  raison  de  la  variété 
de  nos  sensations ,  ainsi  que  j'ai  tâché  de  faire,  en  supposant 
que  l'àme  eût  des  connaissances  et  une  puissance  que  tout  le 
monde  sait  bien  qu'elle  n'a  pas,  et  que  j'ai  suffisamment  marqué 
qu'elle  n'avait  pas,  en  nommant  naturels  les  jugements  dont 
dépendent  nos  sensations. 

'  Toute  In  suite  du  chapitre,  depuis  la  lin  de  ce  paragraplic,  a  été  ajoutée 
dans  l'oiiiiion  de  ni2.  Maieliranclie  ne  veut  pas  qu'on  puisse  supposer  qu'il 
attribue  ù  l'àuie,  et  non  à  Dieu,  les  jugements  naturels  dont  il  vient  de  parler. 


84  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

Au  reste  si  l'on  fait  quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe  en' 
nous,  sans  nous,  lorsque  nous  ouvrons  les  yeux  au  milieu  d'une 
campagne,  on  reconnaîtra  visiblement  qu'il  faut  que  Dieu  agisse- 
en  nous  sans  cesse.  Je  dis  Dieu  et  non  pas  la  natui'e;  car  ce 
terme  vague  de  nature  si  fort  en  usage  n'est  pas  plus  propre  à 
exprimer  distinctement  ce  qu'on  pense  que  Vendélcchie  d'Aris- 
tote  1.  On  reconnaîtra,  dis-jf,  que  Dieu  agit  toujours  en 
conséquence  des  mêmes  lois,  toujours  selon  les  règles  delà  géo- 
métrie et  de  l'optique,  toujours  dependammcnt  de  la  connais- 
sancr;  de  ce  qui  se  passe  dans  nos  yeux  comparé  avec  la  situa- 
tion et  le  mouvement  de  notre  corps,  toujours  en  conséquence' 
d'une  infinité  de  raisonnements  qui  tendent  à  la  conservation 
de  notre  vie;  raisonnements  instantanés,  et  qui  varient  à  chaque 
mouvement  de  nos  yeux  ;  quand  je  dis  raisonnements,  je  pai'le 
humainement,  car  ils  sont  tous  formés  par  un  acte  éternel.  En 
un  mot  dans  ce  seul  effet  un  peu  médité,  on  sentira  la  main  du 
Tout-Puissant,  et  les  profondeurs  impénétrables  de  sa  sagesse 
dans  la  providence. 


CHAPITRE  X 

Des  erreurs  touclûiu  les  quantités  <eiisil)U'S.  —  I  Distinnion  de  iûme  et  du 
corps  —  11.  Kxplicatinn  des  organes  de<  sens.  —  III  A  queUe  partie  dU' 
corps  râini-  est  immédiatement  unie.  —  IV.  Ce  que  les  objets  font  sur  les 
coi'|is.  —  V.  <'e  qu'ils  produisent  dans  l'àmc,  et  les  raisons  pour  lesquelles 
l'âme  n'aperçoit  point  les  mouvement-;  des  libres  du  corps.  —  VI.  Quatre 
choses  que  l'on  confond  dans  cliaiiue  sensation. 

Nous  avons  vu  dans  les  chapitres  précédents,  que  les  juge- 
ments que  nous  formons  sur  le  rapport  de  nos  yeux  touchant 
l'étendue,  la  figure,  et  le  mouvement,  ne  sont  jamais  exacte- 
ment vrais.  Cependant  il  faut  tomber  d'accord,  qu'ils  ne  sont 
pas  entièrement  faux  :  ils  renferment  au  moins  cette  vérité^ 
qu'il  y  a  hors  de  nous  de  l'élendue,  des  figures,  et  des  mou- 
vements, quels  qu'ils  soient. 

Il  est  vrai,  que  nous  voyons  souvent  des  choses  qui  ne  son» 
point,  et  qui  ne  furent  jamais,  et  que  nous  ne  devons  pas  con- 


*  C'est  rcntélécliie  qu'aurait  dû  dire  Malebranche,  mais  il  a  pris  sans  dont» 
le  mot  A'endcleclicia  dans  le  i^^  livre  des  Tusculanes  de  Cicéron  qui  le  traduit 
par  conlinuala  mutio  et  perennis,  ce  qui  n'est  pas  le  véritable  sens  d'Aristote^ 


J 


DES  SEiNS.  85 

dure  qu'une  chose  soit  hors  de  nous  de  cela  seul  que  nous  la 
voyons  hors  de  nous.  Il  n'y  a  point  de  liaison  nécessaire  entre 
la  présence  d'une  idée  à  l'esprit  d'un  homme,  et  l'existence 
de  la  chose  que  cette  idée  représente  ;  et  ce  qui  arrive  à  ceux 
qui  dorment,  ou  qui  sont  en  délire,  le  prouve  suftisarament. 
Mais  cependant  on  peut  assurer  qu'il  y  a  ordinairement  hors 
de  nous  de  l'étendue,  des  figures,  et  des  mouvements,  lorsque 
nous  en  voyons.  Ces  choses  ne  sont  point  seulement  imagi- 
naires, elles  sont  réelles,  et  nous  ne  nous  trompons  point  de 
croire,  qu'elles  ont  une  existence  réelle,  et  indépendante  de 
notre  esprit  ^,  quoiqu'il  soit  très  difficile  de  le  prouver  démons- 
Irativement. 

Il  est  donc  constant  que  les  jugements  que  nous  faisons 
touchant  l'étendue,  les  figures,  et  les  mouvements  des  corps, 
renferment  quelque  vérité  :  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de 
ceux  que  nous  faisons  louchant  la  lumière,  les  couleurs,  les 
saveurs,  les  odeurs,  et  toutes  les  autres  qualités  sensibles;  car 
la  vérité  ne  s'y  rencontre  jamais,  comme  nous  Talions  taire 
voir  dans  le  reste  de  ce  premier  livre. 

On  ne  sépare  point  ici  la  lumière  d'avec  les  couleurs,  parce 
qu'on  ne  les  croit  pas  fort  différentes,  et  qu'on  ne  les  peut 
expliquer  séparément.  L'on  sera  même  obligé  de  parler  des 
autres  qualités  sensibles  en  général,  en  même  temps  que  l'on 
traitei'a  de  ces  deux-ci,  parce  qu'elles  s'expliqueront  par  les 
mêmes  principes.  Il  faut  apporter  beaucoup  d'attention  aux 
choses  qui  suivent,  car  elles  sont  de  la  dernière  conséquence, 
et  bien  différentes  pour  leur  utilité  de  celles  qui  ont  précédé. 

I.  Je  suppose  d'abord  qu'on  sache  bien  distinguer  l'àme  du 
corps  par  les  attributs  positifs  et  par  les  propriétés  qui  con- 
viennent à  ces  deux  substances.  Le  corps  n'est  que  l'étendue 
en  longueur,  largeur  et  profondeur,  et  toutes  ces  propriétés 
ne  consistent  2  que  dans  le  repos  et  le  mouvement,  et  dans  une 
infinité  de  figures  différentes.  Car  il  est  clair  que  l'idée  de 
l'étendue  représente  une  substance,  puisqu'on  peut  penser  a 
l'étendue  sans  penser  à  autre  chose  ;  et  cette  idée  ne 
peut  représenter  que  des  rapports  de  distance,  ou  successifs 


•  Vûjez  les  ÉclatrcissemeiUs  .<Hr  le  l»''  livre. 

•  Entreliens  iur  la  mclaphijsiquc,  v  culrelicn,  n^s  H  et  2. 


86  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

0X1  permanents,  c'est-à-dire  des  mouvements  et  des  figures  i; 
car  on  ne  peut  voir  dans  Fclendue  que  ce  qu'elle  renferme. 
Qu'on  suppose  de  l'cteudue  divisée  en  telles  parties  qu'on 
voudra  imaginer,  en  repos  ou  en  mouvement  les  unes  auprès 
des  autres,  on  concevra  clairement  les  rapports  qui  seront 
entre  ces  parties  ;  mais  on  ne  concevra  jamais  que  ces  rapports 
soient  de  la  joie,  du  plaisir,  de  la  douleur,  de  la  chaleur,  de  la 
saveur,  de  la  couleur,  ni  aucune  des  autres  qualités  sensibles, 
quoiqu'on  sente  ces  qualités  lorsqu'il  arrive  à  notre  corps 
quelque  changement.  Je  sens,  par  exemple,  de  la  douleur  lors- 
qu'une épine  me  pique  le  doigt;  mais  le  trou  qu'elle  y  fait  n'est 
pas  la  douleur.  Le  trou  est  dans  le  doigt  ;  on  le  conçoit  clai- 
rement, et  la  douleur  dans  l'àrae,  car  elle  la  sent  vivement, 
elle  en  est  modifiée  fort  désagréablement.  Il  ne  faut  donc  attri- 
buer aux  corps  que  les  propriétés  que  je  viens  de  dire.  L'âme 
au  contraire,  c'est  moi  qui  pense,  qui  sent,  qui  veut  ;  c'est  la 
substance  où  se  trouvent  toutes  les  modifications  dont  j'ai  sen- 
timent intérieur,  et  qui  ne  peuvent  subsister  que  dans  l'âme 
qui  les  sent.  Ainsi  il  ne  faut  attribuer  à  l'âme  aucune  propriété 
différente  de  ses  diverses  pensées.  Je  suppose  donc  que  Ton 
sache  bien  distinguer  l'âme  du  corps.  Que  si  ce  que  je  viens 
de  dire  ne  suffit  pas  pour  faire  sentir  la  diflérence  de  ces  deux 
substances,  on  peut  lire  et  méditer  quelques  endroits  de  saint 
Augustin,  comme  le  10*  chapitre  du  10*  livre  de  la  Tri?nté,  les 
4*  et  H"  chapitres  du  livre  de  la  Quantité  de  ïàme,  ou  les 
Méditations  de  M.  Descartes,  principalement  ce  qui  regarde  la 
distinction  de  l'âme  et  du  corps,  ou  enfin  le  sixième  discours 
du  discernement  de  Vàme  et  du  corps  de  M.  de  Cordemoy  ~. 

IL  Je  suppose  aussi  qu'on  sache  l'anatomie  des  organes  des 
sens,  et  qu'ils  sont  composés  de  petits  filets,  qui  ont  leur  ori- 
gine dans  le  milieu  du  cerveau  ,  qu'ils  se  répandent  dans  tous 
nos  membres  où  il  y  a  du  sentiment,  et  qu'ils  viennent  enfin 


*  Développement  ajouté  dans  rédition  de  1712  à  partir  de  a  car  on  ne  peut 
voir  clans  IVi.mhIiic,  etc.  »  jusqu'à  «  il  ne  faut  donc  attribuer  aux  rnrps,  etc.  » 

*  Mai?is!riit.  lecteur  ordinaire  du  daupiiiu,  zélé  cartésien.  Dans  le  cinquième 
discours  sur  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  il  nie  à  l'âme  le  pouvoir  de  mou-, 
voir  le  corps  Avant  Malebranclie,  il  a  l'ait  do  Dieu  la  seule  cause  efiicleute 
qui  intervient  a  propos  de  la  volonté,  qui  n'est  cju'une  simple  cause  occa- 
sionnelle du  mouveuient  du  corps.  La  première  édition  en  un  volume  in-12 
€St  de  1GG6 


« 


DES    SENS.  87 

aboutir  sans  aucune  interruption  jusqu'aux  parties  extérieures 
du  corps,  que  pendant  que  l'on  veille  et  qu'on  est  en  santé,  on 
ne  peut  en  remuer  un  bout,  que  l'autre  ne  se  remue  en  même 
temps,  à  cause  qu'ils  sont  toujours  un  peu  bandés,  par  les 
esprits  animaux  qu'ils  contiennent,  de  même  qu'il  arrive  à  une 
corde  bandée,  de  laquelle  on  ne  peut  remuer  une  partie,  sans 
que  l'autre  soit  ébranlée. 

Il  y  a  bien  de  l'apparence  que  les  filets  des  nerfs  sont  creux 
comme  de  petits  canaux,  et  exactement  remplis  d'esprits  ani- 
maux, surtout  lorsqu'on  veille  ;  et  que  quand  l'extrémité  de 
ces  filets  est  cbraplée,  les  esprits  qui  y  sont  contenus  trans- 
mettent jusqu'au  cerveau  les  mêmes  vibrations  qu'ils  reçoivent 
de  dehors.  Mais  que  ce  soit  par  les  mêmes  vibrations  des 
esprits  animaux,  ou  par  les  secousses  des  filets,  continuées  jus- 
qu'au cerveau,  que  l'action  des  objets  s'y  communique,  il  n'est 
pas  nécessaire  maintenant  de  l'examiner.  Il  suffit  de  savoir 
qu'elle  s'y  communique  de  l'une  ou  de  l'autre  manière,  ou  de 
l'une  et  de  l'autre  conjointement  i. 

Il  faut  aussi  savoir,  que  ces  filets  peuvent  être  remués  en 
deux  manières,  ou  bien  par  le  bout  qui  est  hors  du  cerveau,  ou 
par  le  bout  qui  est  dans  le  cerveau.  Si  ces  filets  sont  agités  au 
dehors  par  l'action  des  objets,  et  que  leur  agitation  ne  se  com- 
munique point  jusqu'au  cerveau,  comme  il  arrive  dans  le  som- 
meil, l'âme  n'en  reçoit  pour  lors  aucune  sensation  nouvelle. 
Mais  si  ces  petits  filets  sont  remués  dans  le  cerveau  par  le 
cours  des  esprits  animaux,  ou  par  quelque  autre  cause,  l'àrac 
aperçoit  quelque  chose,  quoique  les  parties  de  ces  filets  qui 
sont  hors  du  cerveau,  et  répandus  dans  toutes  les  parties  de 
notre  corps,  soient  dans  un  parfait  repos,  comme  il  arrive  en- 
core pendant  qu'on  dort. 

III.  11  est  encore  bon  de  remarquer  ici  en  passant,  quel'expé- 
i'ieuce  apprend  qu'il  peut  arriver,  que  nous  sentions  de  la  dou- 
leur dans  des  parties  de  notre  corps  qui  nous  ont  été  entière- 
ment coupées  ;  parce  que  les  filets  du  cerveau  qui  leur 
répondent,  étant  ébranlés  de  la  môme  manière  que  si  elles 
étaient  effectivement  blessées,  Tàme  sent  dans  ces  parties  ima- 
ginaires une  douleur  très  réelle.  Car  toutes  ces  choses  montrent 

'   Tout  ce  paragraphe  a  été  ajouic  à  l'édition  do  1712. 


88  DE   LA    RECHERCHE    DE  LA    VÉRITÉ. 

visiblement,  que  l'âme  réside  immédiatement  dans  la  partie  du 
cerveau  à  laquelle  tous  les  organes  des  sens  aboutissent. 
Quand  je  dis  qu'elle  y  réside,  je  veux  seulement  dire  qu'elle  y 
sent  tous  les  changements  qui  s'y  passent  par  rapport  aux 
objets  qui  les  ont  causes,  ou  qui  ont  accoutumé  de  les  causer, 
et  qu'elle  n'aperçoit  ce  qui  se  passe  au  dehors  de  cette  partie, 
que  par  l'entremise  des  fibres  qui  y  aboutissent,  ou  si  on  le 
veut,  par  les  diverses  secousses  des  esprits  contenus  dans  ces 
fibres;  car  je  suis  persuadé  que  l'âme  ne  peut  résider  immédia- 
tement que  dans  les  idées,  qui  seules  peuvent  la  toucher  et  l'ani- 
mer, la  rendre  heureuse  ou  malheureuse,  comme  je  l'expli- 
querai ailleurs.  Cela  posé  et  bien  conçu,  il  ne  sera  pas  toiv 
difficile  de  faire  voir  comment  la  sensation  se  fait,  ce  qu'il  faut 
expliquer  par  quelque  exemple. 

IV.  Lorsqu'on  appuie  la  pointe  d'une  aiguille  sur  sa  main, 
cette  pointe  remue  et  sépare  les  fibres  de  la  chair.  Ces  fibres 
sont  étendues  depuis  cet  endroit  jusqu'au  cerveau  ;  et  quand 
on  veille,  elles  sont  assez  bandées  pour  ne  pouvoir  être  ébran- 
lées, que  celles  du  cerveau  ne  le  soient.  Il  s'ensuit  donc  que  les 
extrémités  de  ces  fibres,  qui  sont  dans  le  cerveau,  sont  aussi 
remuées.  Si  le  mouvement  des  fibres  de  la  main  est  modéré, 
celui  des  fibres  du  cerveau  le  sera  aussi  ,  et  si  le  mouvement 
est  assez  violent  pour  rompre  quehjue  chose  sur  la  main,  i' 
sera  de  même  plus  fort  et  plus  violent  dans  le  cerveau. 

De  même,  si  on  approche  sa  main  du  feu,  les  petites  parties 
du  bois,  qu'il  pousse  continuellement  en  fort  grand  nombre,  et 
avec  beaucoup  de  violence,  comme  la  raison  le  démontre  au 
défaut  de  la  vue,  viennent  heurter  contre  ces  fibres,  et  leur 
communiquent  une  partie  de  leur  a  itation.  Si  cette  action  est. 
modérée,  celle  des  extrémités  des  fibres  du  cerveau,  qui  ré- 
pondent à  la  main,  sera  modérée  ;  et  si  ce  mouvement  est 
assez  violent  dans  la  main,  pour  en  séparer  quelques  parties, 
comme  il  arrive  quand  on  se  brûle,  le  mouvement  des  fibres 
intérieures  du  cerveau  sera  à  proportion  plus  fort  el  plus  vio- 
lent. Voilà  ce  qu'on  peut  concevoir  qui  arrive  à  notre  corps, 
quand  les  objets  nous  frappent;  il  faut  maintenant  voir  ce  qui 
arrive  à  notre  âme. 

V.  Elle  réside  principalement,  s'il  est  permis  de  le  dire  ainsi, 
d^ns  cette  partie  du  cerveau,   où  tous  les  filets  de  nos  nerfs 


DES    SENS.  8» 

aboutissent  ;  elle  y  est  pouv  entretenir,  et  pour  conserver  toutes 
les  parties  de  notre  corps,  et  par  conséquent  il  faut  qu'elle 
soit  avertie  de  tous  les  changements  qui  y  arrivent,  et  qu'elle 
paisse  distinguer  ceux  qui  sont  conformes  à  la  constitution  de 
son  corps,  d'avec  les  autres;  parce  qu'il  lui  serait  inutile  de 
les  reconnaître  absolument,  et  sans  ce  rapport  à  son  corps. 
Ainsi,  quoique  tous  ces  changements  de  nos  fibres  ne  consis- 
tent, selon  la  vérité,  que  dans  des  mouvements  qui  ne  diffèrent 
ordinairement  que  du  plus  et  du  moins,  il  est  nécessaire  que 
l'âme  les  regarde  comme  des  changements  essentiellement  dif- 
férents. Car  encore  qu'en  eux-mêmes  ils  ne  diffèrent  que  très 
peu,  on  les  doit  toutefois  considérer  comme  essentiellement 
différents  par  rapport  à  la  conservation  du  corps. 

Le  mouvement,  par  exemple,  qui  cause  la  douleur,  ne  diffère 
assez  souvent  que  très  peu  de  celui  qui  cause  le  chatouille- 
ment .  11  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  de  différence  essentielle 
entre  ces  deux  mouvements  ;  mais  il  est  nécessaire  qu'il  y 
ait  une  différence  essentielle  entre  le  chatouillement  et  la 
douleur,  que  ces  deux  mouvements  causent  dans  l'âme.  Car 
l'ébranlement  des  fibres  qui  accompagne  le  chatouillement  *, 
témoigne  à  l'âme  la  bonne  constitution  de  soncorps,  qu'il  a  assez 
de  force  pour  résister  à  l'impression  de  l'objet,  et  qu'elle  ne  doit 
point  appréhender  qu'il  en  soit  blessé  ;  mais  le  mouvement 
qui  accompagne  la  douleur,  étant  quelque  peu  plus  violent,  il 
est  capable  de  rompre  quelque  fibre  du  corps,  et  l'âme  en  doit 
•Hre  avertie  par  quelque  sensation  désagréable,  afin  qu'elle  y 
prenne  garde.  Ainsi,  quoique  les  mouvements  qui  se  passent 
dans  le  corps  ne  diffèrent  que  du  plus  et  du  moins  en  eux- 
mêmes,  si  néanmoins  on  les  considère  par  rapport  à  la  con- 
servation de  notre  vie,  on  peut  dire  qu'ils  diffèrent  essentielle- 
ment. 

C'est  pour  cela  que  notre  âme  n'aperçoit  point  les  ébranle- 
ments que  les  objets  excitent  dans  les  fibres  de  notre  cliair  ; 
il  lui  serait  assez  inutile  de  les  connaître  ;  et  elle  n'en  tirerait 
pas  assez  de  lumière  pour  juger  si  les  choses  qui  nous  envi- 

*  Ce  raisonnement  confus,  oo  ce  Jagemcnt  naturel  qui  applique  an  corps  ce 
que  l'àme  sent,  n'est  qu'une  sensation  qu'on  peut  dire  composée.  Voyez  ce 
que  j'ai  d  t  auparavant  des  jub'emenis  naturels,  et  le  premier  chapitre  du. 
troisième  livre.  (Note  de  Malebranche.) 


90  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

ronnent,  seraient  capables  de  détruire  ou  d'entretenir  l'écono- 
raie  de  notre  corps.  Mais  elle  se  sent  touchée  de  sentiments 
qui  diffèrent  essentiellement,  et  qui  marquant  précisément  les 
quantités  des  objets  par  rapport  à  son  corps,  lui  font  sentir 
promptementet  vivement  si  ces  objets  sont  capables  de  lui  nuire. 
Il  faut  de  plus  considérer,  que  si  l'âme  n'apercevait  que  ce 
qui  se  passe  dans  sa  main,  quand  elle  se  brûle  ;  si  elle  n'y 
voyait  que  le  mouvement  et  la  séparation  de  quelques  fibres, 
elle  ne  s'en  mettrait  guère  en  peine,  et  même  elle  pourrait 
quelquefois,  par  fantaisie  et  par  caprice,  y  prendre  quelque 
satisfaction,  comme  ces  fantasques  qui  se  divertissent  à  tout 
rompre  dans  leurs  emportements  et  dans  leurs  débauches. 

Ou  bien  de  même  qu'un  prisonnier  ne  se  mettrait  guère  en 
peine  s'il  voyait  qu'on  démolit  les  murailles  qui  l'enferment,  et 
que  même  il  s'en  réjouirait  dans  l'espérance  d'être  bientôt 
délivré,  ainsi  si  nous  n'apercevions  que  la  séparation  des  parties 
de  notre  corps  ,  lorsque  nous  nous  briilons  ,  ou  que  nous 
recevons  quelques  blessures,  nous  nous  persuaderions  bien- 
tôt que  notre  bonheur  n'est  pas  d'être  renfermé  dans  un  corps, 
qui  nous  empêche  de  jouir  des  choses  qui  nous  doivent  rendre 
heureux  ;  et  ainsi  nous  serions  bien  aises  de  le  voir  détruire. 

Il  s'ensuit  de  là,  que  c'est  avec  une  grande  sagesse,  que  l'auteur 
de  l'union  de  notre  âme  avec  notre  corps  a  ordonné  que  nous 
sentions  de  la  douleur,  quand  il  arrive  au  corps  un  changement 
capable  de  lui  nuire,  comme  quand  une  aiguille  entre  dans  la 
chair,  ou  que  le  feu  en  sépare  quelques  parties,  et  que  nous 
sentions  du  cliatouillement,  ou  une  chaleur  agréable,  quand 
ces  mouvements  sont  modérés,  sans  apercevoir  la  vérité  de  ce 
qui  se  passe  dans  notre  corps,  ni  les  mouvements  de  ces  fibres 
dont  nous  venons  de  parler. 

Premièrement,  parce  qu'en  sentant  de  la  douleur  et  du 
plaisir,  qui  sont  des  choses  qui  diffèrent  bien  davantage  que 
du  plus  >u  du  moins,  nous  distinguons  avec  plus  de  facilité  les 
objets  qui  en  sont  l'occasion.  Secondement,  parce  que  cette  voie 
de  nous  faire  connaître,  si  nous  devons  nous  unir  aux  corps  qui 
nous  environnent,  ou  nous  en  séparer,  est  la  plus  courte, 
et  qu'elle  occupe  moins  la  capacité  d'un  esprit  qui  n'est  fait 
que  pour  Dieu.  Knfin,  parce  que  la  douleur  et  le  plaisir  étant 
des  modifications  de  notre  âme,  qu'elle  sent  pur  rapport  à  son 


DES    SENS.  91 

'«orps,  et  qui  la  touchent  bien  davantage  que  la  connaissance  du 
mouvement  de  quelques  fibres  qui  lui  appartiendrait,  cela  l'o- 
blige à  s'en  mettre  fort  en  peine,  et  fait  une  union  très  étroite 
entre  l'une  et  l'autre  partie  de  l'homme.  Il  est  donc  évident  de 
tout  ceci,  que  les  sens  ne  nous  sont  donnés  que  pour  la  con- 
servation de  notre  corps,  et  non  pour  apprendre  la  vérité. 

Ce  que  l'on  vient  de  dire  du  chatouillement  et  de  la  douleur, 
se  doit  entendre  généralement  de  toutes  les  autres  sensations, 
comme  on  le  verra  mieux  dans  la  suite.  On  a  commencé  par 
ces  deux  sentiments,  plutôt  que  par  les  autres,  parce  que  ce 
sont  les  plus  vifs,  et  qu'ils  font  concevoir  plus  sensiblement  ce 
que  l'on  voulait  dire. 

Il  est  présentement  très  facile  de  faire  voir,  que  nous  tom- 
bons en  une  infinité  d'erreurs  touchant  la  lumière  et  les  cou- 
leurs, et  généralement  touchant  toutes  les  qualités  sensibles, 
comme  le  froid,  le  chaud,  les  odeurs,  les  saveurs,  le  son,  la 
douleur,  le  chatouillement  ;  et  si  je  voulais  m'arrêter  à  recher- 
cher en  particulier  toutes  celles  où  nous  tombons  sur  tous  les 
objets  de  nos  sens,  des  années  entières  ne  suffiraient  pas  pour 
les  déduire,  parce  qu'elles  sont  presque  infinies  ;  ainsi  ce  sera 
assez  d'en  parler  en  général. 

Dans  presque  toutes  les  sensations,  il  y  a  quatre  choses 
différentes,  que  l'on  confond,  parce  qu'elles  se  font  toutes  en- 
semble, et  comme  en  un  instant.  C'est  là  le  principe  de  toutes 
les  autres  erreurs  de  nos  sens. 

yi.  La  première  est  Vaction  de  l'objet,  c'est-à-dire,  dans  la 
chaleur,  par  exemple,  l'impulsion  et  le  mouvement  des  pe- 
tites parties  du  bois  contre  les  fibres  de  la  main. 
■  La  seconde  est  la  passion  de  l'organe  du  sens,  c'osl-à-dire, 
l'agitation  des  fibres  de  la  main  causée  par  celle  des  petites 
parties  du  feu,  laquelle  agitation  se  communique  jusque  dans 
le  cerveau,  parce  qu'autrement  l'âme  ne  sentirait  rien. 

La  troisi.'me  est  la  passion,  la  sensation  ou  la  perception  de 
l'âme,  c'est-à-dire,  ce  qu'un  chacun  sent,  quand  il  est  auprès 
du  feu. 

La  quatrième  est  le  jugement  que  l'âme  fait,  que  ce  qu'elle 
sent  est  dans  sa  main  et  dans  le  feu.  Or  ce  jugement  naturel 
n'est  qu'une  sensation  ;  mais  cette  sensation  ou  ce  jugement 
naturel  est  presque  toujours  suivi  d  un  autre  jugement  libr» 


92  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VERITE. 

que  l'âme  a  pris  une  si  grande  habitude  de  faire  qu'elle  ne 
peut  presque  plus  s'en  empêcher. 

Voilà  quatre  choses  bien  différentes,  comme  l'on  peut  voir, 
lesquelles  on  n'a  pas  soin  de  distinguer,  et  que  l'on  est  porté 
à  confondre  à  cause  de  l'union  étroite  de  l'àme  et  du  corps, 
laquelle  nous  empêche  de  bien  démêler  les  propriétés  de  la 
matière  d'avec  celle  de  l'esprit. 

Il  est  cependant  facile  de  reconnaître,  que  de  ces  quatre 
choses  qui  se  passent  en  nous,  quand  nous  sentons  quelque 
objet,  les  deux  premières  appartiennent  au  corps,  et  que  les 
deux  autres  ne  peuvent  appartenir  qu'à  l'àme,  pourvu  qu'on 
ait  un  peu  médité  sur  la  nature  de  l'àme  et  du  corps,  comme 
on  l'a  dû  faire,  ainsi  que  je  l'ai  supposé.  Mais  il  faut  expliquer 
ces  choses  en  particulier 


CHAPITRE    XI 

I.  De  l'erreur  où  l'on  tombe  touchant  l'action  des  objets  contre  les  fibres 
extérieures  de  nos  sens.  —  II.  Cause  de  cette  erreur.  —  III.  Objection  et 
réponse. 

On  traitera  dans  ce  chapitre  et  dans  les  trois  suivants,  de 
ces  quatre  choses  que  nous  venons  de  dire  que  l'on  confondait, 
et  que  l'on  prenait  pour  une  simple  sensation,  et  on  expliquera 
seulement  en  général  les  erreurs  dans  lesquelles  nous  tombons  ; 
parce  que  si  on  voulait  entrer  dans  le  détail,  cène  serait  jamais 
fait.  On  espère  toutefois  mettre  l'esprit  des  lecteurs  en  état  de 
découvrir,  avec  une  très  grande  facilité,  toutes  les  erreurs  oîi 
les  sens  nous  peuvent  porter  ;  mais  on  leur  demande  pour  cela, 
qu'ils  méditent  avec  quelque  application,  tant  sur  les  chapitres 
qui  suivent,  que  sur  celui  qu'ils  viennent  de  lire. 

I.  La  première  de  ces  choses  que  nous  confondons  dans  cha- 
cune de  nos  sensations,  est  l'action  des  objets  sur  les  fibres 
extérieures  de  notre  corps.  Il  est  certain  qu'on  ne  met  presque- 
jamais  de  différence  entre  la  sensation  de  l'àme  et  celte  action 
des  objets,  et  cela  n'a  pas  besoin  de  preuve.  Presque  tous  les 
hommes  s'imaginent  que  la  chaleur,  par  exemple,  que  l'on  sent, 
est  dans  le  feu  qui  la  cause,  que  la  lumière  est  dans  l'air,  e* 
que  les  couleurs  sont  sur  les  objets  colorés.   Ils  ne  pensenl 


I 


DES    SE.NS.  93 

point   aux  raom-eraents  des  corps  imperceptibles  qui  causent 
ces  sentiments,  ou  plutôt  qui  les  accompagnent. 

II.  Il  est  vrai  qu'ils  ne  jugent  pas  que  la  douleur  soit  dans 
l'aiguille  qui  les  pique,  de  même  qu'ils  jugent  que  la  chaleur  est 
dans  le  feu;  c'est  que  l'aiguille  et  son  action  sont  visibles,  et 
que  les  petites  parties  du  bois  qui  sortent  du  feu,  et  leur  mou- 
vement contre  nos  mains  ne  se  voient  pas.  Ainsi  ne  voyant 
rien  qui  frappe  nos  mains,  quand  nous  nous  chauffons,  et  v 
sentant  de  la  chaleur,  nous  jugeons  naturellement  que  cette 
chaleur  est  dans  le  feu,  faute  d'y  voir  autre  chose. 

De  sorte  qu'il  est  ordinairement  vrai,  que  nous  attribuons 
nos  sensations  aux  objets,  quand  les  causes  de  ces  sensations 
nous  sont  inconnues.  Et  parce  que  la  douleur  et  le  chatouille- 
ment sont  produits  avec  des  corps  sensibles,  comme  avec  une 
aiguille  et  une  plume,  que  nous  voyons  et  que  nous  touchons, 
nous  ne  jugeons  pas,  à  cause  de  cela,  qu'il  y  ait  rien  de  sembla- 
ble à  ces  sentiments  dans  les  objets  qui  nous  les  causent. 

III.  Il  est  vrai  néanmoins,  que  nous  ne  laissons  pas  de  juger, 
que  la  brûlure  n'est  pas  dans  le  feu,  mais  seulement  danî  la 
main,  quoiqu'elle  ait  pour  cause  .les  petites  parties  du  bois, 
aussi  bien  que  la  chaleur,  laquelle  toutefois  nous  attribuons  au 
feu.  3Iais,  la  raison  de  ceci  est  que  la  brûlure  est  une  espèce 
de  douleur  ;  car  ayant  jugé  plusieurs  fois  que  la  douleur  n'est 
pas  dans  le  corps  extérieur  qui  la  cause,  nous  sommes  portés 
à  faire  encore  le  même  jugement  de  la  brûlure. 

Ce  qui  nous  porte  encore  à  en  juger  de  la  sorte,  c'est  que  la 
douleur,  ou  la  brûlure  appliquent  fortement  notre  âme  aux 
parties  de  notre  corps,  et  cela  nous  détourne  de  penser  à  autre 
chose;  ainsi  l'esprit  attache  la  sensation  de  la  brûlure  à  l'objet 
<iui  lui  est  le  plus  présent.  Et  parce  que  nous  reconnaissons  un 
peu  après,  que  la  brûlure  a  laissé  quelques  marques  visibles 
dans  la  partie  où  nous  avons  senti  de  la  douleur,  cela  nous 
confirme  dans  le  jugement  que  nous  avons  fait  que  la  brûlure 
€st  dans  la  main. 

Mais  cela  n'einpéche  pas,  qu'on  ne  doive  recevoir  cette  règle 
assez  générale  :  que  nom  avons  coutume  cC attribuer  nos  sensa- 
tions aux  objets,  toutes  les  fois  qu'ils  aç/issetit  sur  nous  par  le 
mouvement  de  quelques  parties  invisibles.  Et  c'est  pour  cette 
raison  que  l'on  croit  ordinairement  que  les  couleurs,  la  lumière, 


94  DE   LA   RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

les  odeurs,  les  saveurs,  le  son,  et  quelques  autres  sentiments, 
sont  dans  l'air  ou  dans  les  objets  extérieurs  qui  les  causent  i  ; 
parce  que  toutes  ces  sensations  sont  produites  en  nous  par  le 
mouvement  de  quelques  corps  imperceptibles  2. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'il  dépend  de  nous  d'attacher  la 
sensation  de  blancheur  à  la  neige,  ou  de  la  voir  blanche;  ni 
d'attacher  la  douleur  au  doigt  piqué,  et  non  à  l'épine  qui  le 
pique.  Tout  cela  se  fait  en  nous,  sans  nous,  et  même  malgré 
nous,  comme  les  jugements  naturels  dont  j'ai  parlé  dans  le 
chapitre  neuvième.  Et  tout  cela  se  faisant  en  nous  uniquement 
par  rapport  à  la  conservation  de  la  vie,  il  est  clair  que  les  sen- 
■  sations  vives  et  intéressantes  doivent  se  sentir  dans  le  doigt 
piqué  pour  le  retirer,  et  non  dans  l'épine;  et  les  sensations  non 
intéressantes  des  couleurs,  dans  les  objets  pour  les  distinguer 
les  uns  des  autres.  Comme  je  n'ai  point  encore  prouvé  qu'on 
"^  ne  voit  point  les  objets  en  eux-mêmes,  ni  expliqué  ce  que  c'est 
qu'on  voit  lorsqu'on  les  regarde,  je  ne  puis  exposer  ici  claire- 
ment ni  pourquoi,  ni  comment  la  lilancheur  est  jointe  à  la  neige, 
et  la  couleur  aux  objets.  Cela  dépend  de  la  connaissance  des 
idées  qui  touchent  l'âme,  et  qui  éclairent,  pour  ainsi  dire,  les 
yeux  de  l'esprit  lorsqu'on  ouvre  ceux  du  corps. 


CHAPITRE    XII 

1.  Des  erreurs  touchant  les   mouvements  des  fibres  de   nos  sens.  —  II.  Que 
'  noiH  n'aperrcvons  pas  ces  mouvements,  ou   que  nous  les  confondons  avec 
nos  SL'nsations.  —  III.  Expérience   qui    le  prouve.  —  IV.  Trois   horlus   de 
sensations.  —  V.  Les  erreurs  qui  les  accompayiienl. 

I.  La  seconde  chose  qui  se  trouve  dans  chacune  des  sensa'ions, 
est  l'ébranlement  des  libres  de  nos  sens,  qui  se  communique 
jusqu'au  cerveau  ;  et  nous  nous  trompons,  on  ce  que  nous 
confondons  toujours  cet  ébranlement  avec  la  sensation  de  l'àme, 
et  que  nous  jugeons  qu'il  n'y  a  point  de  tel  ébranlement,  lorsque 
nous  n'en  percevons  point  par  les  sens. 


*  J'expliq-jerai  ci-dessous  de  quei  sens  les  objets  sont  cause  de  nos  sens» 
lions.  (INole  de  Malcbranche.) 
»  Paragi'aplie  ajouté  a  l'cdllion  uc  1712.  I 


DES    SENS.  95 

II.  Nous  confondons,  par  exemple,  l'ébranlement  que  le  feu 
excite  dans  les  fibres  de  notre  main,  avec  la  sensation  de  chaleur; 
et  nous  disons  que  la  chaleur  est  dans  notre  main.  Mais  parce 
que  nous  ne  sentons  point  l'ébranlement  que  les  objets  visibles 
font  sur  le  nerf  optique,  qui  est  au  fond  de  l'œil,  nous  pensons 
que  ce  nerf  n'est  point  ébranlé,  et  qu'il  n'est  point  couvert  des 
couleurs  que  nous  voyons  ;  nous  jugeons  au  contraire  qu'il  n'y 
a  que  l'objet  extérieur  sur  lequel  ces  couleurs  soient  répandues. 
Cependant  on  peut  voir,  par  l'expérience  qui  suit,  que  les  cou- 
leurs sont  presque  aussi  fortes  et  aussi  vives  sur  le  fond  du 
nerf  optique,  que  sur  les  objets  visibles. 

III.  Que  l'on  prenne  un  œil  de  bœuf  nouvellement  tué,  qu'on 
ôte  les  peaux  qui  sont  à  l'opposite  de  la  prunelle,  à  l'endroit 

,  où  est  le  nerf  optique  et  qu'on  mette  en  leur  place  quelque 
morceau  de  papier  assez  mince  pour  être  transparent.  Cela 
fait,  qu'on  mette  cet  œil  au  trou  d'une  fenêtre,  en  sorte  que  la 
prunelle  soit  à  l'air,  et  que  le  derrière  de  l'œil  soit  dans  la 
chambre,  qu'il  faut  bien  fermer,  atln  qu'elle  soit  fort  obscure. 
Et  alors  on  verra  toutes  les  couleurs  des  objets  qui  sont  hors 
de  la  chambre,  répandues  sur  le  fond  de  l'œil,  mais  peints  à 
la  renverse.  Que  s'il  arrive  que  ces  couleurs  ne  soient  pas 
assez  vives,  il  faudra  allonger  l'œil,  en  le  pressant  par  les  côtés, 
si  les  objets  qui  se  peignent  au  fond  de  l'œil  sont  trop  proches  ;^ 
ou  bien  le  faire  plus  court,  si  les  objets  sont  trop  éloignés. 

On  voit  bien  par  cette  expérience,  que  nous  devrions  juger, 
ou  sentir  les  couleurs  au  fond  de  nos  yeux,  de  même  que  nous 
jugeons  que  la  chaleur  est  dans  nos  mains,  si  nos  sens  nous 
étaient  donnés  pour  découvrir  la  vérité,  et  si  nous  nous  con- 
duisions par  raison  dans  les  jugements  que  nous  formons  sur 
les  objets  de  nos  sens. 

Mais  pour  rendre  quelque  raison  de  toute  la  bizarrerie  de 
nos  jugements  sur  les  qualités  sensibles,  il  faut  considérer  que 
l'âme  est  unie  si  étroitement  à  son  corps,  et  qu'elle  est  encore 
devenue  si  charnelle  depuis  le  péché,  et  par  là  si  incapable 
d'attention,  qu'elle  lui  attribue  beaucoup  de  choses  qui  n'ap- 
partiennent qu'à  elle-même,  et  qu'elle  ne  se  dislingue  presque 
plus  d'avec  lui.  De  sorte  qu'elle  ne  lui  attribue  pas  seulement 
toutes  les  sensations,  dont  nous  parlons  à  présent,  mais  aussi 
la  force  d'imaginer,  et  môme  quelquefois  la  puissance  de  rai- 


96  DE    LA    RECHERCHE    DE  LA  VÉRITÉ. 

sonner  ;  car  il  y  a  eu  un  grand  nombre  de  philosophes  assez 
stupidcs,  et  assez  grossiers,  pour  croire  que  l'âme  n'était  que  la 
plus  délice  et  la  plus  subtile  partie  du  corps. 

Si  l'on  veut  bien  lire  Tertullion,  on  ne  verra  que  trop  de 
preuves  de  ce  que  je  dis,  puisqu'il  est  lui-même  de  ce  sentiment, 
après  un  très  grand  nombre  d'auteurs  qu'il  rapporte.  Cela  est 
si  vrai,  qu'il  tâche  de  prouver  dans  le  livre  de  VAine,  que  la  foi, 
1  écriture,  et  même  les  révélations  particulières  nous  obligent 
de  croire  que  l'âme  est  corporelle  i.  Et  il  ne  faut  pas  s'en 
étonner,  puisqu'il  est  tombé  dans  cet  excès  de  folie  de  s'ima- 
giner que  Dieu  même  était  corporel.  Je  ne  veux  point  réfuter 
ces  sentiments,  parce  que  j'ai  supposé  qu'on  devait  avoir  lu 
quelques  ouvrages  de  saint  Augustin  ou  de  M.  Descartes,  qui 
auront  assez  fait  voir  l'extravagance  de  ces  pensées,  et  qui 
auront  assez  affermi  l'esprit  dans  la  distinction  de  l'étendue  et 
de  la  pensée,  de  l'âme  et  du  corps. 

L'âme  est  donc  si  aveugle  qu'elle  se  méconnaît  elle-même, 
et  qu'elle  ne  voit  pas  que  ses  propres  sensations  lui  appar- 
tiennent. Mais  pour  expliquer  ceci  il  faut  distinguer  dans  l'àme 
trois  sortes  de  sensations,  quelques-unes  fortes  et  vives, 
quelques  autres  faibles  et  languissantes,  et  enfin  des  moyennes 
entre  les  unes  et  les  autres. 

Les  sensations  fortes  et  vives  sont  celles  qui  étonnent  l'esprit, 
€t  qui  le  réveillent  avec  quelque  force,  parce  qu'elles  lui  sont 
fort  agréables  ou  fort  incommodes  ;  telles  sont  la  douleur,  le 
chatouillement,  le  grand  froid,  le  grand  chaud,  et  générale- 
ment toutes  celles  qui  ne  sont  pas  seulement  accompagnées  de 
vertiges  dans  le  cerveau,  mais  encore  de  quelque  mouvement 
des  esprits  vers  les  parties  intérieures  du  corps,  c'est-à-dire  de 
quelques  mouvements  des  esprits,  propres  à  changer  la  situation 
des  corps  2,  et  à  exciter  les  passions,  comme  nous  expliquerons 
ailleurs. 

IV.  Les  sensations  faibles  et  languissantes  sont  celles  qui  lou- 
chent fort  peu  l'âme,  et  qui  ne  lui  sont  ni  fort  agréables,  ni  fort 
incommodes,  comme  la  lumière  médiocre,  toutes  les  couleurs, 
les  sons  ordinaires  et  assez  faibles,  etc. 


«  Aug.  E|).  157. 

■■  Ce  luenibre  de  piirase  a  élc  ajouté  a  lï'diliûii  de   1712. 


DES    SE^S.  97 

Enfin  j'appelle  moyennes  entre  les  fortes  et  les  faibles,  ces 
sortes  de  sensations  qui  touchent  l'âme  médiocrement  comme 
une  grande  lumière,  un  son  violent,  etc.  Or  il  faut  remarquer 
qu'une  sensation  faible  et  languissante  peut  devenir  moyenne,  eL 
enfin  forte  et  vive.  La  sensation,  par  exemple,  que  l'on  a  de  la 
lumière,  est  faible  quand  la  lumière  d'un  flambeau  est  languis- 
sante, ou  que  le  flambeau  est  éloigné  ;  mais  cette  sensation 
peut  devenir  moyenne,  si  l'on  approche  le  flambeau  assez 
près  de  nous;  et  enfin  elle  peut  devenir  très  forte  et  très  vive, 
si  l'on  approche  le  flambeau  si  près  de  ses  yeux  qu'on  en  soit 
ébloui,  ou  bien  quand  on  regarde  le  soleil.  Ainsi  la  sensation 
de  la  lumière  peut  être  forte,  faible,  ou  moyenne,  selon  ses 
différents  degrés. 

V.  Voici  donc  les  jugements  que  notre  âme  fait  de  ces  trois 
sortes  de  sensations,  où  nous  pouvons  voir,  qu  elle  suit  presque 
toujours  aveuglément  les  impressions  sensibles,  ou  les  juge- 
ments naturels  des  sens,  et  qu'elle  se  plaît,  pour  ainsi  dire,  à 
se  répandre  sur  tous  les  objets  qu'elle  considère,  en  se  dépouil- 
lant de  ce  qu'elle  a  pour  les  en  revêtir. 

Les  premières  de  ces  sensations  sont  si  vives  et  si  touchantes, 
que  l'âme  ne  peut  presque  s'empèclier  de  reconnaître  qu'elles 
lui  appartiennent  en  quelque  façon  ;  de  sorte  qu'elle  ne  juge 
pas  seulement  qu'elles  sont  dans  les  objets,  mais  elle  les  croit 
aussi  dans  les  membres  de  son  corps,  lequel  elle  considère 
comme  une  partie  d'clle-môrae.  Ainsi  elle  juge  que  le  froid  et 
le  chaud  ne  sont  pas  seulement  dans  la  glace  et  dans  le  feu, 
mais  qu'ils  sont  aussi  dans  ses  propres  mains. 

Pour  les  sensations  faibles,  elles  touchent  si  peu  l'âme, 
qu'elle  ne  croit  pas  qu'elles  lui  appartiennent,  ni  qu'elles  soient 
au  dedans  d'elle-même,  ni  aussi  dans  son  propre  corps,  mais 
seulement  dans  les  objets.  C'est  pour  cette  raison  que  nous 
ôtons  la  lumière  et  les  couleurs  à  notre  âme  et  à  nos  propres 
yeux,  pour  en  parer  les  objets  de  dehors,  quoique  la  raison 
nous  apprenne  qu'elles  ne  se  trouvent  point  dans  l'idée  que 
nous  avons  de  la  matière,  et  que  l'expérience  nous  fasse  voir 
que  nous  les  devrions  juger  dans  nos  yeux,  aussi  bien  que  sur 
les  objets,  puisque  nous  les  y  voyons  aussi  bien  que  dans  les 
objets,  comme  j'ai  prouvé  par  l'expérience  d'un  œil  de  bœuf 
mis  au  trou  d'une  fenêtre. 

T.  I.  6 


98  1)E   LA   RECHEUCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

Or  la  raison  pour  laquelle  tous  les  hommes  ne  voient  point 
d'abord  que  les  couleurs,  les  odeurs,  les  saveurs,  et  toutes  les 
autres  sensations,  sont  des  moditicatious  de  leur  âme,  c'est  que 
nous  n'avons  point  d'idée  claire  de  notre  âme.  Car  lorsque 
nous  connaissons  une  chose  par  l'idée  qui  la  représente,  nous 
connaissons  clairement  les  modilicaiions  qu'elle  peut  avoir.  Tous 
les  hommes  conviennent  que  la  rondeur,  par  exemple,  est  une 
modification  de  l'étendue,  parce  que  tous  les  hommes  connais- 
sent l'étendue  par  une  idée  claire  qui  la  représente  K  Ainsi  ne 
connaissant  point  noire  âme  par  son  idée,  comme  je  l'expliquerai 
ailleurs,  mais  seulement  par  le  sentiment  intérieur  que  nous  en 
avons,  nous  ne  savons  point  par  simple  vue,  mais  seulement  par 
raisonnement,  si  la  blancheur,  la  lumière,  la  couleur  et  les 
autres  sensations  faibles  et  languissantes  sont,  ou  ne  sont  pas 
des  modilicaiions  de  notre  âme.  Mais  pour  les  sensations  vives, 
comme  la  douleur  et  le  plaisir,  nous  jugeons  facilement  qu'elles 
sont  en  nous,  à  cause  que  nous  sentons  bien  qu'elles  nous  tou- 
chent, et  que  nous  n'avons  pas  besoin  de  les  connaître  par 
leurs  idées,  pour  savoir  qu'elles  nous  appartiennent. 

Pour  les  sensations  moyennes,  l'âme  s'y  trouve  fort  embar- 
rassée. Car  d'un  côté  elle  veut  suivre  les  jugements  naturels 
des  sens,  et  pour  cela  elle  éloigne  de  soi,  autant  qu'elle  peut, 
ces  sortes  de  sensations,  pour  les  attribuer  aux  objets.  Mais  de 
l'autre  côté,  elle  ne  peut  qu'elle  ne  seule  au  dedans  d'elle- 
même,  qu'elles  lui  appartiennent;  principalement  quand  ces 
sensations  approchent  de  celles  que  j'ai  nommées  fortes  et  vives, 
de  sorte  que  voici  comme  elle   se  conduit  dans  les  jugements 
qu'elle  en  fait.  Si  la  sensation  la  touche  assez  fort,  elle  la  juge 
dans  son  propre  corps,  aussi  bien  que  dans  l'objet  ;  si  elle  nd 
la  louche  que  très  peu,  elle  ne  la  juge  que  dans  l'objet.  Et  sij 
celle  sensation  est  exactement  moyenne  entre  les  tories  et  les! 
faibles,  alors  l'âme  ne  sait  plus  qu'en  croire,  lorsqu'elle  n'en] 
juge  que  par  les  sens.  •  | 

Par  exemple,  si  on  regarde  une  chandelle  d'un  peu  loin,  l'àmej 
juge  que  la  lumière  n'est  que  dans  l'objet.  Si  on  la  met  tout 
proche  de  ses  yeux,  l'âme  juge  qu'elle  n'est  pas  seulement  dai^ 

«  Voyez  le  chapitre  7  de   la   seconde   partie   du   troisième  livre.  (Note 
Maleb~înche.) 


DES   SENS.  99 

la  chandelle,  mais  aussi  dans  ses  yeux.  Que  si  on  la  retire 
environ  à  un  pied  de  soi,  l'âme  demeure  quelque  temps  sans 
juger  si  cette  lumière  n'est  que  dans  l'objet.  Mais  elle  ne  s'a- 
vise jamais  de  penser,  comme  elle  devrait  faire,  que  la  lumière 
n'est  et  ne  peut  être  une  propriété,  ou  une  modification  de  la 
matière,  et  qu'elle  n'est  qu'au  dedans  d'elle-même,  parce  qu'elle 
ne  peiîse  pas  à  se  servir  de  sa  raison  pour  découvrir  la  vérité 
de  ce  qui  en  est,  mais  seulement  de  ses  sens,  qui  ne  la  décou- 
vrent jamais,  et  qui  ne  sont  donnes  que  pour  la  conserva- 
tion du  corps. 

Or  la  cause  pour  laquelle  l'âme  ne  se  serf,  pas  de  sa  raison, 
c'est-à-dire,  de  sa  pure  intellection,  quand  elle  considère  «n 
objet  qui  peut  être  aperçu  par  les  sens,  c'est  que  l'âme  n'est 
point  touchée  par  les  choses  qu'elle  aperçoit  par  la  pure  intel- 
lection, et  qu'au  contraire  elle  l'est  très  vivement  par  les  choses 
sensibles;  car  l'âme  s'applique  fort  à  ce  qui  la  touche  beau- 
coup, et  elle  néglige  de  s'appliquer  aux  choses  qui  no  la  tou- 
chent pas.  Ainsi  elle  conforme  presque  toujours  ses  jugements 
libres  aux  jugements  naturels  de  ses  sens. 

Pour  juger  donc  sainement  de  la  lumière  et  des  couleurs, 
aussi  bien  que  de  toutes  les  autres  qualités  sensibles,  on  doit 
distinguer  avec  soin  le  sentiment  de  couleur  d'avec  le  mouve- 
ment dn  nerf  optique,  et  reconnaître  par  la  raison  que  les 
mouvements  et  les  impulsions  sont  des  propriétés  des  corps,  et 
qu'ainsi  ils  se  peuvent  rencontrer  dans  les  objets  et  dans  les 
organes  de  nos  sens  ;  mais  que  la  lumière  et  les  couleurs  que 
l'on  voit,  sont  des  modifications  de  l'âme  bien  différentes  des 
autres,  et  desquelles  aussi  l'on  a  des  idées  bien  différentes. 

Car  il  est  certain  qu'un  paysan,  par  exemple,  voit  fort  bien 
les  couleurs,  et  qu'il  les  distingue  de  toutes  les  choses  qui  ne 
sont  point  couleur.  Il  est  de  même  certain  qu'il  n'aperçoit 
point  de  mouvement,  ni  dans  les  objets  colorés,  ni  dans  le 
fond  de  ses  yeux  :  donc  la  couleur  n'est  point  du  mouvement. 
De  même,  un  paysan  sent  fort  bien  la  chaleur,  et  il  en  a  luie 
connaissance  assez  claire  pour  la  distinguer  de  toutes  les  choses 
qui  ne  sont  point  chaleur  ;  cependant,  il  ne  pense  pas  seule- 
ment que  les  fibres  de  sa  main  soient  remuées.  La  chaleur 
qu'il  sent  n'est  donc  point  un  mouvement,  puisque  les  idées 
de  chaleur  et  de  mouvement  sont  différentes,  et  qu'il  peut  avoir 


100  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

l'une  sans  l'autre  ;  car  il  n'y  a  point  d'autre  raison  pour 
dire  qu'un  carré  n'est  pas  un  rond,  que  parce  que  l'idée 
d'un  carré  est  différente  de  celle  d'un  rond,  et  que  l'on  peut 
penser  à  l'un  sans  penser  à  l'autre. 

Il  ne  faut  qu'un  peu  d'attention  pour  reconnaître  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  que  la  cause  naturelle,  qui  nous  fait  sentir  telle 
ou  telle  chose,  la  contienne  en  soi.  Car,  de  même  qu'il  rre  faut 
pas  qu'il  y  ait  de  la  lumière  dans  ma  main,  afin  que  j'en  voie 
quand  je  me  frappe  les  yeux  ,  il  n'est  pas  aussi  nécessaire  qu'il 
y  ait  de  la  chaleur  dans  le  feu,  afin  que  j'en  sente  quand  je  lui 
présente  mes  mains,  ni  que  toutes  les  autres  qualités  sensibles 
que  je  sens  soient  dans  les  objets.  Il  suffit  qu'ils  causent  quel- 
que ébranlement  dans  les  fibres  de  ma  chair,  afin  que  mon  âme 
qui  est  unie,  soit  modifiée  par  quelque  sensation.  Il  n'y  a  point 
de  rapport  entre  des  mouvements  et  des  sentiments,  il  est  vrai. 
Mais  il  n'y  en  a  point  aussi  entre  le  corps  et  l'esprit  ;  et  puisque 
la  nature  ou  la  volonté  du  Créateur  allie  ces  deux  substances, 
toutes  opposées  qu'elles  sont  par  leur  nature,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  leurs  modifications  sont  réciproques.  Il  est  néces- 
saire que  cela  soit,  afin  qu'elles  ne  fassent  ensemble  qu'un 
tout. 

Il  faut  bien  remarquer,  que  nos  sens  nous  étant  donnés  seu- 
lement pour  la  conservation  de  notre  corps,  il  est  très  à  propos 
qu'ils  nous  portent  à  juger,  comme  nous  faisons,  des  qualités 
sensibles.  Il  nous  est  bien  plus  avantageux  de  sentir  la  douleur 
et  la  chaleur,  comme  étant  dans  notre  corps,  que  si  nous  jugions 
qu'elles  ne  fussent  que  dans  les  objets  qui  les  causent;  parce 
que  la  douleur  et  la  chaleur  étant  capables  de  nuire  à  nos  mem- 
bres, il  est  à  propos  que  nous  soyons  avertis,  quand  ils  en  sont 
attaqués,  alin  d'empèclier  qu'ils  n'en  soient  offensés. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  môme  des  couleurs;  elles  ne  peuvent 
d'ordinaire  blesser  le  fond  de  l'œil,  où  elles  se  rassemblent,  et 
il  nous  est  inutile  de  savoir  qu'elles  y  sont  peintes.  Ces  couleurs 
ne  nous  sont  nécessaires  que  pour  connaître  plus  distincte- 
ment les  objets;  et  c  est  pour  cela  que  nos  sens  nous  portent  à 
les  attribuer  seulement  aux  objets.  Ainsi  les  jugements  auxquels 
l'impression  de  nos  sens  nous  portent,  sont  très  justes,  si  on 
les  considère  par  rapport  à  la  conservation  du  corps  ;  mais 
néanmoins  ils  sont  tout   à  fait  bizarres,  et  très  éloignés  de  la 


1 


DES    SENS.  101 

vérité,  comme  on  a  déjà  vu  eu  partie,  et  comme  on  le  verra 
encore  mieux  dans  la  suite. 


CHAPITRE  XIII 

I.  De  la  nature  des  sensations.  —  II.  Qu'on  les  connaît  mieux  qu'on  ne  croit. 
—  III.  Objeriinn  et  réponse.  —  IV.  Pourquoi  l'on  s'imagine  ne  rien  con- 
naître rie  -es  sensations.  —  V  Qu'on  se  trompe  de  croire  que  Ions  les 
hiMiimes  or.i  les  mêmes  sensations  des  mêmes  objets.  —  VI.  Objociinn  et 
réponse. 

I.  La  troisième  chose  qui  se  trouve  dans  chacune  de  nos 
sensations,  ou  ce  que  nous  sentons,  par  exemple,  quand  nous 
somnios  aiprès  du  feu,  est  une  modification  de  notre  âme  par 
rapport  à  ce  qui  se  passe  dans  le  corps  auquel  elle  est  unie. 
Cel  e  modification  est  agréable,  quand  ce  qui  se  passe  dans  le 
corps  est  propre  pour  aider  la  circulation  du  sang  et  les  autres 
fonctions  de  la  vie  ;  on  la  nomme  du  terme  équivoque  de  cha- 
leur; et  cette  modification  est  pénible  et  toute  différente  de 
l'autre,  quand  ce  qui  se  passe  dans  le  corps  est  capable  de 
l'incommoder  et  de  le  briiler,  c'est-à-dire,  quand  les  mouve- 
ments, qui  sont  dans  le  corps,  sont  capables  d'en  rompre 
quelques  fibres,  et  elle  s'appelle  ordinairement  douleur  ou  brû- 
lure, et  ainsi  des  autres  sensations.  Mais  voici  les  pensjos  ox*- 
dinaires  que  l'on  a  sur  ce  sujet. 

II.  La  première  erreur  est,  que  l'on  croit  n'avoir  aucune 
connaissance  de  ses  sensations.  Il  se  trouve  bien  des  gens  qui 
se  mcllcut  fort  en  peine  de  savoir  ce  que  c'est  que  la  douleur, 
le  plaisir,  et  les  autres  sensations,  parce  que  confondant  l'àme 
avec  le  corps,  ils  ne  demeurent  pas  d'accord  qu'elles  ne  sont 
que  dans  l'àme,  et  qu'elles  n'en  sont  que  des  modification:,.  Il 
est  vrai  que  ces  sortes  de  gens  sont  admirables,  de  vouloir 
qu'on  leur  apprenne  ce  qu'ils  ne  peuvent  ignorer,  car  il  n'est 
pas  possible  à  un  homme  d'ignorer  entièrement  ce  que  c'est  que 
la  douleur  quand  il  la  sent. 

Une  personne,  par  exetnple,  qui  se  bri'ile  la  main,  distingue 
fort  bien  la  douleur  qu'il  sent  d'avec  la  lumière,  la  couleur,  le 
son,  les  saveurs,  les  odeurs,  le  plaisir,  et  d'avec  touic  aulre 
douleur  que  celle  qu'il  sent  ;  il  la  distingue  très  bien  de  ]"ad- 

T.  I.  e 


102  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

miration,  du  désir,  de  l'amour;  il  la  distingue  d'un  carré,  d'un 
cercle,  d'un  mouvement  ;  enfin  il  la  reconnaît  fort  différente  de 
toutes  les  choses  qui  ne  sont  point  cette  douleur  qu'il  sent.  Or 
s'il  n'avait  aucune  connaissance  de  la  douleur,  je  voudrais  bien 
savoir,  comment  il  pourrait  reconnaître  avec  évidence  et  certi- 
tude, que  ce  qu'il  sent  n'est  aucune  de  ces  choses. 

Nous  connaissons  donc  en  quelque  manière  ce  que  nous  sen- 
tons immédiatement,  quand  nous  voyons  des  couleurs,  ou  que 
nous  avons  quelqu'autre  sentiment  ;  et  même  il  est  très  cer- 
tain, que  si  nous  ne  le  connaissions  pas,  nous  ne  connaîtrions 
aucun  objet  sensible  ;  car  il  est  évident  que  nous  ne  pourrions 
pas  distinguer,  par  exemple,  l'eau  d'avec  le  vin,  si  nous  ne 
savions,  que  les  sensations  que  nous  avons  de  l'un,  sont  diffé- 
rentes de  celles  que  nous  avons  de  l'autre,  et  ainsi  de  toutes 
les  choses  que  nous  connaissons  par  les  sens. 

in.  Il  est  vrai  que  si  on  me  presse,  et  qu'on  me  demande 
que  j'explique  donc  ce  que  c'est  que  la  douleur,  le  plaisir,  la 
couleur,  etc.,  je  ne  le  pourrai  pas  faire  comme  il  faut  par  des 
paroles  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  delà,  que  si  je  vois  de  la  cou- 
leur, ou  que  je  me  brûle,  je  ne  connaisse  au  moins  en  quelque 
manière  ce  que  je  sens  actuellement. 

Or  la  raison  pour  laquelle  toutes  les  sensations  ne  peuvent 
pas  bien  s'expliquer  par  des  paroles,  comme  toutes  les  autres 
choses,  c'est  qu'il  dépend  de  la  volonté  des  hommes  d'attacher 
les  idées  des  choses  à  tels  noms  qu'il  leur  plaît.  .Ils  peuvent 
appeller  le  ciel,  Ouranos,  schamajim,  etc.  comme  les  Grecs 
et  les  Hébreux  :  mais  ces  mêmes  hommes  n'attachent  pas, 
comme  il  leur  plaît,  leurs  sensations  à  des  paroles,  ni  même  à 
aucune  autre  chose.  Ils  ne  voient  point  de  couleurs,  quoi((u'on 
leur  en  parle,  s'ils  n'ouvrent  les  yeux.  Ils  ne  goûtent  point  de 
saveurs,  s'il  n'arrive  quelque  changement  dans  l'ordre  des 
fibres  de  leur  langue  et  de  leur  cerveau.  En  un  mot,  toutes 
les  sensations  ne  dépendent  point  de  la  volonté  des  hommes  ; 
et  il  n'y  a  que  celui  qui  les  a  faits,  qui  le  conserve  dans  cette 
mutuelle  correspondance  des  modifications  de  leur  âme  avec 
celle  du  corps.  De  sorte  que  si  un  homme  veut  que  je  lui  re- 
présente de  la  couleur,  ou  delà  chaleur,  je  ne  puis  me  servir  de 
paroles  pour  cela  ;  mais  il  faut  que  j'imprime  dans  les  or,i!:anes 
de  ses  sens,  les  mouvements  auxquels  la   nature  a  attaché  ces 


DES    SENS.  103 

sensations  :  il  faut  que  je  l'approche  du  feu,  et  que  je  lui  fasse 
voir,  des  tableaux. 

C'est  pour  cela  qu'il  est  impossible  de  donner  aux  aveugles 
la  moindre  connaissance  de  ce  que  Ton  entend  par  rouge, 
vert,  jaune,  etc.  Car  puisqu'on  ne  peut  se  faire  entendre,  quand 
celui  qui  écoute  n'a  pas  les  mêmes  idées  que  celui  qui  parle, 
il  est  manifeste  que  les  sensations  n'étant  point  attachées  au 
son  des  paroles,  ou  au  mouvement  du  nerf  des  oreilles,  mais 
à  celui  du  nerf  optique,  on  ne  peut  pas  les  représenter  aux 
aveugles,  puisque  leur  nerf  optique  ne  peut  être  ébranlé  par 
les  objets  colorés. 

IV.  Nous  avons  donc  quelque  connaissance  de  nos  sensations. 
Voyons  maintenant  d'où  vient  que  nous  cherchons  encore  à  les 
connaître,  et  que  nous  croyons  n'en  avoir  aucune  connais- 
sance. En  voici  sans  doute  la  raison  ;  l'àme  depuis  le  péché 
est  devenue  comme  corporelle  par  inclination.  Son  amour  poiir 
les  choses  sensibles  diminue  sans  cesse  l'union,  ou  le  rai)port 
qu'elle  a  avec  les  choses  intelligibles.  Ce  n'est  qu'avec  dégoût 
qu'elle  conçoit  les  choses  qui  ne  se  font  point  sentir,  et  elle  se 
lasse  incontinent  de  les  considérer.  Elle  fait  tous  ses  efforts 
pour  produire  dans  son  cerveau  quelques  images  qui  les  repré- 
sentent, et  elle  s'est  si  fort  accoutumée  dès  l'enfance  à  cette 
sorte  de  conception,  qu'elle  croit  même  ne  point  connaître  ce 
qu'elle  ne  peut  imaginer.  Cependant"  il  se  trouve  plusieurs 
choses  qui  n'étant  point  corporelles  ne  peuvent  être  repré- 
sentées à  l'esprit  par  des  images  corporelles,  comme  notre 
âme  avec  toutes  ses  modifications.  Lors  donc  que  notre  àme 
veut  se  représenter  sa  nature  et  ses  propres  sensations,  elle 
fait  effort  pour  s'en  former  une  image  corporelle.  Elle  se 
cherche  dans  tous  les  êtres  corporels,  elle  se  prend  tantôt 
pour  l'un  et  tantôt  pour  l'autre,  tantôt  pour  l'air,  tantôt  pour 
du  feu,  ou  pour  l'harmonie  des  parties  de  son  corps,  et  se 
voulant  ainsi  trouver  parmi  le  corps,  et  imaginer  ses  propres 
modifications,  qui  sont  ses  sensations  comme  les  modifications 
•des  corps,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  elle  s'égare,  et  si  elle  se 
méconnaît  entièrement  elle-même. 

Ce  qui  la  porte  encore  beaucoup  à  vouloir  imaginer  ses  sen- 
sations, c'est  qu'elle  juge  qu'elles  sont  dans  les  objets,  et 
qu'elles  en  font  même  des  modifications,  et  par  conséquent  que 


104  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

c'est  quelque  chose  de  corporel,  et  qui  se  peut  imaginer.  Elle  juge 
donc  que  la  nature  de  ses  sensations  ne  consiste  que  dans  le  mou- 
vement qui  les  cause,  ou  dans  quelque  autre  modification  d'un 
corps  ;  ce  qui  se  trouve  ditrérent  de  ce  qu'elle  seni,  qui  n'est 
rien  de  corporel,  et  qui  ne  se  peut  représenter  par  des  images 
corporelles.  Cela  l'embarrasse  et  lui  fait  croire  qu'elle  ne  con- 
naît pas  ses  propres  sensations. 

Pour  ceux  qui  ne  font  point  de  vains  efforts,  afin  de  se  re- 
présenter l'àme  et  ses  modificaiions  par  des  images  corporelles, 
et  qui  ne  laissent  pas  de  demander  qu'on  leur  explique  les 
sensations,  ils  doivent  savoir  qu'on  ne  connaît  point  l'àme,  ni 
ses  modifications,  par  des  idées,  prenant  le  mot  d'idée  dans 
son  véritable  sens,  tel  que  je  le  détermine  et  que  je  l'explique 
dans  le  troisième  livre  ^  mais  seulement  par  sentiment  inté- 
rieur ;  et  qu'ainsi  lorsqu'ils  souhaitent  qu'on  leur  explique 
l'âme  et  ses  sensations  par  quelques  idées,  ils  souhaitent  ce 
qu'il  n'est  pas  possible  à  tous  les  hommes  ensemble  de  leur 
donner,  puisque  les  hommes  ne  peuvent  pas  nous  instruire  en 
nous  donnant  les  idées  des  choses,  mais  seulement  en  nous 
faisant  penser  à  celles  que  nous  avons  naturellement. 

La  seconde  erreur  où  nous  tombons  touchant  les  sensations, 
c'est  que  nous  les  attribuons  aux  objets  ;  elle  a  été  expliquée 
dans  les  chapitres  XI  et  XII. 

V.  La  troisième  est,  que  nous  jugeons  que  tout  le  monde  a 
les  mêmes  sensations  des  mêmes  objets.  Nous  croyons,  par 
exemple,  que  tout  le  monde  voit  le  ciel  bleu,  les  prés  verts,  et 
tous  les  objets  visibles,  de  la  même  manière  que  nous  les  voyons, 
cl  ainsi  de  toutes  les  autres  qualités  sensibles  des  autres  sens. 
Plusieurs  personnes  s'étonneront  même  de  ce  que  je  mets  en 
doute  des  choses  qu'ils  croient  indubitables.  Cependant  je  puis 
assurer  qu'ils  n'ont  jamais  eu  aucune  raison  d'en  juger  de  la 
manière  qu'ils  en  jugent  ;  et  quoique  je  ne  puisse  pas  démon- 
trer malliématiquoment  qu'ils  se  trompent,  je  puis  toutefois 
démontrer  que  s'ils  ne  se  trompent  pas,  c'est  par  le  plus  grand 
hasard  du  monde.  J'ai  même  des  raisons  assez  fortes  pour 
assurer  qu'ils  sont  véritablement  dans  l'erreur. 


•  II.  Pariii'  rlinpitre  7.  Voyez  aussi  l'éclaircissement  sur  le  môme  ciiapitre. 
\Note  de  Malebranciie.) 


DES    SENS.  105 

Pour  reconnaître  la  vérité  de  ce  que  j'avance,  il  faut  se  sou- 
/enir  de  ce  que  j'ai  déjà  prouvé;  savoir,  qu'il  y  a  grande  dif- 
ffircnce  entre  les  sensations  et  les  causes  des  sensations.  Car 
•m  peut  juger  de  là  qu'absolument  parlant,  il  se  peut  faire  que 
des  mouvements  semblables  des  fibres  intérieures  du  nerl 
optique,  ne  fassent  pas  avoir  à  différentes  personnes  les  mêmes 
sensations,  c'est-à-dire,  voir  les  mêmes  couleurs  ;  et  qu'il  peut 
arriver,  qu'un  mouvement  qui  causera  dans  une  personne  la 
sensation  du  bleu,  causera  celle  du  vert  ou  du  gris  dans  une 
autre,  ou  même  une  nouvelle  sensation  que  personne  n'aura 
jamais  eue. 

Il  est  constant  que  cela  peut  être,  et  qu'on  n'a  point  de  rai- 
son qui  nous  démontre  le  contraire.  Cependant  je  tombe  d'ac- 
cord, qu'il  n'est  pas  vraisemblable  que  cela  soit  ainsi.  Il  est 
bien  plus  raisonnable  de  croire,  que  Dieu  agit  toujours  de  la 
même  manière,  dans  l'union  qu'il  a  mise  entre  nos  âmes  et  nos 
corps  ;  et  qu'il  a  attaché  les  mêmes  idées  et  les  mêmes  sensa- 
tions aux  mouvements  semblables  des  fibres  intérieures  du 
cerveau  de  différentes  personnes. 

Qu'il  soit  donc  vrai,  que  les  mêmes  mouvements  des  fibres 
qui  aboutissent  dans  le  cerveau,  soient  accompagnés  des  mêmes 
sensations  dans  tous  les  hommes  ;  s'il  arrive  que  les  mêmes 
objets  ne  produisent  pas  les  mêmes  mouvements  dans  leur 
cerveau,  ils  n'exciteront  pas  par  conséquent  les  mêmes  sensa- 
tions dans  leur  âme.  Or  il  me  paraît  indubitable  que  les  organes 
des  sens  de  tous  les  hommes  n'étant  pas  disposés  de  la  même 
manière,  ils  ne  peuvent  pas  recevoir  les  mêmes  impressions, 
des  mêmes  objets. 

Les  coups  de  poing,  par  exemple,  que  les  portefaix  se  don- 
nent pour  se  flatter,  seraient  capables  d'estropier  des  personnes 
délicates.  Le  même  coup  produit  des  mouvements  bien  différents, 
et  excite  par  conséquent  des  sensations  bien  différentes  dans 
un  homme  d'une  constitution  robuste,  et  dans  un  enfant,  ou  une 
femme  d'une  faible  complexion.  Ainsi  n'y  ayant  pas  deux  per- 
sonnes au  monde  de  qui  on  puisse  assurer  qu'ils  aient  les 
organes  des  sens  dans  une  parfaite  conformité,  on  ne  peut  pas 
assurer  qu'il  y  ait  deux  hommes  dans  le  monde  qui  aient  tout 
à  fait  les  mêmes  sentiments  des  mêmes  objels. 

C'est  là  l'origine  de  celte  étra.ige  variété  qui  se  rencontre 


L 


106  DE    LA    RECHERCHE   DE  LA   VÉRITÉ. 

dans  les  inclinations  des  hommes.  Il  y  en  a  qui  aiment  extrê- 
mement la  musique,  d'autres  qui  y  sont  insensibles;  et  même 
entre  ceux  qui  s'y  plaisent,  les  uns  aiment  un  genre  de  masique; 
les  autres  un  autre,  selon  la  diversité  presque  intînie  qui  se 
trouve  dans  les  libres  du  nerf  de  l'ouïe,  dans  le  sang  et  dans 
les  esprits.  Combien,  par  exemple,  y  a-t-il  de  différence  entre 
la  musique  de  France,  celle.  d'Italie,  celle  des  Chinois,  et  les 
autres,  et  par  conséquent  entre  le  goût  que  les  différents  peu- 
ples o:;t  des  différents  genres  de  musique?  Il  arrive  même  qu'en 
différents  temps  on  reçoit  des  impressions  fort  différentes  par 
les  mêmes  concerts  :  car  si  l'on  a  l'imagination  échauffée  par 
ime  grande  abondance  d'esprits  agités,  on  se  plait  beaucoup 
plus  à  entendre  une  musique  hardie  et  oîi  il  entre  beaucoup  de 
dissonnances,  que  dans  une  musique  plus  douce  et  plus  selon  les 
règles  et  l'exactitude  mathématique.  L'expérience  le  prouve,  et 
il  n'est  pas  fort  difticile  d'en  donner  la  raison. 

Il  en  est  de  même  des  odeurs.  Celui  qui  aime  la  fleur  d'orange, 
ne  pourra  peut-être  souffrir  la  rose,  et  d'autres  au  contraire. 

Pour  les  saveurs,  il.y  a  autant  de  diversité  que  dans  les  autres 
sensations.  Les  sauces  doivent  être  toutes  différentes  pour  plaire 
également  à  différentes  personnes,  ou  pour  plaire  également  à 
one  même  personne  en  différents  temps.  L'un  aime  le  doux, 
l'autre  aime  l'aigre.  L'un  trouve  le  vin  agréable,  et  l'autre  en 
a  de  l'horreur;  et  la  même  personne  qui  le  trouve  agréable 
quand  elle  se  porte  bien,  le  trouve  amer  quand  elle  a  la  fièvre, 
et  ainsi  des  autres  sens.  Cependant  tous  les  hommes  aiment 
le  plaisir  :  ils  aiment  tous  les  sensations  agréables  :  ils  ont  tous 
eu  cela  la  même  inclination.  Ilsnercroivent  donc  pas  les  mémos 
sensations  des  mêmes  objets,  puisqu'ils  ne  les  aiment  pas  éga- 
lement. 

Ainsi  ce  qui  fait  dire  à  un  homme  qu'il  aime  le  doux,  c'est 
que  la  sensation  qu'il  en  a  est  agréable,  et  ce  qui  fait  qu'un 
autre  dit  qu'il  n'aime  pas  le  doux,  c'est  que  selon  la  vérité,  il 
n'a  pas  la  môme  sensation  que  celui  qui  l'aime.  Kl  alors  quand 
il  dit  qu'il  n'aime  pas  le  doux,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'aime 
pas  à  avoir  la  même  sensation  que  l'autre,  mais  seulement  qu'il 
ne  l'a  pas.  De  sorte  que  l'on  parle  improprement,  quand  on  dit 
qu'on  n'aime  pas  le  doux,  on  devrait  dire  qu'on  n'aime  pas  le 
sucre,  le  miel,  etc.  que  tous  les  autres  trouvent  doux  et  agréa- 


DES    SENS.  107 

b!e,   et  qu'on  ne  trouve  pas  de  même  goût  que  les  autres,  parce 
qu'on  a  les  fibres  de  la  langue  autrement  disposées. 

Voici  un  exemple  plus  sensible  :  supposé  que  de  vingt  per- 
sonnes il  y.  en  ait  quelqu'un  qui  ait  froid  aux  mains  etqui  ne 
sache  pas  les  noms  dont  on  se  sert  en  France  pour  expliquer 
les  sensations  de  froideur  et  de  chaleur  ;  et  que  tous  les  autres 
au  contraire  aient  les  mains  extrêmement  chaudes.  Si  en  hiver 
on  leur  apportait  à  tous  de  l'eau  un  peu  tiède  pour  se  laver, 
ceux  qui  auraient  les  mains  fort  chaudes,  se  lavant  d'abord  les 
uns  après  les  autres,  pourraient  bien  dire  :  voilà  de  l'eau  bien 
fi-oide,  je  n'aime  point  cela.  Mais  quand  ce  dernier  qui  a  les 
mains  extrêmement  froides  viendrait  à  la  fin  pour  se  laver,  il  di- 
rait au  contraire  :  je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  n'aimez  pas  l' eau 
froide,  pour  moi  je  prends  plaisir  de  sentir  le  froid  et  de  me 
laver.  Il  est  bien  clair  dans  cet  exemple,  que  quand  ce  dernier 
dirait  :  j'aime  le  froid,  cela  ne  signifierait  autre  chose,  sinon 
qu'il  aime  la  chaleur,  et  qu'il  la  sent,  où  les  autres  sentent  le 
contraire. 

Ainsi  quand  un  homme  dit  :  j'aime  ce  qui  est  amer,  et  je  ne 
puis  soufMr  les  douceurs  ;  cela  ne  signifie  autre  chose,  sinon 
qu'il  n'a  pas  les  mômes  sensations  que  ceux  qui  disent  qu'ils 
aiment  les  douceurs,  et  qu'ils  ont  de  l'aversion  pour  tout  ce  qui 
est  amer. 

Il  est  donc  certain,  qu'une  sensation  qui  est  agréable  à  une 
personne,  l'est  aussi  à  tous  ceux  qui  la  sentent,  mais  que  les 
mêmes  objets  ne  la  font  pas  sentir  à  tout  le  monde,  à  cause  de^ 
la  différente  disposition  des  organes  des  sens  ;  ce  qu'il  est  de  la 
dernière  conséquence  de  remarquer  pour  la  physique  et  pour 
la  morale. 

VI.  On  peut  seulement  ici  faire  une  objection  fort  facile  à 
résoudre;  savoir,  qu'il  arrive  quelquefois  que  des  personnes 
qui  aiment  extrêmement  de  certaines  viandes,  viennent  enfin  à 
en  avoir  horreur,  ou  parce  qu'en  la  mangeant  ils  y  ont  trouvé 
quelque  saleté  mêlée,  qui  les  a  surpris  ,  ou  parce  qu'ils  ont  été- 
fort  malades,  à  cause  qu'ils  en  avaient  pris  avec  excès,  ou  enfia 
pour  d'autres  raisons.  Ces  sortes  de  personnes,  dira-t-on,  u'ai- 
I  ment  plus  les  mêmes  sensations  ({u'ils  aimaient  autrelois  ;  car. 
ils  les  ont  encore  quand  ils  mangent  les  mêmes  viandes,  et 
cependant  elles  ne  leur  sont  plus  agréables. 


108  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

Pour  répondre  à  cette  objection,  il  faut  prendre  garde,  que 
Quand  ces  personnes  goûtent  des  viandes  dont  ils  ont  tant  d'hor- 
reur et  de  dégoût,  ils  ont  deux  sensations  bien  différentes  en 
même  temps.  Ils  ont  celle  de  la  viande  qu'ils  mangent,  l'objec- 
tion le  suppose;  et  ils  ont  encore  une  autre  sensation  de  dégoût, 
qui  vient,  par  exemple,  de  ce  qu'ils  imaginent  fortement  la 
saleté  qu'ils  ont  vue  mêlée  avec  ce  qu'ils  mangent.  La  raison 
de  ceci  est,  que  lorsque  deux  mouvements  se  sont  faits  dans  le 
cerveau  en  même  temps,  l'un  ne  s'excite  plus  sans  l'autre,  si 
ce  n'est  après  un  temps  considérable.  Ainsi,  parce  que  la  sen- 
sation agréable  ne  vient  jamais  sans  cette  autre  dégoûtante,  et 
que  nous  confondons  les  choses  qui  se  font  eu  même  temps, 
nous  nous  imaginons  que  cette  sensation  qui  était  autrefois 
agréable  ne  l'est  plus.  Cependant  si  elle  est  toujours  la  même, 
il  est  nécessaire  qu'elle  soit  toujours  agréable.  De  sorte  que  si 
Von  s'imagine  qu'elle  n'est  pas  agréable,  c'est  parce  qu'elle  est 
jointe  et  confondue  avec  une  autre  qui  cause  plus  de  dégoût  que 
celle-ci  n'a  d'agrément. 

Il  y  a  plus  de  difficulté  à  prouver  que  les  couleurs  et  quel- 
ques autres  sensations,  que  j'ai  appelées  faibles  et  languis- 
santes, ne  sont  pas  les  mêmes  dans  tous  les  hommes;  parce  que 
toutes  ces  sensations  touchent  si  peu  l'àme,  qu'on  ne  peut 
pas  distinguer,  comme  dans  les  saveui's  ou  d'autres  sensa- 
tions plus  fortes  et  plus  vives,  que  l'une  est  plus  agréable 
que  l'autre  ;  et  reconnaître  ainsi  par  la  variété  du  plaisir 
ou  du  dégoût  qui  se  trouverait  dans  différentes  personnes,  la 
diversité  de  leurs  sensations.  Toutefois  la  raison,  qui  montre 
que  les  autres  sensations  ne  sont  pas  semblables  en  différentes 
personnes,  montre  aussi  qu'il  doit  y  avoir  delà  variété  dans  les 
sensations  que  l'on  a  des  couleurs.  En  effet  on  ne  peut  pas 
douter  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  diversité  dans  les  organes  de 
la  vue  de  différentes  personnes,  aussi  bien  que  dans  ceux  de 
l'ouïe  et  du  goût.  Car  il  n'y  a  aucune  raison  de  supposer  une 
parfaite  ressemblance  dans  la  disposition  du  nerf  optique  de 
tous  les  hommes,  puisqu'il  y  a  une  variété  infinie  dans  toutes  les 
choses  de  la  nature,  et  principalement  dans  celles  qui  sont  ma- 
térielles. Il  y  a  donc  quelque  apparence,  que  tous  les  hommes 
ne  voient  pas  les  mêmes  couleurs  dans  les  mêmes  objets. 

Cependant  je  crois  qu'il  n'arrive  jamais,  ou  presque  jamais, 


DES    SE.NS.  ,^ 


que  des  perionces  voient  le  blanc  et  le  noir  d'une  autre  couleur 
M^.e  nous,  çjuo^u-ds  ne  le  voient  pas  également  blanc  ounoTr 
Ma  .  pour  les  couleurs  moyennes,  comme  le   rouge    le  jaun, 
t  le  bleu,  et  prmcipalement  celles  qui  sont  compo  ées  de    e 
ro.,ci,  jecrœs  qu'U  y  a  très  peu  de  personnes^q"   en  ai  ^l 
tout  a  fait  la  même  sensation.  Car  U  se  trouve  quelquefois  de 
personnes  qui  voient  certains  corps  d'une  couleur  Jaune    pa" 
exemple,  lorsqu'ils  les  regardent  d'un  œU    et  d'unp^''  ."^ 
verte  ou  bleue,  lorsqu'ils  les  regardent  de'Va  t  e   Le"^^^^^^^^ 
SI  Ion  supposait  que   ces  personnes  fussent  nées  borlen 
avec  des  yeux  disposés  à  voir  bleu  ce  qu'on  appelé  ft''  T 
croiraient  voir  les  objets  de  la  même  couleur  que  Vous', 
voyons    parce  qu'ils  auraient  toujours  entendu  Tomme"  veTt 
ce  quils  verraient  bleu.  ^^nn;r  \ert 

On  pourrait  encore  prouver  que  tous  les  J.omraes  ne  voient 
pas  les  mêmes  objets  de  même  couleur,  à  cause  que    s  1  ne 
remarques  de  quelques-uns,  les  mômes  couleurs  n^  nIa^n 
pas  également  a  toutes  sortes  de  personnes    puisque' s" 
sensations  étaient  les  mêmes,  elles  seraient  Jgalemen   a"r 
bi e.  a  tous  les  hommes.  Mais  parce  qu'on  peut  faire  con'e 
cette  preuve  des  objections  très  fortes  appuvées  su    la  .enon  p 
que  J  ai  donnée  à  l'objection  précédenfe'  on  n    la  e    fp: 
assez  solide  pour  la  proposer  ^^ 

,.go,.  si  les  corps  soo.  propres  à 00^ „r,  .te^r^fn^^ 
.on.  pas  propres.  Cela  se  marque  par  ie  plaisir  el  laVooleu/ 
•im  soni  les  caractères  naturels  du  bien  et  du  mal  ,  °  "f"'' 
en  tant  ,„e  colores  ne  son.  ni  bons  ni  n,anvai  t^a^  ft 
ob  ets  nons  paraissent  agréables  on  désaoréabies  en^nn^ 
colorés  leur  vue  serait  toujours  suivie  Su  c  rs  des  e  p  ,v 
qn.exc,te  el  q„,  accompagne  les  passions,  puisqu'on  ne  ôeu^ 

loucher  rame  sans lémouvoir.  N-„usbaï,i„nssLven,  de  bo.u« 
choses,  e.  nous  en  aimerions  de  mauvaises,  de    2  que  ,  ' 
ae  conservenons  pas  long.emps  no.re  vie.  Enfin  les  sem  m™- 
de  couleur  ne  nous  son.  donnés  que  po.,r  disting  er  e   ^,0: 
<e.  uns  des  au.res;  e.  Ces.  ce  ,,ui  se  fait  aussi  bfen,  soH    "o'n 

T.  1.  ,  ^ 


110  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

voie  l'herbe  verte,  ou  qu'on  la  voie  rouge,  ponrvu  que  la  per- 
sonne qui  la  voit  verte  ou  rouge,  la  voie  toujours  de  la  même 

manière. 

Mais  c'est  assez  parler  de  ces  sensations,  parlons  mamtenant 
des  jugements  naturels,  et  des  jugements  libres  qui  les  accom- 
pagnent. C'est  la  quatrième  chose  que  nous  confondons  avec 
les  trois  autres  dont  nous  venons  de  traiter. 


CHAPITRE  XIV 

I   Des  faux  jugements  qui  accompagnent  nos  sensations,  et  que  nous  confou- 

'  dons  avec  elles.  -  II.  Raisons  de  ces  faux  jugcraenls-  -  III.  Que  l'erreur 

lie  se  trouve  point  dans  nos  sensations,  mais  seulement  dans  ces  jugements. 

I.  On  prévoit  bien  d'abord  qu'il  se  trouvera  très  peu  de  per- 
sonnes qui  ne  soient  choquées  de  cette  proposition  générale  que 
l'on  avance  :  savoir  que  nous  n'avons  aucune  sensation  des  objets 
de  dehors  qui  ne  renferme  un  ou  plusieurs  faux  jugements. 
On  sait  bien  que  la  plupart  ne  croient  pas  même  qu'il  se  trouve 
aucun  jugement  ou  vrai  ou  faux  dans  nos  sensations.  De  sorte 
que  ces  personnes  surprises  de  la  nouveauté  de  cette  pro- 
position, diront  sans  doute  en  eux-mêmes  :  mais  comment 
cela  se  peut-il  faire?  Je  ne  juge  pas  que  cette  muraille  soit 
blanche,  je  vois  bien  qu'elle  l'est  ;  je  ne  juge  point  que  la  dou- 
leur soit  dans  ma  main,  je  l'y  sens  très  certainement;  et  qui 
peut  douter  de  choses  si  certaines,  s'il  ne  sent  les  objets  autre- 
ment que  je  ne  fais?  Enfin  leurs  inclinations  pour  les  préjugés 
de  l'enfance  les  porteront  bien  plus  avant  ;  et  s'ils  ne  passent 
aux  injures  et  au  mépris  de  ceux  qu'ils  croiront  persuadés  des 
sentiments  contraires  aux  leurs,  ils  mériteront  sans  doute  d'être 
mis  au  nombre  dps  personnes  modérées. 

Mais  il  ne  faut  pas  nous  arrêter  à  prophétiser  les  mauvais 
succès  de  nos  pensées  ;  il  est  plus  à  propos  de  tâcher  de  les 
produire  avec  des  preuves  si  foites,  et  de  les  mettre  dans  un  si 
grand  jour,  qu'on  ne  puisse  les  attaquer,  les  yeux  ouverts,  ni 
les  regarder  avec  attention  sans  s'y  soumettre.  On  doit  prou- 
ver, que  nous  n'avons  aucune  sensation  des  objets  de  dehors 
qui  ne  renferme  quelque  faux  jugement,  en  voici  la  preuve. 


DES   SENS.  ,„ 


e tndues     Iiir;i  ^  "''""'  '"  accorderait  qu'elles  fussent 

étendues,  amsi  il  n  est  pas  raisonnable  de  croire  aue   nos 
âmes  soient  dans  les  cienv  m,»,,^     n  •       ""'^  *I"^   ^^^ 

n'est  nas  mPn.P  V       m        ^  *'"^'  '"^  ^^^^^^  des  étoiles.  II 

nest  pas  même  croyable,  qu'elles  sortent  à  raille  pas  de  leur, 
corps  pour  voir  des  maisons  à  cette  distanrp  7iT,   f 

qu'elle  ne  laisse  pas  de  les  v'ir  Us  deTui   Or  \'' 

<leux  faux  jugements,   doM  l'un  e.t  nalm-el    „   r    ,      ,' 
L'..n  es.  nn  Jugement  des  sens,     „    ne      'sa     n™"        " 
qm  est  en  nous,  sans  nous.  e.  m  me  m°  „■     „    fe  "T'^f' 
quelle  on  ne  doit  pas  hio-er   L'anl,-.  ...  '       '^'°°  '^^ 

volon..,„er„npe'„,s-imi:ehe  :  a  ?  ':;rri'''™'''^ 
l'on  ne  doit  pas  fai.-e  s,  l'on  veut  éviter  tZ^    '""'^  "" 

"t's:Sern:;:rr-"'---::„t\:^^^ 

danssoncerve  udesln  ë'  "P^''"'",'"'- q»»  lorsqu'il  an-ive 
sont  jointes  p  anlro-t™;"'  ,'""'"* °"  »'>J^'^ 
les  mouvements  de  se     orcrane  ■"','""''  "'"""'i'^'  ?<>'« 

sensations,  et  quelle  saiÔûrV''"'™™'  ^'^  P^P^^ 
point  p.dnites''en  1^  t  ^l^Lr^e  ^ï^^":  î»-  ^™' 

:r  LurVet:-;/:::.::  r  ^-  '--"--• 

1U13   ceb  soites  cie  luoemenfç    rion^  i 

;Œ;:'4rdrL:r  *^'  --^"  -  = 

eT::.:p";r,:tir  t  -  --"-  ":::„r„;ti: 
d^u-uisonr;:  r  /:„"  rptri''::  "°"f  "™°^  ''  i-  "°- 
.■auimagine,,„u..™nd,;^;:;ir:i;r;^^^^^^^^^^^ 


112  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA,   VERITE. 

d'.-ns  poin'i.  ;  il  faudrait  faire  voir  la  solidité  du  sentiment  de 
ceux  qui  croient  que  Dieu  est  le  vrai  père  de  la  lumière  qui 
r'claire  seul  tous  les  liommes,  sans  lequel  les  vérités  les  plus 
simples  ne  seraient  point  intelligibles,  et  le  soleil  tout  éclatant 
au'il  est,  ne  serait  pas  même  visible.  Car  c'est  ce  sentiment 
qui  m'a  conduit  à  la  découverte  de  cette  vérité,  qui  parait  un 
paradoxe  :  que  les  idées  qui  nous  représentent  les  créatures, 
ne  sont  que  des  perfections  de  Dieu,  qui  répondent  à  ces  mêmes 
créatures,  et  qui  les  représentent!.  [^^^  m^  Q^iot  il  faudrait  expli- 
quer et  prouver  le  sentiment  que  j'ai  sur  la  nature  des  idées, 
et  ensuite  il  serait  facile  de  parler  plus  nettement  des  choses 
que  je  viens  de  dire  ;  mais  cela  nous  mènerait  trop  loin.  On 
n'expliquera  tout  ceci  que  dans  le  troisième  livre;  l'ordre  le 
demande  ainsi.  Il  suffit  présentement  que  j'apporte  un  exemple 
très  sensible  et  incontestable,  où  il  se  trouve  plusieurs  jugements 
confondus  avec  une  même  sensation. 

Je  crois  qu'il  n'y  a  personne  au  monde  qui,  regardant  la  lune, 
ne  la  voie  environ  à  mille  pas  loin  de  soi,  et  qui  ne  la  trouve 
plus  grande  lorsqu'elle  se  lève  ou  qu'elle  se  couche,  que  lors- 
qu'elle est  fort  élevée  sur  l'horizon;  et  peut-être  même  qui  ne 
croie  voir  seulement  qu'elle  est  plus  grande,  sans  penser  qu'il 
ne  trouve  aucun  jugement  dans  sa  sensation.  Cependant  il  est 
indubitable  que  s'il  n'y  avait  point  quelque  espèce  de  jugement 
renfermé  dans  sa  sensation,  il  ne  verrait  point  la  lune  dans  la 
proximité  où.  elle  lui  parait  ;  et  outre  cela  il  la  verrait  plus 
petite  lorsqu'elle  se  lève,  que  lorsqu'elle  est  fort  élevée  sur 
l'horizon,  puisque  nous  ne  la  voyons  plus  grande  quand  elle  se 
lève,  qu'à  cause  que  nous  la  jugeons  plus  éloignée,  par  un 
jugement  naturel  dont  j'ai  parlé  dans  le  sixième  chapitre. 

Mais  outre  nos  jugements  naturels  que  l'on  peut  regarder 
comme  des  sensations  composées,  il  se  rencontre  dans  presque 
toutes  nos  sensations  un  jugement  libre.  Car  non  seulement  les 
hommes  jugent  par  un  jugement  naturel  que  la  douleur,  par 
exemple,  est  dans  leur  main,  ils  le  jugent  aussi  par  un  juge- 
ment libre;  non  seulement  ils  l'y  sentent,  mais  ils  l'y  croient, 


*  Là  est  contenu  le  principe  de  toute  la  théorie  de  rentendeinoiu  ou  des 
idées  que  développe  ftlalebranclie  dans  le  troisième  livre  et  dans  ses  ouvrages 
ultérieurs. 


BtS    SENS.  ,,3 


«ils  om  pris  une  siforle  habitude  de  former  de  tels  iu<.e,ueuls 

pour  notre  cot-psl^rto^r  i^^rej;  j:  ^fr 'eo':^ 

Zr',"°""""'^^  ^^°''  ^"'  "■-«oignesde  a  véS7 

Ma,s  afin  de  ne  pas  laisser  toutes  ces  choses  sans  donner  uuéî' 

que  moyen  d'en  découvrir  les  raisons-,  il  faut  reconnaître 'nul; 

es.  dans  mon  .me.rar  del'oJfe:  rùVe^iftr""  ^°""  ""' 
levé,  que  quand  .lest  fort  élevé  sur  rhorizon;  et  quo  a  '    sc^ 

dmtement,  sont  toujours  telles  que  nous  les    voyons     eZ  s' 
ne  nous  trompons  que  parce  que  nous  jugeons  qrce'au    no 

liriTafT'"''  ''  ^--^^-^  •-  objelLlrrs 
i.oni  cause  de  ce  que  nous  vovons.  ^ 

De  même,  quand  nous   voyous  de  la  lumière  en  vov.n.  n. 

prem,er  soleil  qm  est  ,mu.édiatement  un.   à  notre  esp.U,noS: 

de;S:ns'neïvï';ri;i'i^"'  avoir.uc.e<,ae  je  dirai   de  I.  nauire 
«7ue.   (Note  de  LlebraïcheV  "'""""'  Entretiens  sur  la  Mét.pkyl 


114  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

ne  nous  trompons  pas  de  croire  que  nous  en  voyons;  il  n'est 
ms  possible  d'en  douter.  Mais  notre  erreur  est  que  nous  vou- 
C.  sans  aucune  raison,  et  même  contre  toute  raison,  que  cette 
^e  que  nous  voyons  immédiatement,  existe  dans  e  soleil 
qù'tt  hors  de  nous.  C'est  la  même  chose  des  autres  objets  de 

"«rSi l'on  prend  garde  à  ce  que  nous  avons  dit  dès  le  com- 
niencement  et  dans  la  suite  de  cet  ouvrage,  il  sera  facile  de 
Ti  que  de  toutes  les  choses  qui  se  trouvent  dans  chaque  sen- 
saUoirrerreur  ne  se  rencontre  que  dans  les  jugements  que 
„n,m  faisons  que  nos  sensations  sont  dans  les  objets. 

7r^21^,  ce  n'est  pas  une  erreur  d'ignorer  que  l'action 
defoW    s  consi  te  dans   le  mouvement   de  quelques-unes  de 
feur^ia  ties  et  que  ce  mouvement  se  communique  aux  organe 
de  nos  sens   qui 'sont  les  deux  premières  choses  qui  se  trouvent 

'^C:;ï::brr:^«rence  entre  ignorer  une  chose  .t 
être  dans  une  erreur  à  l'égard  de  cette  chose. 
Secondement,  nousnenous  trompons  point  dans  la  ti.isieme 
quiesl  proprement  la  sensation.  Lorsque  nous  sentonsde  la  cha 
?oui    lorsque   nous  voyons   de   la  lumière,  des  couleurs,   ou 
d'auti^s  objets,  il  est  vrai  que  nous  les  voyons,  quand  même 
nousserion    frnétiaues.    Car  il  n'y  a  nen  de  plus  vrai,    que 
les  vis  Lunaires  voient  ce  qu'ils  voient;   et  leur  erreur  ne  con- 
siste que  dans  les  jugements  qu'ils  font,   que    ce   quils  voient 
ex  ste  v^-it  blement  au  dehors,  à  causequ'ils  le  voient  audehors^ 
C  est  ce  jugement  qui  renferme  un  co-entement   de  no^ 
liberté   et  par  conséquent  qui  est  sujet  a  l'erreur.    Et  nous  de 
séjours  nous  empêcher  de  ^-^-e ,    selon  la  re^equ 
nous  avons  mise  au  commencement  de  ce  livre  .  Que  nous  ne 
devons  jamais  juger  de  quoi  que  ce  soit,  lorsque  nous  pouvons 
noren  e^péch^r,  et  que  l'évidence  et  la  certitude  ne  nous   y 

contraigneut  pas,  comme  il  arrive  ici.  C-;;-;^-  Xe 
sentions  extrêmement  portés  par  une  habitude  très  foi  te  a 
"rquenos  sensations  sont  dans  les  objets  comme,  que  a 
chalem-  est  dans  le  feu,  et  les  couleurs  dans  les  tableaux^  -^^ 
pendant  nous  ne  voyons  point  de  raison  «-"^-•^; -^^ifiLt 
nui  nous  presse  el  qui  nous  oblige  à  le  croire;  et  ainsi  nou. 
nuf  soumettons  volontairement  à    l'erreur  par   le    mauvais 


DES    SENS.  115 

usage  que  nous  faisons  de  notre  liberté;  nous  formons  librement 
de  tels  jugements. 

CHAPITRE  XV 

Explication  des  erreurs  particulitres   de   la  vut;   pour   servir  d'exemple  des 
erreurs  générales  de  nos  S(;us. 

Nous  avons  donné,  ce  me  semble,  assez  d'ouverture  pour 
reconnaître  les  erreurs  de  nos  sens  à  l'égard  des  qualités  sen- 
sibles en  général,  desquelles  on  a  parlé  à  l'occasion  de  la  lu- 
'ïiière  et  des  couleurs,  que  l'ordre  demandait  qu'on  expliquât. 
Il  semble  qu'on  devrait  maintenant  descendre  un  peu  dans  le 
particulier,  et  examiner  eu  détail  les  erreurs  oii  chacun  de 
nos  sens  nous  porte  ;  mais  on  ne  s'arrêtera  pas  à  ces  choses, 
parce  qu'après  ce  que  l'on  a  déjà  dit,  un  peu  d'attention  sup- 
pléera facilement  à  des  discours  ennuyeux,  et  que  l'on  serait 
obligé  de  le  faire.  On  va  seulement  rapporter  les  erreurs  gé- 
nérales où  notre  vue  nous  fait  tomber  touchant  la  lumière  et  les 
couleurs,  et  l'on  croit  que  cet  exemple  suffira  pour  faire  re- 
connaître les  erreurs  de  tous  les  autres  sens. 

Lorsque  nous  avons  regardé  quelques  moments  le  soleil , 
voici  ce  qui  se  passe  dans  nos  yeux  et  dans  notre  âme,  et  les 
erreurs  dans  lesquelles  nous  tombons. 

Ceux  qui  savent  les  premiers  éléments  de  la  dioptrique,  et 
quelque  chose  de  la  scructure  admirable  des  yeux,  n'ignorent 
pas  que  les  rayons  du  soleil  souffrent  réfraction  dans  le  cris- 
tallin et  dans  les  autres  humeurs,  et  qu'ils  se  rassemblent  en- 
suite sur  la.  rétine  ou  nerf  opiique  qui  tapisse  tout  le  long  de 
l'œil,  de  la  même  manière  que  les  rayons  du  soleil,  qui  traver- 
sent une  loupe  ou  verre  convexe,  se  rassemblent  au  foyer  ou 
point  brûlant  de  ce  verre,  à  deux,  trois  ou  quatre  pouces  de 
lui,  à  proportion  réciproque  de  sa  convexité.  Or  l'expérience 
apprend  que  si  on  met  au  foyer  de  cette  loupe  quelque  petit 
morceau  d'étoffe  ou  de  papier  noir,  les  rayons  du  soleil  font 
une  si  grande  impression  sur  cette  étoffe  ou  sur  ce  papier,  et 
ils  eu  agitent  les  parties  avec  tant  de  violence ,  qu'ils  les  rom- 
pent et  les  séparent  les  unes  des  autres,  en  un  mot,  qu'ils  les 
brûlent,  ou  les  réduisent  en  fumée  et  en  cendres. 


H6  .DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

Ainsi  l'on  doit  conclure  de  cette  expérience,  que  si  le  nerf 
optique  était  noir,  et  que  si  la  prunelle,  ou  le  trou  de  Vui>ée 
par  laquelle  la  lumière  entre  dans  les  yeux  s'élargissail,  pour 
laisser  librement  passer  les  rayons  du  soleil,  au  lieu  qu'elle 
s'élrccil  pour  les  empêcher,  il  arriverait  la  même  chose  à 
Doiro  rétine,  qu'à  cette  étoffe  ou  ù  ce  papier  noiri;  et  ses  fibres 
seraient  si  fort  agitées,  qu'elles  seraient  bientôt  rompues  et 
brûlées.  C'est  pour  cette  raison,  que  la  plupart  des  hommes 
sentent  une  grande  douleur,  s'ils  regardent  pour  un  moment  le 
soleil,  parce  qu'ils  ne  peuvent  si  bien  fermer  le  trou  de  la  pru- 
nelle, qu'il  n'y  passe  toujours  assez  de  rayons  pour  agiter  les 
Silets  du  nerf  optique  avec  beaucoup  de  violence,  et  avec  quel- 
que sujet  de  craindre  qu'ils  ne  se  rompent. 

L'âme  n'a  aucune  connaissance  de  tout  ce  que  nous  venons 
de  dire  ;  et  quand  elle  regarde  le  soleil,  elle  n'aperçoit  ni  son 
nerf  optique,  ni  qu'il  y  ait  du  mouvement  dans  ce  nerf,  mais 
cela  n'est  pas  une  erreur,  ce  n'est  qu'une  simple  ignorance.  La 
première  erreur  où  elle  tombe,  est  qu'elle  juge  que  la  douleur 
qu'elle  sent  est  dans  son  œil. 

Si  incontinent  après  qu'on  a  regardé  le  soleil,  on  entre  dans 
un  lieu  fort  obscur  les  yeux  ouverts,  cet  ébranlement  violent 
des  fibres  du  nerf  optique  causé  par  les  rayons  du  soleil  dimi- 
nue et  se  change  peu  à  peu.  C'est  là  tout  le  changement  que 
l'on  peut  concevoir  dans  les  fibres  de  la  rétine,  si  l'on  y  joint 
quelques  petites  convulsions;  car  cela  arrive  à  tous  les  nerfs 
lorsqu'ils  sont  blessés.  Cependant  ce  n'est  pas  ce  que  l'àme 
aperçoit,  mais  seulement  une  lumière  blanche  et  jaune,  et  la 
seconde  erreur  est  qu'elle  juj:;e  que  la  lumière  qu'elle  voit  es? 
dans  ses  yeux,  ou  sur  une  muraiFe  proche  de  nous. 

Enfin  l'agitation  des  fibres  de  /  i  rétine  diminue  toujours  e* 
cesse  peu  à  peu  ;  mais  ce  n'est  p  jinl  encore  ce  que  Tàme  sein 
dans  ses  yeux.  Elle  voit  que  lac  juleur  blanche  devient  orangée, 
puis  se  change  en  rouge,  en  vf  tle,  et  enfin  en  bleue,  que  l'écla» 
des  couleurs  diminue  peu  à  peu,  comme  l'ébranlement  de>  l.i 
rétine,  et  que  les  couleurs  passées  reviennent,  mais  sans  aucun 
ordre  à  cause  de  la  convulsion  qu'elle  souffre.  Et  la  troisième 


<  Le  papier  noir  brûle  facilement,  mais  il  faut  une  loupe  plus  grande  et  plus 
convexe  pour  brûler  du  papier  blanc.  (Note  de  Malebranche.) 


I 


DES   SENS.  117 

erreur  où  nous  tombons,  est  que  nous  jugeons  qu'il  y  a  dans 
notre  œil,  ou  sur  une  muraille  proche  de  nous,  des  change- 
ments qui  diffèrent  bien  davantage  que  du  plus  et  du  moins,  à 
cause  que  les  couleurs  bleue,  orangée  et  rouge  que  nous  voyons, 
dif^'^rent  entre  elles  bien  auti'ement  que  du  plus  et  du  moins. 

Voilà  quelques  erreurs  où  nous  tombons  touchant  la  lumière 
et  i-s  couleurs;  et  ces  erreurs  nous  font  encore  tomber  en 
befi'  coup  d'autres,  comme  nous  Talions  expliquer  dans  les  cha- 
pitres suivants. 


CHAPITRE  XVI 

.  Ut  "■  les  erreurs  de  nos  sens  nous  servent  de  principes  généraux  et  fort 
fé' ,  ds  pour  tirer  de  fausses  conclusions,  lesquelles  servent  de  principes  à 
■ei  tour.  — II.  Origine  des  difïéreTices  essentielles.  —  111.  Des  tornies  sub- 
ît; _  iellcs.  —  IV.  De  quelques  autres  erreurs  de  la  philosophie  de  l'Ecole. 

I.  On  a,  ce  me  semble,  expliqué  suffisamment,  pour  des  per- 
sonnes qui  ne  sont  point  préoccupées,  et  qui  sont  capables  de 
quelque  attention  d'esprit,  en  quoi  consistent  nos  sensations 
et  les  erreurs  générales  qui  s'y  trouvent.  Il  est  maintenant  à 
propos  de  montrer  qu'on  s'est  servi  de  ces  erreurs  générales, 
comme  de  principes  incontestables,  pour  expliquer  toutes 
choses,  qu'on  en  a  tiré  une  infinité  de  fausses  conséquences, 
qui  ont  aussi  à  leur  tour  servi  de  principes  pour  tirer  d'autres 
conséquences  ;  et  qu'ainsi  on  a  composé  peu  à  peu  ces  sciences 
imaginaires  sans  corps  et  sans  réalité,  après  lesquelles  on  court 
aveuglément,  mais  qui  semblables  à  des  fantômes,  ne  laissent 
autre  chose  à  ceux  qui  les  embrassent,  que  la  confusion  et  la 
honte  de  s'être  laissé  séduire,  ou  ce  cai'actère  de  folie  qui 
fait  qu'on  prend  plaisir  à  se  repaitre  d'illusions  et  de  chimères. 
C'est  ce  qu'il  faut  montrer  en  particulier  par  des  exemples. 

On  a  déjà  dit  que  nous  avions  coutume  d'altribuer  aux  objets 
nos  propres  sensations,  et  que  nous  jugions  que  les  couleurs, 
les  odeui's,  les  saveurs  et  les  autres  qualités  sensibles  se  trou- 
vaient dans  les  corps  que  nous  appelons  colorés,  odoriférants, 
savoureux,  et  ainsi  des  autres.  On  a  reconnu  que  c'est  une 
erreur.  Il  faut  présentement  montrer  que  nous  nous  servons 
de  cette  erreur  comme  d'un  principe  pour  tirer  ^e  fausses  con- 
T.  I.  7. 


118  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

séquences,  et  qu'ensuite  nous  regardons  ces  dernières  Consé- 
quences comme  d'autres  principes,  sur  lesquels  nous  conti- 
nuons d'appuyer  nos  raisonnements.  En  un  mot,  il  faut  exposer 
ici  les  démarches  que  fait  l'esprit  humain  dans  la  recherche  de 
quelques  vérités  particulières,  lorsque  ce  faux  principe,  que 
nos  sensations  sont  dans  les  objets,  lui  parait  incontestable. 

Mais  afin  de  rendre  ceci  plus  sensible,  prenons  quelque 
corps  en  particulier,  dont  on  rechercherait  la  nature,  et  voyons 
ce  que  ferait  un  homme  (]ni  voudrait,  par  exemple,  connaître 
ce  que  c'est  que  du  miel  et  du  sel.  La  première  chose  que 
ferait  cet  homme;  sérail  d'en  examiner  la  couleur,  l'odeur,  la 
saveur,  et  les  autres  qualités  sensibles,  quelles  sont  celles  du 
miel,  et  celles  du  sel ,  en  quoi  elles  conviennent,  en  quoi  elles 
diffèrent,  et  le  rapport  qu'elles  peuvent  encore  avoir  avec 
celles  des  autres  corps.  Cela  fait,  voici  à  peu  près  la  manière 
dont  il  raisonnerait,  supposé  qu'il  crût  comme  un  principe  in- 
contestable, que  les  sensations  fussent  dans  les  objets  des  sens. 

IL  Toutes  les  choses  que  je  sens  en  goûtant,  en  voyant,  et 
en  maniant  ce  miel  et  ce  sel,  sont  dans  ce  miel  et  dans  ce  sel. 
Or  il  est  indubitable  que  ce  que  je  sens  dans  le  miel  diffère 
essentiellement  de  ce  que  je  sens  dans  le  sel.  La  blancheur  du 
sel  diffère  sans  doute  bien  davantage  que  du  plus  et  du  moins 
delà  couleur  du  miel,  et  la  douceur  du  miel,  de  la  saveur 
piquante  du  sel ,  et  par  conséquent,  il  faut  qu'il  y  ait  une  dif- 
férence essentielle  entre  le  miel  et  le  sel,  puisque  tout  ce  que 
je  sens  dans  l'un  et  dans  l'autre  ne  diffère  pas  seulement  du 
plus  et  du  moins,  mais  qu'il  ditïère  essentiellement. 

Voilà  la  première  démarche  que  cette  personne  ferait.  Car 
sans  doute,  il  ne  peut  juger  que  le  miel  et  le  sel  diffèrent  cs- 
seniieilement,  que  parce  qu'il  trouve  que  les  apparences  de 
l'un  diffèrent  essentiellement  de  celles  de  l'autre  ;  c'est-à-dire, 
que  les  sensations  qu'il  a  du  miel  diffèrent  essentiellement  de 
celles  qu'il  a  du  sel,  puisqu'il  n'en  juge  que  par  l'impression 
qu'ils  fout  sur  les  sens.  11  regarde  donc  ensuite  sa  conclusion 
comme  un  nouveau  principe  duquel  il  tire  d'autres  conclusioue 
en  cette  sorte. 

IIL  Puis  donc  que  le  miel  et  le  sel,  et  les  autres  corps  na- 
turels diffèrent  essentielleraenl  les  uns  des  autres,  il  s'ensuit 
que  ceux-là  se  trompent  lourdement,  qui  nous  veulent  faire 


DES   SENS.  119 

croire  que  toute  la  différence  qui  se  trouve  entre  ces  corps,  ne 
"consiste  que  clans  la  difiérente  configuration  des  petites  parties 
qui  la  composenl.  Car  puisque  la  figure  n'est  point  essentielle 
aux  différents  corps,  que  la  figure  de  ces  petites  parties  qu'ils 
imaginent  dans  le"  miel  change,  le  miel  demeurera  toujours 
miel,  quand  ces  mêmes  parties  auraient  la  figure  des  petites 
parties  du  sel.  Ainsi,  il  faut  de  nécessité  qu'il  se  trouve  quelque 
substance,  qui  étant  jointe  à  la  matière  première,  commune  à 
tous  les  différents  corps,  fassent  qu'ils  diffèrent  essentiellement 
les  uns  des  autres. 

Voilà  la  seconde  démarche  que  ferait  cet  homme,  et  l'heu- 
reuse découverte  des  formes  substantielles,  ces  substances 
fécondes  qui  font  tout  ce  que  nous  voyons  dans  la  nature, 
quoiqu'elles  ne  subsistent  que  dans  l'imagination  de  notre  phi- 
losophe. -Mais  voyons  les  propriétés  qu'il  va  libéralement  don- 
ner à  cet  être  de  son  invention  ;  car  il  ôtera  sans  doute  à  toutes 
les  autres  substances  les  propriétés  qui  leur  sont  les  plus  es- 
sentielles pour  l'en  revêtir. 

IV.  Puis  donc  qu'il  se  trouve  dans  chaque  corps  naturel  deux 
substances  qui  le  composent  :  l'une  qui  est  commune  au  miel 
et  au  sel  et  à  tous  les  autres  corps,  et  l'autre  qui  fait  que  le 
miel  est  miel,  que  le  sel  est  sel,  et  que  tous  les  autres  corps 
sont  ce  qu'ils  sont,  il  s'ensuit  que  la  première,  qui  est  la  ma- 
tière, n'ayant  point  de  contraire,  et  étant  indifférente  à  toutes 
les  formes,  doit  demeurer  sans  force  et  sans  action,  puisqu'elle 
n'a  pas  besoin  de  se  défendre  ;  mais  pour  les  autres  qui  sont 
les  formes,  substantielles,  elles  ont  besoin  d'être  toujours  accom- 
pagnées de  qualités  et  de  facultés  pour  les  défendie.  Il  faut 
qu'elles  soient  toujours  sur  leurs  gardes  de  peur  d'être  sur- 
prises, qu'elles  travaillent  continuellement  à  leur  conservation, 
à  étendre  leur  domination  sur  les  matières  voisines,  et  à  pousser 
leur  conquête  le  plus  avant  qu'elles  pourront;  parce  que  si 
elles  étaient  sans  force,  ou  si  elles  manquaient  d'agir,  d'autres 
formes  les  viendraient  surprendre  et  les  anéantiraient  aussitôt. 
Il  faut  donc  «qu'elles  combattent  toujours,  et  qu'elles  nourris- 
sent ces  antipathies  et  ces  haines  irréconciliables  contre  ces 
formes  ennemies,  qui  ne  cherchent  qu'à  les  détruire. 

Que  s'il  arrive  qu'une  forme  s'empare  de  la  matière  d'une 
autre,    que  la  forme  de  cadavre,  par  exemple,   s'empare  du 


121  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

corps  d'un  chien,  il  ne  faut  pas  que  cette  forme  se  contente 
anéantir  la  forme  du  chien,  il  faut  que  sa  hame  se  satisfasse 
dans  sa  destruction  de  toutes  les  qualités  qui  ont  suivi  le  paît 
de  son  ennemie  t.  It  faut  aussitôt  que  le  pod  du  cadavre  so. 
blanc  d'une  blancheur  de  création  nouvelle,    que  son  sang  soit 
rou'.e  d'une  rougeur  qui  ne  soit  point  suspecte,    que  tou   ce 
14  soit  couven  de  qualités  fidèles  à  leur  maîtresse,  et  qu  el  es 
a  défendent  selon  le  peu  de  forces  qu'ont  les  qualités  d  un 
corps  mort,  qui  doivent  bientôt  périr  à  leur  tour.  Mais  parce 
q"on  ne  p^u't  pas  toujours  combattre,  et  que  toutes  choses  ont 
l  lieu  de  repos,  il  faut  sans  doute  que  le  feu,  par  -;-f  ' 
ait  son  centre,  où  il  tâche  toujours  d'aller  par  sa  lege  e  e  e 
par  son  inclination  naturelle,  afin  de  se  reposer,  de  n    bue 
plus,  et  de  quitter  même  sa  chaleur,  qu'il  ne  gardait  ici-ba. 
nue  pour  sa  défense.  . 

Voilà  une  petite  partie  des  conséquences  que  1  on  tire  de  ce 
dernier  principe  :  Qu'il  y  a  des  formes  substantielles  lesquelles 
conséquences  on  a  fait  conclure  à  notre  philosophe  avec  un 
peu  ti^P  de  liberté;  car  d'ordinaire  les  autres  disent  ces  mêmes 
choses  plus  sérieusement  quil  n'a  pas  fait  ici. 

Il  V  a  encore  une  infinité  d'autres  conséquences  que  tire  tous 
les  jours  chaque  philosophe,  selon  son  humeur  et  son  inclina- 
ton   selon  la  fécondité  ou  la  stérilité  de  son  imagination;  car 
ce  ne  sont  que  ces.choses  qui  les  font  différer  les  uns  des  autres. 
On  ne  s'arrête  point  ici  à  combattre  ces  substances  chimé- 
riques, d'autres  personnes  les  ont  assez  examinées,  ils  ont  assez 
Z  vo  r  que  les  formes  substantielles  ne  furent  ,,amais  dans  la 
na  J-e  e'  qu'elles  servent  à  tirer  un  très  grand  nombre  de  con- 
sélncos  fausses,   ridicules,  et  même  contradictoires   On  se 
colel  d'avoir  reconnu  leur  origine  dans  l'esprit  de  1  homme, 
et  quelles  doivent  ce  qu'elles   sont  aujourd'hui  a  ce  préjuge 
comnum  à  tous  les  hommes^  :   Que  les  sensations  sont  dans  les 
,  Q.  .,,.0  p^vipatéticien    scolasH^  ^^H  i.^.iné  -«^J-^e^de  .o.av. 
s-emparant  du  corps  d  un  ommal  '"«'^fj  f'^'^JV  Va    pcinc  à  croire  que  Maie 
q„alit.-s  qui  ont  suivi  le  paru  de     ;■",.,;"  -"''^J^^^''  S  encore  moins  cqai 

rable  et  pitoyable  philosophe  ». 
«  Chap.  10,  art.  V. 


DES    SENS.  121 

objets  qu'ils  sentent.  Car  si  l'on  considère  avec  un  peu  d'atten- 
tion ce  que  nous  avons  déjà  dit,  savoir  :  Qu'il  est  nécessaire, 
pour  la  conservation  du  corps,  que  nous  ayons  des  sensations 
essentiellement  différentes,  quoique  les  impressions  que  les 
objets  font  sur  notre  corps,  ne  diffèrent  que  très  peu,  on  verra 
clairement  que  c'est  à  tort  qu'on  s'imagine  de  si  grandes  diffé- 
rences dans  les  objets  de  nos  sens. 

Mais  il  faut  que  je  dise  ici  en  passant,  qu'on  ne  trouve  rien 
à  redire  à  ces  termes  de  forme  et  de  différences  essentielles. 
Le  miel  est  sans  doute  miel  par  la  forme,  et  c'est  ainsi  qu'il 
diffère  essentiellement  du  sel  ;  mais  cette  forme,  ou  cette  diffé- 
rence essentielle,  ne  consiste  que  dans  la  différente  configu- 
ration de  ses  parties.  C'est  cette  différente  configuration  qui 
«ait  que  le  miel  est  miel,  et  que  le  sel  est  sel  ,  et  quoiqu'il  ne 
soit  qu'accidentel  à  la  matière  en  général  d'avoir  la  configura- 
tion des  parties  du  miel  ou  du  sel,  et  ainsi  d'avoir  la  forme  du 
miel  et  du  sel,  on  peut  dire  cependant  qu'il  est  essentiel  au 
miel  et  au  sel,  pour  être  ce  qu'ils  sont,  d'avoir  une  telle  ou 
telle  configuration  dans  leurs  parties.  De  même  que  les  sensa- 
tions de  froid,  de  chaud,  du  plaisir  et  de  la  douleur,  ne  sont 
point  essentielles  à  l'àme,  mais  seulement  à  l'âme  qui  les  sent, 
parce  que  c'est  par  ces  sensations  qu'elle  est  appelée  à  sentir  du 
chaud,  du  froid,  du  plaisir  et  de  la  douleur. 


CHAPITRE  XVII 

I.  Antre  exemple  tiré  de  la  morale,  lequel  fait  voir  que  nos  sens  ne  nous 
iilVifiil  que  de  faux  biens.  —  II.  Qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  fait  notre  bien. 
—  m.  Origine  des  erreurs  des  épicuriens  et  des  stoïciens. 

On  a  rapporté  des  preuves,  qui  font,  ce  semble,  assez  voir 
que  ce  préjugé,  que  nos  sensations  sont  dans  les  objets,  est  un 
principe  très  fécond  en  erreurs  dans  la  pliysique.  Il  en  faut 
maintenant  apporter  d'autres  tirées  de  la  morale,  dans  laquelle 
ce  même  préjugé  joint  avec  celui-ci,  que  es  objets  de  nos  sens 
sont  les  véritables  causes  de  nos  sensations,  est  aussi  très  dan. 
^ereux. 

I.  Il  n'y  a  rien  de  si  commun  dans  le  monde,  que  de  voir  des 


122  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ 

personnes  qui  s'atlachent  aux  biens  sensibles  ;  les  uns  aiment 
la  musique,  les  autres  la  bonne  chère,  et  d'autres  enfin  sont 
passionnés  pour  d'autres  choses.  Or  voici  à  peu  près  de  quelle 
manière  ils  doivent  avoir  raisonné,  pour  s'être  persuadés  que 
tous  ces  objets  sont  des  biens.  Toutes  ces  saveurs  agréables 
qui  nous  plaisent  dans  les  festins,  ces  sons  qui  tlattent  l'oreille, 
et  ces  autres  plaisirs  que  nous  sentons  en  d'autres  occasions, 
sont  sans  doute  renfermés  dans  des  objets  sensibles,  ou  tout 
au  moins  ces  objets  nous  les  font  sentir,  et  nous  ne  pouvons 
les  goûter  que  par  leur  moyen.  Or  il  n'est  pas  possible  de 
douter  que  le  plaisir  ne  soit  bon,  que  la  douleur  ne  soit  mau- 
vaise; nous  en  sommes  intérieui-ement  convaincus,  et  par  con- 
séquent les  objets  de  nos  passions  sont  des  biens  très  réels, 
auxquels  nous  devons  nous  attacher  pour  être  heureux. 

Voilà  le  raisonnement  que  nous  faisons  d'ordinaire  presque 
sans  y  penser.  Ainsi,  c'est  à  cause  que  nous  croyons  que  nos 
sensations  sont  dans  les  objets,  ou  bien  que  les  objets  i  ont  en 
eux-mêmes  le  pouvoir  de  nous  les  faire  sentir,  que  nous  con- 
sidérons comme  nos  biens  des  choses  au-dessus  desquelles 
nous  sommes  infiniment  élevés,  qui  ne  peuvent  au  plus  agir 
que  sur  nos  corps  et  produire  quelques  mouvements  dans  leurs 
fibres,  mais  qui  ne  peuvent  jamais  agir  sur  nos  âmes,  ni  nous 
faire  sentir  du  plaisir  ou  de  la  douleur. 

n.  Certainement,  si  ce  n'est  pas  notre  âme  qui  agit  elle- 
même,  à  l'occasion  de  ce  qui  se  passe  dans  le  corps,  il  n'y  a 
que  Dieu  seul  qui  ait  ce  pouvoir,  et  si  ce  n'est,  point  elle  qui 
se  cause  du  plaisir  ou  de  la  douleur  selon  la  diversité  des  ébran- 
lements des  fibres  de  son  corps,  comme  il  y  a  toutes  2  les  ap- 
parences, puisqu'elle  sent  du  plaisir  et  de  la  douleur  sans  qu'elle 
y  consente,  je  ne  connais  point  d'autre  main  assez  puissante 
pour  les  lui  faire  sentir,  que  celle  de  l'auteur  de  la  nature. 

En  effet  il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  notre  véritable  bien.  11  n'y 
a  que  lui  ([ui  puisse  nous  combler  de  tous  les  plaisirs  dont  nous 
sommes  capables.  Ce  n'est  que  dans  sa  connaissance  et  dans 
son  amour  qu'il  a  résolu  de  nous  les  faire  sentir;    et  ceux 


'  J'expliquerai  clans  le  dernier  livre  en   quel  sens  les  objets   assissent  sur 
le  corps.  (.Note  do  Maluijraui;lic.) 
«  V.  iiv.-3.  ch.  1  c.  a.  3. 


DES    SENS.  123 

qu'il  a  attachés  aux  mouvements  qui  se  passent  dans  notre 
corps,  afin  que  nous  eussions  soin  de  sa  conservation,  sont 
très  petits,  très  faibles  et  de  très  peu  de  durée,  quoique  dans 
l'étal  où  le  péché  nous  a  réduits  nous  en  soyons  comme  es- 
claves. Mais  ceux  qu'il  fera  sentir  à  ses  élus  dans  le  ciel,  seront 
mhnmient  plus  grands,  puisqu'il  nous  a  faits  pour  le  connaître 
et  pour  laimer.  Car  enfin  l'ordre  demandant  que  l'on  res- 
sente de  plus  grands  plaisirs,  lorsqu'on  possède  de  plus  grands 
biens,  puisque  Dieu  est  infiniment  au-dessus  de  toutes  choses, 
le  plaisir  de  ceux  qui  le  posséderont  surpassera  certainement 
tous  les  plaisirs. 

III.  Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  cause  de  nos  erreurs 
a  l'égard  du  bien,  fait  assez  connaître  la  fausseté  des  opinions 
qu'avaient  les  stoïciens  et  les  épicuriens  touchant  le  souverain 
bien.  Les  épicuriens  le  mettaient  dans  le  plaisir;  et  parce  qu'on 
le  sent  aussi  bien  dans  le  vice  que  dans  la  vertu,  et  même  plus 
ordinairement  dans  le  premier  que  dans  l'autre,  on  a  cru  com- 
munément qu'ils  se  laissaient  aller  à  toutes  sortes  de  voluptés. 
Or  la  première  cause  de  leur  erreur,  est  que  jugeant  faus- 
sement qu'il  y  avait  quelque  chose  d'agréable  dans  les  objets 
de  leurs  sens,  ou  qu'ils  étaient  les  véritables  causes  des  plaisirs 
qu'ils  sentaient,   étant  outre  cela  convaincus  par  le  sentiment 
intérieur  qu'ils  avaient  d'eux-mêmes,  que  le  plaisir  était  un  bien 
pour  eux,  au  moins  pour  le  temps  qu'ils  en  jouissaient;  ils  se 
laissaient  aller  à  toutes  les  passions,  desquelles  ils  n'appréhen- 
daient point  de  souffrir  quelque  incommodité  dans  la  suite.  Au 
.  lieu  qu'ils  devaient  considérer,  que  le  plaisir  que  l'on  sent  dans 
les  choses  sensibles,  ne  peut  être  dans  ces  choses  comme  dans 
leurs  véritables  causes,  ni  d'une  autre  manière,  et  par  consé- 
quent, que  les  biens  sensibles  ne  peuvent  être  des  biens  à 
l'égard  de  notre  âme,  et  le  reste  que  nous  avons  expliqua 
^  Les  stoïciens,  persuadés  au  contraire  que  les  plaisirs  sensibles 
n'étaient  que  dans  le  corps,  et  pour  le  corps,  et  que  l'âme  devait 
avoir  son  bien  particulier,  mettaient  le  bonlieur  dans  la  vertu. 
Or  voici  la  source  de  leurs  erreurs. 

C'est  qu'ils  croyaient  que  le  plaisir  et  la  douleur  sensible 
liétaient  point  dans  l'âme,  mais  seulement  dans  le  corps;  et  ce 
faux  jugement  leur  servait  ensuite  de  principe  pour  d'autres 
fausses  conclusions,  comme  que  la  douleur  n'est  point  un  mal, 


124  DE   LA    RECHEUCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

..;  le  plaisir  un  bien,  que  les  plaisirs  des  sens  ne  sont  point 
.)ons  en  eux-mêmes,  qu'ils  sont  communs  aux  hommes  et  aux 
bêles,  etc.  Cependant  il  est  facile  de  voir,  que  quoique  les  épi- 
curiens et  les  stoïciens  aient  eu  tort  en  bien  des  choses,  ils  ont 
eu  raison  en  quelques-unes.  Car  le  bonheur  des  bienheureux 
ne  consiste  que  dans  une  vertu  accomplie,  c'est-à-dire  dans  la 
connaissance  et  l'amour  de  Dieu,  et  dans  un  plaisir  très  doux 
qui  les  accompagne  sans  cesse. 

Retenons  donc  bien,  que  les  objets  ext(^rieurs  ne  renferment 
rien  d'agréable  ni  de  fâcheux,  qu'ils  ne  sont  point  les  causes 
nos  plaisirs,  que  nous  n'avons  point  de  sujet  de  les  cramdre 
ni  de  les  aimer,  mais  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qu'il  faille  craindre 
et  qu'il  faille  aimer,  comme  il  n'y  a  que  lui  qm  soit  assez  puis- 
sant pour  nous  punir  et  pour  nous  récompenser,  pour  nous 
faire  sentir  du  plaisir  et  de  la  douleur  ;  enfin  que  ce  n'est  qu'en 
Dieu  et  que  de  Dieu  que  nous  devons  espérer  les  plaisirs,  pour 
lesquels  nous  avons  une  inclination  si  forte,  si  naturelle  et  si 
juste  ^ 


CHAPITRE  XVIII 

I  Oue  nos  sens  nous  portent  à  l'erreur  en  des  choses  même  qui  ne  sont 
point  sensibles.  -  11.  Exemple  tiré  de  la  conversa.ion  des  hommes. - 
111.  Qu'il  ne  faut  point  s'arrêter  aux  manières  sensibles. 

Nos  sens  ne  nous  trompent  pas  seulement  à  l'égard  de  leurs 
objets,  comme  de  la  lumière  des  couleurs,  et  des  autres  qua- 
lités sensibles  ;  ils  nous  séduisent  même  touchant  les  objets  qui 
ûe  sont  point  de  leur  ressort,  en  nous  empêchant  de  les  con- 
sidérer avec  assez  d'attention  pour  en  porter  un  jugement  solide. 
C'est  ce  qui  mérite  bien  d'être  expliqué. 

L  L'attention  et  l'application  de  l'esprit  aux  idées  claires  et 

.  Malebnnrhe  ne  se  fait-il  pas  quelque  illusion  sur  les  «;;'"''''f  ^^ ''""f. '", 
xnorale  de  sa  doctrine  qui  attribue  a  l'àm,.  les  qualités  sens.,  c^  '^'^  ^^^"^ 
Que  les  objets  ..e  soient  que  des  occasions,  comme  il  le  pci  se  et  non  pas 
ïës  causes  suivant  l'opinion  commune,  du  plaisir  ^'t/e  la  douleur,  en  se- 
ront-ils moins  aimables  ou  haïssab  es  pour  nous,  l'effet  etaui  abso  unie  t  e 
înf.mc?  11  revient  souvent  sur  ces  prétendus  nvanta^-es  moraux  des  cau.es 
occasionnelles  dans  la  Hecherclie  et  surtout  dans  son  Tra,.te  de  morale. 


DES    SENS.  125 

distinctes  que  nous  avons  des  objets,  est  la  chose  du  monde  la 
plus  nécessaire  pour  découvrir  ce  qu'ils  sont  véritablement.  Car 
de  même  qu'il  n'est  pas  possible  de  voir  la  beauté  de  quelque 
ouvrage  sans  ouvrir  les  yeux,  et  sans  le  regarder  fixement, 
ainsi  l'esprit  ne  peut  pas  voir  évidemment  la  plupart  des  choses 
avec  les  rapports  qu'elles  ont  les  unes  aux  autres,  s'il  ne  les 
considère  avec  attention.  Or  il  est  certain  que  rien  ne  nous 
détourne  davantage  de  l'attention  aux  idées  claires  et  disUnrtes 
que  nos  propres  sens;  et  par  conséquent  rien  ne  nous  éloigne 
davantage  de  la  vérité  et  ne  nous  jette  sitôt  dans  l'erreur. 

Pour  bien  concevoir  cette  vérité,  il  est  absolument  nécessaire 
de  savoir,  que  les  trois  manières  dont  Tànie  aperçoit  :  savoir 
par  les  sens,  par  l'imagination  et  par  l'esprit,  ne  la  touchent 
pas  toutes  également,  et  que  par  conséquent,  elle  n'apporte  pas 
une  pareille  attentionà  tout  ce  qu'elle  aperçoit  par  leurmoyen; 
car  elle  s'applique  beaucoup  à  ce  qui  la  touche  beaucoup,  et 
^Ue  est  peu  attentive  à  ce  qui  la  touche  peu. 

Or  ce  qu'elle  aperçoit  par  les  sens  la  touche,  et  l'applique 
extrêmement;  ce  qu'elle  connaît  par  l'imagination  la  touche 
beaucoup  moins;  mais  ce  que  l'entendement  lui  représente,  je 
veux  dire,  ce  qu'elle  aperçoit  par  elle-même,  ou  indépendam- 
ment des  sens  et  de  l'imagination,  ne  la  réveille  presque  pas. 
Personne  ne  peut  douter  que  la  plus  petite  douleur  des  sens  ne 
soit  plus  présente  à  l'esprit,  et  ne  la  rende  plus  attentive  que 
la  méditation  d'une  chose  de  beaucoup  plus  grande  consé- 
quence. 

La  raison  de  ceci  est,  que  les  sens  représentent  les  objets 
comme  présents,  et  que  l'imagination  ne  les  représente  que 
comme  absents.  Or  il  est  à  propos  que  de  plusieurs  biens,  ou  de 
plusieurs  maux  proposés  à  l'àme,  ceux  qui  sont  présents  la  tou- 
chent et  l'appliquent  davantage  que  les  autres  qui  sont  absents, 
parce  qu'il  est  nécessaire  que  l'âme  se  détermine  promptnment 
sur  ce  qu'elle  doit  faire  en  celte  rencontre.  Ainsi  elle  s'ap- 
plique beaucoup  plus  à  une  simple  piqûre,  qu'à  des  spécula- 
tions fort  relevées,  et  les  plaisirs  et  les  maux  de  ce  monde  l'ont 
même  plus  d'impression  sur  elle  que  les  douleurs  terribles,  et 
les  plaisv'-s  infinis  de  l'éternité. 

Les  goiis  appliquent  donc  extrêmement  1  "âme  à  ce  qu'ils  lui 
représentent.  Or,  comme  elle  est  limitée,  et  qu'elle  ne  peut  net- 


126  DE    LA    RECHERCHE    DE  LA   VÉRITÉ. 

tement  concevoir  beaucoup  de  choses  à  la  fois,  elle  ne  peut 
apercevoir  nettement  ce  que  l'entendement  lui  représente,  dans 
le  même  temps  que  les  sens  lui  offrent  quelque  chose  à  consi- 
dérer. Elle  laisse  donc  les  idées  claires  et  distinctes  de  Tenlen- 
dement,  propres  cependant  à  découvrir  la  vérité  des  choses  en 
elles-mêmes,  et  elle  s'applique  uniquement  aux  idées  confuses 
des  sens  qui  la  touchent  beaucoup,  el  qui  ne  lui  représentent 
point  les  choses  selon  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  mais 
seuleîaient  selon  le  rapport  qu'elles  ont  avec  son  corps. 

II.  Si  une  personne,  par  exemple,  veut  expliquer  quelquo 
vérité,  il  est  nécessaire  qu'il  se  serve  de  la  parole  et  qu'il 
exprime  ses  mouvements  et  ses  sentiments  intérieurs  par  des 
mouvements  et  des  manières  sensibles.  Or  l'àme  ne  peut  dans 
le  même  temps  apercevoir  distmctement  plusieurs  choses. 
Ainsi  ayant  toujours  une  grande  attention  à  ce  qui  lui  vient  par 
les  sens,  ellt  ne  considère  presque  point  les  raisons  qu'elle 
entend  dire.  Mais  elle  s'applique  beaucoup  au  plaisir  sensible 
qu'elle  a  de  la  mesure  des  périodes,  des  rapports  des  gestes 
avec  les  paroles,  de  l'agrément  du  visage;  enfin  de  l'air  et  de 
la  manière  de  celui  qui  parle.  Cependant  après  qu'elle  a  écouté, 
elle  veut  juger,  c'est  la  coutume.  Ainsi  ces  jugements  doivent 
être  dilîérents,  selon  la  diversité  des  impressions  qu'elle  aura 
reçues  par  les  sens. 

Si,  par  exemple,  celui  qui  parle  s'énonce  avec  facilité,  s'il 
garde  une  mesure  agréable  dans  ses  périodes,  s'il  a  l'an-  d'un 
honnête  homme  et  d'un  homme  d'esprit,  si  c'est  une  personne 
de  qualité;  s'il  est  suivi  d'un  grand  train,  s'il  parle  avec  auto- 
rité et  avec  gravité ,  si  les  autres  l'écoutent  avec  respect  et  en 
silence,  s'il  a  quelque  réputation  et  quelque  commerce  avec 
les  esprits  du  premier  ordre;  enfin  s'il  est  assez  heureux  pour 
plaire,  ou  pour  être  estimé,  il  aura  raison  dans  tout  ce  qu'il 
avancera,  il  n'y  aura  pas  jusqu'à  son  collet  et  à  ses  manchettes 
qui  ne  prouvent  quelque  chose  ». 

Mais  s'il  est  assez  malheureux  pour  avoir  des  qualités  con- 
li-airos  à  celles-ci,  il  aura  beau  démontrer,  il  ne  prouvera 
jamais  rien;  qu'il  dise  les  plus  belles  choses  du  monde,  on  ne 

*  Voilà  un  trait  digne  de  La  Bruvore  aver  L-qnel  Malebranclie  peut  rivaliser 
p.rjrl.i  iifiMiiiredes  caractères  et  des  mœurs,  comme  ou  le  verra  surtout  dans 
!e  livre  suivant  el  dans  le  quatrième. 


DES    SENS.  127 

les  apercevra  jamais.  L'attention  des  auditeurs  n'étant  qu'à  ce 
qui  touche  les  sens,  le  dégoût  qu'ils  auront  de  voir  un  homme 
si  mal  composé,  les  occupera  tout  entiers,  et  empêchera  l'ap- 
plication qu'ils  devraient  avoir  à  ses  pensées.  Ce  collet  sale  et 
chiffonné  fera  mépriser  celui  qui  le  porte,  et  tout  ce  qui  peut 
venir  de  lui;  et  cette  manière  de  parler  de  philosophe  et  de 
rêveur,  fera  traiter  de  rêveries  et  d'extra\agances  ces  hautes 
et  sublimes  vérités  dont  le  commun  du  monde  n'est  pas  ca- 
pable. 

Voilà  quels  sont  les  jugements  dos  hommes.  Leurs  yeux  et 
leurs  oreilles  jugent  de  la  vérité,  et  non  pas  la  i-aison  dans 
les  choses  même  qui  ne  dépendent  que  de  la  raison,  parce  que 
les  hommes  ne  s'appliquent  qu'aux  manières  sensibles  et  agré- 
ables, et  qu'ils  n'apportent  presque  jamais  une  attention  forte  et 
b<^rieuse  pour  découvrir  la  vérité. 

IIL  Qu'y  a-t-il  cependant  de  plus  injuste,  que  de  juger  le» 
choses  par  la  manière  et  de  mépriser  la  vérité,  parce  qu'elle 
n'est  pas  revêtue  d'ornements  qui  nous  plaisent,  et  qui  flattent 
nos  sens  ?  Il  devait  être  honteux  à  des  philosophes  et  à  des  per- 
sonnes qui  se  piquent  d'esprit,  de  rechercher  avec  plus  de  soin 
ces  manières  agréables,  que  la  vérité  même,  et  de  se  repaitre 
plutôt  l'esprit  de  la  vanité  des  paroles,  que  de  la  solidité  des 
choses.  C'est  au  commun  des  hommes,  c'est  aux  âmes  de  chair 
et  de  sang  à  se  laisser  gagner  par  des  périodes  mesurées,  et 
par  des  figures  et  des  mouvements  qui  réveillent  les  passions. 

Omnia  enim  stolidi  magi-;  adniirantur.  amantque. 
Inversis  qua  sub  vcrbis  lalilantia  l'iTnuiit. 
Veraque  constituunt,  quœ  belle  tangere  possunl. 
Aures,  et  lepido  qua  sunt  fucala  sonore  '. 

Mais  les  personnes  sages  tâchent  de  se  défendre  contre  la 
force  maligne,  et  les  charmes  puissants  de  ces  manières  sensi- 
bles. Les  sens  leur  imposent  aussi  bien  qu'aux  autres  hommes, 
puisqu'en  effet  ils  sont  hommes;  mais  ils  méprisent  les  rapports 
qu'ils  leur  font.  Ils  imitent  ce  fameux  exemple  des  juges  de 
l'Aréopage  qui  défendaient  rigoureusement  à  leurs  avocats  de  se 
servir  de  ces  paroles  et  de  ces  figures  trompeuses,  et  qui  ne  les 
ci."."niiaient  que  dans  les  ténèbres,  de  peur  que  les  agréments  de 

*  LucicTC,  1"  '.ivre,  v,  6i2.  ' 


128  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

leurs  paroles  et  de  leurs  gestes  ne  leur  persuadassent  quelque 
chose  contre  la  vérité  et  la  justice,  et  afin  qu'ils  pussent  da- 
vantage s'appliquer  à   considérer  la  solidité  de  leurs  raisons. 


CHAPITRE  XIX 

Deux  autres  exemples.  —  I.  Le  prcmitT,  de  nos  erreurs  touchant  la  nature 
des  corps.  —  II.  Le  second,  de  celles  qui  ruçrardent  les  qualités  de  ces 
niènic<  corps. 

Il  est  certain  que  la  plupart  de  nos  erreurs  ont  pour  pre- 
mière cause  cette  forte  applicalion  de  l'âme  à  ce  qui  lui  vient 
par  les  sens,  et  cette  nonchalance  où  elle  est  pour  les  choses 
que  l'entendement  lui  représente.  On  vient  d'en  donner  un 
exemple  de  fort  grande  conséquence  pour  la  moralité,  tiré  de  la 
conversation  des  hommes  ;  en  voici  encore  d'autres  tirés  du 
commerce  que  l'on  a  avec  le  reste  de  la  nature,  lesquels  il  est 
absolument  nécessaire  de  remarquer  pour  la  physique. 

J.  [Jne  des  principales  erreurs  où  .l'on  tombe  en  matière  de 
physique,  c'est  que  l'on  s'imagine  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de 
substance  dans  les  corps  qui  se  font  beaucoup  sentir,  que  dans 
les  autres  qu'on  ne  sent  presque  pas.  La  plupart  des  hommes 
croient  qu'il  y  a  bien  plus  de  matière  dans  l'or  et  dans  le  plomb 
que  dans  l'air  et  dans  l'eau;  et  les  enfants  même,  qui  n'ont 
point  remarqué  par  les  sens  les  effets  de  l'air,  s'imaginent  or- 
dinairement que  ce  n'est  rien  de  réel. 

L'or  et  le  plomb  sont  fort  pesants,  fort  durs  et  fort  sensibles, 
l'eau  et  l'air  au  contraire  ne  se  font  presque  pas  sentir.  De  là 
les  hommes  concluent,  que  les  premiers  ont  bien  plus  de  réa- 
lité que  les  autres,  ou  qu'il  y  a  plus  de  matière  dans  un  pied 
cube  d'or  que  dans  un  pied  d'air  ou  de  matière  invisible  ;  ils 
jugent  de  la  vérité  des  choses  par  l'impression  sensible  qui 
nous  trompe  toujours,  et  ils  négligent  les  idées  claires  et  dis- 
tinctes de  l'esprit,  qui  ne  nous  trompent  jamais,  parce  que  le 
sensible  nous  louche  et  nous  applique,  et  que  l'intelligible  nous 
endort.  Ces  faux  jugements  regardent  la  substance  des  corps  ; 
en  voici  d'autres  sur  les  qualités  des  mêmes  corps. 

IL  Les  hommes  jugent  presque  toujours  que  les  objets,  qui 
excitent  en  eux  des  sensations  plus  agréables,  sont  les  plus  par- 


DES    SENS.  129 

faits  et  les  plus  purs,  saus  savoir  seulement  en  quoi  consiste  la 
perfection  et  la  pureté  de  la  matière,  et  même  sans  s'en  mettre 
en  peine. 

Ils  disent,  par  exemple,  que  de  la  fange  est  impure,  et  que 
de  l'eau  très  claire  est  fort  pure.  Mais  les  chameaux  qui  ajmem 
l'eau  bourbeuse,  et  ces  animaux  qui  se  plaisent  dans  la  fange, 
ne  seraient  pas  de  leur  sentiment.  Ce  sont  des  bêtes,  il  est  vrai. 
Mais  les  personnes  qui  aiment  les  entrailles  de  la  bécasse  et  qui 
sentent  avec  plaisir  les  excréments  de  la  fouine,  ne  disent  pas 
que  c'est  de  l'impureté,  quoiqu'ils  le  disent  de  ce  qui  sort  de 
tous  les  autres  animaux.  Entin  le  musc  etl'ambie  sont  estimés 
généralement  de  tous  les  hommes,  de  ceux  mêmes  qui  croient 
que  ce  ne  sont  que  des  excréments. 

Certainement  on  ne  juge  de  la  perfection  de  la  matière  et  de 
sa  pureté  que  par  rapport  à  ses  propres  sens;  et  de  là  il  arrive 
que  les  sens  étant  différents  dans  tous  les  hommes,  comme  on 
la  suffîsammettt  expliqué,  ils  doivent  juger  très  diversement 
de  la  perfection  et  de  la  pureté  de  la  matière.  Ainsi  les  livres 
qu'ils  composent  tous  les  jours  sur  les  perfections  imaginaires 
qu'ils  attribuent  à  certains  corps,  sont  nécessairement  remplis 
d'erreurs  dans  une  variété  tout  à  fait  étrange  et  bizarre  ;  puis- 
que les  raisonnements  qu'ils  contiennent  ne  sont  appuyés  que 
sur  les  idées  fausses,  confuses  et  irrégulières  de  nos  sens. 

Il  ne  faut  pas  que  des  philosophes  disent,  que  la  matière  est 
pure  ou  impure,  s'ils  ne  savent  ce  qu'ils  entendent  précisément 
par  ces  mots  de  pur  et  d'impur  ;  car  il  ne  faut  pas  parler  sans 
savoir  ce  que  l'on  dit,  c'est-à-dire  sans  avoir  desidées  distinctes, 
qui  répondent  aux  termes  dont  on  se  sert.  Or  s'ils  avaient  fixé 
des  idées  claires  et  distinctes  à  l'un  et  à  l'autre  de  ces  mots, 
ils  verraient  que  ce  qu'ils  appellent  pur  serait  souvent  très 
impur,  et  que  ce  qui  leur  parait  impur,  se  trouverait  très  pur. 
fc  S'ils  voulaient,  par  exemple,  que  cette  matière  là  fût  la  plus 
Kmrc  et  la  plus  parfaite,  dont  les  parties  feraient  les  plus  dé- 
^Hees  et  les  plus  faciles  à  se  mouvoir,  l'or,  l'argent  et  les  pierres 
■•■  précieuses  seraient  des  corps  extrêmement  imparfaits,  et  l'air  et 
le  feu  seraient  au  contraire  très  parfaits.  Quand  de  la  chair  vien- 
drait à  se  corrompre  et  à  sentir  mauvais,  ce  serait  alors  qu'elle 
commencerait  à  se  perfectionner  ;  et  une  charogne  puante  serait 
un  corps  bien  plus  parfait  que  la  chair  ordinaire. 


130  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

Que  si  au  contraire  ils  voulaient  que  les  corps  les  plus  par- 
faits fussent  ceux  dont  les  parties  seraient  les  plus  grosses,  les 
plus  solides  et  les  plus  difficiles  à  remuer,  de  la  terre  serait 
plus  parfaite  que  de  l'or,  et  l'air  et  le  feu  seraient  les  corps  les 
plus  imparfaits. 

Que  si  ou  ne  veut  pas  attacher  aux  termes  de  pur  et  de  par- 
fait les  idées  distinctes,  dont  je  viens  de  parler,  il  est  permis 
d'en  substituer  d'autres  en  leur  place.  Mais  si  on  prétend  ne 
définir  ces  mots  que  par  des  notions  sensibles,  on  confondra 
éternellement  toutes  choses,  puisqu'on  ne  iixera  jamais  la  si- 
gnification des  termes  qui  les  expriment.  Tous  les  hommes, 
comme  l'on  a  déjà  prouvé,  ont  des  sensations  bien  différentes 
des  mêmes  objets  :  Donc  on  ne  doit  pas  définir  ces  objets  par 
les  sensations  qu'on  en  a,  si  on  ne  veut  parler  sans  s'entendre, 
et  mettre  la  confusion  partout. 

Mais  au  fond,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  de  matière,  fût-ce 
celle  dont  les  cieux  sont  composés,  qui  contienne  en  soi  plus  de 
perfection  que  les  autres.  Toute  matière  ne  semble  capable  que 
de  figures  et  de  mouvements,  et  il  lui  est  égal  d'avoir  des  ligures 
et  des  mouvements  réguliers,  ou  d'en  avoir  d'irréguliers. 
La  raison  ne  nous  dit  pas  que  le  soleil  soit  plus  parfait,  ni  plus 
lumineux  que  la  boue,  ni  que  ces  beautés  de  nos  romans  et  de 
nos  poètes  aient  aucun  avantage  sur  les  cadavres  les  plus  cor- 
rompus. Ce  sont  nos  sens  faux  et  trompeurs  qui  nous  le  disent. 
On  a  beau  se  récrier,  toutes  les  railleries  et  les  exclamations 
paraîtront  froides  et  badines  à  ceux  qui  examineront  attentive- 
ment les  raisons  qu'on  a  apportées. 

Ceux  qui  savent  seulement  sentir,  croient  que  le  soleil  est 
plein  de  lumière  ;  mais  ceux  qui  savent  sentir  et  raisonner,  ne 
le  croient  pas,  pourvu  qu'ils  sachent  aussi  bien  raisonner  ([u'ils 
savent  sentir.  On  est  très  persuadé,  que  ceux-mèmes  qui 
défèrent  le  plus  au  témoignage  de  leurs  sens,  entreraient 
dans  le  sentiment  oîi  l'on  est,  s'ils  avaient  bien  médité  les 
choses  que  l'on  a  dites.  Mais  ils  aiment  trop  les  illusions  de 
leurs  sens  •,  il  y  a  trop  longtemps  qu'ils  obéissent  à  leurs  pré- 
jugés, et  leur  âme  s'est  trop  oubliée  pour  reconnaître  que  c'esi 
à  elle-même  qu'appartiennent  toutes  les  perfections  qu'elle 
s'imagine  voir  dans  les  corps. 

Ce  n'est  pas  aussi  à  ces  sortes  de  gens  que  l'on  parle  :  ou  se 


DES    SENS.  131 

met  peu  en  peine  de  leur  approbation  et  de  leur  eslime  :  ils 
ne  veulent  pas  écouter,  ils  ne  peuvent  donc  pas  juger.  Il  sufiit 
qu'on  défende  la  vérité,  et  qu'on  ait  l'approbation  de  ceux  qui 
travaillent  sérieusement  à  se  délivrer  des  erreurs  de  leurs  seus, 
et  à  user  bien  des  lumières  de  leur  esprit.  On  leur  demande 
seulement,  qu'ils  méditent  ces  pensées  avec  le  plus  d'attention 
qu'ils  pourront,  et  qu'ils  jugent.  Qu'ils  les  condamnent,  ou  qu'ils 
les  approuvent,  on  les  soumet  à  leur  jugement,  parce  que  par 
leur  méditation  ils  auront  acquis  sur  elles  droit  de  vie  et  de 
mort,  qui  ne  peut  leur  être  contesté  sans  injustice. 


CHAPITRE  XX 

Conclusion  de  ce  premier  livre.  —  I.  Oi'o  no^  sens  ne  nous  sont  donnés  que 
pour  notre  corps.  —  II.  Qu'i'.  faui  dnuiev  de  ce  qu'ils  nous  rapportent.  — 
lil.  Que  ce  n'est  pas  peu  que  de  douter  comme  il  faut. 

Nous  avons,  ce  me  semble,  assez  découvert  les  erreurs  géné- 
rales où  nos  sens  nous  portent,  soit  à  l'égard  de  leurs  propres 
objets,  soit  à  l'égard  des  choses  qui  ne  peuvent  être  aperçues 
que  par  l'entendement;  et  je  ne  crois  pas  qu'en  suivant  leur 
rapport  nous  tombions  dans  aucune  erreur,  dont  on  ne  puisse 
reconnaître  la  cause  par  les  choses  que  nous  venons  de  dire, 
pourvu  qu'on  les  veuille  un  peu  méditer. 

I.  Nous  avons  encore  vu  que  nos  sens  sont  très  fidèles  et  très 
exacts  pour  nous  instruire  des  rapports  que  tous  les  corps  qui 
nous  environnent  ont  avec  le  nôtre  ;  mais  qu'ils  sont  incapa- 
bles de  nous  apprendre  ce  que  ces  corps  sont  en  eux-mêmes, 
que  pour  en  faire  un  bon  usage,  il  ne  faut  s'en  servir  que  pour 
conserver  sa  santé  et  sa  vie,  et  qu'on  ne  les  peut  assez  mépri- 
ser, quand  ils  veulent  s'élever  jusqu'à  se  soumettre  l'esprit. 
C'est  la  principale  chose  que  je  souhaite  que  l'on  retienne  bien 
de  tout  ce  premier  livre.  Que  l'on  conçoive  bien  que  nos  sens 
ne  nous  sont  donnés  que  pour  la  conservation  de  notre  corps, 
qu'on  se  fortifie  dans  cette  pensée  et  que,  pour  se  délivrer  de 
iiignorance  où  l'on  est,  on  cherche  d'autres  secours  que  ceux 
qu'ils  nous  fournissent  i. 

*  Par  un  jugement  naturel,  dont  j'ai  parti  eu  plusi.^urs  endroit^  du  livro 
précédent. 


13-2  UE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

II.  Que  s'il  se  trouve  quelques  personnes,  comme  sans  doute 
il  n'y  en  aura  que  trop,  qui  ne  soient  point  persuadées  de  ces 
dernières  propositions  parles  choses  qu'on  a  dites  jusqu'ici,  on 
leur  demande  encore  bien  moins.  Il  suffit  qu'ils  entrent  seule- 
ment en  quelque  défiance  de  leurs  sens  ;  et  s'ils  ne  peuvent  pas 
rejeter  entièrement  leurs  rapports  comme  faux  et  trompeurs, 
on  leur  demande  seulement  qu'ils  doutent  sérieusement  que  ces 
rapports  soient  entièrement  vrais. 

Et  véritablement  il  me  semble  qu'on  en  a  assez  dit  pour  jeter 
au  moins  quelque  scrupule  dans  l'esprit  des  personnes  raison- 
nables, et  par  conséquent  pour  les  exciter  à  se  servir  de  leur 
liberté  autrement  qu'ils  n'ont  fait  jusqu'à  présent.  Car  s'ils 
peuvent  entrer  dans  quelque  doute  que  les  rapports  de  leurs 
sens  soient  vrais,  ils  auront  aussi  plus  de  facilité  à  retenir  leur 
consentement  et  à  s'empêcher  ainsi  de  tomber  dans  les  erreurs 
cil  ils  sont  tombés  jusqu'ici  ;  principalement  s'ils  se  souviennent 
de  la  règle  qui  est  au  commencement  de  ce  traité  :  Qu'on  ne 
doit  jamais  donner  un  consentement  entier,  qu'à  des  choses 
qui  paraissent  entièrement  évidentes,  et  auxquelles  on  ne  peut 
s'abstenir  de  consentir,  sans  reconnaître  avec  une  entière  cer- 
titude, que  l'on  ferait  mauvais  usage  de  sa  liberté,  si  l'on  ne 
s'y  rendait  pas. 

III.  Au  reste  qu'on  ne  s'imagine  pas  avoir  peu  avancé,  si  on 
a  seulement  appris  à  douter.  Savoir  douter  par  esprit  et  par  rai- 
son, n'est  pas  si  peu  de  chose  qu'on  le  pense.  Car  il  faut  le  dire 
ici,  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  douter  et  douter.  On  doute 
par  emportement  et  par  brutalité,  par  aveuglement  et  par  ma- 
lice, et  enfin  par  fantaisie,  et  parce  que  l'on  veut  douter.  Mais 
on  doute  aussi  par  prudence  et  par  défiance,  par  sagesse  et  pai 
pènétraiion  d'esprit.  Les  académiciens  et  les  athées  douien/ 
de  la  première  sorte  ;  les  vrais  philosophes  doutent  de  la  se 
conde.  Le  premier  doute  est  un  doute  de  ténèbres,  qui  ne  con- 
duit point  à  la  lumière,  mais  qui  eu  éloigne  toujours.  Le  se- 
cond doute  nait  de  la  lumière,  el  il  aide  en  quelque  fa^:on  à  la 
produire  à  son  tour. 

Ceux  (jui  ne  doutent  que  de  la  première  façon,  ne  compren- 
nent pas  ce  que  c'est  que  douter  avec  esprit.  Ils  se  railleiii  de 
ce  que  M.  Descartes  apprend  à  douter  dans  la  première  de  sec- 
mcdilalious  métaphysiques,  parce  qu'il  leur  semble  qu'il  n'y  a 


DES    SENS.  13S 

qu'à  douter  par  fantaisie,  et  qu'il  n'y  a  qu'à  dire  en  général  que 
notre  nature  est  infirme,  que  notre  esprit  est  plein  d'aveugle- 
ment, qu'il  faut  avoir  un  grand  soin  de  se  défaire  de  ces  pré- 
jugés, et  autres  choses  semblables.  Ils  pensent  que  cela  suffit 
pour  ne  plus  se  laisser  séduire  à  ses  sens,  et  pour  ne  plus  so- 
tromper  du  tout.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  que  l'esprit  est  faible,  il 
faut  lui  faire  sentir  ses  faiblesses.  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'il 
est  sujet  à  l'erreur,  il  faut  lui  découvrir  en  quoi  consiste  ses 
erreurs.  C'est  ce  que  nous  croyons  avoir  commencé  de  faire 
dans  ce  premier  livre,  en  expliquant  la  nature  et  les  erreurs  de 
nos  sens,  et  nous  allons  poursuivre  notre  même  dessein,  en 
expliquant  dans  le  second  la  nature  et  les  erreurs  de  notre  ima- 
gination. 


T. 


LIVRE    SECOND 

DE     L'IMAGINATION 


CHAPITRE  PREMIER 

?.  Idée  (générale  de  l'imagination.  —  ir.  Qu'elle  renferme  deux  facultés, 
Tune  active,  l'autre  passive.  —  III.  Cause  générale  des  changenieots  qui 
arrivent  dans  l'imagination  des  hommes,  et  le  fondement  de  ce  livre. 

Dans  le  livre  précédent  nous  avons  traité  des  sens.  Nous 
avons  tâché  d'en  expliquer  la  nature,  et  de  marquer  précisé- 
ment l'usage  que  l'on  en  doit  faire.  Nous  avons  découvert  les 
principales  et  les  plus  générales  erreurs  dans  lesquelles  ils  nous 
jettent;  et  nous  avons  làclié  de  limiter  de  telle  sorte  leur  puis- 
sance, qu'on  doit  l^eaucoup  espérer  d'eux,  et  n'en  l'ien  craindre, 
si  on  les  retient  toujours  dans  les  bornes  que  nous  leur  avons 
prescrites.  Dans  ce  second  livre  nous  traiterons  de  l'imagina- 
tion, l'ordre  naturel  nous  y  oblige;  car  il  y  a  un  si  grand 
rapport  entre  les  sens  et  l'imagination  qu'on  ne  doit  pas  les 
séparer.  On  verra  même  dans  la  suite  que  ces  deux  facultés 
ne  diffèrent  entre  elles  que  du  plus  et  du  moins. 

Voici  l'ordre  que  nous  gardons  dans  ce  traité.  Il  est  divisé 
en  trois  parties.  Dans  la  première  nous  expliquons  les  causes 
physiques  du  dérèglement  et  des  erreurs  de  l'imagination.  Dans 
la  seconde  nous  faisons  quelque  application  de  ces  causes  aux 
erreurs  les  plus  générales  de  l'imagination,  et  nous  parlons 
aussi  des  causes  que  l'on  peut  appeler  morales  de  ces  erreurs. 
Dans  la  troisième  nous  parlons  de  la  communication  contagieuse 
des  imaginations  fortes. 

Si  la  plupart  des  choses  que  ce  traité  contient  ne  sont  pas 
si  nouvelles  que  celles  que  Ton  a  déjà  dites,  en  expliquant  les 
erreurs  des  sens,  elles  ne  seront  pas  toutefois  moins  utiles.  Les 
personnes  éclairées  reconnaissent  assez  les  erreurs  et  les  causes 
mêmes  des  ei'reurs  dont  je  traite  ;  mais  il  y  a  très  peu  de  per- 
sonnes qui  y  fassent  assez  de  réflexion.  Je  ne  prétends  pas  ins- 
truire tout  le  monde,  j'instruis  les  ignorants,  et  j'avertis  seule- 
ment les  autres,  ou  plutôt  je  tâche  ici  de  m'iustruire,  et  de 
m'averiir  moi-même. 


DE  L'IMAGINATION,   1«   Partie.  13r> 

I.  Nous  avons  dit,  dans  le  premier  livre,  que  les  organes  de 
nos  sens  étaient  composés  de  petits  filets  qui,  d'un  côté  se  ter- 
minent aux  parties  extérieures  du  corps  et  à  la  peau,  et  de 
l'autre  aboutissent  vers  le  milieu  du  cerveau.  Or  ces  petits 
filets  peuvent  être  remués  en  deux  manières,  ou  en  commen- 
çant par  les  bouts  qui  se  terminent  dans  le  cerveau,  ou  par 
ceux  qui  se  terminent  au  dehors.  L'agitation  de  ces  petits  filets 
ne  pouvant  se  communiquer  jusqu'au  cerveau,  que  l'àme  n'a- 
perçoive quelque  chose,  si  l'agitation  commence  par  l'impression 
que  les  objets  font  sur  la  surface  extérieure  des  filets  de  nos 
nerfs,  et  qu'elle  se  communique  jusqu'au  cerveau,  alors  l'àme 
sent  et  juge  i  que  ce  qu'elle  sent  est  au  dehors,  c'est-à-dire 
qu'elle  aperçoit  un  objet  comme  présent.  Mais  s'il  n'y  a  qut 
les  filets  intérieurs  qui  soient  légèrement  ébranlés  par  le  coura 
des  esprits  animaux,  ou  de  quelqu'autre  manière,  l'àme  imagine, 
et  juge  que  ce  qu'elle  imagine  n'est  point  au  dehors,  mais  au 
dedans  du  cerveau,  c'est-à-dire  qu'elle  aperçoit  un  objet  comme 
absent.  Voilà  la  différence  qu'il  y  a  entre  sentir  et  imaginer. 

Mais  il  faut  remarquer  que  les  fibres  du  cerveau  sont  beau- 
coup plus  agitées  par  l'impression  des  objets,  que  par  le  cours 
des  esprits,  et  que  c'est  pour  cela  que  l'àme  est  beaucoup  plus 
touchée  par  les  objets  extérieurs  qu'elle  juge  comme  présents, 
et  comme  capables  de  lui  faire  sentir  du  plaisir,  ou  de  la  dou- 
leur, que  par  le  cours  des  esprits  animaux.  Cependant  il  arrive 
quelquefois  dans  les  personnes  qui  ont  les  esprits  animaux  fort 
agités  par  des  jeûnes,  par  des  veilles,  par  quelque  fièvre  chaude, 
ou  par  quelque  passion  violente,  que  ces  esprits  remuent  les 
fibres  intérieures  de  leur  cerveau  avec  autant  de  force  que  les 
objets  extérieurs  ;  de  sorte  que  ces  personnes  sentent  ce  qu'ils 
ne  devraient  qu'imaginer,  et  croient  voir  devant  leurs  yeux  des 
objets  qui  ne  sont  (jue  dans  leur  imagination.  Cela  montre  bien 
qu'à  l'égard  de  ce  qui  se  passe  dans  le  corps,  les  sens  et  l'ima- 
gination ne  diffèrent  que  du  plus  et  du  moins,  ainsi  que  je  viens 
de  l'avancer. 

Mais  afin  de  donner  une  idée  plus  distincte  et  plus  particu- 
lière de  l'imagination,  il  faut  savoir,   que   toutes  les  fois  qu'il 

'  Par  lin  jupement  natiirol,  dont  j'ai  parlé  en  plusieurs  cnrlroits  du  livre 
préccdcnl.  (Note  de  Malebranche.) 


136  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

y  a  du  changement  dans  la  pai-lie  du  corveau  à  laquelle  les 
nerfs  aboutissent,  il  arrive  aussi  du  changement  dans  l'âme  ; 
c'est-à-dire,  comme  nous  avons  déjà  expliqué,  que  s'il  arrive 
dans  cette  partie  quelque  mouvement  des  esprits  qui  change 
quelque  peu  l'ordre  de  ses  fibres,  il  arrive  aussi  quelque  per- 
ception nouvelle  dans  l'âme  ;  elle  sent  nécessairement,  ou  elle 
imagine  quelque  chose  de  nouveau,  et  l'âme  ne  peut  jamais 
rien  sentir,  ni  rien  imaginer  de  nouveau,  qu'il  n'y  ait  du  chan- 
gement dans  les  fibres  de  cette  même  partie  du  cerveau. 

De  sorte  que  la  faculté  d'imaginer,  ou  l'imagination,  ne  con- 
siste que  dans  la  puissance  qu'a  l'âme  de  se  former  des  images 
des  objets,  en  produisant  du  changement  dans  les  fibres  de 
cette  partie  du  cerveau,  que  l'on  peut  appellor  partie  princi- 
pale, parce  qu  elle  répond  à  toutes  les  parties  de  notre  corps, 
et  que  c'est  le  lieu  où  notre  âme  réside  immédiatement,  s'il  est 
permis  de  parler  ainsi. 

IL  Cela  fait  voir  clairement,  que  celle  puissance  qu'a  l'âme 
<le  former  des  images  renferme  deux  choses  ;  l'une  qui  dépend 
de  l'âme  même  ,  et  l'autre  qui  dépend  du  corps.  La  première 
•est  l'action  et  le  commandement  de  la  volonté.  La  seconde  est 
l'obéissance  que  lui  rendent  les  esprits  animaux  qui  tracent 
ces  images,  et  les  fibres  du  cerveau  sur  lesquelles  elles  doivent 
cire  gravées.  Dans  cet  ouvrage  on  appelle  indifieromment  du 
nom  d'imagination  l'une  et  l'autre  de  ces  deux  choses,  et  on 
ne  les  dislingue  point  par  les  mois  d'actioti  et  de  passive  qu'on 
leur  pourrait  donner  ,  parce  que  le  sens  de  la  chose  dont  on 
parle  marque  assez  de  laquelle  des  deux  on  entend  parler,  si 
c'est  de  ïimagination  active  de  l'àme,  ou  de  V imagiiiation 
passive  du  corps. 

On  ne  détermine  point  encore  en  particulier,  quelle  est 
celte  partie  principale  dont  on  vient  de  parler.  Premièrement 
parce  qu'on  le  croit  assez  inutile.  Secondement,  parce  que  cela 
est  fort  incertain.  Et  eniin  parce  (|ue  n'en  pouvant  convaincre 
les  autres,  à  cause  que  c'est  un  fait  qui  ne  se  peut  prouver  ici, 
quand  on  serait  très  assuré  qu'elle  est  cette  partie  principale, 
on  croit  qu'il  serait  mieux  de  n'en  rien  dire. 

Que  ce  soit  donc,  selon  le  sentiment  de  Willis,  dans  les  deux 
petits  corps,  qu'il  appelle  corpora  striata,  que  réside  le  sens 
commun  ;  que  les  sinuosiLès  du  cerveau  conservent  les  espèces 


DE   L'IMAGINATION,    1"   Partie.  137 

de  la  mémoire,  el  que  le  corps  calleux  soit  le  siège  de  l'ima- 
gination; que  ce  soit  suivant  le  sentiment  de  Fernel  dans  la 
pie-mère,  qui  enveloppe  la  substance  du  cerveau;  que  ce  soit 
dans  la  glande  pinéale  de  M.  Descartes,  ou  enfin  dans  quelque 
autre  partie  inconnue  jusqu'ici  que  notre  âme  exerce  ses  prin- 
cipales fonctions,  on  ne  s'en  met  pas  fort  en  peine.  Il  suffit 
qu'il  y  ait  une  partie  principale  ;  et  cela  est  même  absolument 
nécessaire,  comme  aussi  que  le  fond  du  système  de  M.  Des- 
cartes subsiste.  Car  il  faut  remarquer,  que  quand  il  se  serait 
trompé,  comme  il  y  a  bien  de  l'apparence,  lorsqu'il  a  assuré 
que  c'est  à  la  glande  pinéale  que  l'àme  est  immédiatemment 
unie,  cela  toutefois  ne  pourrait  faire  de  tort  au  fond  de  son 
système,  duquel  on  tirera  toujours  toute  l'utilité  qu'on  peut  at- 
tendre du  véritable  pour  avancer  dans  la  connaissance  de 
l'homme  ^. 

m.  Puis  donc  que  l'imagination  ne  consiste  que  dans  la  force 
qu'a  l'àme  de  se  former  des  images  des  objets,  en  les  impri- 
mant, pour  ainsi  dire,  dans  les  fibres  de  son  cerveau ,  plus  les 
vestiges  des  esprits  animaux,  qui  font  les  traits  de  ces  images, 
seront  grands  et  distincts,  plus  l'âme  imaginera  fortement  et 
distiuctement  ces  objets.  Or,  de  môme  que  la  largeur,  la  pro- 
fondeur, et  la  netteté  des  traits  de  quelque  gravure  dépond  de 
la  force  dont  le  burin  agit,  et  de  l'obéissance  que  rend  le  cui 
vre  :  ainsi  la  profondeur  et  la  netteté  des  vestiges  de  l'imagi- 
nation dépend  de  la  force  des  esprits  animaux,  et  de  la  consti- 
tution des  fibres  du  cerveau;  et  c'est  la  variété  qui  se  trouve 
dans  ces  deux  choses,  qui  fait  presque  toute  cette  grande  dif- 
férence que  nous  remarquons  entre  les  esprits. 

Car  il  est  assez  facile  de  rendre  raison  de  tous  les  différents 
caractères  qui  se  rencontrent  dans  les  esprits  des  hommes , 
d'un  côté  par  l'abondance  et  la  disette ,  par  l'agitation  et  la 
lenteur,  par  la  grosseur  et  la  petitesse  des  esprits  animaux,  ot 
de  l'autre  par  la  délicatesse  et  la  grossièreté,  par  rhumidite 
«ît  la  sécheresse,  par  la  facilité  et  la  difficulté  de  se  ployer  des 

'  Si  Malebran?lie  n'ose  afiirmer  avec  Dcscarics  que  la  glande  pinéale  soit 
Je  sièse  i\c  l'Sm,  il  adopte  d'ailleiiix  toute  sa  pliysioloirie  et  pariiculièreiccnt 
^■|iy|iotlK-;L'  dc>  e&prits  aininaiix  dont  il  se  sert  our  donrev  une  exi.iication 
iil).vsiolos:i(|(R'  (le  l'imasinntion  et  de  la  mémoire  noii  moins  ingénieuse  ft  non 
pas  plus  dépourvue  de  vraisemblance  que  toutes  celles  qu'on  a  imaginées 
depuis. 


138  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

fibres  du  cerveau  :  et  enfin  parle  rapport  que  les  esprits  animaux 
peuvent  avoir  avec  ces  fibres  '.  Et  il  sei'ait  fort  à  propos,  que 
d'abord  chacun  tâchât  d'imaginer  toutes  les  différentes  combi- 
naisons de  ces  choses,  et  qu'on  les  appliquât  soi-même  à  toutes 
les  différences  qu'on  a  remarquées  entre  les  esprits,  parce  qu'il 
est  toujours  plus  utile  et  même  plus  agréable  de  faire  usage  de 
son  esprit,  et  de  l'accoutumer  ainsi  à  découvrir  la  vérité ,  que 
de  se  laisser  corrompre  dans  l'oisiveté,  en  ne  l'appliquant  qu'à 
des  clioses  toutes  digérées  et  toutes  développées  Outre  qu'il  va 
des  choses  si  déhcates  et  si  fines  dans  la  différence  des  esprits , 
qu'on  peut  bien  quelquefois  les  découvrir  et  les  sentir  soi- 
même,  mais  on  ne  peut  pas  les  représenter  ni  les  faire  sentir 
aux  autres. 

Mais  afin  d'expliquer,  autant  qu'on  le  peut,  toutes  ces  diffé- 
rences qui  se  trouvent  entre  les  espi'its,  et  afin  qu'un  chacun 
remarque  plus  aisément  dans  le  bien  même  la  cause  de  tous 
les  changements  qu'il  y  sent  en  différents  temps,  il  semble  à 
propos  d'examiner  en  général  les  causes  des  changements  qui 
arrivent  dans  les  esprits  animaux  et  dans  les  fibres  du  cerveau  ; 
parce  ffu'ainsi  on  découvrira  tous  ceux  qui  se  trouvent  dans 
l'imagination. 

L'homme  ne  demeure  guère  lomptemps  semblable  à  lui-même  ; 
tout  le  monde  a  assez  de  preuves  intérieures  de  son  incons- 
tance :  on  juge  tantôt  d'une  façon  et  tantôt  d'une  autre  sur  le 
môme  sujet  :  en  un  mot  la  vie  de  l'homme  ne  consiste  que  dans 
la  circulation  du  sang,  et  dans  une  autre  circulation  de  pensées 
et  de  désirs  ;  et  il  semble  qu'on  ne  puisse  guère  mieux  em- 
ployer son  temps,  qu'à  rechercher  les  causes  de  ces  change- 
ments qui  nous  arrivent,  et  apprendre  ainsi  à  nous  connaître 
nous-mêmes. 

CHAPITRE  II 

1.  Dus  esprits  animaux,  et  des  ciianirements  auxquels  ils  sont  sujets  en 
général.  —  II.  Que  le  chyle  va  au  cœur,  et  qu'il  apporte  du  cliangemeiu 
dans  les  esprits.  —  III.  Que  le  vin  en  lait  autant. 

I.  Tout  le  monde  convient  assez  que  les  esprits  animaux  ne 

*  Vour  plus  (le  commodité  dans  ses  explications,  Malebranche  suppose  une 
grand  variété  dans  les  esprits  aninianx.  Nous  allons  voir  qu'il  est  de?  esprits 
languissants  et  même  des  esprits  libertins  qui  n'obéissent  pas  ù  la  volonté. 


DE   L'IMAGINATION,    ^°   Partie.  139 

sont  que  les  parties  les  plus  subtiles  et  les  plus  agitées  du  sang, 
qui  se  subtilise  et  s'agite  pi'incipaleraent  par  la  fermentation  et 
par  le  mouvement  violent  des  muscles  dont  le  cœur  est  com- 
posé, que  ces  esprits  sont  conduits  avec  le  reste  du  sang  par 
les  artères  jusque  dans  le  cerveau,  et  que  là  ils  en  sont  sé- 
parés par  quelques  parties  destinées  à  cet  usage,  desquelles  on 
ne  convient  pas  encore. 

Il  faut  conclure  de  là,  que  si  le  sang  est  fort  subtil,  il  y  aura 
beaucoup  d'esprits  animaux ,  et  que  s'il  est  grossier,  il  y  en 
aura  peu.  Que  si  le  sang  est  composé  de  parties  fort  faciles  à 
s'embraser  dans  le  cœur  et  ailleurs  ,  ou  fort  propres  au  mouve- 
ment, les  esprits  qui  seront  dans  le  cerveau  en  seront  extrême- 
ment échauffes  ou  agités;  que  si  au  contraire  le  sang  ne  se 
fermente  pas  assez,  les  esprits  animaux  seront  languissants, 
sans  action  et  sans  force  ;  enfin  ([ue ,  selon  la  solidité  qui  Sb 
trouvera  dans  les  parties  du  sang,  les  esprits  animaux  auront 
plus  ou  moins  de  solidité,  et  par  conséquent  plus  ou  moins  de 
force  dans  leur  mouvement.  Mais  il  faut  expliquer  plus  au  long 
toutes  ces  choses,  et  apporter  des  exemples  et  des  expériences 
incontestables,  pour  en  faire  reconnaître  plus  sensiblement  la 
vérité. 

II.  L'autorité  des  anciens  n'a  pas  seulement  aveuglé  l'esprit 
de  quelques  gens,  on  peut  même  dire  qu'elle  leur  a  fermé  les 
yeux.  Car  il  y  a  encore  quelques  personnes  si  respectueuses  à 
l'égard  des  anciennes  opinions,  ou  peut-être  si  opiniâtres, 
qu'elles  ne  veulent  pas  voir  des  choses  qu'ils  ne  pourraient 
plus  contredire,  s'il  leur  plaisait  seulement  d'ouvrir  les  yeux. 
On  voit  tous  les  jours  des  personnes  assez  estimées  par  leur 
lecture  et  par  leurs  études,  qui  font  des  livres  et  des  confé- 
rences publiques  contre  les  expériences  visibles  et  sensibles  de 
la  circulation  du  sang,  contre  celle  du  poids  et  de  la  force  élas- 
tique de  l'air  et  d'autres  semblables.  La  découverte  que 
M.  Pecquet  a  fiiitc  en  nos  jours  i,  de  laquelle  on  a  besoin  ici, 
est  du  nombre  dé  celles  qui  ne  sont  malheureuses  que  parce 
qu'elles  ne  naissent  pas  toutes  vieilles,    et  pour  ainsi  dire  avec 

1  .lean  Pecquoi;  étudiant  de  Dieppe,  «onipiétant  la  découverte  de  la  rircu- 
ation  du  san^',  venait  de  découvrir  le  réservoir  du  clivle  et  de  prouv.  r  que 
les  vaisseaux  ciiililéres  se  rendent  par  là  dans  le  canal  d'Kuslache  et  dans  le 
système  veieeux. 


140  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

une  barbe  vénérable.  On  ne  laissera  pas  cependant  de  s'en 
servir,  et  on  ne  craint  pas  que  les  personnes  judicieuses  y 
trouvent  à  redire. 

Selon  cette  découverte  il  est  constant  que  le  chyle  ne  va  pas 
d'abord  des  viscères  au  foie  par  les  veines  mùsaraïques,  comme 
le  croient  les  anciens,  mais  qu'il  passe  des  boyaux  dans  les 
veines  lactées,  et  ensuite  dans  certains  réservoirs  où  elles 
aboutissent  toutes.  Que  de  là  il  monte  par  le  canal  thoracique 
le  long  des  vertèbres  du  dos,  et  se  va  mêler  avec  le  sang  de  la 
veine  axillaire-,  laquelle  entre  dans  le  tronc  supérieur  de  la 
veine  cave,  et  qu'ainsi  étant  mêlé  avec  le  sang,  il  se  va  rendre 
daus  le  cœur. 

Il  faut  conclure  de  cette  expérience,  que  le  sang  mêlé  avec 
le  chyle  étant  fort  différent  d'un  autre  sang,  qui  aurait  déjà 
circulé  plusieurs  fois  par  le  cœur,  les  esprits  animaux  qui  n'en 
sont  que  les  plus  subtiles  parties,  doivent  être  aussi  fort  diffé- 
rents dans  les  personnes  qui  sont  à  jeun  et  dans  d'autres  qui 
viendraient  de  manger  ;  de  plus,  parce  qu'entre  les  viandes  et 
les  breuvages  dont  on  se  sert,  il  y  en  a  d'une  infinité  de  sortes, 
et  même  que  ceux  qui  s'en  servent  ont  des  corps  diversement 
disposés  ;  deux  personnes  qui  viennent  de  diner  et  qui  sortent 
d'une  même  table,  doivent  sentir  dans  leur  faculté  d'imaginer 
une  si  grande  variété  de  changements,  qu'il  n'est  pas  possible 
de  la  décrire. 

Il  est  vrai  que  ceux  qui  jouissent  d'une  santé  parfaite  font 
une  digestion  si  achevée,  que  le  chyle  entrant  dans  le  cœur,  et 
de  là  dans  le  cerveau,  est  aussi  propre  à  former  des  esprits 
que  le  sang  ordinaire.  De  sorte  que  leurs  esprits  animaux,  et 
par  conséquent  leur  faculté  d'imaginer  n'en  reçoivent  presque 
pas  de  changement.  Mais  pour  les  vieillards  et  les  infirmes,  ils 
remarquent  en  eux-mêmes  des  changements  fort  sensibles 
après  leur  repas.  Ils  s'assoupissent  presque  tous;  ou  pour  le 
moins  leur  imagination  devient  toute  languissante  et  n'a  plus 
de  vivacité  ni  de  promptitude  :  ils  ne  conçoivent  plus  rien  dis- 
tinctement, ils  ne  peuvent  s'appliquer  à  quoi  que  ce  soit  :  on  un 
mot  ils  sont  tout  autres  qu'ils  n'étaient  auparavant. 

III.  Mais  aiin  que  les  plus  sains  et  les  plus  robustes  aient 
aussi  dos  prouves  sensibles  de  ce  que  l'on  vient  de  cîire,  ils 
n'ont  qu'à  faire  rétloxion  sur  ce  qui  leur  est  arrivé,  quand  ilsont 


DE    L'IMAGINATION,    1"    Partie.  J41 

bu  du  vin  bien  plus  qu'à  l'ordinaire,  ou  bien  sur  ce  qui  leur 
arrivera,  quand  ils  ne  boiront  qne  du  vin  dans  un  repas,  et 
que  de  l'eau  dans  un  autre.  Car  on  est  assuré  que  s'ils  ne  sont 
cntièreiuent  stupides,  ou  si  leur  corps  n'est  composé  d'une 
façon  toute  extraordinaire,  ils  sehtiront  aussitôt  de  la  gaieté,  ou 
quelque  petit  assoupissement,  ou  quelqu'aut  re  accident  semblable. 
Le  vin  est  si  spiritueux,  que  ce  sont  des  esprits  animaux 
presque  tout  formés ,  mais  des  esprits  libertins ,  qui  ne  se  sou- 
mettent pas  volontiers  aux  ordres  de  la  volonté,  à  cause  appa- 
remment de  leur  facilité  à  être  mus.  Ainsi  dans  les  hommes 
mêmes  les  plus  forts  et  les  plus  vigoureux ,  il  produit  de  plus 
grands  changements  dans  l'imagination  et  dans  toutes  les  par- 
ties du  corps,  que  les  viandes  et  les  autres  breuvages.  Il  donne 
du  croc  en  jambe,  pour  parler  comme  Plante  i;  et  il  produit 
dans  l'esprit  bien  des  effets ,  qui  ne  sont  pas  si  avantageux  que 
ceux  qu'Horace  décrit  en  ces  vers  : 

Qiiid  non  ebrietas  desi?nat?  opeila  recludit  : 
Sps  jubet  esse  raïas;  in  pra'lia  tiudit  ineriem  : 
Solliciii*  animis  onu>  exiniit,  addorei  artes. 
Fec;iiidi  calices  quem  non  fecere  di^ertum? 
CoDiractà  ()ueni  non  in  paupertatc  solutuin  -? 

Il  serait  assez  facile  de  trouver  des  raisons  fort  vraisem- 
blables des  principaux  effets,  que  le  mélange  du  chyle  avec  le 
sang  produit  dans  le.^  esprits  animaux,  et  ensuite  dans  le  cer- 
veau, et  dans  l'àme  même  :  comme  pourquoi  le  vin  réjouit  ; 
pourquoi  il  donne  une  certaine  vivacité  à  l'esprit,  quand  on 
en  prend  avec  modération  ;  pourquoi  il  l'abrutit  avec  le  temps , 
quand  on  en  fait  excès;  pourquoi  on  est  assoupi  après  le  repas, 
et  de  plusieurs  autres  choses  desquelles  on  donne  ordinaire- 
mont  des  raisons  fort  ridicules.  Mais  outre  qu'on  ne  fait  pas  ici 
une  physique,  il  faudrait  donner  quelque  idée  de  l'anatoraic  du 
cerveau,  ou  faire  quelques  suppositions,  comme  M.  Descartes 
eu  a  faites  dans  le  traité  qu'il  a  fait  de  V Homme,  sans  lesquelles 
il  n'est  pas  possible  de  s'expliquer.  Mais  enfin  si  on  lit  avec  at- 
tention ce  traité  de  M.  Descartes,  on  pourra  peut-être  se  satis- 
faire sur  toutes  ces  questions,  à  cause  des  ouvertures  qu'il 
donne  pour  les  résoudre. 

*  Viniim  luctator  dolosus  est. 
-  Hor.  ép.  •!«'■  liv.,  ép.  V. 


142  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 


CHAPITRE  III 

Que  l'air  qu'on  respire  cause  aussi  quelque  changement  dans  les 
esprits. 

La  seconde  cause  générale  des  changements  qui  arrivent  dans 
les  esprits  animaux,  est  l'air  que  nous  respirons.  Car  quoiqu'il 
ne  fasse  pas  d'abord  des  impressions  si  sensibles  que  le  chyle, 
cependant  il  fait  à  la  longue  ce  que  les  sucs  des  viandes  font  en 
peu  de  temps.  Cet  air  entre  des  branches  de  la  trachée  artère 
dans  celle  de  V artère  veineuse  i  ;  de  là  il  se  mêle  et  se  fermente 
avec  le  reste  du  sang  dans  le  cœur,  et  selon  sa  disposition  par- 
ticulière et  celle  du  sang,  il  produitde  très  grands  changements 
dans  les  esprits  animaux,  et  par  conséquent  dans  la  faculté 
d'imaginer. 

Je  sais  qu'il  y  a  quelques  personnes  qui  ne  croient  pas  que 
l'air  se  mêle  avec  le  sang  dans  les  poumons  et  dans  le  cœur, 
parce  qu'ils  ne  peuvent  découvrir  avec  leurs  yeux  dans  les 
branches  de  la  trachée  artère,  et  dans  celle  de  l'artère  veineuse, 
les  passages  par  où  cet  air  se  communique.  Mais  il  ne  faut  pas 
que  l'action  de  l'esprit  s'arrête  avec  celle  des  sens  ;  il  peut  pé- 
nétrer ce  qui  leur  est  impénétrable,  et  s'attacher  à  des  choses 
qui  n'ont  point  de  prise  pour  eux.  Il  est  indubitable  qu'il  passe 
continuellement  quelques  parties  du  sang  des  branches  de  la 
veine  artérieuse  ^  dans  celles  de  la  trachée  artère  ;  l'odeur  et 
l'humidité  de  l'haleine  le  prouvent  assez,  et  cependant  les  pas- 
sages de  celte  communication  sont  imperceptibles.  Pourquoi 
donc  les  parties  subtiles  de  l'air  ne  pourraient-elles  pas  passer 
des  branches  de  la  trachée  artère  dans  l'artère  veineuse,  quoi- 
que les  passages  de  celte  communication  ne  soient  pas  visibles. 
Enfin  il  se  transpire  beaucoup  plus  d'humeurs  par  les  pores 
imperceptibles  des  artères  et  de  la  peau,  qu'il  n'en  sort  par  les 
autres  passages  du  corps,  et  les  métaux  même  les  plus  solides 
n'ont  point  de  pores  si  étroits,  qu'il  ne  se  rencontre  encore 
dans  la  nature  des  corps  assez  petits  pour  y  trouver  le  passage 
libre,  puisqu'autrement  ces  pores  se  fermeraient. 

*  C'est  la  veine  du  poumon. 

»  C'est  l'artère  du  poumon.  (Notes  de  Maiebranche.) 


DE   L'DIAGLXATIU.N,    1"    Partie.  143 

Il  est  vrai  que  les  parties  grossières  et  branchues  de  l'air,  ne 
peuvent  point  passer  par  les  pores  ordinaires  des  corps,  et  que 
l'eau  même,  quoique  fort  grossière,  peut  se  glisser  par  des  che- 
mins oîi  cet  air  est  obligé  de  s'arrêter.  Mais  on  ne  parle  pas 
ici  de  ces  parties  les  plus  grossières  de  l'air;  elles  sont,  ce 
semble,  assez  inutiles  pour  la  fermentation.  On  ne  parle  que 
des  plus  petites  parties,  raides,  piquantes,  et  qui  n'ont  que  fort 
peu  de  branches  qui  les  puissent  arrêter,  parce  que  ce  sont  ap- 
oaremment  les  plus  propres  pour  la  fermentation  du  sang. 

Je  pourrais  cependant  assurer,  sur  le  rapport  de  Sylvius,  que 
l'air  même  le  plus  grossier  passe  de  la  trachée  artère  dans  le 
cœur,  puisqu'il  assure  lui-même,  qu'il  l'y  a  vu  passer  par 
l'adresse  de  M.  de  Swammerdam.  Car  il  est  plus  raisonnable 
de  croire  un  homme  qui  dit  avoir  vu,  qu'un  million  d'autres 
qui  parlent  en  l'air.  Il  est  donc'  certain  que  les  parties  les  plus 
subtiles  de  l'air  que  nous  respirons,  entrent  dans  notre  cœur, 
qu'elles  y  entretiennent,  avec  le  sang  et  le  chyle,  la  chaleur  qui 
donne  la  vie  et  le  mouvement  à  notre  corps;  et  que  selon  leurs 
différentes  qualités  elles  apportent  de  grands  changements 
dans  la  fermentation  du  sang,  et  dans  les  esprits  animaux. 

On  reconnaît  tous  les  jours  la  vérité  de  ceci  par  les  diverses 
humeurs  et  les  différents  caractères  d'esprit  des  personnes  de 
différents  pays.  Les  Gascons,  par  exemple,  ont  l'imagination 
bien  plus  vive  que  les  Normands.  Ceux  de  Rouen  et  de  Dieppe 
et  les  Picards  différent  tous  entre  eux  ,  et  encore  bien  plus  des 
Bas-Normands,  quoiqu'ils  soient  assez  proches  les  uns  des  au- 
tres. Mais  si  on  considère  les  hommes  qui  vivent  dans  des  pays 
plus  élo.gnés,  on  y  rencontrera  des  différences  encore  bien  plus 
étranges,  comme  entre  un  Italien  et  un  Flamand  ou  un  Hollan- 
dais. Enlin  il  y  a  des  lieux  renommés  de  tout  temps  pour  la 
sagesse  de  leurs  habitants,  comme  Théman  i  et  Athènes  ;  et 
d'autres  pour  leur  stupidité,  comme  Thébes,  Abdere  et  quelques 
autres. 

Atlienis  tenue  cœliim,  ex  quo  acutiores  ctiam  pulantur  Attici,  erassum  Tliebis. 

de.  De  Falo. 
.Abderilan*  pectora  plebis  liabcs 
.Maktial. 
«  Bœotum  in  cra-;so  jurarcs  aeie  iiaiiim. 

Horace. 

•  Ifumquid  non  utlra  est  sapientia  in  T/ieman/  Jerem.  Cb.  49.  v.  17. 


144  DE    LA    RECHliUCHE    DE    LA    VERITE. 


CHAPITRE  IV 

I.  Du  cliangcmont  des  esprits  causû  par  les  nerfs  qui  vont  au  cœur  et  aux 
poumons.  —  H.  De  celui  qui  est  causé  par  les  nerfs  qui  vont  au  foie,  à  la 
rate,  et  dans  les  viscères.  —III.  Que  tout  cela  se  l'ail  contre  noire  volonté. 
mais  que  cela  ne  se  peut  faire  sans  une  providence. 

La  troisième  cause  des  changements  qui  arrivent  aux  esprits 
animaux,  est  la  plus  ordinaire  et  la  plus  agissante  de  toutes  ; 
parce  que  c'est  celle  qui  produit,  qui  entretient,  et  qui  IbrLitie 
toutes  les  passions.  Pour  la  bien  conprendre,  il  faut  savoir  que 
la  cinquième,  la  sixième,  et  la  huitième  paire  des  nerfs  envoient 
la  plupart  de  leurs  rameaux  dans  la  poitrine  et  dans  le  ventre, 
où  ils  ont  des  usages  bien  utiles  pour  la  conservation  du  corps, 
mais  extrêmement  dangereux  pourl'àme;  parce  que  ces  nerfs 
ne  dépendent  point  dans  leur  action  de  la  volonté  des  hommes, 
comme  ceux  ([ui  servent  à  remuer  les  bras,  les  jambes,  et  les 
autres  parties  extérieures  du  corps,  et  qu'ils  agissent  beaucoup 
plus  sur  l'âme  que  l'âme  n'agit  sur  eux. 

I.  Il  faut  donc  savoir,  que  plusieurs  branches  de  la  huitième 
paire  des  nerfs  se  jettent  entre  les  fibres  du  principal  de  tous 
les  muscles,  qui  est  le  cœur;  qu'ils  environnent  ses  ouvertures 
ses  oreillettes  et  ses  artères;  qu'ils  se  répandent  même  dans  la 
substance  du  poumon,  et  qu'ainsi  par  leurs  différents  mouve- 
ments ils  produisent  des  changements  fort  considérables  dans 
le  sang.  Car  les  nerfs  qui  sont  répandus  entre  les  fibres  du 
cœur,  le  fai?-ant  quelquefois  étendre  el  raccourcir  avec  trop  de 
force  et  de  promptitude,  poussent  avec  une  violence  extraordi- 
naire quantité  de  sang  vers  la  tête  et  vers  toutes  les  parties  du 
corps.  Quelquefois  aussi  ces  mêmes  nerfs  font  un  effet  tout  con- 
traire. Pour  les  nerfs  qui  environnent  les  ouvertures  du  cœur, 
ses  oreillettes  et  ses  artères,  ils  fout  à  peu  près  le  même  cffol 
que  les  registres  avec  lesquels  les  chimistes  modèrent  la  cha- 
leur de  leurs  fourneaux,  et  que  les  robinets  dont  on  se  sert  dans 
les  fontaines  pour  régler  le  cours  de  leurs  eaux.  Car  l'usage  de 
ces  nerfs  est  de  serrer  et  d'élargir  diversemcntles  ouvertuues  du 
cœur;  de  hâter  et  de  retarder  de  celle  manière  l'cnlrée  et  la 
sortie  du  sang,  et  d'en  augmenter  ainsi  et  d'en  diminuer  la  cha- 


DE   L'IMAGINATION,    1"    Partie.  145 

leur.  Enfin,  les  nerfs  qui  sont  répandus  dans  le  poumon,  ont 
aussi  le  même  usage;  car  le  poumon  n'étant  composé  que  des 
branches  de  la  trachée  artère,  de  la  veine  arlérieuse  et  de  l'ar- 
tcre  veineuse  entrelacées  les  unes  dans  les  autres,  il  est  visible 
que  les  nerfs  qui  sont  répandus  dans  la  substance  empéchen 
par  leur  contraction  que  l'air  ne  passe  avec  assez  de  liberté 
des  branches  de  la  trachée  artère,  et  le  sang  de  celles  de  la 
veine  artérieuse  dans  l'artère  veineuse  pour  se  rendre  dans 
le  cœur.  Ainsi  ces  nerfs,  selon  leur  différente  agitation  aug- 
mentent ou  diminuent  encore   la  chaleur  et  le  mouvement  du 


san 


Nous  avons  dans  toutes  nos  passions  des  expériences  fort 
sensibles  de  ces  différents  degrés  de  chaleur  de  notre  cœur 
Nous  l'y  sentons  manisfestement  diminuer  et  s'augmenter  quel- 
quciois  tout  d'un  coup;  et  comme  nous  jugeons  faussement 
que  nos  sensations  sont  dans  les  parties  de  notre  corps  à  l'oc- 
casion desquelles  elles  s'excitent  en  notre  àme,  ainsi  qu'il  a  été 
.  explique  dans  le  premier  livre,  presque  tous  les  philosophes 
se  sont  miaginé,  que  le  cœur  était  le  siège  principal  des  pas- 
sions de  lame;  et  c'est  môme  encore  aujourd'hui  l'opinion  la 
plus  commune. 

Or,  parce  que  la  faculté  d'imaginer  reçoit  de  grands  chan- 
gements par  ceux  qui  arrivent  aux  esprits  animaux,  et  que  les  • 
esprits  animaux  sont  fort  différents  selon  la  différente  fermen- 
tation ou  agitation  du  sang  qui  se  fait  dans  le  cœur  il  est 
facile  de  reconnaître  ce  qui  fait  que  les  personnes  passionnées 
imaginent  les  choses  tout  autrement,  que  ceux  qui  les  consi 
dèrent  de  sang-froid. 

II.  L'autre  cause,  qui  contribue  fort  à  diminuer  et  à  auo-- 
mcnter  ces  fermentations  extraordinaires  du  sang,  consiste  dans 
1  action  de  plusieurs  autres  rameaux  des  nerfs,  desquels  nous 
venons  de  parler. 

Ces  rameaux  se  répandent  dans  le  foie,  qui  contient  la  sub- 
-  nie  partie  du  sang,  ou  ce  qu'on  appelle  ordinairement  la  bile 
dans  la  rate  qui  contient  la  plus  grossière,  ou  la  mélancolie' 
dans  le  pancréas,  qui  contient  un  suc  acide  très  propre  ce 
semble,  pour  la  fermentation,  dans  l'estomac,  les  boyaux  et 
les  autres  parties,  qui  conliennenl  le  cliyle,  enfin  ils  se  répon- 
dent dans  tous   les   endroits   qui   peuvent   contribuer  quelque 

9 


146  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

chose  pour  varier  la  fermentation  ou  ie  mouvement  du  sang. 
Il  n'y  a  pas  même  jusqu'aux  artères  et  aux  veines  qui  ne  soient 
liées  de  ces  nerfs,  comme  M.  Willis  l'a  découvert  du  tronc  in-v 
férieur  de  la  grande  artère  qui  en  est  liée  proche  du  cœur,  de 
l'artère  axillaire  du  côté  droit,  de  la  veine  émulgente,  et  de 
quelques  autres. 

Ainsi  l'usage  des  nerfs  étant  d'agiter  diversement  les  parties 
auxquelles  ils  sont  attachés,  il  est  facile  de  concevoir  comment, 
par  exemple,  le  nerf  qui  environne  le  foie,  peut  en  le  serrant 
faire  couler  grande  quantité  de  bile  dans  les  veines  et  dans  le 
canal  de  la  bile,  laquelle  s'étant  mêlée  avec  le  sang  dans  les 
veines,  et  avec  le  chyle  par  le  canal  de  la  bile,  entre  dans  le 
cœur,  et  y  produise  une  chaleur  bien  plus  ardente  qu'à  l'ordi- 
naire. Ainsi  lorsqu'on  est  ému  de  certaines  passions,  le  sang 
bout  dans  les  artèi*es  et  dans  les  veines,  l'ardeur  se  répand 
dans  tout  le  corps,  le  feu  monte  à  la  tête,  et  elle  se  remplit 
d'un  si  grand  nombre  d'esprits  animaux  trop  vifs  et  trop  agiles, 
que  par  leur  cours  impétueux  ils  empêchent  l'imagination  de 
se  représenter  d'autres  choses  que  celles  dont  ils  forment  des 
images  dans  le  cerveau,  c'est-à-dire,  de  penser  à  d'autres  objets 
qu'à  ceux  de  la  passion  qui  domine. 

Il  en  est  de  même  des  petits  nerfs  qui  vont  à  la  rate,  ou 
d'autres  parties  qui  contiennent  une  matière  plus  grossière  et 
moins  susceptible  de  chaleur  et  de  mouvement;  ils  rendent 
l'imagination  toute  languissante  et  toute  assoupie  en  faisant 
couler  dans  le  sang  quelque  matière  grossière  et  difticile  à 
mettre  en  mouvement. 

Pour  les  nerfs  qui  environnent  les  artères  et  les  veines,  leur 
usage  est  d'empêcher  le  sang  de  passer  et  de  l'obliger  en  les 
serrant  de  s'écouler  dans  les  lieux  où  il  trouve  le  passage  libre. 
Ainsi  la  partie  de  la  grande  artère,  qui  fournit  du  sang  à  toutes 
les  parties  qui  sont  au-dessous  du  cœur,  étant  liée  et  serrée 
par  ces  nerfs,  le  sang  doit  nécessairement  entrer  dans  la  tête 
en  plus  grande  abondance,  et  produire  ainsi  du  changement 
dans  les  esprits  animaux,  et  par  conséquent  dans  l'imagination. 

III.  Or,  il  faut  bien  remarquer,  que  tout  cela  ne  se  l'ait  que 
par  machine,  je  veux  dire,  que  tous  les  différents  mouvements 
de  ces  nerfs  dans  toutes  les  passions  diflérentes  n'arrivent 
point  par  le  commandement  de  la  volonté,  mais  se  l'ont  au 


DE  L'IMAGINATIOIS,    1-    Partie.  147 

contraire  sans  ses  ordres,  et  mènne  contre  ses  ordres;  de  sorte 
qu'un  corps  sans  âme  disposé  comme  celui  d'un  homme  sain, 
serait  capable  de  tous  les  mouvements  qui  accompagnent  nos 
passions.  Ainsi  les  bêtes  même  en  peuvent  avoir  de  semblables, 
quand  elles  ne  seraient  que  de  pures  machines. 

C'est  ce  qui  nous  doit  faire  admirer  la  sagesse  incompré- 
hensible de  celui  qui  a  si  bien  rangé  tous  ces  ressoi'ts,  qu'il 
suffit  qu'un  objet  remue  légèrement  le  nerf  optique  d'une  telle 
ou  telle  manière  pour  produire  tant  de  divers  mouvements  dans 
le  cœur,  dans  les  autres  parties  intérieures  du  corps,  et  même 
sur  le  visage.  Car  on  a  découvert  depuis  peu,  que  le  même 
nerf  qui  répand  quelques  rameaux  dans  le  cœur  et  dans  les 
autres  parties  intérieures,  communique  aussi  quelques-unes  de 
ses  branches  aux  yeux,  à  la  bouche  et  aux  autres  parti.es 
du  visage.  De  sorte  qu'il  ne  peut  s'élever  aucune  passion 
au  dedans,  qui  ne  paraisse  au  dehors,  parce  qu'il  ne  peut  y 
avoir  de  mouvement  dans  les  branches  qui  vont  au  cœur,  qu'il 
n'en  arrive  quelqu'un  dans  celles  qui  sont  répandues  sur  le 
visage. 

La  correspondance  et  la  sympathie  qui  se  trouve  entre  les 
nerfs  du  visage,  et  quelques  autres  qui  répondent  à  d'autres 
endroits  du  corps,  qu'on  ne  peut  nommer,  est  encore  plus  l'e- 
marquable,  et  ce  qui  fait  celte  grande  sympathie,  c'est,  comme 
dans  les  autres  passions,  que  les  petits  nerfs,  qui  vont  au  vi- 
sage, ne  sont  encore  que  des  branches  de  celui  qui  descend 
plus  bas. 

Lorsqu'on  est  surpris  de  quelque  passion  violente,  si  l'on 
prend  soin  de  faire  rétlexion  sur  ce  que  l'on  sent  dans  les  en- 
trailles et  dans  les  autres  parties  du  corps  où  les  nerfs  s'insi- 
nuent, comme  aussi  aux  changements  de  visage  qui  l'accom- 
pagnent; et  si  on  considère  que  toutes  ces  diverses  agitations 
de  nos  nerfs  sont  entièremeut  involontaires  et  qu'elles  arrivent, 
même  malgré  toute  la  résistance  que  notre  volonté  y  apporte, 
on  n'aura  pas  grande  peine  à  se  laisser  persuader  de  la  simple 
exposition  que  l'on  vient  de  faire  de  tous  ces  rapports  entre 
les  nerfs. 

Mais  si  l'on  examine  les  raisons  et  la  fin  de  toutes  ces  choses, 
on  y  trouvera  tant  d'ordre  et  de  sagesse,  qu'une  attention  un 
peu  sérieuse  sera  capable  de  convaincre  les  personnes  les  plus 


i48  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

altachces  à  Épicure  et  à  Lucrèce,  qu'il  y  a  une  providence  qui 
régit  le  monde.  Quand  je  vois  une  montre,  j'ai  raison  de  con- 
clure qu'il  y  a  une  intelligence,  puisqu'il  est  impossible  (\ue  le 
hasard  ait  pu  produire  et  arranger  toules  ses  roues.  Comment 
donc  serait-il  possible  que  le  hasard  et  la  rencontre  des  atomes 
fût  capable  d'arranger  dans  tous  les  hommes  et  dans  tous  les 
animaux  tant  de  ressorts  divers,  avec  la  justesse  et  la  propor- 
tion que  je  viens  d'expliquer,  et  que  les  hommes  et  les  animaux 
en  engendrassent  d'autres  qui  leur  fussent  tout  à  fait  sem- 
blables ?  Ainsi  il  est  ridicule  de  penser  ou  de  dire,  comme 
Lucrèce,  que  le  hasard  a  formé  toutes  les  parties  qui  compo- 
sent l'homme,  que  les  yeux  n'ont  point  été  faits  pour  voir, 
mais  qu'on  s'est  avisé  de  voir,  parce  qu'on  avait  des  yeux,  et 
ainsi  des  autres  parties  du  corps.  Voici  ses  paroles  : 

Lumina  ne  facias  oculorum  clara  creata 
Prospicere  ut  possimus,  et  ut  proferre  viam. 

Prnceros  p;is>us,  ideo  fasli.îjia  posse 
Surarum  ac  feminum  pedibns  fundata  plicari 
Brachia  lum  poiro  validis  exapla  lacertis 
Esse,  maïuisque  datas  utrâque  ex  parte  ministras 
Ut  facere  ad  vitam  possimus,  quœ  foret  usus. 
Caîtera  de  génère  hoc  inter  quajcumque  prctantar 

Omnia  perversa  pracposlera  siim  ralione. 
îSil  ideo  natumestio  nostro  corpore  ut  uti 
Possimus,  sed  quod  natum  est  id  procréât  usura 

Ne  faut-il  pas  avoir  une  étrange  aversion  d'une  providence 
pour  s'aveugler  ainsi  volontairement  de  peur  de  la  reconnaître, 
et  pour  tacher  de  se  rendre  insensible  à  des  preuves  aussi 
fortes  et  aussi  convaincantes  que  celle  que  la  nature  nous  en 
fournil?  Il  est  vrai  que  quand  on  affecte  une  fois  de  faire  l'es- 
prit fort,  ou  plutôt  l'impie,  ainsi  que  faisaient  les  épicuriens, 
on  se  trouve  incontinent  tout  couvert  de  ténèbres,  et  on  ne 
voit  plus  que  de  fausses  lueurs;  on  nie  hardiment  les  choses 
les  plus  claires,  et  on  assure  fièrement  et  magistralement  les 
plus  fausses  et  les  plus  obscures. 

Le  poète  que  je  viens  de  citer,  peut  servir  de  preuve  de  cet 
aveuglement  des  esprits  torts;  car  il  prononce  hardiment  et 
contre  toute  apparence  de  vérité,  sur  les  questions  les  plus 
difticiles  et  les  plus  obscures,  et  il  semble  qu'il  n'aperçoive  pas 

*  Lib.  4. 


DE    LIMAGLNATION,    1"    Partie.  149 

Jos  idées  même  les  plus  claires  et  les  plus  cvidenles.  Si  je 
m'arrêtais  à  rapporter  des  passages  de  cet  auteur,  pour  jus- 
tifier ce  que  je  dis,  je  ferais  une  digression  trop  longue  et  trop 
ennuyeuse.  S'il  est  permis  de  faire  quelques  réflexions  qui  arrê- 
tent pour  un  moment  l'esprit  sur  les  vérités  essentielles,  il  n'est 
jamais  permis  de  faire  des  digressions  qui  détournent  l'esprit 
pendant  un  temps  considérable  de  l'attention  à  son  principal 
sujet,  pour  l'appliquer  à  des  choses  de  peu  d'importance. 

On  vient  d'expliquer  les  causes  générales  lant  extérieures 
qu'intérieures,  qui  produisent  du  changement  dans  les  esprits 
animaux,  et  par  conséquent  dans  la  faculté  d'imaginer.  On  a 
fait  voir  que  les  extérieures  sont  les  viandes  dont  on  se  nourrit, 
et  l'air  que  Ton  respire;  et  que  l'intérieure  consiste  dans  l'agi- 
tation involontaire  de  certains  nerfs.  On  ne  sait  point  d'autres 
causes  générales,  et  l'on  assure  même  qu'il  n'y  en  a  point.  De 
sorte  que  la  faculté  d'imaginer  ne  dépendant  de  la  part  du 
corps  que  de  ces  deux  choses,  savoir  des  esprits  animaux  et 
de  la  disposition  du  cerveau  sur  lequel  ils  agissent,  il  ne  reste 
plus  ici,  pour  donner  quelque  connaissance  de  l'imagination, 
que  d'exposer  les  différents  changements  qui  peuvent  arriver 
dans  la  substance  du  cerveau.  Mais  avant  que  d'examiner  ces 
changements,  il  est  à  propos  d'expliquer  la  liaison  de  nos 
pensées  avec  les  traces  du  cerveau,  et  la  liaison  réciproque  de 
ces  traces.  Il  faudra  aussi  donner  quelque  idée  de  la  mémoire 
et  des  habitudes,  c'est-à-dire  de  cette  facilité  que  nous  avons 
de  penser  à  des  choses  auxquelles  nous  avons  déjà  pensé,  et 
de  faire  des  choses  que  nous  avons  déjà  faites. 


CHAPITRE  V 

I.  De  laIiai<;on  des  idée>  de  l'esprit  avec  les  trare';  da  cerrean.  —  II.  De  la 
liaison  rtciproque  qai  est  entrt^  ces  traces. —III.  De  la  mémoire.  —  IV.  Des 
habitudes. 

De  toutes  les  choses  matérielles,  il  n'y  en  a  point  de  plus 
'ligne  de  l'application  des  hommes  que  la  structure  de  leur 
corps,  et  que  la  correspondance  qui  est  entre  toutes  les  parties 
qui  le  composent,  et  de  toutes  les  choses  spirituelles,  il  n'y  en 
ft  point  dont  la  connaissance  leur  soit  plus  nécessaii'e  que  celle 


150  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

de  leur  àme,  et  de  tous  les  rapports  qu'elle  a  indispeLsablement 
avec  Dieu,  et  naturellement  avec  le  corps. 

Il  ne  suffît  pas  de  sentir  ou  de  connaître  confusément,  que 
les  traces  du  cerveau  sont  liées  les  unes  avec  les  autres,  et 
qu'elles  sont  suivies  du  mouvement  des  esprits  animaux,  que 
les  traces  réveillées  dans  le  cerveau  réveillent  des  idées  dans 
l'esprit,  et  que  des  mouvements  excités  dans  les  esprits  ani- 
maux excitent  ces  passions  dans  la  volonté.  Il  faut,  autant  que 
l'on  peut,  savoir  distinctement  la  cause  de  toutes  ces  liaisons 
différentes,  et  principalement  les  effets  qu'elles  sont  capables 
de  produire. 

Il  en  faut  connaître  la  cause,  parce  qu'il  faut  connaître  celui 
qui  seul  est  capable  d'agir  en  nous,  et  de  nous  rendre  heureux 
ou  malheureux,  et  il  en  faut  connaître  les  effets,  parce  qu'il 
faut  nous  connaître  nous-mêmes  autant  que  nous  le  pouvons, 
et  les  autres  hommes  avec  qui  nous  devons  vivre.  Alors  nous 
saurons  les  moyens  de  nous  conduire  et  de  nous  conserver 
nous-mêmes  dans  l'état  le  plus  heureux  et  le  plus  parfait  où 
l'on  puisse  parvenir,  selon  l'ordre  de  la  nature  et  selon  les 
règles  de  l'Évangile  ;  et  nous  pourrons  vivre  avec  les  autres 
hommes,  en  connaissant  exactement  et  les  moyens  de  nous  en 
servir  dans  nos  besoins,  et  ceux  de  les  aider  dans  leurs  mi- 
sères. 

Je  ne  prétends  pas  expliquer  dans  ce  chapitre  un  sujet  si 
vaste  et  si  étendu.  Je  ne  prétends  pas  même  de  le  faire  entière- 
ment dans  tout  cet  ouvrage.  Il  y  a  beaucoup  de  choses  que 
je  ne  connais  pas  encore,  et  que  je  n'espère  pas  de  bien  con- 
naître, et  il  y  en  a  quelques-unes  que  je  crois  savoir,  et  que 
je  ne  puis  expliquer.  Car  il  n'y  a  point  d'esprit  si  petit  qu'il 
soit,  qui  ne  puisse,  en  méditant,  découvrir  plus  de  vérités  quo 
l'homme  du  monde  le  plus  éloquent  n'en  pourrait  déduire. 

I.  Il  ne  faut  pas  s'ima;4iner,  comme  la  plupart  des  philo- 
sophes, que  l'esprit  devient  corps,  lorsqu'il  s'unit  au  corps; 
et  que  le  corps  devient  esprit,  lorsqu'il  s'unit  à  l'esprit.  L'âme 
n'est  point  répandue  dans  toutes  les  parties  du  corps,  afin  de 
lui  donner  la  vie  et  le  mouvement,  comme  l'imagination  se  le 
figure;  et  le  corps  ne  devient  point  capable  de  sentiment  par 
l'union  qu'il  a  avec  l'esprit,  comme  nos  sens  faux  et  trompeurs 
semblent  nous  en  convaincre.  Chaque  substance  demeure  c& 


DE   L'IMAGINATION,    1"   Partie.  loi 

quielle  est:  et  comme  l'âme  n'est  point  capable  d'étendue  et 
de  mouvements,  le  corps  nest  point  capable  de  sentiment  et 
d'inclinations.  Toute  l'alliance  de  l'esprit  et  du  corps  qui  nous 
est  connue,  consiste  dans  une  correspondance  naturelle  et 
mutuelle  des  pensées  de  l'àme  avec  les  traces  du  cerveau,  et 
des  émotions  de  l'àme  avec  les  mouvements  des  esprits  ani- 
maux. 

Dès  que  l'àme  reçoit  quelques  nouvelles  idées,  il  s'imprime 
dans  le  cerveau  de  nouvelles  traces,  et  dès  que  les  objets  pro- 
duisent de  nouvelles  traces,  l'âme  reçoit  de  nouvelles  idées. 
Ce  n'est  pas  qu'elle  considère  ces  traces,  puisqu'elle  n'en  a 
aucune  connaissance  ;  ni  que  ces  traces  renferment  ces  idées, 
puisqu'elles  n'y  ont  aucun  rapport:  ni  enfin  qu'elle  reçoive  ses 
idées  de  ces  traces  ;  car  comme  nous  expliquerons  dans  le 
troisième  livre,  il  n'est  pas  concevable  que  l'esprit  reçoive 
quelque  chose  du  corps,  et  qu'il  devieime  plus  éclairé  qu'il 
n'est,  en  se  tournant  vers  lui,  ainsi  que  les  philosophes  le  pré- 
tendent, qui  veulent  que  ce  soit  par  converswn  aux  fantômes, 
ou  aux  traces  du  cerveau,  per  conversionem  ad  phantasmata, 
que  l'esprit  aperçoive  toutes  choses.  Mais  tout  cela  se  fait  en 
conséquence  des  lois  générales  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps, 
ce  que  j'expliquerai  au  même  endroit  K 

De  même  dès  que  l'âme  veut  que  le  bras  soit  mû,  le  bras  est 
mil,  quoiqu'elle  ne  sache  pas  seulement  ce  qu'il  faut  faire  pour 
le  remuer;  et  dès  que  les  esprits  animaux  sont  agités,  l'àme 
se  trouve  émue,  quoiqu'elle  ne  sache  pas  seulement  s'il  y  a 
dans  son  corps  des  esprits  animaux. 

Lorsque  je  traiterai  des  passions,  je  parlerai  de  la  liaison  qu'il 
y  a  entre  les  traces  du  cerveau  et  les  mouvements  des  esprits, 
et  de  celle  qui  est  entre  les  idées  et  les  émotions  de  l'âme,  car 
toutes  les  passions  en  dépendent.  Je  dois  seulement  parler  ici 
de  la  liaison  des  idées  avec  les  traces,  et  de  la  liaison  des 
traces  les  unes  avec  les  autres. 

Il  y  a  trois  causes  fort  considérables  de  la  liaison  des  idées     * 
avec  les  traces.  La  première,  et  que  les  autres  supposent,   est 
la  nature,  ou  la  volonté  constante  et  immuable  du  Créateur.  Il 
y  a,  par  exemple,   une  liaison  naturelle  et  oui  ne  dépend  point 

1  CeUe  iiluase  a  été  ajoutée  dans  lédition  de  nii. 


132  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

de  notre  volonté,  entre  les  traces  que  produisent  un  arbre  ou 
une  montagne  que  nous  voyons  et  les  idées  d'arbre  ou  de  mon- 
tagne, entre  les  traces  que  produisent  dans  notre  cerveau  le 
cri  d'un  homme,  ou  d'un  animal  qui  souffre  et  que  nous  enlon- 
dons  se  plaindre,  l'air  du  visage  d'unhomme  qui  nous  menace  ou 
qui  nous  craint,  elles  idées  de  douleur,  de  force,  de  faiblesse, 
et  même  entre  les  sentiments  de  compassion,  de  crainte  et  de 
courage  qui  se  produisent  en  nous  i. 

Ces  liaisons  naturelles  sont  les  plus  fortes  de  toutes  ;  elles 
sont  semblables  généralement  dans  tous  les  hommes  ;  elles 
sont  absolument  nécessaires  à  la  conservation  de  la  vie.  C'est 
pourquoi  elles  ne  dépendent  point  de  noire  volonté.  Car  si  la 
liaison  des  idées  avec  les  sons  et  certains  caractères  est  faible 
et  fort  différente  dans  diflérents  pays,  c'est  qu'elle  dépend  de 
la  volonté  faible  et  changeante  des  hommes  ;  et  la  raison  pour 
laquelle  elle  en  dépend,  c'est  parce  que  celte  liaison  n'est  point 
absolument  nécessaire  pour  vivre,  mais  seulement  pour  vivre 
comme  des  hommes  qui  doivent  former  entre  eux  une  société 
raisonnable. 

La  seconde  cause  de  la  liaison  des  idées  avec  les  traces,  c'est 
Yidcnlité  du  temps.  Car  il  suffit  souvent  que  nous  ayons  eu 
certaines  pensées  dans  le  temps  qu'il  y  avait  dans  notre  cer- 
veau quelques  nouvelles  traces,  afin  que  ces  traces  ne  puissent 
plus  se  produire  sans  que  nous  ayions  de  nouveau  ces  mêmes 
pensées.  Si  l'idée  de  Dieu  s'est  présentée  à  mon  esprit  dans  le 
même  temps  que  mon  cerveau  a  été  frappé  de  la  vue  de  ces 
trois  caractères  iah,  ou  du  son  de  ce  même  mot,  il  suffira  que 
les  traces  que  ces  caractères,  ou  leur  son,  auront  produites  se 
réveillent  afin  que  je  pense  à  Dieu;  et  je  ne  pourrai  penser  à 
Dieu  qu'il  ne  se  produise  dans  mon  cerveau  quelques  traces 
confuses  des  caractères  ou  des  sons  qui  auront  accompagné  les 
pensées  que  j'aurai  eues  de  Dieu;  car  le  cerveau  n'étant  jamais 
sans  traces,  il  a  toujours  celles  qui  ont  quelque  rapport  à  ce 


*  Dans  l'i'ilition  de  1712,  Malcbranche  dnnne  le  premier  rant?  parmi  les  (anses 
de  la  liaison  des  iilées  à  la  volonté  du  Créateur  qu'il  rcganle  ronimi'  la  rause 
la  plus  imporlnnle  et  la  i)Uis  sénérHh'.  Dans  les  éditions  antérieures,  c'est 
'identité  du  temps  qu'il  plaçait  la  première  et  qu'il  jugeait  la  plus  sîénerale 
rie  toutes.  Il  a  aussi  deplaeé  le  paragraphe  suivaiU,  c  cst-à-dire  les  réflexions 
qui  s'appliquent  à  la  liaison  par  la  volonté  du  Créateur. 


DE    Li>iAG::>ATiO>,    1"    Pautie.  1o3 

que  nou/î  peasons ,  ([iioique  soiivenî  ces  traces  soient  foi"!  i:n- 
parlailes  et  foi'l  conluscs. 

La  troisième  cause  de  !a  liaison  des  idées  avec  les  traces,  et 
qui  suppose  toujours  les  deux  autres,  c'est  la  voloalc  des 
homiivs.  C  t  te  volonté  est  nécessaire,  afin  que  cellcliaisoa  des 
idées  avec  les  traces  soitrc,^^!ce  et  accommodée  à  l'usa  ;e.  Car 
si  les  hommes  n'avaient  pas  nalurellemeut  de  rinclinulion  à 
convenir  entre  eux  poir  aitaciier  leurs  idées  à  des  signes  sen- 
sibles, non  seulement  cette  liaion  des  idées  serait  entièrement 
inutile  pour  la  société,  mais  elle  serait  encore  fort  déréglée  et 
fort  imparfaite. 

Premièrement,  parce  que  les  idées  ne  se  lient  f 'rlement  avec 
les  traces,  que  lorsque  les  esprits  étant  agités,  ils  rendent  ces 
traces  profondes  et  durables.  De  sorte  que  les  esprits  n'étant 
.igités  que  par  les  passions,  siles  hommes  n'en  avaient  aucune 
pour  communiquer  leurs  sentiments  et  pour  entrer  dans  ceux 
des  autres,  il  est  évident  que  la  liaison  exacte  de  leurs  idées  à 
certaines  traces  serait  bien  faible,  puisqu'ils  ne  s'assujettissent 
à  ces  liaisons  exactes  et  régulières  que  pour  se  communiquer 
leurs  pensées. 

Secondement,  la  répétition  de  la  rencontre  des  mêmes  idées 
avec  les  mêmes  traces  étant  nécessaire  pour  former  une  liaison 
qui  se  puisse  conserver  longtemps,  puisqu'une  prcmi^'-re  ren- 
contre, si  elle  n'est  accompagnée  d'un  mouvement  violent  d'es- 
prits animaux,  ne  peut  faire  de  fortes  liaisons,  il  est  clair  que 
si  les  hommes  ne  voulaient  pas  convenir,  ce  serait  le  plus 
grand  hasard  du  monde,  s'il  arrivait  de  ces  rencontres  des 
mêmes  idées  et  des  mêmes  traces.  Ainsi  la  volonté  des  hommes 
est  nécessaire  pour  régler  la  liaison  des  mêmes  idées  avec  les 
mêmes  traces,  quoique  cette  volonté  de  convenir  ne  soit  pas 
tant  un  effet  de  leur  choix  et  de  leur  raison,  qu'une  impression 
de  l'Auteur  de  la  nature  qui  nous  a  tous  faits  les  uns  pour  les 
autres,  et  avec  une  inclination  très  forte  à  noiis  unir  par  l'es- 
prit,  autant  que  nous  le  sommes  par  le  corps  '. 

Il  faut  bien  remarquer  ici,  que  la  liaison  des  idées  qui  nous 


'  Avant  Hume,  avant  les  Ecossais,  avant  Ic^  contcmiioiains,  Malehranclie^st 
un  des  iiliilosnphes  qui  out  le  plu>  approfondi  celte  iniportanle  question  dd 
fjssocialio:i  des  idées. 


154  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

représentent  des  choses  spirituelles  distinguées  de  nous  avec 
les  traces  de  notre  cerveau,  n'est  point  naturelle  et  ne  le  peut 
être,  et  par  conséquent  qu'elle  est,  ou  qu'elle  peut  être  diffé- 
rente dans  tous  les  hommes,  puisqu'elle  n'a  point  d'autre  cause 
que  leur  volonté  et  l'identité  du  temps,  dont  j'ai  parlé  aupara- 
vant. Au  conti'aire,  la  liaison  des  idées  de  toutes  les  choses  ma- 
térielles avec  certaines  traces  particulières  est  naturelle ,  et 
par  conséquent  il.y  a  certaines  traces  qui  réveillent  la  même 
idée  dans  tous  les  hommes.  On  ne  peut  douter,  par  exemple , 
que  tous  les  hommes  n'aient  l'idée  d'un  carré  à  la  vue  d'un 
carré,  parce  que  cette  liaison  est  naturelle.  Mais  ils  n'ont  pas 
tous  l'idée  d'un  carré  lorsqu'ils  entendent  prononcer  ce  mot 
carré,  parce  que  cette  liaison  est.  entièrement  volontaire.  Il 
faut  penser  la  même  chose  de  toutes  les  traces  qui  sont  liées 
avec  les  idées  des  choses  spirituelles. 

Mais  parce  que  les  traces  qui  ont  une  liaison  naturelle  avec 
les  idées  touchent  et  appliquent  l'esprit,  et  le  rendent  par  con- 
séquent attentif,  la  plupart  des  hommes  ont  assez  de  facilité 
pour  comprendre  et  retenir  les  vérités  sensibles  et  palpables, 
c'est-à-dire,  les  rapports  qui  sont  entre  les  corps.  Et  au  con- 
traire, parce  que  les  traces  qui  n'ont  point  d'autre  liaison  avec 
les  idées,  que  celles  que  la  volonté  y  a  mises,  ne  frappent 
point  vivement  l'esprit,  tous  les  hommes  ont  assez  de  peine  à 
comp:  endre,  et  encore  plus  à  retenir  les  vérités  arbitraires, 
c'est-à-dire  les  rapports  qui  sont  entre  les  choses  qui  ne  tom- 
bent point  sous  l'imagination.  Mais  lorsque  ces  rapports  sont 
un  pou  composés,  ils  paraissent  absolument  incompréhen- 
sibles, principalement  à  ceux  qui  n'y  sont  point  accoutumés, 
parce  qu'ils  n'ont  point  fortilié  la  liaison  de  ces  idées  abstraites 
avec  leurs  traces  par  une  nièdilalion  continuelle.  Et  quoique 
les  autres  les  aient  parfaitement  comprises,  ils  les  oublient  en 
peu  de  temps,  parce  que  cette  liaison  n'est  presque  jamais  aussi 
forte  que  les  naturelles. 

Il  est  vrai  que  toute  la  difficulté  que  l'on  a  à  comiircndre  et 
à  retenir  les  choses  spirituelles  et  abstraites,  vient  de  la  diffi- 
culté que  l'on  a  à  fortifitM-  la  liaison  do  bnirs  idées  avec  les 
traces  du  cerveau,  que  lorsqu'on  trouve  moyen  d'expliquer  par 
les  rapports  des  choses  matérielles,  ceux  qui  se  trouvent  entre 
les  choses  spirituelles,  on  les  fait   aiscmeut  comprendre;  et  oa 


I 


DE  LlMAGl.NATiON.    I-    Partie.  133 

les  imprime  de  telle  sorte  dans  l'esprit,  que  non  seulement  on 
en  est  fortement  persuadé,  mais  encore  on  les  retient  avee 
beaucoup  de  facilite.  L'idée  générale  que  l'on  a  donnée  de  l'es- 
prit dans  le  premier  chapitre  de  cet  ouvrage,  est  peut-être  une 
assez  bonne  preuve  de  ceci. 

Au  contraire,  lorsqu'on  exprime  les  rapports  qui  se  trouvent 
entre  les  choses  malérielles,  de  telle  manière  qu'il  n'y  a  point 
de  liaison  nécessaire  entre  les  idées  de  ces  choses  et  les  traces 
de  leurs  expressions,  on  a  beaucoup  de  peine  à  les  com- 
prcndr  ',  et  on  les  oublie  facilement.  Ceux,  par  exemple,  qui 
commencent  létude  de  l'algèbre  ou  de  l'analyse,  ne  peuvent 
compiendre  les  démonstrations  algébriques  qu'avec  beaucoup 
de  peine,  et  lorsqu'ils  les  ont  une  fois  comprises,  ils  ne  s'en 
souviennent  pas  longtemps,  parce  que  les  carrés,  par  exemple, 
les  parallélogrammes,  les  cubes,  les  solides,  etc.,  étant  expri- 
més par  c.a,  ah,  a%,  abc,  etc..  dont  les  traces  n'ont  point  de 
liaison  naturelle  avec  des  idées,  l'esprit  ne  trouve  point  de 
prise  pour  s'en  fixer  les  idées  et  pour  en  examiner  les  rapports. 

Mais  ceux  qui  commencent  la  géométrie  commune,  conçoi- 
vent très  clairement  et  très  promptement  les  petites  démons- 
trations qu'on  leur  explique,  pourvu  qu'ils  entendent  très  dis- 
tinctement les  termes  dont  on  se  sert,  parce  que  les  idées  de 
carré,  de  cercle,  etc.  sont  liées  natui*ellement  avec  les  traces 
des  figures  qu'ils  voient  devant  les  yeux.  11  arrive  même 
souvent  que  la  seule  exposition  de  la  figure  qui  sert  à  la  dé- 
monstration, la  leur  fait  plutôt  comprendre  que  les  discours 
qui  l'expliquent.  Parce  que  les  mots  n'étant  liés  aux  idées  que 
par  une  institution  arbitraire,  ils  ne  réveillent  pas  ces  idées 
avec  assez  de  promptitude  et  de  netteté  pour  en  reconnaître  fa- 
cilement les  rapports;  car  c'est  principalement  à  cause  de 
cela  qu'il  y  a  de  la  difficulté  à  apprendre  les  sciences. 

On  peut  en  passant,  reconnaitre  par  ce  que  je  viens  de  dire, 
que  ces  écrivains  qui  fabriquent  un  grand  nombre  de  mots  et 
de  caractères  nouveaux  pour  expliquer  leurs  sentiments ,  sont 
souvent  des  ouvrages  assez  inutiles.  Us  croient  se  rendre  in- 
telligibles, lorsqu'en  effet  ils  se  rendent  incomprélionsibles. 
Nous  définissons  tous  nos  termes  et  tous  nos  caractères,  disent- 
ils,  et  les  autres  en  doivent  convenir.  Il  est  vrai,  les  autres  en 
conviennent  de  volonté  ;  mais  leur  nature  y  répugne.  Leurs 


f56  DE   LA  RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

idées  ne  sont  point  attachées  à  ces  termes  nouveaux,  parce 
qu'il  faut  pour  cela  de  l'usage  et  un  grand  usage.  Les  auteurs 
ont  peut-être  cet  usage,  mais  les  lecteurs  ne  l'ont  pas.  Lors- 
qu'on prétend  instruire  l'esprit,  il  est  nécessaire  de  le  con- 
nailrc,  parce  qu'il  faut  suivre  la  nature  et  ne  pas  l'irriter  ni  la 
choquer. 

On  ne  doit  pas  cependant  condamner  le  soin  que  prennent 
les  mathématiciens  de  définir  leurs  termes  ;  car  il  est  évident 
qu'il  les  faut  définir  pour  ôlerles  équivoques.  Mais  autant  qu'on 
le  peut,  il  faut  se  servir  de  termes  qui  soient  reçus,  ou  dont  la 
signification  ordinaire  ne  soit  par  fort  éloignée  de  celle  qu'on 
prétend  introduire,  et  c'est  ce  qu'on  n'observe  pas  toujours  dans 
es  mathématiques. 

On  ne  prétend  pas  aussi,  par  ce  qu'on  vient  de  dire,  con- 
damner l'algèbre,  telle  principalement  que  M.  Descartes  l'a 
rétablie;  car  encore  que  la  nouveauté  de  quelques  expressions 
de  cette  science  fasse  d'abord  quelque  peine  à  l'esprit,  il  y  a  si 
peu  de  variété  et  de  confusion  dans  ces  expressions,  et  le  se- 
cours que  l'esprit  en  reçoit  surpasse  si  fort  la  difficulté  qu'il  y 
a  trouvée,  qu'on  ne  croit  pas  qu'il  se  puisse  inventer  une  ma- 
nièrederaisonneret  d'exprimer  les  raisonnements  qui  s'accom- 
mode mieux  avec  la  nature  de  l'esprit,  et  qui  puisse  le  porter 
plus  avant  dans  la  découverte  des  vérités  inconnues.  Les 
expressions  de  cette  science  ne  partagent  point  la  capacité  de 
l'esprit,  elles  ne  chargent  point  la  mémoire,  elles  abrègent 
d'une  manière  merveilleuse  toutes  nos  idées  et  tous  nos  raison- 
nements, et  elles  les  rendent  même  en  quelque  manière  sensi- 
bles par  l'usage.  Enfin  leur  ulililé  est  beaucoup  plus  grande 
que  celle  des  expressions,  quoique  naturelles  des  figures  des- 
sinées de  triangles,  de  carrés  et  autres  semblables  qui  ne 
peuvent  servir  à  la  recherche  et  à  l'exposition  des  vérités  un 
peu  cachées.  Mais  c'est  assez  parler  de  la  liaison  des  idées 
avec  les  traces  du  cerveau  :  il  est  à  propos  de  dire  quelque 
chose  de  la  liaison  des  traces  les  unes  avec  les  autres,  et  par 
conséquent  de  celle  qui  est  entre  les  idées  qui  répondent  à  ces 
traces. 

IL  Cette  liaison  consiste,  en  ce  que  les  traces  du  cerveau  se 
lient  si  bien  les  unes  avec  les  autres,  qu'elles  ne  peuvent  plus  se 
réveiller  sans  toutes  celles  qui  ont  été  imprimées  dans  le  mémo 


DE   L'IMAGINATION,    1"    Partie.  131 

temps.  Si  ua  homme,  par  exemple,  se  trouve  dans  quelque  cé- 
rémonie publique,  s'il  en  remarque  toutes  les  circonstances  et 
toutes  les  principales  personnes  qui  y  assistent,  le  temps,  le  lieu, 
le  jour,  et  toutes  les  autres  particularités,  il  suffira  qu'il  se  sou- 
vienne du  lieu,  ou  même  d'une  autre  circonstance  moins  remar- 
quable de  la  cérémonie  pour  se  représenter  toutes  les  autres. 
C'est  pour  cela  que  quand  nous  ne  nous  souvenons  pas  du  nom 
principal  d'une  chose,  nous  la  désignons  suffisamment  en  nous 
servant  d'un  nom,  qui  signifie  quelque  circonstance  de  cette 
chose  :  comme  ne  pouvant  pas  nous  souvenir  du  nom  propre 
d'une  église,  nous  pouvons  nous  servir  d'un  autre  nom,  qui  si- 
gnifie une  chose  qui  y  a  quelque  rapport.  Nous  pouvons  dire: 

c'est  cette  église,  où  il  yavait  tant  de  presse,  où  Monsieur 

prêchait,  où  nous  allâmes  dimanche.  Et  ne  pouvant  trouver  le 
nom  propre  d'une  personne,  ou  étant  plus  à  propos  de  le  dési- 
gner d'une  autre  manière,  on  le  peut  marquer  par  ce  visage 
picoté  de  vérole,  ce  grand  homme  bien  fait,  ce  petit  bossu, 
selon  les  inclinations  qu'on  a  pour  lui,  quoiqu'on  ait  tort  de  se 
servir  des  paroles  de  mépris. 

Or  la  liaison  mutuelle  des  traces,  et  par  conséquent  des  idées 
les  unes  avec  les  autres,  n'est  pas  seulement  le  fondement  de 
toutes  les  figures  de  la  rhétorique  ;  mais  encore  d'une  infinité 
d'autres  choses  de  plus  grande  conséquence  dans  la  morale, 
dans  la  politique,  et  généralement  dans  toutes  les  sciences  qui 
ont  quelque  rapport  à  l'homme,  et  par  conséquent  de  beaucoup 
de  choses  dont  nous  parlerons  dans  la  suite. 

La  cause  de  cette  liaison  de  plusieurs  traces,  est  Videntité  du 
temps  auquel  elles  ont  été  imprimées  dans  le  cerveau  ;  car  il 
suffit  que  plusieurs  traces  aient  été  produites  dans  le  même 
temps,  afin  qu'elles  ne  puissent  plus  se  réveiller  que  toutes  en- 
semble, parce  que  les  esprits  animaux  trouvant  le  chemin  de 
toutes  les  traces  qui  se  sont  faites  dans  le  même  temps,  eatr' ou- 
vert, ils  y  continuent  leur  chemin  à  cause  qu'ils  y  passent  plus 
facilement  que  par  les  autres  endroits  du  cerveau.  C'est  là  la 
cause  de  la  mémoire  et  des  habitudes  corporelles  qui  nous  sont 
communes  avec  les  bètes  *. 


*  Sauf  ia  dilTérence  des  termes,  c'est  la  nu-me   explication   que  donne  des 
mûmes  faits,  Herbert  Sj)C:iccr  dans    ses  Principes  de  psije/^ologie   L'action 


138  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Ces  liaisons  des  traces  ne  sont  pas  toujours  jointes  avec  les 
émotions  des  esprits,  parce  que  toutes  les  choses  que  nous 
voyons,  ne  nous  paraissent  pas  toujours  bonnes  ou  mauvaises. 
Ces  liaisons  peuvent  aussi  changer  et  se  rompre,  parce  que 
n'étant  pas  toujours  nécessaires  à  la  conservation  de  la  vie,  elles 
ne  doivent  pas  toujours  être  les  mêmes. 

Mais  il  y  a  dans  notre  cerveau  des  traces  qui  sont  liées  natu- 
rellement les  unes  avec  les  autres,  et  encore  avec  certaines 
émotions  des  esprits,  parce  que  cela  est  nécessaire  à  la  conser- 
vation de  la  vie,  et  leur  liaison  ne  peut  se  rompre,  ou  ne  peut 
se  rompre  facilement,  parce  qu'il  est  bon  qu'elle  soit  toujours 
la  même.  Par  exemple,  la  trace  d'une  grande  hauteur  que  l'on 
voit  au-dessous  de  soi,  et  de  laquelle  on  est  en  danger  de  tora 
ber,  ou  la  trace  de  quelque  grand  corps  qui  est  prêt  à  tomber 
sur  nous  et  à  nous  écraser,  est  naturellement  liée  avec  celle  qui 
nous  représente  la  mort,  et  avec  une  émotion  des  esprits  qui 
nous  dispose  à  la  fuite  et  au  désir  de  fuir.  Cette  liaison  ne 
change  jamais,  parce  qu'il  est  nécessaire  qu'elle  soit  toujours  la 
même,  et  elle  consiste  dans  une  disposition  des  fibres  du  cer- 
veau, que  nous  avons  dès  notre  naissance. 

Toutes  les  liaisons  qui  ne  sont  point  naturelles  se  peuvent  et 
se  doivent  rompre,  parce  que  les  différentes  circonstances  des 
temps  et  des  lieux  les  doivent  changer,  afin  qu'elles  soient  utiles 
à  la  conservation  de  la  vie.  Il  est  bon  que  les  perdrix,  par 
exemple,  fuient  leshomraesquiont  des  fusils,  dans  les  lieux  ou 
dans  les  temps  oîi  on  leur  fait  la  chasse;  mais  il  n'est  pas  né- 
cessaire qu'elles  les  fuient  en  d'autres  lieux  et  en  d'autres  temps. 
Ainsi,  pour  la  conservation  de  tous  les  animaux,  il  est  néces- 
saire qu'il  y  ait  de  certaines  liaisons  de  traces,  qui  se  puissent 
former  et  détruire  facilement,  qu'il  y  en  ait  d'autres  qui  no  se 
puissent  rompre  que  difficilement,  et  d'autres  enfin  qui  ne  se 
puissent  jamais  rompre. 

Il  est  tri's  utile  de  rechercher  avec  soin  les  différents  effets 
que  cesdilVérenles  liaisons  sont  capables  de  produire;  car  ces 


nerveuse  se  dirige  selon  lui,  là  où  elle  renrontre  a  moindre  résistnnce. 
Cliiirli'S  Bonnet  de  Genève  avait  aussi  reprdiliiil  à  peu  près  la  mèine  exiilica- 
tion  pliysiolûgiqui;  que  Malfliranche  dos  conditions  de  la  mémoire  et  de  l'as-o- 
ciation  des  idées. 


DE   L'IMAGINATION,    1"    Partie.  15» 

eflpts  sont  en  très  grand  nombre,  et  de  très  grande  conséquence, 
pour  la  connaissance  de  l'homme. 

ni.  Pour  l'explication  de  la  mémoire,  il  suffit  de  bien  compren- 
dre celte  vérité  :  Que  toutes  nos  différentes  perceptions  sont  at- 
tachées aux  changements,  qui  arrivent  aux  fibres  de  la  partie 
principale  du  cerveau  dans  laquelle  l'âme  réside  plus  particu- 
lièrement, parce  que  ce  seul  principe  supposé,  la  nature  de  la 
mémoire  est  expliquée.  Car  de  même  que  les  branches  d'un 
arbre,  qui  ont  demeuré  quelque  temps  ployées  d'une  certaine 
façon,  conservent  qnelque  facilité  pour  être  employées  de  nou- 
veau de  la  même  manière,  ainsi  les  fibres  du  cei'veau  ayant  une 
fois  reçu  certaines  impressions  par  le  cours  des  esprits  animaux 
et  par  l'action  des  objets,  gardent  assez  longtemps  quelque  fa- 
cilité pour  recevoir  ces  mêmes  dispositions.  Or  la  mémoire  ne 
consiste  que  dans  cette  faculté,  puisque  l'on  pense  aux  mêmes 
choses,  lorsque  le  cerveau  reçoit  les  mêmes  impressions. 

Comme  les  esprits  animaux  agissent  tantôt  plus  et  tantôt 
moins  fort  sur  la  substance  du  cerveau,  et  que  les  objets  sen- 
sibles sont  des  impressions  bien  plus  grandes  que  l'imagination 
toute  seule,  il  est  facile  de  là  de  reconnaître,  pourquoi  on  ne  se 
souvient  pas  seulement  de  toutes  les  choses  que  l'on  a  aper- 
çues; pourquoi,  par  exemple,  ce  que  l'on  a  aperçu  plusieurs  fois 
se  présente  d'ordinaire  à  l'âme  plus  nettement  que  ce  que  l'on 
n'a  aperçu  qu'une  ou  deux  fois.  Pourquoi  on  se  souvient  plus 
distinctement  des  choses  qu'on  a  vues,  que  de  celles  qu'on  a 
seulement  imaginées;  et  ainsi  pourquoi  on  saura  mieux,  par 
exemple,  la  distribution  des  veines  dans  le  foie,  après  l'avoir 
vue  une  seule  fois  dans  la  dissection  de  cette  partie,  qu'après 
l'avoir  lue  plusieurs  fois  dans  un  livre  d'analomie,  et  d'autres 
choses  semblables. 

Que  si  on  veut  faire  réflexion  sur  ce  qu'on  a  dit  auparavant 
de  l'imagination,  et  sur  le  peu  qu'on  vient  de  dire  de  la  mé- 
moire, et  si  l'on  est  délivré  de  ce  préjugé  :  Que  notre  cerveau 
est  trop  petit  pour  conserver  des  vestiges  et  des  impressions 
en  fort  grand  nombre;  on  aura  le  plaisir  de  découvrir  la  cause 
de  tous  ces  effets  surprenants  de  la  mémoire,  dont  parle  saint 
Augustin  avec  tant  d'admiration  dans  le  dixième  livre  de  ses 
Confessions.  El  l'on  no  veut  pas  expli  [uer  ces  choses  plus  au 
long,  parce  que  l'on  croit  qu'il  est  plus  à  propos  que  cliacuu 


160  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

se  les  explique  à  soi-même  par  quelque  effort  d'esprit,  à  cause 
que  les  choses  qu'on  découvre  par  cette  voie  sont  toujours  plus 
agréables  et  font  davantage  d'impression  sur  nous  que  celles 
qu'on  apprend  des  autres. 

IV.  Pour  l'explication  des  habitudes,  il  est  nécessaire  de  sa- 
voir la  manière  dont  on  a  sujet  de  penser  que  l'âme  remue 
les  parties  du  corps  auquel  elle  est  unie  :  La  voici.  Selon  toutes 
les  apparences  du  monde,  il  y  a  toujours  dans  quelques  en- 
droits du  cerveau,  quels  qu'ils  soient,  un  assez  grand  nombre 
d'esprits  animaux  très  agités  par  la  chaleur  du  cœur  d'où  ils 
sont  sortis,  et  tous  prêts  de  couler  dans  les  lieux  oiî  ils  trouvent 
le  passage  ouvert.  Tous  les  nerfs  aboutissent  au  réservoir  de 
ces  esprits,  et  l'âme  a  le  pouvoir  i  de  déterminer  leur  mou- 
vement, et  de  les  conduire  par  ces  nerfs  dans  tous  les  muscles 
du  corps.  Ces  esprits  y  étant  entrés,  ils  les  enflent  et  par 
conséquent  ils  les  raccourcissent.  Ainsi  ils  remuent  les  parties 
auxquelles  ces  muscles  sont  attachés. 

On  n'aura  pas  de  peine  à  se  persuader  que  l'âme  remue  le 
corps  de  la  manière  qu'on  vient  d'expliquer,  si  on  prend  garde, 
que  lorsqu'on  a  été  longtemps  sans  manger,  on  a  beau  vouloir 
donner  de  cei'tains  mouvements  à  son  corps,  on  n'en  peut 
venir  à  bout,  et  même  l'on  a  quelque  peine  à  le  soutenir  sur  ses 
pieds.  Mais  si  on  trouve  moyen  de  faire  couler  dans  son  cœur 
quelque  chose  de  fort  spiritueux,  comme  du  vin  ou  quelque 
autre  pareille  nounùture,  on  sent  aussitôt  que  le  corps  obéit 
avec  beaucoup  plus  de  facilité,  et  l'on  se  remue  en  toutes  les 
manières  qu'on  souhaite.  Car  cette  seule  expérience  fait,  ce 
me  semble,  assez  voir  que  l'âme  ne  pouvait  donner  de  mouve- 
ment à  son  corps  faute  d'esprits  animaux,  et  que  c'est  par  leur 
moyen  qu'elle  a  recouvré  son  empire  sur  lui. 

Or  les  enflures  des  muscles  sont  si  visibles  et  si  sensibles  dans 
les  agitations  de  nos  bras  et  de  toutes  les  parties  de  notre  corps, 
et  il  est  si  raisonnable  de  croire  que  ces  muscles  ne  se  peuvent 
enfler,  que  parce  qu'il  y  entre  quelque  corps,  de  même  qu'un 
ballon  ne  peut  se  grossir,  ni  s'enfler,  que  parce  qu'il  y  entre  de 
l'air  ou  autre  chose,  qu'il  semble  qu'on  ne  puisse  douter,  que 
les  esprits  animaux  ne  soient  poussés  du  cerveau  par  les  nerfs 

'  J'expliquerai  ailleurs  eu  quoi  consiste  ce  pouvoir.  (Noie  de  Malebranche.) 


DE   L'IMAGINATION,    1"    Partie.  161 

jusque  dans  les  muscles  pour  les  enfler,  et  pour  y  produire 
tous,  les  mouvements  que  nous  souhaitons.  Car  un  muscle  éiant 
plein,  il  est  nécessairement  plus  court  que  s'il  était  unique  ; 
ainsi  il  tire  et  remue  la  partie  à  laquelle  il  est  attaché,  comme 
on  le  peut  voir  explique  plus  au  long  dans  les  livres  des  Pas- 
sions et  de  r Homme  de  M.  Descartes.  On  ne  donne  pas  ce- 
pendant cette  explication  comme  parfaitement  démontrée  dans 
toutes  ses  parties.  Pour  la  rendre  entièrement  évidente,  il  y  a 
encore  plusieurs  choses  à  désirer,  desquelles  il  est  presque 
impossible  de  s'éclaircir.  Mais  il  est  aussi  assez  inutile  de  les 
savoir  pour  notre  sujet;  car  que  cette  explication  soit  vraie  ou 
fausse,  elle  ne  laisse  pas  d'être  également  utile  pour  faire  con- 
naître la  nature  des  habitudes  ;  parce  que  si  l'âme  ne  remue 
point  le  corps  de  cette  manière,  elle  le  remue  nécessairement 
de  quelque  autre  qui  est  assez  semblable,  pour  en  tirer  les 
conséquences  que  nous  en  tirons. 

Mais  afin  de  suivre  notre  explication,  il  faut  remarquer  que 
les  esprits  ne  trouvent  pas  toujours  les  chemins,  par  où  ils 
doivent  passer,  assez  ouverts  et  assez  libres  ;  et  que  cela  fait 
que  nous  avons,  par  exemple,  de  la  difiiculté  à  remuer  les 
doigts  avec  la  vitesse  qui  est  nécessaire  pour  jouer  des  instru- 
ments de  musique,  ou  les  muscles  qui  servent  à  la  prononcia- 
tion, pour  annoncer  le  mots  d'une  langue  étrangère  ;  mais  que 
peu  à  peu  les  esprits  animaux  par  leur  cours  continuel  ouvrent 
et  aplanissent  ces  chemins,  en  sorte  qu'avec  le  temps  ils  n'y 
trouvent  plus  de  résistance.  Or  c'est  dans  cette  facilité  que  les 
esprits  animaux  ont  de  passer  dans  les  membres  de  notre 
corps,  que  consistent  les  habitudes. 

Il  est  très  facile,  selon  cette  explication,  de  résoudre  une 
infinité  de  questions  qui  regardent  les  habitudes  ;  comme,  par 
exemple,  pourquoi  les  enfants  sont  plus  capables  d'acquérir  de 
nouvelles  habitudes,  que  les  personnes  plus  âgées.  Pourquoi  il 
est  très  difficile  de  perdre  de  vieilles  habitudes.  Pourquoi  les 
hommes  à  force  de  parler  ont  acquis  une  si  grande  facilité  à 
cela,  qu'ils  prononcent  leurs  paroles  avec  une  vitesse  incro- 
yable, et  même  sans  y  penser,  comme  il  n'arrive  que  trop 
souvent  à  ceux  qui  disent  des  prières,  qu'ils  ont  accoutumé  de 
faire  depuis  plusieurs  années.  Cependant  pour  prononcer  un 
seul  mot,  il  faut  remuer  dans  un  certain  temps,  et  dans  un  cer- 


1G2  DE    LA    KECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

tain  ordre,  plusieurs  muscles  à  la  fois,  comme  ceux  de  la 
langue,  des  lèvres,  du  gosier  et  du  diaphragme.  Mais  on  pourra 
avec  un  peu  de  méditation  se  satislaire  sur  ces  questions  et  sur 
plusieurs  autres  très  curieuses  et  assez  utiles,  et  il  n'est  pas 
nécessaire  de  s'y  arrêter. 

Il  est  visible,  par  ce  que  l'on  vient  de  dire,  qu'il  y  a  beau- 
coup de  rapport  entre  la  mémoire  et  les  habitudes,  et  qu'en  un 
sens  la  mémoire  peut  passer  pour  une  espèce  d'habitude  '. 
Car  de  même  que  les  habitudes  corporelles  consistent  dans  la 
facilité  que  les  esprits  ont  acquise  de  passer  par  certains  on 
droits  de  notre  cor^s,  ainsi  la  mémoire  consiste  dans  les 
traces,  que  les  mêmes  esprits  ont  imprimées  dans  le  cerveau, 
lesquelles  sont  cause  de  la  facilité  que  nous  avons  de  nous 
souvenir  des  choses.  De  sorte  que  s'il  n'y  avait  point  de  per- 
ceptions attachées  aux  cours  des  esprits  animaux,  nia  ces  traces, 
il  n'y  aurait  aucune  différence  entre  la  mémoire  ^  et  les  autres 
habitudes. 

Il  n'est  pas  aussi  plus  difficile  de  concevoir  que  les  bétes, 
quoique  sans  âme  et  incapables  d'aucune  perception,  se  sou- 
viennent en  leur  manière  des  choses  qui  ont  fait  impression 
dans  leur  cerveau,  que  de  concevoir  qu'elles  soient  capables 
d'acquérir  différentes  habitudes.  Et  après  ce  que  je  viens  de 
dire  des  habitudes,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  beaucoup  plus  de 
difllculté  à  se  représenter  comment  les  membres  de  leurs  corps 
acquièrent  peu  à  peu  différentes  habitudes,  qu'à  concevoir  com- 
ment une  machine  nouvellement  faite  ne  joue  pas  facilement 
que  lorsqu'on  en  a  fait  quelque  usage. 

CHAPITRE  VI 

I.  Qiie  le'^  fibres  du  cerveau  ne  sont  pas  sujettes  à  des  chanL-cinents  si 
prompts  que  les  esprits.  —  II.  Trois  différents  changements  dans  les  trois 
diircrc-nls  âges. 

Toutes  les  parties  des  corps  vivants  sont  dans  un  mouve- 

cxpliqiior  la  mémoire  par  l'habitude,  comme  on  l'a  fait  de  nos  jours,  n'est 
pas,  on  le  voit,  chose  nouvelle.  ToaicfoU,  Maiebranclie  se  borne  à  dirn  qu'en 
un  xenx  hi  inémoire  eM  une  espèri'  d'hahiiiidi-.  C'est  en  elTet  uiie  habitude 
d'un  1,'eiirc  tout  particulier,  une  liabituiie  gui  a  conscience  d'elle-mi'ine,  ce  qui 
la  distin,:,'iic  profondciiicnt  de  toiiles  les  autres. 
*  Voyez  le  7»  éclaircissenient  sur  la    mémoire  et  les  habitudes  spirituelles. 


DE    Ll.^lAGlNATiUN,    1-   Partie.  1G5 

ment  continuel,  les  parties  solides  et  les  fluides,  la  chair  aussi 
bien  que  le  sang.  Il  y  a  seulement  cette  différence  entre  le 
mouvement  des  unes  et  des  autres,  que  celui  des  parties  du 
sang  est  visible  et  sensible,  et  que  celui  des  fibres  de  notre 
chair  est  tout  à  fait  imperceptible.  Il  y  a  donc  cette  différence 
entre  les  esprits  animaux  et  la  substance  du  cerveau,  que  les 
esprits  animaux  sont  très  agités  et  très  fluides,  et  que  la  sub- 
stance du  cerveau  a  quelque  sohdité  et  quelque  consistance.  De 
sorte  que  les  esprits  se  divisent  en  petites  parties  et  se  dissi- 
pent en  peu  d'heures,  en  transpirant  par  les  pores  des  vaisseaux 
qui  les  contiennent  ;  et  il  en  vient  souvent  d'autres  en  leur  place 
qui  ne  leur  sont  point  du  tout  semblables.  Mais  les  fibres  du 
cerveau  ne  sont  pas  si  faciles  à  se  dissiper  ;  il  ne  leur  arrive 
pas  souvent  des  changements  considérables,  et  toute  leur  sub- 
stance ne  peut  changer  qu'après  plusieurs  années. 

II.  Les  différences  les  plus  considérables  qui  se  trouvent  dans 
le  cerveau  d'un  même  ho.mme  pendant  toute  sa  \ie,  sont  dans 
l'enfance,  dans  l'âge  d'un  homme  fait,  et  dans  la  vieillesse 

Les  fibres  du  cerveau  dans  l'enfiince  sont  molles,  flexibles  et 
délicates.  Avec  l'âge  elles  deviennent  plus  sèches,  plus  dures, 
et  plus  fortes.  Mais  dans  la  vieillesse  elles  sont  tout  à  fait 
inflexibles,  ou  n'obéissent  que  difficilement  au  cours  des  esprits 
animaux,  et  de  plus  elles  sont  grossières  et  mêlées  quelquefois 
avec  des  humeurs  superflues,  que  la  chaleur  très  faible  de  cet 
âge  ne  peut  plus  dissiper.  Car  de  même  que  nous  voyous  que 
les  fibres  qui  composent  la  chair,  se  durcissent  avec  le  temps, 
et  que  la  chair  d'un  perdreau  est  sans  contestation  plus  tendre 
que  celle  d'une  vieille  perdrix,  ainsi  les  fibres  du  cerveau  d'un 
enfant  ou  d'un  jeime  homme  doivent  être  beaucoup  plus  molles 
et  plus  délicates  que  celles  des  personnes  plus  avancées  en  âge. 

L'on  reconnaîtra  la  raison  de  ces  changements,  si  on  con- 
sidère que  ces  fibres  sont  continuellement  agitées  par  les  esprits 
animaux  qui  coulent  à  l'entour  d'elles  en  plusieurs  difforeales 
manières.  Car  de  même  que  les  vents  sèchent  la  terre  sur 
laquelle  ils  soufflent,  ainsi  les  esprits  animaux  par  leur  agita- 
tion continuelle  rendent  peu  à  peu  la  plupart  des  fibres  du  cer- 
veau de  riiomme  plus  sèches,  plus  coinp'ùmées  et  plus  solides; 
en  sorto  que  les  personnes  plus  âgées  les  doivent  avoir  presque 
toujours  plus  mflexibles  que  ceux  qui  sont  moins  avancés  en 


164  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

âge.  Et  pour  ceux  qui  sont  de  même  âge,  les  ivrognes  qui 
pendant  plusieurs  années  ont  fait  excès  de  vin,  ou  de  semblables 
boissons  capables  d'enivrer,  doivent  les  avoir  aussi  plus  solides 
et  plus  intlexibles  que  ceux  qui  se  sont  privés  de  ces  boissons 
pendant  toute  leur  vie. 

Or  les  différentes  constitutions  du  cerveau  dans  les  enfants, 
dans  les  hommes  faits,  et  dans  les  vieillards,  sont  des  causes 
fort  considérables  de  la  différence  qui  se  remarque  dans  la 
faculté  d'imaginer  de  ces  trois  âges  desquels  nous  allons  parler 
dans  la  suite.  Commençons  par  l'examen  de  ce  qui  arrive  au 
cerveau  d'un  enfant,  lorsqu'il  est  dans  le  sein  de  sa  mère. 


CHAPITRE  VII 

I.  De  la  communication  qui  est  i'iiitl'  le  ci-rvcaii  d'une  mère  et  celui  de  son 
enfant  —  11.  De  la  communication  qui  est  (mtic  noliv  cerveau  et  les  autres 
paitierde  notre  corps,  laquelle  nous  porle  à  rimilalion  eta  la  compassion.  — 
lli  Explication  de  la  scnér.ition  des  enfants  monstrueux,  et  de  ia  propa- 
sation  des  espèces.  —  IV  Explication  de  quelques  dérèglements  d'esprit  et 
de  i|uelques  inclinations  de  la  volonté.  —  V.  De  la  concupiscence  et  du 
péclié  originel.  —  VI.  Objections  et  réponses. 

Il  est,  ce  me  semble,  assez  évident  que  nous  tenons  à 
toutes  clioses,  et  que  nous  avons  des  rapports  naturels  à  tout 
ce  qui  nous  environne,  lesquels  nous  sont  très  utiles  pour  la 
conservation  et  pour  la  commodité  de  la  vie.  Mais  tout  ces  rap- 
ports ne  sont  pas  égaux.  Nous  tenons  bien  davantage  à  la 
France  qu'à  la  Chine,  au  soleil  qu'à  quelque  étoile,  à  notre 
propre  maison  qu'à  celle  de  nos  voisins.  Il  y  a  des  liens  invi- 
sibles qui  nous  attachent  bien  plus  étroitement  aux  hommes 
qu'aux  bêtes,  à  nos  parents  et  à  nos  amis  qu'à  des  étrangers, 
à  ceux  de  qui  nous  dépendons  pour  la  conservation  de  notre 
être,  qu'à  ceux  de  qui  nous  ne  craignons  et  n'espérons  rien. 

Ce  qu'il  y  a  principalement  à  rcnianjuer  dans  cette  union 
naturelle  qui  est  entre  nous  et  les  autres  hommes,  c'est  qu'elle 
est  d'autant  plus  grande,  que  nous  avons  davantage  besoin 
d'eux.  Les  parents  et  les  amis  sont  unis  étroitement  les  uns 
aux  autres;  on  peut  dire  que  leurs  douleurs  et  leurs  misères 
sont  communes,  aussi  bien  que  leurs  plaisirs  et  Iciu*  félicité; 
car  toutes  les  passions  et  tous    es  scnliments  de  nos  amis  se 


DE    L'DIAGINATION,  .  1«   Partie.  165 

communiquent  à  nous  par  l'impression  de  leur  manière,  et  par 
l'air  de  leur  visage.  Mais  parce  qu'absolument  nous  pouvons 
vivre  sans  eux,  l'union  naturelle  qui  est  entre  eux  et  nous  n'est 
pas  la  plus  grande  qui  puisse  être. 

I.  Les  enfants  dans  le  sein  de  leurs  mères,  le  corps  desquels 
n'est  point  encore  entièrement  forme,  et  qui  sont  par  eux 
mêmes  dans  un  état  de  faiblesse  et  de  disette  la  plus  grande 
qui  se  puisse  concevoir,  doivent  aussi  cire  unis  avec  leurs 
mères  de  la  manière  la  plus  étroite  qui  se  puisse  imaginer.  Et 
quoique  leur  àme  soit  séparée  de  celle  de  leur  mère,  leur  corps 
n'étant  point  détaché  du  sien,  on  doit  penser  qu'ils  ont  les 
mêmes  sentiments  et  les  mômes  passions;  en  un  mot,  toutes  les 
mêmes  pensées  qui  s'excitent  dans  l'àme  à  l'occasion  des  mou- 
vements qui  se  produisent  dans  le  corps  ^ 

Ainsi  les  enfants  voient  ce  que  leurs  mères  voient,  ils  enten- 
dent les  mêmes  cris,  ils  reçoivent  les  mêmes  impressions  des 
objets,  et  ils  sont  agites  des  mômes  passions.  Car  puisque  l'air 
du  visage  d'un  homme  passionné  pénètre  ceux  qui  le  regar- 
dent, et  imprime  naturellement  en  eux  une  passion  semblable 
à  celle  qui  l'agite,  quoique  l'union  de  cet  homme  avec  ceux  qui 
le  considèrent  ne  soit  pas  fort  grande,  on  a,  ce  me  semble, 
raison  de  penser  que  les  mères  sont  capables  d'imprimer  dans 
leurs  enfants  tous  les  mêmes  sentiments  dont  elles  sont  touchées, 
et  toutes  les  mêmes  passions  dont  elles  sont  agitées.  Car  enlin 
le  corps  de  l'enfant  ne  fait  qu'un  même  corps  avec  celui  de  la 
mère,  le  sang  et  les  esprits  sont  communs  à  l'un  et  à  l'autre; 
les  sentiments  et  les  passions  sont  des  suites  naturelles  des 
mouvements  des  esprits  et  du  sang,  et  ces  mouvements  se  com- 
muniquent nécessairement  de  la  mère  à  l'enfant.  Donc  les 
passions  et  les  sentiments,  et  généralement  toutes  les  pensées 
dont  le  corps  est  loccasion,  sont  communes  à  la  mère  et  à 
i'enfant. 

Ces  clioses  me  paraissent  incontestables  pour  plusieurs  rai- 
sons. Car  si  l'on  considère  seulement  qu'une  mèie  fort  effrayée 
à  la  vue  d'un  chat,  engendre  un  enfant,  que  l'horreur  surprend 
toutes  les  fois  que  cet  animal  se  présente  à  lui,  il  est  aisé  d'en 

1  Ainsi  (r.niri'^  Malebranclic,  il  y  aurait  déjà  di'S  scntimciUs  et  di-s  pen^^éos 
dans  l';ini(!  du  lœtiis.  1!  le  dit  encore  d'une  manière  plus  ex[ire»se  iians  la 
suite  de  l'ouvrajje. 


166  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

conclure,  qu'il  faut  donc  que  cet  enfant  ait  vu  avec  horreur  e» 
avec  émotion  d'esprits  ce  que  sa  more  voyait,  lorsqu'elle  le 
portait  dans  son  sein,  puisque  la  vue  d'un  chat  qui  ne  lui  fait 
aucun  mal,  produit  encore  en  lui  de  si  étranges  effets.  Cependant 
je  n'avance  tout  ceci  que  comme  une  supposition,  qui  selon  ma 
pensée  se  trouvera  suffisamment  démontrée  par  la  suite.  Car 
toute  supposition  qui  peut  satisfaire  à  la  résolution  de  toutes 
les  difficultés  que  l'on  peut  former,  doit  passer  pour  un  principe 
incontestable. 

IL  Les  liens  invisibles  par  lesquels  l'Auteur  de  la  nature  unit 
tous  ses  ouvrages,  sont  dignes  de  la  sagesse  de  Dieu  et  de 
l'admiration  des  hommes  ;  il  n'y  a  rien  de  plus  surprenant  ni 
de  plus  instructif  tout  ensemble  ;  mais  nous  n'y  pensons  pas. 
Nous  nous  laissons  conduire  sans  considérer  celui  qui  nous 
conduit  ;  la  nature  nous  est  cachée  aussi  bien  que  son  auteur, 
et  nous  sentons  les  mouvements  qui  se  produisent  en  nous,  sans 
en  considérer  les  ressorts.  Cependant  il  y  a  peu  de  choses 
qu'il  nous  soit  plus  nécessaire  de  connaître;  car  c'est  de  leur 
connaissance  que  dépend  l'explication  de  toutes  les  choses  qui 
ont  rapport  à  l'homme. 

Il  y  a  certainement  dans  notre  cerveau  des  ressorts  qui  nous 
portent  naturellement  à  l'imitation,  car  cela  est  nécessaire  à 
la  société  civile.  Non  seulement  il  est  nécessaire  que  les  enfants 
croient  leurs  pères,  les  disciples,  leurs  maîtres,  et  les  inférieurs, 
ceux  qui  sont  au-dessus  d'eux,  il  faut  encore  que  tous  les 
hommes  aient  quelque  disposition  à  prendre  les  mêmes  ma- 
nières, et  à  faire  les  mêmes  actions  de  ceux  avec  qui  ils  veulent 
vivre.  Car  afin  que  les  hommes  se  lient,  il  est  nécessaire  qu'ils 
se  ressemblent  et  par  le  corps  et  par  l'esprit.  Ceci  est  le  prin- 
cipe d'une  infinité  de  choses  dont  nous  parlerons  dans  la  suite. 
Mais  pour  ce  que  nous  avons  à  dire  dans  ce  chapitre,  il  est 
encore  nécessaire  que  l'on  sache  qu'il  y  a  dans  le  cerveau  des 
dispositions  naturelles  qui  nous  portent  à  la  compassion  aussi 
bien  qu'à  l'imitation. 

Il  faut  donc  savoir  que  non  seulement  les  esprits  animaux 
se  portent  naturellement  dans  les  parties  de  notre  corps  pour 
faire  les  mêmes  actions  et  les  mêmes  mouvements  que  nous 
voyons  faire  aux  autres,  mais  encore  pour  recevoir  en  quelque 
manière  loii-s  blessures,  et  pour  prendre  part  à  leurs  misères. 


DE   L'IMAGINATION,    1«   Partie.  167 

Car  rexpérience  nous  apprend  que  lorsque  nous  considérons 
avec  bBaucoup  d'attention  quelqu'un,  que  l'on  frappe  rudement, 
ou  qui  a  quelque  grande  plaie,  les  esprits  se  transportent  avec 
effort  dans  les  parties  de  notre  corps  qui  répondent  à  celles 
que  l'on  voit  blesser  dans  un  autre,  pourvu  que  l'on  ne  détourne 
point  ailleurs  le  cours  de  ces  esprits,  en  se  chatouillant  volon- 
tairement avec  quelque  force  une  autre  partie  que  celle  que 
l'on  voit  blesser,  ou  que  le  cours  naturel  des  esprits  vers  le 
cœur  et  les  viscères,  qui  est  ordinaire  aux  émotions  subites, 
n' entraine  ou  ne  change  point  celui  dont  nous  parlons,  ou  enfin 
que  quelque  liaison  extraordinaire  des  traces  du  cerveau  et  des 
mouvements  des  esprits  ne  fasse  pas  le  même  effet. 

Ce  transport  des  esprits  dans  les  parties  de  notre  corps,  qui 
répondent  à  celles  que  l'on  voit  blesser  dans  les  autres,  se  fait 
bien  sentir  dans  les  personnes  délicates,  qui  ont  l'imagination 
vive  et  les  chairs  fort  tendres  et  fort  molles.  Car  ils  ressentent 
fort  souvent  comme  une  espèce  de  frémissement  dans  leurs 
jambes  :  par  exemple,  s'ils  regardent  attentivement  quelqu'un 
qui  y  ait  un  ulcère,  ou  qui  y  reçoive  actuellement  quelque  coup. 
Voici  ce  qu'un  de  mes  amis  m'écrit,  qui  pourra  confirmer  ma 
pensée:  «  Cn  homme  d'âge,  qui  demeure  chez  une  de  mes  sœurs, 
étant  malade,  une  jeune  servante  de  la  maison  tenait  la  chan- 
delle comme  on  le  saignait  au  pied.  Quand  elle  lui  vit  donner 
le  coup  de  lancette,  elle  fut  saisie  d'une  telle  appréhension, 
qu'elle  sentit  trois  ou  quatre  jours  ensuite,  une  douleur  si  vive 
au  même  endroit  du  pied,  qu'elle  fut  obligée  de  garder  le  lit 
pendant  ce  temps.  »  La  raison  de  cet  accident  est  donc,  selon 
mon  principe,  que  les  esprits  se  répandent  avec  force  dans  les 
parties  de  notre  corps,  qui  répondent  à  celles  que  nous  voyons 
blesser  dans  les  au  res;  et  cela,  afin  que  les  tenant  plus  ban- 
dées, ils  les  rendent  plus  sensibles  à  notre  âme,  et  qu'elle  soit 
sur  ses  gardes  pour  éviter  les  maux  que  nous  voyons  arriver 
aux  autres. 

Cette  compassion  dans  les  corps  produit  la  compassion  dan  - 
les  esprits.  Elle  nous  excite  à  soulager  les  autres,  parc  qu'en 
cela  nous  nous  soulageons  nous-mémos.  Enfin  elle  arrête  notre 
malice  et  notre  cruauté.  Car  l'horreur  du  sang,  la  frayeur  de 
la  mort;  en  un" mot  l'impression  sensible  de  la  compassion  em- 
pêche.souvent  de  massacrer  des  bv  les,  les  personnes  mOiue  les 


168  DE   LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

plus  persuadées  que  ce  ne  sont  que  des  machines;  parce  que 
la  plupart  des  hommes  ne  les  peuvent  tuer  sans  se  blesser  par 
le  contre-coup  de  la  compassion. 

Ce  qu'il  faut  principalement  remarquer  ici,  c'est  que  la  vue 
sensible  de  la  blessure  qu'une  personne  reçoit,  produit  dans 
ceux  qui  le  voient  une  autre  blessure  d'autant  plus  grande 
qu'ils  sont  plus  faibles  et  plus  délicats.  Parce  que  celte  vue 
sensible  poussant  avec  effort  les  esprits  animaux  dans  les  par- 
ties du  corps  qui  i-épondent  à  celles  que  l'on  voit  blesser,  ils 
font  une  plus  grande  impression  daus  les  fibres  d'un  corps 
délicat  que  dans  celles  d'un  corps  fort  et  robuste. 

Ainsi  les  hommes  qui  sont  pleins  de  force  et  de  vigueur,  ne 
sont  point  blessés  par  la  vue  de  quelque  massacre,  et  ils  ne 
sont  pas  tant  portés  à  la  compassion,  à  cause  que  cette  vue  ne 
choque  leur  corps,  que  parce  qu'elle  choque  leur  raison.  Ces 
personnes  n'ont  point  de  compassion  pour  les  criminels;  ils 
sont  inflexibles  et  inexorables.  Mais  pour  les  femmes  et  les 
enfants,  ils  souffrent  beaucoup  de  peine  par  les  blessures  ([u'ils 
voient  recevoir  à  d'autres.  Ils  ont  machinalement  beaucoup  de 
compassion  des  misérables,  et  ils  ne  peuvent  même  voir  battre 
ni  entendre  crier  une  béte  sans  quelque  inquiétude  d'esprit. 

Pour  les  enfants  qui  sont  encore  dans  le  sein  de  leur  mère, 
la  délicatesse  des  fibres  de  leur  chair  étant  infiniment  plus 
grande  que  celle  des  femmes  et  des  enfants,  le  cours  des  es- 
prits y  doit  produire  des  changements  plus  considérables, 
comme  on  le  verra  dans  la  suite. 

On  regardera  encore  ce  que  je  viens  de  dire  comme  une 
simple  supposition  si  on  le  souhaite  ainsi;  mais  on  doit  tâcher 
de  la  bien  comprendre,  si  on  veut  concevoir  distinctement  les 
choses  que  je  prétends  ex[)liquer  dans  ce  chapitre.  Car  les 
deux  suppositions  que  je  viens  de  laire  sont  les  principes  d'une 
infinité  de  choses  que  l'on  croit  ordinairement  fort  difticilcs  et 
fort  cachées,  et  qu'il  me  parait  en  clfct  impossible  d'éclaircir 
sans  recevoir  ces  suppositions.  Voici  des  exemples  qui  pourront 
servir  d'éclaircissement  et  même  de  preuve  des  deux  supposi- 
tions que  je  viens  de  faire. 

m.  11  y  a  environ  sept  ou  huit  ansque  l'on  voyait  aux  incurables 
un  jeune  honune  (\\n  était  né  fou,  et  dont  le  corps  était  rompu 
dans  les  mêmes  enthoits  dans  lesquels  on  rompt  les  criminels. 


DE   L'IilAGlNATIO.N,    1"   Partie.  16» 

Il  a  vécu  près  de  vingt  ans  en  cet  état;  plusieurs  personnes 
l'ont  vu,  et  la  feue  Reine  mère,  allant  visiter  cet  hôpital  eut  la 
curiosité  de  le  voir,  et  même  de  toucher  les  bras  et  les  jambes 
de  ce  jeune  homme  aux  endroits  oii  ils  étaient  rompus. 

Selon  les  principes  que  je  viens  d'établir,  la  cau5e  de  ce 
funeste  accident  fut,  que  sa  mère  ayant  su  qu'on  allait  rompre 
un  criminel,  l'alla  voir  exécuter.  Tous  les  coups  que  Ton  donna 
à  ce  misérable,  frappèrent  avec  force  l'imagination  de  cette 
mère,  et  par  une  espèce  de  contre-coup'  le  cerveau  tendre 
et  délicat  de  son  enfant.  Les  fibres  du  cerveau  de  cette  femme 
furent  étrangement  ébranlées,  et  peut-être  rompues  en  quelques 
endroits  par  le  cours  violent  des  esprits  produit  à  la  vue  d'une 
action  si  terrible;  mais  elles  eurent  assez  de  consistance  pour 
empêcher  leur  bouleversement  entier.  Les  fibres  au  contraire 
du  cerveau  de  l'enfant  ne  pouvant  résister  au  torrent  de  ces 
esprits  furent  entièrement  dissipées,  et  le  ravage  fut  assez  grand 
pour  lui  faire  perdre  l'esprit  pour  toujours.  C'est  là  la  raison 
pour  laquelle  il  vint  au  monde  privé  de  sens.  Voici  celle  pour 
laquelle  il  était  rompu  aux  mêmes  parties  du  corps  que  le  cri- 
minel, que  sa  mère  avait  vu  mettre  à  mort. 

A  la  vue  de  cette  exécution  si  capable  d'effrayer  une  femme, 
le  cours  violent  des  esprits  animaux  de  la  mère  alla  avec  force 
de  son  cerveau  vers  tous  les  endroits  de  son  corps  qui  répon- 
daient à  ceux  du  criminel  ~,  et  la  même  chose  se  passa  dans 
l'enfant.  Mais,  parce  que  les  os  de  la  mère  étaient  capables  de 
résister  à  la  violence  de  ces  esprits,  ils  n'en  furent  point  bles- 
sés. Peut-être  même  qu'elle  ne  ressentit  pas  la  moindre  dou- 
leur, ni  le  moindre  frémissement  dans  les  tras  ni  dans  les 
jambes,  lorsqu'on  les  rompait  au  criminel.  Mais  ce  cours  rapide 
des  esprits  fut  capable  d'entraîner  les  parties  molles  et  tendres 
des  os  de  l'enfant.  Car  les  os  sont  les  dernières  parties  du 
corps  qui  se  forment,  et  ils  ont  très  peu  de  consistance  dans 
les  enfants  qui  sont  encore  dans  le  sein  de  leur  mère.  Et  il 
faut  remai'quer,  que  si  celte  mère  eût  déterminé  le  mouvement 
de  ''->'•  esprits  vers  quelques  autres  parties  de  son  corps  en  se 
chatouillant  avec   foi'ce,  son  enfant  n'aurait  point  eu  les  os 

*  St'Inn  la  preiniorc  supposition.  (Note  de  Malebraoclie.) 

*  Selon  la  ftcondc  supposition.  (.Note  de  .Malebranche.) 

T.    I.  ,         10 


no  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

oîe  In  narfie   oui  eût  répondu  à  celle  vers  laquelle 
rr;r H  «rr^é^es  esp  J,  e«  a.  ton  Mes..e,  selon 

T  iat'*de'''cet  accidea.  sont  générales  pou,-  expliquer 

11  nesfemmes  qui  volent  durant  leur  grossesse  des  per- 

r^mlrnlirn  certaines  parties  du  visage,  impriment  a 

,r,ïen?a„tsTs  mêmes  marques,  et  dans  les  mêmes  parttes 

-Ht^^^^^^^^^^^^^^ 

S^Tueîês  mCes  so'tralnt'plutôt  sur  ces  parties  cachées 
'■X::-on?:o"™rrlÏÏ:ples  pareils. celui  que  nous 

,:  vannorter  si  les  enfants  pouvaient  vivre  après  avoii 
''"'1  i  Se  'pl^  s,  mais  d'ordinaire  ce  sont  des  avor- 
'''''  A.  on  oeut  dire  qu;  presque  tous  les  enfants,  qui  meu- 
toBS.  Car  on  P«^  d^^;  ie\rs  mères  sans  qu  elles  soient  malades, 
rentdansle  venu^de  leu  ^^  répouvante, 

-  :S  r     '  "ideX^  .-^^-   --  passion  violente  de 
lùrs  mères.  Voici  un  autre  exemple  assez  parlicuhei . 

T  n V  Ipas  un  an  qu'une  femme  ayant  considère  avec  trop 
Il  ny  a  pas  uu  a     i  célébrait  la  fête 

''T""""°:r  accola       n  entant  qui  ressemb.a.t  par- 
1:^Z7T:^.:S::^  de  ce  saint..l  avait  le  visage  d'un 

Z17  autant  qu-en  est  capable  un  entant  qm  na  pomt  de 
™,llard   autant  qu  e  P^  ^^^  ^      .^^._^^_  ^^^  ^^^^  ,„„,.. 

barbe.  Ses  bras  é  aen  que  l'image 

,és  vers  le  C'^''  ^,  ^^\™;  ,'  ',/,„ù.e  de  l'église,  en  regardant 
fVTernavarausWe  point  de  trout.  .1  ava.t  une  espèce 
,  ;  e  renversée  sur  ses  épaules,  avec  plusieurs  marques 
de  mitre  "^■"'«■^^^  '"  (,4  3(,„,  eouverles  de  pierreries. 

«  f  ".:tl"n  Im  't"  r.  au  tableau  sur  lequel  sa  mère 
hulm  f  «"f"  '"";"  i,  ,„„  imagination.  C'est  tme  chose 
r:  :Z-is  a    / "'.  auss,  bien^ue  moi,  parce  qu'on  la 

-rer:;:atrd':::— ^^^^ 


DE    LIMAGLNATION.    1"    Partie.  111 

mais  seulement  la  vue  d'un  tableau,  laquelle  cependant  fut  fort 
sensible  et  accompagnée  d'une  grande  émotion  d'esprits,  soit 
par  l'ardeur  et  par  l'application  de  la  mère,  soit  par  l'agita- 
tion que  le  bruit  de  la  fête  causait  en  elle. 

Cette  mère  regardant  donc  avec  application  et  avec  émotion 
d'esprits  ce  tableau,  l'enfant  selon  la  première  supposition,  le 
voyait  comme  elle  avec  application  et  avec  émotion  d'esprits. 
La  mère  en  étant  vivement  frappée,  l'imitait  au  moins  dans  la 
posture,  selon  la  deuxième  supposition;  car  son  corps  étant 
entièrement  formé,  et  les  fibres  de  sa  chair  assez  dures  pour 
résister  au  cours  des  esprits,  elle  ne  pouvait  pas  Timiter  ou  se 
rendre  semblable  à  lui  en  toutes  choses.  Mais  les  fibres  de  la 
chair  de  l'enfant  étant  extrêmement  molles,  et  par  conséquent 
susceptibles  de  toutes  sortes  d'airangements,  le  cours  rapide 
des  esprits  produisit  dans  sa  chair  tout  ce  qui  était  nécessaire 
pour  le  rendre  entièrement  semblable  à  l'image  qu'il  voyait  ; 
et  l'imitation  à  laquelle  les  enfants  sont  les  plus  disposés,  fut 
presque  aussi  parfaite  qu'elle  le  pouvait  être.  Mais  cette  imita- 
tion ayant  donné  au  corps  de  cet  enfant  une  figure  trop  extra- 
ordinaire, elle  lui  causa  la  mort. 

Il  y  a  bien  d'autres  exemples  de  la  force  de  l'imagination  des 
mères  dans  les  autours,  et  il  n'y  a  rien  de  si  bizarre  dont  elles 
n'avortent  quelquefois.  Car  non  seulement  elles  font  des  en- 
fants difformes,  mais  encore  des  fruits  dont  elles  ont  souhaité 
de  manger  ;  des  pommes,  des  poires,  des  grappes  de  raisin  et 
d'autres  choses  semblables.  Les  mères  imaginant  et  désirant 
fortement  de  manger  des  poires,  par  exemple,  les  enfants,  si  le 
fœtus  est  animé,  les  imaginent  et  les  désirent  de  même  avec 
ardeur  :  et  (que  le  fœtus  soit  ou  ne  soit  pas  animé  i  le  cours 
des  esprits  excité  par  l'image  du  fruit  désiré,  se  répandant  dans 
un  petit  corps  fort  capable  de  changer  de  figure  à  cause  de  sa 
mollesse ,  ces  pauvres  enfants  deviennent  semblables  aux 
choses  «u'ils  s'^uliaitent  avec  trop  d'ardeur.  Mais  les  mères 
n'en  souffrent  point  de  mal,  parce  que  leur  corps  n'est  pas 
assez  mou  pour  prendre  la  figure  des-  choses  qu'elles  iraagi- 
gineul;  ainsi  elles  ne  peuvent  pas  les  imiter  ou  se  rendre  en- 
tièrement semblables  à  elles. 

Or  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  cette  correspondance  que  je 
viens  d'expliquer,  et  qui  est  quelquefois  cause  de  si  grands 


172  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

désordres,  soit  une  chose  inutile  ou  mal  ordonnée  dans  la 
nature.  Au  contraire,  elle  semble  très  utile  à  la  propagation  du 
corps  humain  ou  à  la  formation  du  fœtus,  et  elle  est  absolu- 
ment nécessaire  à  la  transmission  de  certaines  dispositions  du 
cerveau,  qui  doivent  être  dtflerentcs  en  dilTércuts  temps  et  en 
différents  pays  ;  car  il  est  nécessaire ,  par  exemple,  que  les 
agneaux  aient  dans  de  certains  pays  le  cerveau  tout  à  fait  dis- 
posé à  fuir  les  loups,  à  cause  qu'il  y  en  a  beaucoup  en  ces 
lieux,  et  qu'ils  sont  fort  à  craindre  pour  eux. 

Il  est  vrai  que  cette  communication  du  cerveau  de  la  mère 
avec  celui  de  son  enfant,  a  quelquefois  de  mauvaises  suites, 
lorsque  les  mères  se  laissent  surprendre  par  quelque  passion 
violente.  Cependant  il  me  semble  que  sans  cette  communication, 
les  femmes  et  les  animaux  ne  pourraient  pas  facilement  engen- 
drer des  petits  de  même  espèce.  Car  encore  que  l'on  puisse 
donner  quelque  raison  de  la  formation  du  fœtus  en  général, 
■comme  M.  Descaries  l'a  tenté  assez  heureusement,  cependant 
il  est  très  difticile  sans  cette  communication  du  cerveau  de  la 
•mère  avec  celui  de  l'enfant,  d'expliquer  comment  une  cavale 
n'engendre  point  un  bœuf,  et  une  poule  un  œuf  qui  contienne 
«ne  petite  perdrix,  ou  quelque  oiseau  d'une  nouvelle  espèce; 
et  je  crois  que  ceux  qui  ont  médité  sur  la  formation  du  fœtus 
seront  de  ce  sentiment. 

Il  est  vrai  que  la  pensée  la  plus  raisonnable,  et  la  plus  con- 
forme à  l'expérience  sur  cette  question  très  difficile  de  la  for- 
mation du  fœtus,  c'est  que  les  enfants  sont  déjà  presque  tout 
■formés  avant  môme  l'action  par  laquelle  ils  sont  conçus,  et  que 
leurs  mères  ne  font  que  leur  donner  l'accroissement  ordinaire 
dans  le  temps  de  la  grossesse  ^.  Cependant  cette  communica- 
tion des  esprits  animaux  et  du  cerveau  de  la  mère  avec  les 
■esprits  et  le  cerveau  de  l'enfant,  semble  encore  servir  à  régler 
cet  accroissement,  et  à  déterminer  les  parties  qui  servent  à  sa 
nourriture,  à  se  ranger  à  peu  près  de  la  même  manière  que 

'  Dans  lo  traité  de  la  formation  du  fœlu.i,  Descartes  cheirhe  à  démontrer 
<jue  les  organes  de  l'embrynii  se  formciii  exaftemeiit  d'après  les  mêmes  lois 
en  vertu  desquelles  ils  fonclionnent  dans  l'animnl  adulte,  c'csl-.i-dire  d'une 
façon  purement  mécanique.  On  voit  ((ue  Malehranche  n'ose  le  suivre  )usqne 
la;  il  .idmet  la  i<reexistcnce  du  germe.  Le  (jerme  une  fois  donné,  le  mécanisme 
selon  lui  explique  tout,  mais  il  ne  croit  pas  qu*il  puisse  expliquer  le  germe 
loi -même. 


DE   L'IMAGINATION,    i-   Partie.  I73 

dans  le  corps  de  la  mère  ;  c'est-à-dire,  à  rendre  l'enfant  sem- 
blable a  la  mère,  ou  de  même  espèce  quelle  K  Cela  paraît  assez 
par  les  accidents  qui  arrivent,  lorsque  l'imagination  de  la  mère 
se  dérègle,  et  que  quelque  passion  violente  change  la  disposi- 
tion naturelle  de  son  cerveau;  car  alors,  comme  nous  venons 
d  expliquer,  cette  communication  change  la  conformation  du 
corps  de  1  enfant,  et  les  mères  avortent  quelquefois  des  fœtus 
d  autant  plus  semblables  aux  fruits  qu'elles  ont  désirés  que  les 
esprits  trouvent  moins  de  résistance  dans  les  fibres  du  corns  de 
lenfant,  ' 

On  ne  nie  pas  cependant,  que  Dieu,  sans  cette  communica- 
tion dont  nous  venons  de  parler,  n'ait  pu  disposer  d'une  manière 
SI  exacte  et  si  régulière  toutes  les  choses  qui  sont  nécessaires 
a  la  propagation  de  l'espèce  pour  des  siècles  infinis,  que  les 
mères  n'eussent  jamais  avorté,  et  même  qu'elles  eussent  tou- 
jours eu  des  enfants  de  même  grandeur,  de  même  couleur  en 
un  mot  tels  qu'on  les  eût  pris  l'un  pour  l'autre,  car  nous  ne 
devons  pas  mesurer  la  puissance  de  Dieu  par  notre  faible  ima- 
gination, et  nous  ne  savons  point  les  raisons  qu'il  a  pu  avoir 
dans  la  construction  de  son  ouvrage. 

Nous  voyons  tous  les  jours  quc'sans  le  secours  de  cette  com- 
mumcation,  les  plantes  et  les  arbres  produisent  assez  réo-u- 
Iierement   leurs  semblables,  et  que  les  oiseaux  et  beaucoup 
d  autres  animaux  n'en  ont  pas  besoin,   pour  faire   croître  et 
eclore  d  autres  petits,  lorsqu'ils  couvent  des  œufs  de  différente 
espèce,  comme  lorsqu'une  poule  couve  des  œufs  de  perdri-c 
Car  quoique  l'on  ait  raison  de  penser  que  les  graines  et  les 
œufs  contiennent  déjà  les  plantes  et  les  oiseaux  qui  en  sortent 
et  quil  se  puisse  faire  que  les  petits  corps  de  ces  oiseaux  aienl 
reçu  leur  conformation  parla  communication  dont  on  a  parlé   et 
^es  plantes  la  leur  par  le  moyen  d'une  autre  communication 
équivalente  :   cependant   c'est  peut-être  deviner.   Mais   quand 
même  on  ne  devinerait  pas,  on  ne  doit  pas  tout  à  fait  juger,  par 
les  choses  que  Dieu  a  faites,  quelles  sont  celles  qu'il  peut  faire 
Si  on  considère  toutefois  que  les  plantes,  qui  reçoivent  leur 

On  voit  que  Malebranclio,  tout  en  faisant  très  grande  la  nirt  do  \-UM 

'    10 


174  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

accroissement  par  l'action  de  leur  mère,  lui  ressemblent  beau- 
coup plus  que  celles  qui  viennent  de  graine,  que  les  tulipes,  par 
exemple,  qui  viennent  de  cayeux  sont  ordinairement  de  même 
couleur  que  leur  mère,  et  que  celles  qui  viennent  de  graine  en 
sont  presque  toujours  fort  ditlérentes,  on  ne  pourra  douter  que, 
si  la  communication  de  la  mère  avec  le  fruit  n'est  pas  absolu- 
ment nécessaire,  afin  qu'il  soit  de  même  espèce,  elle  est  toujours 
nécessaire,  afin  que  ce  fruit  lui  soit  entièrement  semblable. 

De  sorte,  qu'encore  que  Dieu  ait  prévu  que  cette  communica- 
tion du  cerveau  de  la  mère  avec  celui  de  son  enfant,  ferait 
quelquefois  mourir  des  fœtus  et  engendrer  des  monstres  à  cause 
du  dérèglement  de  l'imagination  de  la  mère,  cependant  cette 
communication  est  si  admirable,  et  si  nécessaire  par  les  raisons 
(^ue  je  viens  de  dire,  et  pour  plusieurs  autres  que  je  pourrais 
encore  ajouter,  que  cette  connaissance  que  Dieu  a  eue  de  ces 
inconvénients,  ne  lui  a  pas  dû  empêcher  d'exécuter  son  des- 
sein. On  peut  dire  en  un  sens,  que  Dieu  n'a  pas  eu  dessein  de 
faire  des  monstres  ;  car  il  me  parait  évident  que  si  Dieu  ne  fai- 
sait qu'un  animal,  il  ne  le  ferait  jamais  monstrueux.  Mais  ayant 
eu  dessein  de  produire  un  ouvrage  admirable  par  les  voies  les 
plus  simples,  et  de  lier  toutes  ses  créatures  les  unes  avec  les  au- 
tres, il  a  prévu  certains  effets  qui  suivraient  nécessairement  de 
l'ordre  et  de  la  nature  des  choses,  et  cela  ne  l'a  pas  détourné 
de  son  dessein.  Car  enfin,  quoiqu'un  monstre  tout  seul  soit  un 
ouvrage  imparfait,  toutefois  lorsqu'il  est  joint  avec  le  reste  des 
créatures,  il  ne  rend  point  le  monde  imparfait,  ou  indigne  de 
la  sagesse  du  Créateur,  eu  comparant  l'ouvrage  avec  la  sim- 
plicité des  voies  par  lesquelles  il  est  produit  '. 

Nous  avons  suffisamment  expliqué  ce  que  l'imagination  d'une 
mère  peut  faire  sur  le  corps  de  son  enfant  ;  examinons  présente- 
ment le  pouvoir  qu'elle  a  sur  son  esprit,  et  tâchons  ainsi  de  décou- 
vrir les  premiers  dérèglements  de  l'esprit  et  de  la  volonté  des 


'  Malebranohe  fait  intervenir  ici  le  principe  de  la  simiiiiciti'  des  voies  et 
de  la  ■,'cri('ralite  des  volontés  qui  joue  un  yrand  rôle  ilaiis  sa  doctrine  de  la 
providence  cl  (|ui  a  été  si  vivenienl  aitui|iic  par  Ariiauld.  C'ost  dans  d'antres 
ouvra;je>,daus  les  7iiétlilo,'i('iis  iliréU''iiii,'.\, dan^^  les  entrelii'iis  viélafhijsiques, 
qu'il  a  développé  ce  r|ui  n'est  qu'indique  dans  In  recliercho  de  la  véilé,  on  en 
trouve  quel()ncs  explications  et  di''veloppenient  dans  les  èc.laircisscincnts  qu'il 
a  ultérieurement  ajoutés  ù  la  revhcrcitc.  La  question  des  monstres  revient 
sans  cesse  dans  sa  polémique  contre  Araauld. 


DE    L'IMAGINATION,    1"    Partie.  175 

hommes  dans  leur  origine,  car  c'est  là  notre  principal  dessein. 

IV.  FI  est  certain  que  les  traces  du  cerveau  sont  accompa- 
gnées des  sentiments  et  des  idées  de  Tàme,  et  que  les  émotions 
des  esprits  animaux  ne  se  font  point  dans  le  corps,  qu'il  n'y  ait 
dans  lame  des  mouvements  qui  leur  répondent.  En  un  mot,  il 
est  certain  que  toutes  les  passions  et  tous  les  sentiments  cor- 
porels sont  accompagnés  de  véritables  sentiments  et  de  vcri 
tables  passions  de  l'âme.  Or,  selon  notre  première  supposition, 
les  mères  communiquent  à  leurs  enfants  les  traces  de  leur  cer- 
veau, et  ensuite  les  mouvements  de  leurs  esprits  animaux.  Donc 
olle-s  font  naître  dans  l'esprit  de  leurs  enfants  les  mêmes  pas- 
sions et  les  mêmes  sentiments  dont  elles  sont  touchées,  et  par 
conséquent  elles  leur  corrompent  le  cœur  et  la  raison  en  plu- 
sieurs manières. 

S'il  se  trouve  tant  d'enfants  qui  portent  sur  leur  visage  des 
marques,  ou  des  traces  de  l'idée  qui  a  frappé  leur  mère,  quoi- 
que les  fibres  de  la  peau  fassent  beaucoup  plus  de  résistance  au 
cours  des  esprits  que  les  parties  molles  du  cerveau,  et  que  les 
esprits  soient  beaucoup  plus  agités  dans  le  cerveau  que  vers  la 
peau,  on  ne  peut  pas  raisonnablement  douter,  que  les  esprits 
animaux  de  la  mère  ne  produisent  dans  le  cerveau  de  leurs 
enfants  beaucoup  de  traces  de  leurs  émoiions  déréglées.  Or  les 
grandes  traces  du  cerveau,  et  les  émotions  des  esprits  qui  leur 
répondent,  se  conservant  longtemps  et  quelquefois  toute  la 
vie,  il  est  évident  que,  comme  il  n'y  a  guère  de  femmes  qui 
n'aient  quelques  faiblesses  et  qui  n'aient  été  émues  de  quelque 
passion  pendant  leur  grossesse,  il  ne  doit  y  avoir  que  très  peu 
d'enfants  qui  n'aient  l'esprit  mal  tourné  en  quelque  chose,  et 
qui  n'aient  quelque  passion  dominan'e. 

On  n'a  que  trop  d'expériences  de  ces  choses,  et  tout  le  monde 
sait  assez  qu'il  y  a  des  familles  entières  qui  sont  aftligées  de 
grandes  faiblesses  d'imagination,  qu'elles  oui  hérité  de  leurs 
parents.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  d'en  donner  ici  des  exem- 
ples particuliers.  Au  contraire,  il  est  plus  à  propos  d'assurer. 
pour  la  consolation  de  quelques  personnes,  que  ces  faiblesses 
des  parents  n'étant  point  naturelles,  ou  propres  à  la  nature  de 
l'homme,  les  traces  et  les  vestiges  du  cerveau  qui  en  sont  cause 
se  peuvent  effacer  avec  le  temps. 

Ou   peut  toutefois   rapporter  ici  l'exemple  du  roi  Jacques 


ne  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA   VERITE. 

■d'Angleterre,  duquel  parle  le  chevalier  d'Igby  dans  le  livre  de  la 
foudre  de  Sympathie  qu'il  a  donné  au  public  i.  Il  assure  dans  ce 
livre,  que  Marie  Stuart  étant  grosse  du  roi  Jacques,  quelques 
seigneurs  d'Ecosse  entrèrent  dans  sa  chambre  et  tuèrent  en  sa 
présence  son  secrétaire  qui  était  Italien,  quoiqu'elle  se  fût 
jetée  au  devant  de  lui  pour  les  en  empêcher,  que  cette  prin- 
cesse y  reçut  quelques  légères  blessures,  et  que  la  frayeur 
■qu'elle  eut  fit  de  si  grandes  impressions  dans  son  imagination, 
qu'elles  se  communiquèrent  à  l'enfant  qu'elle  portait  dans  son 
■sein  ;  de  sorte  que  le  roi  Jacques  son  fils  demeura  toute  sa  vie 
sans  pouvoir  regarder  une  épée  nue.  Il  dit  qu'il  l'expérimenta 
lui-même,  lorsqu'il  fut  fait  chevalier  ;  car  ce  prince  lui  devant 
toucher  l'épaule  de  l'épée,  il  la  lui  porta  droit  au  visage,  et  l'en 
eût  même  blessé,  si  quelqu'un  ne  l'eût  conduite  adroitement 
•où  il  fallait.  Il  y  a  tant  de  semblables  exemples,  qu'il  est  inutile 
d'en  aller  chercher  dans  les  auteurs.  On  ne  croit  pas  qu'il  se 
trouve  quelqu'un  qui  conteste  ces  choses.  Car  enfin  on  voit 
un  très  grand  nombre  de  personnes  qui  ne  peuvent  souffrir  la 
Tue  d'un  rat,  d'une  souris,  d'un  chat,  d'une  grenouille,  et  prin- 
cipalement des  animaux  qui  rampent,  comme  les  serpents  et  les 
couleuvres,  et  qui  ne  connaissent  point  d'autres  causes  de  ces 
aversions  extraordinaires,  que  la  peur  que  leurs  mères  ont  eue 
de  ces  divers  animaux  pendant  leur  grossesse. 

V.  Mais  ce  que  je  souhaite  principalement  que  l'on  remarque, 
c'est  qu'il  y  a  toutes  les  apparences  possibles  que  les  hommes 
gardent  encore  aujourd'hui  dans  leur  cerveau  des  traces  et 
des  impressions  de  leurs  premiers  parents.  Car  de  même  que 
les  animaux  produisent  leurs  semblables,  et  avec  des  vestiges 
semblables  dans  leur  cerveau,  lesquels  sont  cause  que  les  ani- 
maux de  même  espèce  ont  les  mêmes  sympathies  et  antipa- 
thies, et  qu'ils  font  les  mêmes  actions  dans  les  mêmes  rencon- 
tre?, ainsi  nos  premiers  parents  après  leur  péché  ont  reçu 
dans  leur  cerveau  de  si  grands  vestiges  et  des  traces  si  pro- 
fondes par  l'impression  des  objets  sensibles,  qu'ils  pourraient 
bien  les  avoir  communiquées  à  leurs  enfants.  De  sorte  que  cette 
grande  attache  que  nous  avons  dès  le  ventre  de  nos  mères  à 
toutes  les  choses  sensibles,  et  ce  grand  éloignement  de  Dieu  où 

•«  Discours  sur  la  poudre  de  Synipalliie,  Paris,  1658  et  -1673,  in-i2. 


DE   L'IMAGINATION,    1-    Partie.  177 

nous  sommes  en  cet  état,   pourrait  être  expliqué  en  quelque 
manière  par  ce  que  nous  venons  de  dire. 

Car,  comme  il  est  nécessaire,  selon  l'ordre  établi  de  la  na 
ture,  que  les  pensées  de  Tàrae  soient  conformes  aux  traces  qui 
sont  dans  le  cerveau,  on  pourrait  dire  que  dès  que  nous 
sommes  formés  dans  le  ventre  de  nos  mères,  nous  sommes 
dans  le  péché  et  infectés  de  la  corruption  de  nos  parents,  puisque 
dès  ce  lemps-là  nous  sommes  très  fortement  attachés  aux  plai- 
sirs de  nos  sens.  Ayant  dans  notre  cerveau  des  traces  sembla- 
bles à  celles  des  personnes  qui  nous  donnent  l'être,  il  est  né- 
cessaire que  nous  avions  aussi  les  mêmes  pensées  et  les  mêmes 
inclinations  qui  ont  rapport  aux  objets  sensibles. 

Ainsi  nous  devons  naître  avec  la  concupiscence  et  avec  le 
péché  originel  i.  Nous  devons  naître  avec  la  concupiscence,  si 
la  concupiscence  n'est  que  l'effort  naturel  que  les  traces  du 
cerveau  font  sur  l'esprit  pour  l'attacher  aux  choses  sensibles, 
et  nous  devons  naître  dans  le  péché  originel,  si  le  péché  origi- 
nel n'est  autre  chose  que  le  règne  de  la  concupiscence,  et  que 
ces  efforts  comme  victorieux  et  comme  maîtres  de  l'esprit  et 
du  cœur  de  l'enfant  2.  Or  il  y  a  grande  apparence,  que  le  règne 
de  la  concupiscence  ou  la  victoire  de  la  concupiscence,  est  ce 
qu'on  appelle  péché  originel  dans  les  enfants,  et  péché  actuel 
dans  les  hommes  libres. 

Si  l'on  fait  une  sérieuse  attention  à  ces  deux  vérités:  la  pre- 
mière que  c'est  par  le  corps,  par  la  génération,  que  le  péché  ori- 
ginel se  transmet,  et  que  l'âme  ne  s'engendre  pas,  la  seconde, 
que  le  corps  ne  peut  agir  sur  l'âme  et  la  corrompre  que  par  les 
traces  de  la  partie  du  cerveau  dont  ses  censées  sont  naturelle- 
ment di'pendantes,  j'espère  qu'on  demeurera  convaincu  que  le  pé- 
ché originel  se  transmet  de  la  manière  que  je  viens  d'expliquer^. 

VI,  il  semble  seulement  qu'on  pourrait  conclure  des  prin- 
cipes que  je  viens  d'établir,  une  chose  contraire  à  l'expérience, 


'  Voyez  encore  l'éclaircissement  sur  le  péché  orisliiel.  Dans  ce  long  et 
curieux  éclaircissement,  il  donne  toutes  les  explications  tirées  de  ses  autres 
onvroQes.  sur  le  peclié  originel  et  la  providence. 

-Saint  l'anl  aux  Rom.  cli.  .'>,  6,  12,  li,  etc. 

^  Autant  Dc-ciirti'S  s'était  appliqué  a  séparer  la  pliilosopliie  de  la  lliéolosie, 
autant  .Milcbranclie  clicrriie  à  les  unir  et  à  donner  des  dognu-s  chrétiens,  des 
explications  conformes  à  la  raison  et  à  ses  idées  tliéolosiques.  On  le  voit  Ici 
pour  le  péché  originel,  comme  on  l'a  déjà  vu  pour  le  fruit  défendu. 


118  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

savoir,  que  la  mère  devrait  toujours  communiquer  i  son  enfant 
des  liahitudes  et  des  inclinations  semblables  à  celles  qu'elle  a, 
et  la  facilité  d'imaginer  et  d'apprendre  les  mêmes  choses  qu'elle 
connaît;  car  toutes  ces  choses  ne  dépendent,  comme  on  l'a  dit, 
que  des  traces  et  des  vestiges  du  cerveau.  Or  il  est  certaui, 
que  les  traces  et  les  vesli;^e>  du  cerveau  des  mères  se  commu- 
niquent aux  enfants.  On  a  prouvé  ce  fait  par  les  exemples  qu'on 
a  rapportés  touchant  les  liommes,  et  il  est  encore  c()nfirmé  par 
l'exemple  des  animaux,  dont  les  petits  ont  le  cerveau  rempli 
des  mêmes  vestiges  que  ceux  dont  ils  sont  sortis,  ce  qui  fait 
que  tous  ceux  qui  sont  d'une  même  espèce,  ont  la  même  voix, 
la  mOme  manière  de  remuer  leurs  membres,  et  enfin  les  mêmes 
ruses  pour  prendre  leur  proie  et  pour  se  défendi'e  de  leurs 
ennemis.  Il  devrait  donc  suivre  de  là,  que  puisque  toutes  les 
traces  des  mères  se  gravent  et  s'impriment  dans  le  cerveau  des 
enfants,  les  enfants  devraient  naître  avec  les  mêmes  habitudes 
et  les  autres  qualités  qu'ont  leurs  mères,  et  même  les  conser- 
ver ordinairement  toute  leur  vie,  puisque  les  habitudes  qu'on  a 
dès  sa  plus  tendre  jemiesse,  sont  celles  qui  se  conservent  plus 
longtemps  ;  ce  qui  néanmoins  est  contraire  à  l'expérience. 

Pour  répondre  à  cette  objection,  il  faut  savoir  qu'il  y  a  deux 
sortes  de  traces  dans  le  cerveau.  Les  unes  sont  naturelles  ou 
propres  à  la  nature  de  l'homme,  les  autres  sont  acciuises.  Les 
naturelles  sont  très  profondes,  et  il  est  impossible  de  les  effacer 
tout  à  fait  ;  les  acquises  au  contraire  se  peuvent  perdre  facile- 
ment, parce  que  d'ordinaire  elles  ne  sont  pas  si  profondes.  Or, 
quoique  les  naturelles  et  les  acquises  ne  diffèrent  que  du  plus 
ou  du  moins,  et  que  souvent  les  premières  aient  moins  de 
force  que  les  secondes,  puisque  l'on  accoutume  tous  les  jours 
do-  animaux  à  faire  des  choses  tout  à  fait  contraires  à  celh- 
auxquelles  ils  sont  portés  par  ces  traces  naturelles  (on  accou- 
tume, par  exemple,  un  chien  à  ne  point  toucher  à  du  pain  et  à 
ne  point  courir  après  une  perdrix  qu'il  voit  et  qu'il  sent  ), 
cependant  il  y  a  celle  différence  entre  ces  traces,  que  les  natu- 
relles ont,  pour  ainsi  dire,  de  secrètes  alliances  avec  les  autres 
parties  du  corps;  car  tous  les  ressorts  de  notre  maciiiue  s'ai- 
dent les  uns  les  autres  pour  se  conserver  dans  leur  élat  natu- 
rel. Toutes  les  parties  de  notre  corps  contribuent  mutuellement 
à  toutes  les  choses  nécessaires  pour  la  conservation,  ou  pour 


1 


DE   L'IMAGINATION.    1"    Partie.  179 

le  rétablissement  des  traces  naturelles.  Ainsi  on  ne  les  peut 
tout  à  fait  effacer,  et  elles  coniinencent  à  revivre,  lorsqu'on 
croit  les  avoir  détruites. 

Au  contraire,  les  traces  acquises,  quoique  plus  grandes,  plus 
profondes,  et  plus  fortes  que  les  naturelles,  se  perdent  peu  à 
peu,  si  l'on  n'a  soin  de  les  conserver  par  l'application  conti- 
nuelle des  causes  qui  les  ont  produites  ;  parce  que  les  autres 
parties  du  coi'ps  ne  contribuent  point  à  leur  conservation,  et 
qu'au  contraire  elles  travaillent  continuellement  à  les  effacer  et 
à  les  perdre.  On  peut  comparer  ces  traces  aux  plaies  ordinaires 
du  corps  ;  ce  sont  les  blessures  que  notre  cerveau  a  reçues, 
lesquelles  se  referment  d'elles-mêmes,  comme  les  autres  plaies, 
par  la  construction  admirable  de  la  machine.  Si  on  faisait  dans 
la  joue  une  incision  plus  grande  que  la  bouche,  cette  ouverture 
se  refermerait  peu  à  peu.  Mais  l'ouverture  de  la  bouche  étant 
naturelle,  elle  ne  se  peut  jamais  rejoindre.  Il  en  est  de  même 
des  traces  du  cerveau  ;  les  naturelles  ne  s'effacent  point,  mais 
les  autres  se  guérissent  avec  le  temps.  Vérité  dont  les  consé- 
quences sont  infinies  par  rapport  à  la  morale. 

Comme  donc  il  n'y  a  rien  dans  tout  le  corps  qui  ne  soit  con- 
forme aux  traces  naturelles,  elles  se  transmettent  dans  les 
enfants  avec  toute  leur  force.  Ainsi  les  perroquets  font  des 
petits  qui  ont  les  mêmes  cris,  ou  les  mêmes  chants  naturels 
qu'ils  ont  eux-mêmes.  Mais  parce  que  les  traces  acquises  ne 
sont  que  dans  le  cerveau,  et  qu'elles  ne  rayonnent  pas  dans  le 
reste  du  corps,  si  ce  n'est  quelque  peu,  comme  lorsqu'elles  ont 
été  imprimées  par  les  émotions  qui  accompagnent  les  passions 
violentes,  elles  ne  doivent  pas  se  transmettre  dans  les  entants. 
Ainsi  un  perroquet  qui  donne  lebonjour  et  le  bonsoir  à  son  maiire, 
ne  fera  pas  des  petits  aussi  savants  que  lui,  et  des  personnes 
doctes  et  habiles  n'auront  pas  des  enfants  qui  leur  ressemblent. 

Ainsi  quoiqu'il  soit  vrai  que  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  cor- 
veau  de  la  mère,  se  passe  aussi  en  même  temps  dans  celui  de 
son  enfant,  que  la  mère  ne  puisse  i*ien  voir,  rien  sentir,  rien 
imaginer,  que  l'enfant  ne  le  voie,  ne  le  sente,  et  ne  l'imagine, 
et  entin  que  toutes  les  fausses  traces  des  mères  corrompent 
l'imagination  des  enfants,  néanmoins  ces  traces  n'étant  pas 
naturelles  daus  le  sens  que  nous  venons  d'expliquer,  il  ne  faut 
as  s'étonner  si  elles  se  referment  d'ordinaire,  aussitôt  que  les 


180  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

enfants  sont  sortis  du  sein  de  leui'  mère.  Car  alors  la  cause 
qui  formait  ces  traces,  et  qui  les  entretenait,  ne  subsistant 
plus,  la  constitution  naturelle  de  tout  le  corps  contribue  à  leur 
destruction,  et  les  objets  sensibles  en  produisent  d'autres  toutes 
nouvelles,  très  profondes  et  en  très  grand  nombre,  qui  effacent 
presque  toutes  celles  que  les  enfants  ont  eues  dans  le  sein  de  leur 
mère.  Car  puisqu'il  arrive  tous  les  jours  qu'uue  grande  douleur 
fait  qu'on  oublie  celles  qui  ont  précédé,  il  n'est  pas  possible  que 
des  sentiments  aussi  vifs  que  sont  ceux  des  enfants,  qui  reçoi- 
vent pour  la  première  fois  l'impression  des  objets  sur  les  organes 
délicats  de  leurs  sens,  n'effacent  la  plupart  des  traces,  qu'ils  n'ont 
reçues  des  mêmes  objets  que  par  une  espèce  de  contre-coup, 
lorsqu'ils  en  étaient  comme  à  couvert  dans  le  sein  de  leur  mère. 

Toutefois  lorsque  ces  traces  sont  formées  par  une  forte  pas- 
sion, et  accompagnées  d'une  agitation  très  violente  de  sang  et 
d'esprit  dans  la  mère,  elles  agissent  avec  tant  de  force  sur  le 
cerveau  de  l'enfant  et  sur  le  reste  de  son  corps,  qu'elles  y  im- 
priment des  vestiges  aussi  profonds  et  aussi  durables  que  les 
traces  naturelles,  comme  dans  l'exemple  du  chevalier  d'Igby; 
dans  celui  de  cet  enfant  né  fou  et  tout  brisé,  dans  le  cerveau  et 
dans  tous  les  membres  duquel  l'imagination  de  la  mère  avait 
produit  de  si  grands  ravages  et  enfin  dans  l'exemple  de  la 
corruption  générale  de  la  nature  de  l'homme. 

Et  il  ne  faut  pas  s'étonner,  si  les  enfants  du  roi  d'Angleterre 
n'ont  pas  eu  la  même  faiblesse  que  leur  père.  Premièrement, 
parce  que  ces  sortes  de  traces  ne  s'impriment  jamais  si  avant 
dans  le  reste  du  corps  que  les  naturelles.  Secondement,  parce 
que  la  mère  n'ayant  pas  la  même  faiblesse  que  le  père,  elle  a 
empêché  par  sa  bonne  constitution  que  cela  n'arrivât.  Et  enfin, 
parce  que  la  mère  agit  infiniment  plus  sur  le  cerveau  de  l'enfant 
que  le  père,  comme  il  est  évident  par  les  choses  que  l'on  a  dites. 

Mais  il  faut  remarquer  que  toutes  ces  raisons  qui  montrent 
que  les  enfants  du  roi  Jacques  d'Angleterre  ne  pouvaient  par- 
ticiper à  la  faiblesse  de  leur  père,  ne  sont  rien  contre  l'expli- 
cation du  péché  originel,  ou  de  cette  inclination  dominante 
pour  les  choses  sensibles,  ni  de  ce  grand  éloignement  de  Dieu 
que  nous  tenons  de  nos  parents,  parce  que  les  traces,  que  les 
objets  sensibles  ont  imprimées  dans  le  cerveau  des  premiers 
hommes,  ont  été  très  profondes,  qu'elles  ont  été  accompagnées 


DE  L'IMAGINATION,    i"   Partie.  ISl 

«t  augmentées  par  des  passions  violentes,  qu'elles  ont  été 
fortihees  par  l'usage  continuel  des  choses  sensibles  et  néces- 
saires cà  Ja  conservation  de  la  vie,  non  seulement  dans  Adam  et 
dans  Eve,  mais  même,  ce  qu'il  faut  bien  remarquer,  dans  les 
plus  grands  saints,  dans  tous  les  hommes  et  dans  toutes  les 
femmes  de  qui  nous  descendons;  de  sorte  qu'il  n'y  a  rien  qui 
ait  pu  arrêter  cette  corruption  de  la  nature.  Ainsi  tant  s'en  faut 
qne  ces  traces  de  nos  premiers  pères  se  doivent  effacer  peu  à 
peu,  qu'au  contraire  elles  doivent  s'augmenter  de  jour  en  jour- 
et  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ,  qui  s'oppose  continuellement  à 
ce  torrent,  il  serait  absolument  vrai  de  dire  ce  qu'a  dit  un 
poète  païen. 


iEtasparontum  pejor  avis  tulit 
Nos  nequiores,  mnx  daturos 
Progciiitein  vitiosiorcm  K 


Car  il  faut  bien  prendre  garde  que  les  vestiges  qui  réveil 
lent  des  sentiments  de  piété  dans  les  plus  saintes  mère,  ne 
commumquent  point  de  piété  aux  enfants  qu'elles  ont  dansleur 
sein,  et  que  les  traces  au  contraire  qui  réveillent  les  idées  des 
choses  sensibles,  et  qui  sont  suivies  de  passions,  ne  manquent 
point  de  communiquer  aux  enfants  le  sentiment  et  l'amour  dP. 
choses  sensibles. 

Une  mère,  par  exemple,  qui  est  excitée  à  l'amour  de  Dieu 
par  le  mouvement  des  esprits  qui  accompagne  la  trace  dé 
limage  d'un  vénérable  vieillard,  à  cause  que  cette  mère  a  at- 
tache 1  idée  de  Dieu  a  cette  trace  de  vieillard;  car  comme  nous 
avons  vu  dans  le  chapitre  de  la  liaison  des  idées,  cela  se  peut 
facilement  faire,  quoiqu'il  n'y  ait  point  de  rapport  entre  Dieu 
et  limage  d  un  vieillard  ;  cette  mère,  dis-je,  ne  peut  produire 
dans  le  cerveau  de  son  enfant  que  la  trace  d'un  vieillard     et 
que  de  l'inclination  pour  les  vieillards,  ce  qui  n'est  point  Va 
mour  de  Dieu  dont  elle  était  touchée.   Car  enfin  il  n'v  a  point 
de  traces  dans  le  cerveau,  qui  puissent  par  elles-mêmes  réveil- 
er  d  autres  idées  que  celles  des  choses  sensibles,  parce  que 
e  corps  n-est  pas  fait  pour  instruire  l'esprit,  et  qu'il  ne  parle  à 
1  âme  que  pour  lui-même. 


'  Horace. 

T.   I. 


11 


1S2  DE   LA    RFXHEUCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Ainsi  une  mère,  dont  le  cerveau  est  rempli  de  traces  qui 
par  leur  nature  ont  rapport  aux  choses  sensibles,  et  qu'elle  ne 
peut  eifacer  à  cause  que  la  concupiscence  demeure  en  elle,  et 
que  son  corps  ne  lui  est  point  soumis,  les  communiquant  né- 
cessairement à  son  enfant,  l'engendre  pécheur,  quoiqu'elle  soit 
juste.  Cette  mère  est  juste,  parce  qu'aimant  actuellement  ou 
qu'ayant  aimé  Dieu  par  un  amour  de  choix,  cette  concupiscence 
ne  la  rend  point  criminelle,  quoiqu'elle  en  suive  les  mouve- 
ments dans  le  sommeil.  Mais  l'enfant  qu'elle  engendre  n'ayant 
point  aimé  Dieu  par  un  amour  de  choix,  et  son  cœur  n'ayant 
point  été  tourné  vers  Dieu,  il  est  évident  qu'il  est  dans  le  désor 
dre  et  dans  le  dérèglement,  et  qu'il  n'y  a  rien  dans  lui  qui  ne 
soit  digne  de  la  colère  de  Dieu. 

Mais  lorsqu'ils  ont  été  régénérés  par  le  baptême  et  qu'ils 
ont  été  justifiés  ou  par  une  disposition  du  cœur  semblable  à  celle 
qui  demeure  dans  les  justes  durant  les  illusions  de  la  nuit,  ou 
peut-être  par  un  acte  libre  d'amour  de  Dieu  qu'ils  ont  fait,  étant 
prévenus  par  un  secours  actuel  et  infaillible,  et  délivrés  pour 
quelques  moments  de  la  domination  du  corps  par  la  force  du 
sacrement  (car  comme  Dieu  les  a  faits  pour  l'aimer,  on  ne 
peut  concevoir  qu'ils  soient  actuellement  dans  la  justice  et  dans 
l'ordre  de  Dieu,  s'ils  ne  l'aiment,  ou  s'ils  ne  l'ont  aimé;  ou  si 
leur  cœur  n'est  disposé  de  la  même  manière  qu'il  serait  s'ils 
l'avaient  actuellement  aimé),  alors  quoiqu'ils  obéissent  à 
la  concupiscence,  leur  concupiscence  n'est  plus  péché  :  elle 
ne  les  rend  plus  coupables  pendant  leur  enfance  et  dignes 
de  colère;  ils  ne  laissent  pas  d'être  justes  et  agréables 
à  Dieu,  par  la  même  raison  que  l'on  ne  perd  point  la  grâce, 
quoique  l'on  suive  en  dormant  les  mouvements  de  la  concupis- 
cence; car  les  enfants  ont  le  cerveau  si  mou,  et  ils  l'eçoivent 
de  si  vives  et  de  si  fortes  impressions  des  objets  les  plus  fai- 
bles, qu'ils  n'ont  pas  assez  de  liberté  d'esprit  pour  y  résister. 
Mais  je  me  suis  arrêté  trop  longtemps  à  des  choses  qui  ne  sont 
pas  tout  à  fait  du  sujet  que  je  traite.  C'est  assez  que  je  puisse 
conclure  ici  de  ce  que  je  viens  d'expliquer  dans  ce  chapitre, 
que  toutes  ces  fausses  traces  que  les  mères  impriment  dan^  le 
cerveau  de  leurs  enfants,  leur  rendent  l'esprit  faux,  et  leurs 
corrompent  l'imagination,  et  qu'ainsi  la  plupart  des  hommes 
sont  sujets  à  imaginer  les  choses  autrement  qu'elles  ne  sont, 


DE   L'IMAGINATION,    1"   Partie.  18$ 

en  donnant  quelque  fausse  couleur  et  quelque  traits  irréguliers 
aux-  idées  des  choses  qu'ils  aperçoivent.  Que  si  l'on  veut 
s'éclaircir  plus  à  fond  de  ce  que  je  pense  sur  le  péché  originel, 
et  sur  la  manière  dont  je  crois  qu'il  se  transmet  dans  les  en- 
lants,  on  peut  lire  tout  d'un  temps  ï éclaircissement  qui  repond 
à  ce  chapitre  i. 

CHAPITRE  VIII 

I.  Clian?ements  qui  arrivent  à  rimasination  d'un  enfant  qui  sort  du  sein  de  sa 
mère,  par  la  conversation  qu'il  a  avec  sa  nourrice,  sa  mère,  et  d'autres 
personnes.  —  II.  .^vis  pour  les  bien  élever. 

Dans  le  chapitre  précédent  nous  avons  considéré  le  C(!rveau 
d'un  enfant  dans  le  sein  de  sa  mère,  examinons  maintenant  ce 
qui  lui  arrive  dès  qu'il  en  est  sorti.  En  même  temps  qu'il  quitte 
les  ténèbres  et  qu'il  voit  pour  la  première  fois  la  lumière,  le 
froid  de  l'air  extérieur  le  saisit  ;  les  embrasseraents  les  plus 
caressants  de  la  femme  qui  le  reçoit,  offensent  ses  membres 
délicats  ;  tous  les  objets  extérieurs  le  surprennent  ;  ils  lui  sont 
tous  des  sujets  de  crainte,  parce  qu'il  ne  les  connait  pas  en- 
core, et  qu'il  n'a  de  lui-même  aucune  force  pour  se  défendre  ou 
pour  fuir.  Les  larmes  et  les  cris  par  lesquels  il  se  console,, 
sont  des  marques  infaillibles  de  ses  peines  et  de  ses  frayeurs  ; 
car  ce  sont  en  effet  des  prières  que  la  nature  fait  pour  lui 
aux  assistants,  afin  qu'ils  le  défendent  des  maux  qu'il  souffre 
et  de  ceux  qu'il  appréhende. 

I.  Pour  bien  concevoir  l'embarras  où  se  trouve  son  esprit  en 
cet  état,  il  faut  se  souvenir  que  les  fibres  de  son  cerveau  sont 
très  molles  et  très  délicates,  et  par  conséquent  que  tous  les 
objets  de  dehors  font  sur  elles  des  impressions  très  profondes. 
Car,  puisque  les  plus  petites  choses  se  trouvent  quelquefois- 
capables  de  blesser  une  imagination  faible,  un  si  grand  nombre 
d'objets  surprenants  ne  peut  manquer  de  blesser  et  de  brouil- 
ler celles  d'un  enfant. 

Mais  afin  d'imaginer  encore  plus  vivement  les  agitations  et 
les  peines,  où  sont  les  enfants  dans  le  temps  qu'ils  viennent 
au  monde,  et  les  blessures  que  leur  imagination  doit  recevoir^ 

'  8«  éclaircissement  sur  le  7«  chap.  du  2«  livre. 


184  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

rcpvésenlons-nous  quel  serait  l'étonnement  des  hommes,  s'ils 
voyaieal  devant  leurs  yeux  des  géants  cinq  ou  six  fois  plus  liants 
qu'eux,  qui  s'approcheraient  sans  leur  rien  faire  connaître  de 
leur  dessein  ;  ou  s'ils  voyaient  quelque  nouvelle  espèce  d'ani- 
maux, qui  n'eussent  aucun  rapport  avec  ceux  qu'ils  ont  déjà  vus; 
ou  seulement  si  un  cheval  ailé,  ou  quelque  autre  chimère  de 
nos  poètes  descendait  subitement  des  nues  sur  la  terre.  Que  ces 
prodiges  feraient  de  profondes  traces  dans  les  esprits,  et  que  de 
cervelles  se  brouilleraient  pour  les  avoir  vus  seulement  une  fois  ! 
Tous  les  jours  il  arrive  qu'un  événement  inopiné  et  qui  a 
quelque  chose  de  terrible,  fait  perdre  l'esprit  à  des  hommes 
faits,  dont  le  cerveau  n'est  pas  fort  susceptible  de  nouvelles 
impressions,  qui  ont  de  l'expérience,  qui  peuvent  se  défendre, 
ou  au  moins  qui  peuvent  prendre  quelque  résolution.  Les  en- 
fants en  venant  au  monde  souffrent  quelque  chose  de  tous  les 
objets  qui  frappent  leurs  sens,  auxquels  ils  ne  sont  pas  accou- 
tumés. Tous  les  animaux  qu'ils  voient,  sont  des  animaux  d'une 
nouvelle  espèce  pour  eux,  puisqu'ils  n'ont  rien  vu  au  dehors 
de  tout  ce  qu'ils  voient  pour  lors  :  ils  n'ont  ni  force,  ni  expé- 
rience ;  les  fibres  de  leur  cerveau  sont  très  délicates  et  très 
llexibles.  Comment  donc  se  pourrait-il  faire,  que  leur  imagi- 
nation ne  demeurât  point  blessée  par  tant  d'objets  différents? 

Il  est  vrai  que  les  mères  ont  déjà  un  peu  accoutumé  leurs 
enfants  aux  impressions  des  objets,  puisqu'elles  les  ont  déjà 
tracés  dans  les  fibres  de  leur  cerveau,  quand  ils  étaient  encore 
dans  leur  sein;  et  qu'ainsi  ils  en  sont  beaucoup  moins  blessés, 
lorsqu'ils  voient  de  leurs  propres  yeux  ce  qu'Us  avaient  déjà 
aperçu  en  quelque  manière  par  ceux  de  leurs  mères.  11  est 
encore  vrai  que  les  fausses  traces  et  les  blessures  que  leur 
imagination  a  ressenties,  à  la  vue  de  tant  d'objets  terribles  pour 
eux,  se  ferment  et  se  guérissent  avec  le  temps,  parce  que  n'é- 
tant pas  naturelles,  tout  le  corps  y  est  contraire  et  les  clface, 
comme  nous  avons  vu  dans  le  chapitre  précédent  ;  et  c'est  ce 
qui  empoche  que  généralement  tous  les  hommes  ne  soient  tous 
dès  leur  enfance.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  toujours 
quelques  traces  si  fortes  et  si  profondes,  qu'elles  ne  se  puissent 
effacer,  de  sorte  qu'elles  durent  autant  que  la  vie. 

Si  les  hommes  faisaient  de  fortes  réllexions  sur  ce  qui  se 
passe  au  dedans  d'eux-mêmes  et  sur  leurs  propres  pensées,  ils 


DE   L'IMAGINATION,    1"   Partie.  183 

ne  manqueraient  pas  d'expériences  qui  prouvent  ce  que  l'on 
vient  de  dire.  Ils  reconnaîtraient  ordinairement  en  eux-mêmes 
des  inclinations  et  des  aversions  secrètes,  que  les  autres  n'ont 
pas,  desquelles  il  semble  qu'on  ne  puisse  donner  d'autre  cause, 
que  ces  traces  de  nos  premiers  jours.  Car,  puisque  les  causes 
de  ces  inclinations  et  aversions  nous  sont  particulières,  elles 
ne  sont  point  fondées  dans  la  nature  de  l'homme  ;  et  puis- 
qu'elles nous  sont  inconnues,  il  faut  qu'elles  aient  agi  en  un 
temps  où  notre  mémoire  n'était  pas  encore  capable  de  retenir 
les  circonstances  des  choses  qui  auraient  pu  nous  en  faire 
souvenir,  et  ce  temps  ne  peut  être  que  celui  de  notre  plus 
tendre  enfance. 

Descartes  a  écrit  dans  une  de  ses  lettres,  qu'il  avait  une 
amitié  particulière  pour  toutes  les  personnes  louches,  et  qu'en 
ayant  recherché  la  cause  avec  soin,  il  avait  enfin  reconnu  que 
ce  défaut  se  rencontrait  en  une  jeune  fille  qu'il  aimait,  lors- 
qu'il était  encore  enfant,  l'affection  qu'il  avait  pour  elle  se 
répandant  à  toutes  les  personnes  qui  lui  ressemblaient  en 
quelque  chose. 

Mais  ce  ne  sont  pas  ces  petits  dérèglements  de  nos  inclina- 
tions lesquels  nous  jettent  le  plus  dans  l'erreur  ;  c'est  que  nous 
avons  tous,  ou  presque  tous,  l'esprit  faux  en  quelque  chose,  et 
que  nous  sommes  presque  tous  sujets  à  quelque  espèce  de  folie, 
quoique  nous  ne  le  pensions  pas.  Quand  on  examine  avec  soin 
le  génie  de  ceux  avec  lesquels  on  converse,  on  se  persuade 
facilement  de  ceci  ;  et  quoiqu'on  soit  peut-être  original  soi- 
même,  et  que  les  autres  en  jugent  ainsi,  on  trouve  que  tous  les 
autres  sont  aussi  des  originaux,  et  qu'il  n'y  a  de  différence 
entre  eux  que  du  plus  et  du  moins.  Voilà  donc  une  source  assez 
ordinaire  des  erreurs  des  hommes,  que  ce  bouleversement  causé 
par  l'impression  des  objets  extéiùeurs  dans  le  temps  qu'ils 
viennent  au  monde;  mais  cette  cause  ne  cesse  pas  sitôt  qu'on 
pourrait  s'imaginer. 

La  conversation  ordinaire  que  les  enfants  sont  obligés  d'avoir 
avec  leurs  nourrices,  ou  même  avec  leurs  mères,  lesquelles 
n'ont  souvent  aucune  éducation,  achève  de  leur  perdre,  et  do 
leur  corrompre  entièrement  l'esprit.  Ces  femmes  ne  les  entre- 
tiennent que  de  niaiseries,  que  de  contes  ridicules,  ou  capables 
de  leur  faire  peur.  Elles  ne  leur  parlent  que  de  choses  sensi- 


186  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

blés,  et  d'une  manière  propre  à  les  confirmer  dans  les  faux 
jugements  des  sens.  En  un  mot,  elles  jettent  dans  leurs  esprits 
les  semences  de  toutes  les  faiblesses  qu'elles  ont  elles-mêmes, 
comme  de  leurs  appréhensions  extravagantes,  de  leurs  super- 
stitions ridicules,  et  d'autres  semblables  faiblesses.  Ce  qui  fait 
que  n'étant  pas  accoutumés  à  rechercher  la  vérité,  ni  à  la 
goûter,  ils  deviennent  enfin  incapables  de  la  discerner,  et  de 
faire  quelque  usage  de  leur  raison.  De  là  leur  vient  une  cer- 
taine timidité  et  bassesse  d'esprit  qui  leur  demeure  fort  long- 
temps ;  car  il  y  en  a  beaucoup  qui,  à  l'âge  de  quinze  et  de  vingt 
ans,  ont  encore  tout  l'esprit  de  leur  nourrice. 

Il  est  vrai  que  les  enfants  ne  paraissent  pas  fort  propres  pour 
la  méditation  de  la  vérité  et  pour  les  sciences  abstraites  et 
relevées,  parce  que  les  fibres  de  leur  cerveau  étant  très  déli- 
cates, elles  sont  très  facilement  agitées  par  les  objets  même 
les  plus  faibles  et  les  moins  sensibles  ;  et  leur  âme  ayant  néces- 
sairement des  sensations  proportionnées  à  l'agitation  de  ces 
fibres,  elle  laisse  là  les  pensées  métaphysiques  et  de  pure  intel- 
lection,  pour  s'appliquer  uniquement  à  ses  sensations.  Ainsi  il 
semble  que  les  enfants  ne  peuvent  pas  considérer  avec  assez 
d'attention  les  idées  pures  de  la  vérité,  étant  si  souvent  et  si 
facilement  distraits  par  les  idées  confuses  des  sens. 

Cependant  on  peut  répondre,  premièrement,  qu'il  est  plus 
facile  à  un  enfant  de  sept  ans  de  se  délivrer  des  erreurs,  où 
les  sens  le  portent,  qu'à  une  personne  de  soi.\.antt',  qui  a  suivi 
loute  sa  vie  les  préjugés  de  l'enfance.  Secondement,  que  si  un 
enfant  n'est  pas  capable  des  idées  claires  et  distinctes  de  la 
vérité,  il  est  du  moins  capable  d'être  averti  que  ses  sens  le 
trompent  en  toutes  sortes  d'occasions  ;  et  si  on  ne  lui  apprend 
pas  la  vérité,  du  moins  ne  doit-on  pas  l'entretenir,  ni  le  forti- 
fier dans  ses  erreurs.  Enfin  les  plus  jeunes  enfants  tout  acca- 
blés (|u'ils  sont  des  sentiments  agréables  et  pénibles,  ne  laissent 
pas  d'apprendre  en  peu  de  temps  ce  que  des  personnes  avan- 
cées en  âge  ne  peuvent  faire  en  beaucoup  davantage  ;  comme 
la  connaissance  de  l'ordre  et  des  rapports  qui  se  trouvent  entre 
tous  les  mots  et  toutes  les  choses  qu'ils  voient  et  qu'ils  enten- 
dent. Car  quoique  ces  choses  ne  dépendent  guère  que  de  la 
mémoire,  cependant  il  parait  assez  qu'ils  font  beaucoup  d'usage 
de  leur  raison,  dans  la  manière  dont  ils  apprennent  leur  langue. 


• 


DE    L'IMAGLNATIO-X,    1"    Partie.  Ig" 

II.  Mais  puisque  la  facilité  qu'ont  les  fibres  du  cerveau  des 
enfants  pour  recevoir  les  impressions  touchantes  des  objets 
sensibles,  est  la  cause  pour  laquelle  on  les  juge  incapables  des 
sciences  abstraites,  il  est  facile  d'y  remédier.  Car  il  faut  qu'on 
avoue,  qne  si  on  tenait  les  enfants  sans  crainte,  sans  désirs,  et 
sans  espérances  ;  si  on  ne  leur  faisait  point  souffrir  de  douleur, 
si  on  les  éloignait  autant  qu'il  se  peut  de  leurs  petits  plaisirs, 
on  pourrait  leur  apprendre,  dès  qu'ils  sauraient  parler,  les 
choses  les  plus  difticiles  et  les  plus  abstraites,  ou  tout  au  moins 
les  mathématiques  sensibles,  la  mécanique,  et  d'autres  choses 
semblables,  qui  sont  nécessaires  dans  la  suite  de  la  vie.  Mais 
ils  n'ont  garde  d'appliquer  leur  esprit  à  des  sciences  ab- 
straites, lorsqu'on  les  agite  par  des  désirs,  et  qu'on  les  trouble 
par  des  frayeurs,  ce  qu'il  est  très  nécessaire  de  bien  considérer. 

Car  comme  un  homme  ambitieux,  qui  viendrait  de  perdre 
son  bien  et  son  honneur,  ou  qui  aurait  été  élevé  tout  d'un  coup 
à  une  grande  dignité  qu'il  n'espérait  pas,  ne  serait  point  en  état 
de  résoudre  des  questions  de  métapliysique,  ou  des  équations 
d'algèbre,  mais  seulement  de  faire  les  choses  que  la  passion 
présente  lui  inspirerait.  Ainsi  les  enfants,  dans  le  cerveau  des- 
quels une  pomme  et  des  dragées  font  des  impressions  aussi 
profondes,  que  les  charges  et  les  grandeurs  en  font  dans  celui 
d'un  homme  de  quarante  ans,  ne  sont  pas  en  état  d'écouter  des 
vérités  abstraites  qu'on  leur  enseigne.  De  sorte  qu'on  peut  dire, 
qu'il  n'y  a  rien  si  contraire  à  l'avancement  des  enfants  dans  les 
sciences,  que  les  divertissements  continuels  dont  on  les  récom- 
pense, et  que  les  peines  dont  on  les  punit,  et  dont  on  les  menace 
sans  cesse. 

Mais  ce  qui  est  intiniment  plus  considérable,  c'est  que  ces 
craintes  de  châtiments,  et  ces  désirs  de  récompenses  sensibles, 
dont  on  remplit  l'esprit  des  enfants,  les  éloignent  entièrement 
de  la  piété.  La  dévotion  est  encore  plus  abstraite  que  la  science, 
elle  est  encore  moins  du  goût  de  la  nature  corrompue.  L'esprit 
de  l'homme  est  assez  porté  à  l'étude,  mais  il  n'est  point  porté 
à  la  piété.  Si  donc  les  grandes  agitations  ne  nous  permettent 
pas  d'étudier,  quoiqu'il  y  ait  naturellement  du  plaisir,  comment 
se  pourrait-il  laire,  que  des  enfants,  qui  sont  tout  occupés  des 
plaisirs  sensibles  dont  on  les  effraye,  se  conservassent  encore 
assez  de  liberté  d'esprit  pour  goûter  les  choses  de  piété  t 


188  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

La  capacité  de  l'esprit  est  fort  limitée,  il  ne  faut  pas  beau- 
coup de  choses  pour  la  remplir  ;  et  dans  le  temps  que  l'esprit 
est  plein,  il  est  incapable  de  nouvelles  pensées,  s'il  ne  se  vide 
auparavant.  Mais  lorsque  l'esprit  est  rempli  des  idées  sensibles, 
il  ne  se  vide  pas  comme  il  lui  plait.  Pour  concevoir  ceci,  il 
faut  considérer  que  nous  sommes  tous  incessamment  portés 
vers  le  bien  par  les  inclinations  de  la  nature,  et  que  le  plaisir 
étant  le  caractère  par  lequel  nous  le  distinguons  du  mal,  il  est 
nécessaire  que  le  plaisir  nous  touche  et  nous  occupe  plus  que 
tout  le  reste.  Le  plaisir  étant  donc  attaché  à  l'usage  des  choses 
sensibles,  parce  qu'elles  font  le  bien  du  corps  de  l'homme,  il 
y  a  une  espèce  de  nécessité,  que  ces  biens  remplissent  la  capa- 
cité de  notre  esprit,  jusqu'à  ce  que  Dieu  répande  sur  eux  une 
certaine  amertume  qui  nous  donne  du  dégoût  et  de  l'horreur, 
ou  en  nous  faisant  sentir  par  sa  grâce  cette  douceur  du  ciel  qui 
efface  toutes  les  douceurs  de  la  terre  :  «  Dando  menti  cœlestem 
deleclationem  quâ  omnis  terrena  delectatio  superetur^.  « 

Mais  parce  que  nous  sommes  autant  portés  à  fuir  le  mal, 
qu'à  aimer  le  bien,  et  que  la  douleur  est  le  caractère  que  la 
nature  a  attaché  au  mal,  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  du 
plaisir  se  doit,  dans  un  sens  contraire,  entendre  de  la  douleur. 

Puis  donc  que  les  choses  qui  nous  font  sentir  du  plaisir  et 
de  la  douleur,  remplissent  la  capacité  de  l'esprit,  et  qu'il 
n'est  pas  en  noire  pouvoir  de  les  quitter  et  de  n'en  être  pas 
touchés,  quand  nous  le  voulons,  il  est  visible,  qu'on  ne  peut 
faire  goûter  la  piété  aux  enfants,  non  plus  qu'au  reste  des- 
hommes, si  on  ne  commence  selon  les  préceptes  de  l'Évangile, 
par  la  privation  de  toutes  les  choses  qui  touchent  les  sens,  et 
qui  excitent  de  grands  désirs  et  de  grandes  cramtes,  puisque 
toutes  les  passions  offusquent  et  éteignent  la  grâce,  ou  cette 
délectation  intérieure  que  Dieu  nous  fait  sentir  dans  notre  devoir. 

Les  plus  petits  enfants  ont  de  la  raison  aussi  bien  que  les 
hommes  faits,  quoiqu'ils  n'aient  pas  d'expérience  ;  ils  ont  aussi 
les  mêmes  inclinations  naturelles ,  quoiqu'ils  se  portent  à  des 
objets  bien  différents.  Il  faut  donc  les  accoutumer  à  se  conduire 
par  la  raison,  puisqu'ils  en  ont  ;  et  il  faut  les  exciter  à  leur  de- 
voir en  ménageant  adroitement  leurs  bonnes  inclinations.  C'est: 

'  Saint  Augustin. 


DE   L'IMAGINATION,    1"    Partie.  189 

éteindre  leur  raison  et  corrompre  leurs  meilleures  inclinations, 
que  de  les  tenir  dans  leur  devoir  par  des  impressions  sen- 
sibles. Ils  paraissent  alors  être  dans  leur  devoir  ;  mais  ils  n'y 
sont  qu'en  apparence.  La  vertu  n  est  pas  dans  le  fond  de  leur 
esprit,  ni  dans  le  fond  de  leur  cœur  ;  ils  ne  la  connaissent 
presque  pas,  et  ils  l'aiment  encore  beaucoup  moins.  Leur 
esprit  n'est  plein  que  de  faveurs  et  de  désirs,  d'aversions  et 
d'amitiés  sensibles,  desquelles  il  ne  se  peut  dégager  pour  se 
mettre  en  liberté  et  pour  faire  usage  de  sa  raison.  Ainsi  les 
enfants  qui  sont  élevés  de  cette  manière  basse  et  servile  s'ac- 
coutument peu  à  peu  à  une  certaine  insensibilité  pour  tous  les 
sentiments  d'un  honnête  homme  et  d'un  chrétien,  laquelle  leur 
demeure  toute  leur  vie,  et  quand  ils  espèrent  se  mettre  à  cou- 
vert des  châtiments  par  leur  autorité,  ou  par  leur  adresse,  ils 
s'abandonnent  à  tout  ce  qui  flatte  la  concupiscence  et  les  sens, 
parce  qu'en  effet  ils  ne  connaissent  point  d'autres  biens  que  les 
biens  sensibles. 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  rencontres  où  il  est  nécessaire 
d'instruire  les  enfants  par  leurs  sens  ;  mais  il  ne  le  faut  faire 
que  lorsque  la  raison  ne  suffit  pas.  Il  faut  d'abord  les  per- 
suader par  la  raison  de  ce  qu'ils  doivent  faire,  et  s'ils  n'ont  pas 
assez  de  lumières  pour  reconnaître  leurs  obligations,  il  semli^ 
qu'il  faille  les  laisser  en  repos  pour  quelque  temps.  Car  ce  ne 
serait  pas  les  instruire  que  de  les  forcer  de  faire  extérieure- 
ment ce  qu'ils  ne  croient  pas  devoir  faire,  puisque  c'est  l'esprit 
qu'il  faut  instruire  et  non  pas  le  corps.  Mais  s'ils  refusent  de 
faire  ce  que  la  raison  leur  montre  qu'ils  doivent  faire,  il  ne  le 
faut  jamais  souffrir,  et  il  faut  plutôt  en  venir  à  quelque  sorte 
d'excès;  car  en  ces  rencontres,  celui  qui  épargne  son  fils,  a 
pour  lui,  selon  le  sage  i,  plus  de  haine  que  d'amour. 

Si  les  châtiments  n'instruisent  pas  l'esprit,  et  s'ils  ne  font 
point  aimer  la  vertu,  ils  instruisent  au  moins  en  quelque  ma- 
nière le  corps,  et  ils  empêchent  que  l'on  ne  goûte  le  vice,  et 
par  conséquent  que  l'on  ne  s'en  rende  esclave.  Mais  ce  qu'il  tiut 
principalement  remarquer,  c'est  que  les  peines  ne  remplissent 
pas  la  capacité  de  l'esprit,  comme  les  plaisirs.  On  cesse  faci- 
lement d'y  penser,  dès  qu'on  cesse  de  les  souffrir,  et  qu'il  n'y 

'  Qui  pareil  virgc  oiJit  filium  suum.  Prov    12.  21. 

T-    '.  ,11. 


190  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

a  plus  de  sujet  de  les  craindre.  Car  alors  elles  ne  sollicitent 
point  l'imagination,  elles  n'excitent  point  les  passions,  elles 
n'irritent  point  la  concupiscence  ;  enfin  elles  laissent  à  l'esprit 
toute  la  liberté  de  penser  à  ce  qu'il  lui  plaît.  Ainsi  on  peut 
s'en  servir  envers  les  enfants  pour  les  retenir  dans  leur  devoir, 
ou  dans  l'apparence  de  leur  devoir. 

Mais  s'il  est  quelquefois  utile  d'effrayer  et  de  punir  les  en- 
fants par  des  chàlimenls  sensibles,  il  ne  faut  pas  conclure  qu'on 
doive  les  attirer  par  des  récompenses  sensibles  ;  il  ne  faut  se 
servir  de  ce  qui  touche  les  sens  avec  quelque  force  que  dans 
la  dernière  nécessité.  Or  il  n'y  en  a  aucune  de  leur  donner 
des  récompenses  sensibles,  et  de  leur  représenter  ces  récom- 
penses comme  la  fin  de  leurs  occupations.  Ce  serait  au  con- 
traire corrompre  toutes  leurs  meilleures  actions,  et  les  porter 
plutôt  à  la  sensualité  qu'à  la  vertu.  Les  traces  des  plaisirs 
qu'on  a  une  fois  goûtés,  demeurent  fortement  imprimées  dans 
l'imagination,  elles  réveillent  continuellement  les  idées  des  biens 
sensibles,  elles  excitent  toujours  des  désirs  importuns,  qui 
troublent  la  paix  de  l'esprit;  enfin  elles  irritent  la  concupis- 
cence en  toutes  rencontres,  et  c'est  un  levain  qui  corrompt 
tout;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'expliquer  ces  choses, 
comme  elles  le  méritent 


SECONDE    PARTIE 
SUITE    DE    L'IMAGL\ATIOx\ 


CHAPITRE   PREMIER 

1.  De  l'imagination  des  femmes.  —  U.   De  celle  des  hommes.  —  III.  De  celle 
des  vieillards. 

Nous  avons  donné  quelque  idée  des  causes  physiques  du  dé- 
règlement de  l'imagination  des  iiorames  dans  l'autre  partie: 
nous  tâcherons  dans  celle-ci  de  faire  quelque  application  de 
ces  causes  aux  erreurs  les  plus  générales,  et  nous  parlerons 
encore  des  causes  de  nos  erreurs  que  l'on  peut  appeler  mo- 
l'ales. 

On  a  pu  voir,  par  les  choses  qu'on  a  dites  dans  le  chapitre 
précédent,  que  la  délicatesse  des  fibres  du  cerveau  est  une 
des  principales  causes  qui  nous  empêchent  de  pouvoir  apporter 
assez  d'appHcation  pour  découvrir  les  vérités  un  peu  cachées. 

1.  Cette  délicatesse  des  fibres  se  rencontre  ordinairement 
dans  les  femmes,  et  c'est  ce  qui  leur  donne  cette  grande  in- 
telligence pour  tout  ce  qui  frappe  les  sens.  C'est  aux  femmes  à 
décider  des  modes,  à  juger  de  la  langue,  à  discerner  le  bon 
air  et  les  belles  manières.  Elles  ont  plus  de  science,  d'habileté 
et  de  finesse  que  les  hommes  sur  ces  choses.  Tout  ce  qui  dé- 
pend du  goût  est  de  leur  ressort;  mais  pour  l'ordinaire  elles 
sont  incapables  de  pénétrer  les  vérités  un  peu  difficiles  à  dé- 
couvrir. Tout  ce  qui  est  abstrait  leur  est  incompréhensible. 
Elles  ne  peuvent  se  servir  de  leur  imagination  pour  dmelop- 
per  des  questions  composées  et  embarrassées.  Elle  ne  consi- 
dèrent que  l'écorce  des  choses  ;  et  leur  imagination  na  point 
assez  de  force  et  d'étendue  pour  en  percer  le  fond,  et  pour  eu 
comparer  toutes  les  parties  sans  se  distraire.  Une  bagatelle  est 


192  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

capable  de  les  détourner,  le  moindre  cri  le?  effraie,  le  plus 
petit  mouvement  les  occupe.  Enfin  la  manière  et  non  la  réalité 
des  choses,  suffit  pour  remplir  toute  la  capacité  de  leur  esprit  : 
parce  que  les  moindres  objets  produisant  de  grands  mouve- 
ments dans  les  fibres  délicates  de  leur  cerveau,  elles  excitent 
par  une  suite  nécessaire  dans  leur  âme,  des  sentiments  assez 
vifs  et  assez  grands  pour  l'occuper  tout  entière. 

S'il  est  certain  que  cette  délicatesse  des  fibres  du  cerveau 
est  la  principale  cause  de  tous  ces  effets,  il  n'est  pas  de  même 
certain  qu  elle  se  rencontre  généralement  dans  toutes  les 
femmes.  Ou  si  elle  s'y  rencontre,  leurs  esprits  animaux  ont 
quelquefois  une  telle  proportion  avec  les  fibres  du  cerveau, 
qu'il  se  trouve  des  femmes  qui  ont  plus  de  solidité  d'esprit  que. 
quelques  hommes.  C'est  dans  un  certain  tempérament  de  la 
grosseur  et  de  l'agitation  des  esprits  animaux  avec  les  fibres 
du  cerveau,  que  consiste  la  force  de  l'esprit,  et  les  femmes  ont 
quelquefois  ce  juste  tempérament.  Il  y  a  des  femmes  fortes  et 
constantes,  et  il  y  a  des  hommes  faibles  et  inconstants.  Il  y  a 
des  femmes  savantes,  des  femmes  courageuses,  des  femmes 
capables  de  tout  ;  et  il  se  trouve  au  contraire  des  hommes 
mous  et  efféminés,  incapables  de  rien  pénétrer  et  de  rien  exé- 
cuter. Enfin  quand  nous  attribuons  quelques  défauts  à  un  sexe, 
à  certains  âges,  à  certaines  conditions,  nous  ne  l'entendons  que 
pour  l'ordinaire,  en  supposant  toujours  qu'il  n'y  a  point  de 
règle  générale  sans  exception. 

Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer,  que  tous  les  hommes,  ou  toutes 
les  femmes  de  même  âge,  ou  de  même  pays,  ou  de  même  fa- 
mille, aient  le  cerveau  de  même  constitution.  Il  est  plus  à 
propos  de  croire,  que  comme  on  ne  peut  trouver  deux  visages 
qui  se  ressemblent  entièrement,  on  ne  peut  trouver  deux  imagi- 
nations tout  à  fait  semblables,  et  que  tous  les  hommes,  les 
femmes  et  les  enfants  ne  diffèrent  entre  eux  que  du  plus  et  di- 
moins  dans  la  délicatesse  des  fibres  de  leur  cerveau.  Car  de 
môme  qu'il  ne  faut  pas  supposer  trop  vite  une  identi  è  essen- 
tielle entre  des  choses  entre  lesquelles  on  ne  voit  point  de  diffé- 
rence, il  ne  faut  pas  mettre  aussi  des  différences  esscnlieiles,. 
où  on  ne  trouve  pas  de  parfaite  identité.  Car  ce  sont  là  des 
défauts  où  l'on  tombe  ordinairement. 

Ce  qu'on  peut  donc   dire   des    fibres  du  cerveau,   c'est  que 


DE   I.IMAGINATIO.N,    2=    Partie.  193 

d'ordinaire  elles  sont  très  molles  et  très  dclicales  dans  les  en- 
tants, (ju'avec  l'âge  elles  se  durcissent  et  se  fortifient,  que 
cependant  la  plupart  des  femmes,  et  quelques  hommes  les  ont 
toute  leur  vie  extrêmement  délicates.  On  ne  saurait  rien  déter- 
miner davantage.  Mais  c'est  assez  parler  des  femmes  et  des 
enfants  ;  ils  ne  se  mêlent  pas  de  rechercher  la  vérité  et  d'en 
instruire  les  autres  ;  ainsi  leurs  erreurs  ne  portent  pas  beaucoup 
de  préjudice,  car  on  ne  les  croit  guère  dans  les  choses  qu'ils 
avancent.  Parlons  des  hommes  faits,  de  ceux  dont  l'esprit  est 
dans  sa  force  et  dans  sa  vigueur,  et  que  l'on  pourrait  croire 
capables  de  trouver  la  vérité  et  de  l'enseigner  aux  autres. 

II.  Le  temps  ordinaire  de  la  plus  grande  perfection  do  l'es- 
prit est  depuis  trente  jusqu'à  cinquante  ans.  Les  fibres  du  cer- 
veau en  cet  âge  ont  acquis  pour  l'ordinaire  une  consistance 
médiocre.  Les  plaisirs  et  les  douleurs  des  sens  ne  font  plus  sur 
nous  tant  d'impression.  De  sorte  qu'on  n'a  plus  à  se  défendre 
que  des  passions  violentes  qui  arrivent  rarement,  et  des- 
quelles on  peut  se  mettre  à  couvert,  si  on  en  évite  avec  soin 
toutes  les  occasions.  Ainsi  l'àme  n'étant  plus  divertie  par  les 
choses  sensibles,  elle  peut  contempler  facilement  la  vérité. 

Un  homme  dans  cet  état,  et  qui  ne  serait  point  rempli  des 
préjugés  de  l'enfance,  qui  dès  sa  jeunesse  aurait  acquis  de  la 
facilité  pour  la  méditation,  qui  ne  voudrait  s'arrêter  ^;u'aux 
notions  claires  et  distinctes  de  l'esprit,  qui  rejetterait  soigneu- 
sement toutes  les  idées  confuses  des  sens,  et  qui  aurait  le  temps 
et  la  volonté  de  méditer,  ne  tomberait  sans  doute  que  difticile- 
meni  dans  l'erreur.  Mais  ce  n'est  pas  de  cet  homme  dont  il  faut 
parler  ;  c'est  des  hommes  du  commun,  qui  n'ont  pour  l'ordi- 
naire rien  de  celui-ci. 

Je  dis  donc,  que  la  solidité  et  la  constance  qui  se  rencontrent 
avec  l'âge  dans  les  fibres  du  cerveau  des  hommes,  fait  la  solidité 
et  la  consistance  de  leurs  erreurs,  s'il  est  permis  de  parler 
ainsi.  C'est  le  sceau  qui  scelle  leurs  préjugés,  et  toutes  leurs 
fausses  opinions,  et  qui  les  met  à  couvert  de  la  force  de  la 
raison.  Enfin  autant  que  cette  constitution  des  fibres  du  cerveau 
est  avantageuse  aux  personnes  bien  élevées,  autant  esi-elle 
désavantageuse  à  la  plus  grande  partie  des  hommes,  puisqu'elle 
confirme  les  uns  et  les  autres  dans  les  pensées  oii  ils  sont. 

Mais  les  hommes  ne  sont  pas  seulement  confirmés  dans  leurs 


194  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

erreurs,  quand  ils  sont  venus  à  l'âge  de  quarante  ou  cinquante 
ans.  Ils  sont  encore  plus  sujets  à  tomber  dans  de  nouvelles  : 
parce  que  se  croyant  alors  capables  de  juger  de  tout,  comme 
en  effet  ils  le  devraient  être,  ils  décident  avec  présomption,  et 
ne  consultent  que  leurs  préjugés;  car  les  hommes  ne  raisonnent 
des  choses,  que  par  rapport  aux  idées  qui  leur  sont  les  plus 
familièi'es.  Quand  un  chimiste  veut  raisonner  de  quelque  corps 
naturel,  ses  trois  principes  lui  viennent  d'abord  en  l'esprit. 
Un  péripatéticien  pense  d'abord  aux  quatre  éléments,  et  aux 
quatre  premières  qualités  ;  et  un  autre  philosophe  rapporte 
tout  à  d'autres  principes.  Ainsi  il  ne  peut  entrer  dans  l'esprit 
d'un  homme  rien  qui  ne  soit  incontinent  infecté  des  erreurs 
auxquelles  il  est  sujet,  et  qui  n'en  augmente  le  nombre. 

Cette  consistance  des  fibres  du  cerveau  a  encore  un  très 
mauvais  effet,  principalement  dans  les  personnes  plus  âgées, 
qui  est  de  les  rendre  incapables  de  méditation.  Us  ne  peuvent 
apporter  d'attention  à  la  plupart  des  choses  qu'ils  veulent  sa- 
voii",  et  ainsi  ils  ne  peuvent  pénétrer  les  vérités  un  peu  cachées. 
Ils  ne  peuvent  goûter  les  sentiments  les  plus  raisonnables, 
lorsqu'ils  sont  appuyés  sur  des  principes  qui  leur  paraissent 
nouveaux,  quoiqu'ils  soient  d'ailleurs  fort  intelligents  dans  les 
choses  dont  l'âge  leur  a  donné  beaucoup  d'expérience.  Mais 
tout  ce  que  je  dis  ici,  ne  s'entend  que  de  ceux  qui  ont  passé 
leur  jeunesse  sans  faire  usage  de  leur  esprit,  et  sans  s'appli- 
quer. 

Pour  éclaircir  ces  choses,  il  faut  savoir  que  nous  ne  pouvons 
Apprendre  quoi  que  ce  soit,  si  nous  n'y  apportons  de  l'attention  ; 
et  que  nous  ne  saurions  guère  être  attentifs  à  quelque  chose, 
61  nous  ne  l'imaginons,  et  ne  nous  la  représentons  vivement 
dans  notre  cerveau.  Or,  afin  que  nous  puissions  imaginer  quel- 
ques objets,  il  est  nécessaire  que  nous  fassions  plier  quelque 
partie  de  notre  cerveau,  ou  que  nous  lui  imprimions  quelque 
autre  mouvement  pour  pouvoir  former  les  traces  auxquelles 
sont  attachées  les  idées  qui  nous  l'eprésentent  ces  objets.  De 
sorte  que  si  les  fibres  du  cerveau  se  sont  un  peu  durcies,  elles 
ne  seront  capables  que  de  l'inclination  et  des  mouvements 
qu'elles  auront  eus  autrefois.  Et  ainsi  l'âme  ne  pourra  ima- 
giner, ni  par  conséquent  être  attentive  à  ce  qu'elle  voulait, 
mais  seulement  aux  choses  qui  lui  sont  familières. 


DE    L'IMAGINATION,    2=    Partie.  195 

De  là  il  faut  conclure,  qu'il  est  très  avantageux  de  s'exercer 
à  méditer  sur  toutes  sortes  de  sujets,  afin  d'acquérir  une  cer- 
taine facilité  de  penser  à  ce  qu'on  veut.  Car  de  même  que  nous 
acquérons  une  grande  facilité  de  remuer  les  doigts  de  nos 
maius  en  toutes  manières  et  avec  une  très  grande  vitesse  par 
le  fréi} lient  usage  que  nous  en  faisons  en  jouant  des  instru- 
ments, ainsi  les  parties  de  notre  cerveau  dont  le  mouvement 
est  nécessaire  pour  imaginer  ce  que  nous  voulons,  acquièrent 
par  l'usage  une  certaine  facilité  à  se  plier,  qui  fait  que  l'on 
imagine  les  choses  que  l'on  veut  avec  beaucoup  de  facilité,  de 
promptitude  et  même  de  netteté. 

Or  le  meilleur  moyen  d'acquérir  cette  habitude  qui  fait  la 
principale  différence  d'un  homme  d'esprit  d'avec  un  autre,  c'est 
de  s'accoutumer  dès  sa  jeunesse  à  chercher  la  vérité  des 
choses  même  fort  difficiles,  parce  qu'en  cet  âge  les  fibres  du 
cerveau  sont  capables  de  toutes  sortes  d'inflexions. 

Je  ne  prétends  pas  néanmoins  que  cette  facilité  se  puisse  ac- 
quérir par  ceux  qu'on  appelle  gens  d'étude,  qui  ne  s'appliquent 
qu'à  lire  sans  méditer  et  sans  rechercher  par  eux-mêmes  la 
résolution  des  questions  avant  que  de  la  lire  dans  les  au- 
teurs. Il  est  assez  visible  que  par  cette  voie  l'on  n'acquiert  que 
la  facilité  de  se  souvenir  des  choses  qu'on  a  lues.  On  remarque 
tous  les  jours  que  ceux  qui  ont  beaucoup  de  lecture  ne  peuvent 
apporter  d'attention  aux  choses  nouvelles  dont  on  leur  parle, 
et  que  la  vanité  de  leur  érudition  les  portant  à  en  vouloir  juger 
avant  que  de  les  concevoir,  les  fait  tomber  dans  des  erreurs 
grossières,  dont  les  autres  hommes  ne  sont  pas  capables. 

Mais  quoique  le  défaut  d'attention  soit  la  principale  cause  de 
leurs  erreurs,  il  y  en  a  encore  une  qui  leur  est  particulière.  C'est 
que  trouvant  toujours  dans  leur  mémoire  une  infinité  d'espèces 
confuses,  ils  en  prennent  d'abord  quelqu'une  qu'ils  considèrent 
comme  celle  dont  il  est  question  ;  et  parce  que  les  choses  qu'on 
dit  ue  lui  conviennent  point,  ils  jugent  ridiculement  qu'on  se 
trompe.  Quand  on  veut  leur  représenter  qu'ils  se  trompent 
eux-mêmes,  et  qu'ils  ne  savent  pas  seulement  l'état  de  la  ques- 
tion, ils  s'irritent,  et  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'on  leur  dit, 
ils  continuent  de  s'attacher  à  cette  fausse  espèce  que  leur  mé- 
moire leur  a  présentée.  Si  on  leur  on  montre  trop  manifesle- 
meni  la  fausseté,  ils  en  substituent  une  seconde  et  une  troi- 


196  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

sième,  qu'ils  défendent  quelquefois  contre  toute  apparence  de 
vérité,  et  même  contre  leur  propre  conscience,  parce  qu'ils 
n'ont  guère  de  respect  ni  d'amour  pour  la  vérité,  et  qu'ils  ont 
beaucoup  de  confusion  et  de  honte  à  reconnaître  qu'il  y  a  des 
choses  qu'on  fait  mieux  qu'eux. 

IIL  Tout  ce  qu'on  a  dit  des  personnes  de  quarante  et  de 
cinquante  ans,  se  doit  encore  entendre  avec  plus  de  raison  des 
vieillards,  parce  que  les  fibres  de  leur  cerveau  sont  encore 
plus  inflexibles,  et  que  manquant  d'esprits  animaux  pour  y 
tracer  de  nouveaux  vestiges,  leur  imagination  est  toute  languis- 
sante. Et  comme  d'ordinaire  les  fibres  de  leur  cerveau  sont 
mêlées  avec  beaucoup  d'humeurs  superflues,  ils  perdent  peu  à 
peu  la  mémoire  des  choses  passées  et  tombent  dans  les  fai- 
blesses ordinaires  aux  enfants.  Ainsi  dans  l'âge  décrépit,  ils 
ont  les  défauts  qui  dépendent  de  la  constitution  des  fibres  du 
cerveau,  lesquels  se  rencontrent  dans  les  enfants  et  dans  les 
hommes  faits,  quoique  l'on  puisse  dire  qu'ils  sont  plus  sages 
que  les  uns  et  les  autres,  à  cause  qu'ils  ne  sont  plus  si  sujets 
à  leurs  passions  qui  viennent  de  l'émotion  des  esprits  animaux. 

On  n'expliquera  pas  ces  choses  davantage,  parce  qu'il  est  facile 
de  juger  de  cet  âge  par  les  autres  dont  on  a  parlé  auparavant, 
et  de  conclure  que  les  vieillards  ont  encore  plus  de  difficulté 
que  tous  les  autres  à  concevoir  ce  qu'on  leur  dit,  qu'ils  sont 
plus  attachés  à  leurs  préjugés  et  à  leurs  anciennes  opinions;  et 
par  conséquent,  qu'ils  sont  encore  plus  confirmés  dans  leurs 
erreurs  et  dans  leurs  mauvaises  habitudes,  et  autres  choses 
semblables.  On  avertit  seulement,  que  l'état  de  vieillard  n'ar- 
rive pas  précisément  à  soixante,  ou  à  soixante  et  dix  ans,  que 
tous  les  vieillards  ne  radotent  pas,  que  tous  ceux  qui  ont 
passé  soixante  ans  ne  sont  pas  toujours  délivrés  des  passions 
des  jeunes  gens,  et  qu'il  ne  faut  pas  tirer  des  conséquences 
trop  générales  des  principes  que  l'on  a  établis. 

CHAPITRE   II 

Que  les  esprits  animaux  vont  d'oniinàire  dans  les  traces  des  idées  qui  nous 
sont  les  plus  familières,  ce  qui  fait  qu'on  ne  juge  point  sainement  des 
choses. 

Je  crois  avoir  suffisamment  expliqué  dans  les  chapitres  pré- 
cédents les  divers  changements  qui  se   rencontrent  dans  les 


J 


DE    L'IMAGINATION,    2«    Partie.  197 

esprits  animaux  et  dans  la  constitution  des  fibres  du  cerveau, 
selon  les  différents  âges.  Ainsi  pourvu  qu'on  médite  un  peu  ce 
que  j'en  ai  dit,  on  aura  bientôt  une  connaissance  assez  distincte 
de  l'imagination  et  des  causes  physiques  les  plus  ordinaires  des 
différences  que  l'on  remarque  entre  les  esprits,  puisque  tpus 
les  changements  qui  arrivent  à  l'imagination  et  à  l'esprit,  ne 
sont  que  des  suites  de  ceux  qui  se  rencontrent  dans  les  esprits 
animaux  et  dans  les  fibres  dont  le  cerveau  est  composé. 

Mais  il  y  a  plusieurs  causes  particulières  et  qu'on  pourrait 
appeler  morales,  des  changements  qui  arrivent  à  l'imagination 
des  hommes,  savoir,  leurs  différentes  conditions,  leurs  diffé- 
rents emplois,  en  un  mot  leurs  différentes  manières  de  vivre,  à 
la  considération  desquelles  il  faut  s'attacher,  parce  que  ces 
sortes  de  changements  sont  cause  d'un  nombre  presque  infini 
d'erreurs,  chaque  personne  jugeant  des  choses  par  rapport 
à  sa  condition.  On  ne  croit  pas  devoir  s'arrêter  à  expliquer 
les  effets  de  quelques  causes  moins  ordinaires,  comme  des 
grandes  maladies,  des  malheurs  surprenants,  et  des  autres 
accidents  inopinés,  qui  font  des  impressions  très  violentes  dans 
le  cerveau  et  même  qui  le  bouleversent  entièrement,  parce  que 
ces  choses  arrivent  rarement,  et  que  les  erreurs  où  tombent 
ces  sortes  de  personnes  sont  si  grossières, qu'elles  ne  sont  point 
contagieuses,  puisque  tout  le  monde  les  reconnaît  sans  peine. 

Afin  de  comprendre  parfaitement  tous  les  changements  que 
les  différentes  conditions  produisent  dans  l'imagination,  il  est 
absolument  nécessaire  de  se  souvenir  que  nous  n'imaginons  les 
objets  qu'en  nous  en  formant  des  images;  et  que  ces  images  ne 
sont  autres  choses  que  les  traces  que  les  esprits  animaux  font 
dans  le  cerveau,  que  nous  imaginons  les  choses  d'autant  plus 
fortement,  que  ces  traces  sont  plus  profondes  et  mieux  gravées, 
et  que  les  esprits  animaux  y  ont  passé  plus  souvent  et  avec  plus 
de  violence,  et  que  lorsque  les  esprits  y  ont  passé  plusieurs 
fois,  ils  y  entrent  avec  plus  de  facilité  que  dans  d'autres  en- 
droits tout  proches,  par  lesquels  ils  n'ont  jamais  passé,  ou  par 
lesquels  ils  n'ont  point  passé  si  souvent.  Ceci  est  la  cause  la 
plus  ordinaire  de  la  confusion  et  de  la  fausseté  de  nos  idées. 
Car  les  esprits  animaux  qui  ont  été  dirigés  par  l'action  des 
objets  extérieurs,  ou  même  par  les  ordres  de  l'âme,  pour  pro- 
duire dans  le  cerveau  de  certaines  traces,  en  produisent  sou- 


19S  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

vent  d'autres  qui,  à  la  vérité,  leur  ressemblent  en  quelque  chose, 
mais  qui  ne  sont  point  tout  à  fait  les  traces  de  ces  mômes  objets, 
ni  celles  que  désirait  l'âme  de  se  représenter,  parce  que  les 
esprits  animaux  trouvant  quelque  résistance  dans  les  endroits 
du  cerveau  par  où  il  fallait  passer,  ils  se  détoui'nent  facilement 
pour  entrer  en  foule  dans  les  traces  profondes  des  idées  qui 
nous  sont  plus  familières.  Voici  des  exemples  fort  grossiers  et 
très  sensibles  de  tout  ceci. 

Lorsque  ceux  qui  ont  la  vue  un  peu  courte,  regardent  la 
lune,  ils  y  voient  ordinairement  deux  yeux,  un  nez,  ime  bouche, 
en  un  mot,  il  leur  semble  qu'ils  y  voient  un  visage.  Cependant 
il  n'y  a  rien  dans  la  lune  de  ce  qu'ils  pensent  y  voir.  Plusieurs 
personnes  y  voient  toute  autre  chose.  Et  ceux  qui  croient  que  la 
lune  est  telle  qu'elle  leur  parait,  se  détromperont  facilement  s'ils 
la  regardent  avec  des  lunettes  d'approche  si  petites  qu'elles 
soient,  ou  s'ils  consultent  les  descriptions  qa'Hevelius,  Riccioli 
et  d'autres  en  ont  données  au  public.  Or  la  raison  pour  laquelle 
on  voit  ordinairement  un  visage  dans  la  lune,  et  non  pas  les 
taches  irrégulières  qui  y  sont,  c'est  que  les  traces  du  visage 
qui  sont  dans  notre  cerveau  sont  très  profondes,  à  cause  que 
nous  regardons  souvent  des  visages  et  avec  beaucoup  d'atten- 
tion. De  sorte  que  les  esprits  animaux  trouvant  de  la  résistance 
dans  les  autres  endroits  du  cerveau,  ils  se  détournent  facile- 
ment de  la  direction  que  la  lumière  de  la  lune  leur  imprime 
quand  on  la  regarde,  pour  entrer  dans  ces  traces  auxquelles 
les  idées  de  visage  sont  attachées  par  la  nature.  Outre  que  la 
grandeur  apparente  de  la  lune  n'étant  pas  fort  différente  de 
celle  d'une  tête  ordinaire  dans  une  certaine  distance,  elle  forme 
par  son  impression  des  traces  qui  ont  beaucoup  de  liaison  avec 
celles  qui  représentent  un  nez,  une  bouche  et  des  yeux,  et  ainsi 
elle  détermine  les  esprits  à  prendre  leurs  cours  dans  les  traces 
d'un  visage.  Il  y  en  a  qui  voient  dans  la  lune  un  homme  à 
cheval,  ou  quelqu'autre  chose  qu'un  visage,  parce  que  leur 
imagination  ayant  été  vivement  frappée  de  certains  objets,  les 
traces  de  ces  objets  se  rouvrent  par  la  moindre  chose  qui  y  a 
rapport. 

C'est  aussi  pour  cette  môme  raison,  que  nous  nous  imaginons 
voir  des  chariots,  des  hommes,  des  lions,  ou  d'autres  animaux 
dans  les  nues,  quand  il  y  a  quchpie  pou  de  rapport  entre  leurs 


DE   L'IMAGINATION,    2»   Partie.  199 

figures  et  ces  animaux;  et  que  tout  le  monde,  et  principale- 
ment ceux  qui  ont  coutume  de  dessiner,  voient  quelquefois  des 
têtes  d'hommes  sur  des  murailles,  oîi  il  y  a  plusieurs  taches 
irrégulières. 

C'est  encore  pour  cette  raison,  que  les  esprits  devins  entrant 
sans  direction  de  la  volonté  dans  les  traces  les  plus  familières, 
font  découvrir  les  secrets  de  la  plus  grande  importance,  et  que 
quand  on  dort  on  songe  ordinairement  aux  objets  que  l'on  a 
vus  pendant  le  jour,  qui  ont  formé  de  plus  grandes  traces  dans 
le  cerveau,  parce  que  l'âme  se  représente  toujours  les  choses 
dont  elle  a  des  traces  plus  grandes  et  plus  profondes.  Voici 
d'autres  exemples  plus  composés. 

Une  maladie  est  nouvelle  ;  elle  fait  des  ravages  qui  surpren- 
nent le  monde.  Cela  imprime  des  traces  si  profondes  dans  le 
cerveau,  que  cette  maladie  est  toujours  présente  à  l'esprit.  Si 
cette  maladie  est  appelée,  par  exemple,  le  scorbut,  toutes  les 
maladies  seront  le  scorbut.  Le  scorbut  est  nouveau,  toutes  les 
nouvelles  maladies  sei'ont  le  scorbut.  Le  scorbut  est  accom- 
pagné d'une  douzaine  de  symptômes,  dont  il  y  en  aura  beau- 
coup de  communs  à  d'autres  maladies;  cela  n'importe.  S'il 
arrive  qu'un  malade  ait  quelqu'un  de  ces  symptômes,  il  sera 
malade  du  scorbut,  et  on  ne  pensera  pas  seulement  aux  autres 
maladies  qui  ont  les  mêmes  symptômes.  On  s'attendra,  que 
tous  les  accidents  qui  sont  arrivés  à  ceux  qu'on  a  vus  malades 
du  scorbut,  lui  arriveront  aussi.  On  lui  donnera  les  mêmes 
médecines,  et  on  sera  surpris  de  ce  qu'elles  n'ont  pas  le  même 
elïet  qu'on  a  vu  dans  les  autres  ^ 

Un  auteur  s'applique  à  un  genre  d'étude,  les  traces  du  sujet 
de  son  occupation  s'impriment  si  profondément  et  rayonnent  si 
vivement  dans  tout  son  cerveau,  qu'elles  confondent  et  qu'elles 
effacent  quelquefois  les  traces  des  choses  même  fort  différentes. 
Il  y  en  a  eu  un,  par  exemple,  qui  a  fait  plusieurs  volumes  sur 
la  croix  ;  cela  lui  a  fait  voir  des  croix  partout  et  c'est  avec 
raison  que  le  Père  Morin  le  raille  de  ce  qu'il  croyait  qu'une 
médaille  représentait  une  croix,  quoiqu'elle  représentât  toute 
autre  chose.  C'est  par  un  semblable  tour  d'imagination,  que 


*  Cela  est  toujours  vrai,  du  clioléra,  par  exemple,  comme  du  scorbut. 


200  DE   LA    RECHERCHE    DE    l.A    VÉRITÉ. 

Gilberli  et  plusieurs  autres,  après  avoir  étudié  l'aimant  et  ad- 
miré ses  propriétés,  ont  voulu  rapporter  à  des  qualités  magné- 
tiques un  très  grand  nombre  d'effets  naturels  qui  n'y  ont  pas 
le  moindre  rapport. 

Les  exemples  qu'on  vient  d'apporter  suffisent  pour  prouver 
que  cette  grande  facilité  qu'a  l'imagination  à  se  représenter  les 
objets  qui  lui  sont  familiers,  et  la  difficulté  qu'elle  éprouve,  à 
imaginer  ceux  qui  lui  sont  nouveaux,  fait  que  les  hommes  se 
forment  presque  toujours  des  idées  qu'on  peut  appeler  mixtes 
et  impures,  et  que  l'esprit  ne  juge  des  choses  que  par  rapport 
à  soi-même  et  à  ses  premières  pensées.  Ainsi  les  différentes 
passions  des  hommes,  leurs  inclinations,  leurs  conditions,  leurs 
emplois,  leurs  qualités,  leurs  études;  enfin  toutes  les  différentes 
manières  de  vivre,  mettant  de  fort  grandes  différences  dans 
leurs  idées,  cela  les  fait  tomber  dans  un  nombre  infini  d'erreurs, 
que  nous  expliquerons  dans  la  suite.  Et  c'est  ce  qui  a  fait  dire 
au  chancelier  Bacon  ces  paroles  fort  judicieuses.  «  Omnes  per- 
ceptiones  tam  sensus  quam  mentis  sunt  ex  analogia  hominis, 
non  ex  analogia  universi  :  estque  intelleclus  humanus  instar 
speculi  inœqaalis  ad  radios  rerum  qni  suam  naluram  naturœ 
rerum  immiscet,  eamque  distorquet  et  inficit.  » 

CHAPITRE  III 

I.  Que  les  pci'sonnes  d  étude  sont  les  plus  sujettes  à  l'erreur.  —  II.  Raisons 
pour  lesquelles  on  aime  mieux  suivre  l'autorité  que  de  faire  usage  de  son 
esprit. 

Les  différences  qui  se  trouvent  dans  les  manières  de  vivre 
des  hommes,  sont  presque  infinies.  Il  y  a  un  très  grand  nom- 
bre de  différentes  conditions,  de  différents  emplois,  de  diffé- 
rentes charges,  de  différentes  communautés.  Ces  différences 
font  que  presque  tous  les  hommes  agissent  pour  des  desseins 
tout  différents,  et  qu'ils  raisonnent  sur  de  différents  principes. 
Il  serait  même  assez  difficile  de  trouver  plusieurs  personne!» 
qui  eussent  entièrement  les  mêmes  vues  dans  une  même  com- 

*  Médecin  et  physicien  anglais  né  en  iSiO  mort  en  1603,  auteur  d'un  ouvrage 
sur  l'ainiant  :  De  magnele  magnelicisque  corporil/us  et  de  magne  magnete 
tellure  phtlosophia  nova,  Lond.  ICOU,  in-4°. 


DE    LIMAGINATIO-N,    2-^    Partie.  201 

munauté,  dans  laquelle  les  pariicnliers  ne  doivent  avoir  qu'un 
même  esprit  et  que  les  mêmes  desseins.  Leurs  différents  em- 
plois et  leurs  différentes  liaisons  mettent  nécessairement  quelque 
différence  dans  le  tour  et  la  manière  qu'ils  veulent  prendre  pour 
exécuter  les  choses  même  dont  ils  conviennent.  Cela  fait  bien 
voir  que  ce  serait  entreprendre  l'impossible,  que  de  vouloir 
expliquer  en  détailles  causes  morales  de  l'erreur;  mais  aussi  il 
serait  assez  inutile  de  le  taire  ici.  On  veut  seulement  parier  des 
manières  de  vivre  qui  portent  à  un  plus  grand  nombre  d'er- 
reurs, et  à  des  erreurs  de  plus  grande  importance.  Quand  on 
les  aura  expliquées,  on  aura  donné  assez  d'ouverture  à  l'esprit 
pour  aller  plus  loin,  et  chacun  pourra  voir  tout  d'une  vue  et 
avec  grande  facilité,  les  causes  très  cachées  de  plusieurs  er- 
reurs particulières,  qu'on  ne  pourrait  expliquer  qu'avec  beau- 
coup de  temps  et  de  peine.  Quand  l'esprit  voit  clair,  il  se  plait 
à  courir  à  la  vérité,  et  il  y  court  d'une  vitesse  qui  ne  se  peut 
exprimer. 

I.  L'emploi  duquel  il  semble  le  plus  nécessaire  de  parler  ici, 
à  cause  qu'il  produit  dans  l'i.Tiagination  des  hommes  des  chan- 
gements plus  considérables  et  qui  conduisent  davantage  à  l'er- 
reur, c'est  l'emploi  des  personnes  d'étude,  qui  font  plus  d'usage 
de  leur  mémoire  que  de  leur  esprit.  Car  l'expérience  a  toujours 
fait  connaître,  que  ceux  qui  se  sont  appUqués  avec  plus  d'ar- 
deur à  la  lecture  des  livres  et  à  la  recherche  de  la  vérité,  sont 
ceux-là  mêmes  qui  nous  ont  jetés  dans  un  plus  grand  nombre 
d'erreurs. 

Il  en  est  de  même  de  ceux  qui  étudient  que  de  ceux  qui  voya- 
gent. Quand  un  voyageur  a  pris,  par  malheur,  un  chemin  pour 
un  autre,  plus  il  avance,  plus  il  s'éloigne  du  heu  où  il  veut  aller. 
Il  s'égare  d'autant  plus,  qu'il  est  plus  diligent  et  qu'il  se  hâte 
davantage  d'arriver  au  lieu  qu'il  souhaite.  Ainsi,  ces  désirs  ar- 
dents qu'ont  les  hommes  pour  la  véi'ité,  font  qu'ils  se  jettent 
dans  la  lecture  des  livres  où  ils  ci'oient  la  trouver;  ou  bien  ils 
se  forment  un  système  chimérique  des  choses  qu'ils  souhaitent 
de  savoir,  duquel  ils  s'entêtent  et  qu'ils  tâchent  même  par  de 
vains  efforts  d'esprit  de  faire  goûter  aux  autres,  afin  de  recevoir 
l'honneur  qu'on  rend  d'ordinaire  aux  inventeurs  des  systèmes. 
pApliquons  ces  deux  défauts. 

Il  est  assez  difficile  de  comprendre,  comment  il  se  peut  faire 


202  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

que  des  gens  qui  ont  de  resprit,  aiment  mieux  se  servir  de 
l'esprit  des  autres  dans  la  reclierche  de  la  vérité,  que  de  celui 
que  Dieu  leur  a  donne.  Il  y  a  sans  doute  infiniment  bien  plus 
de  plaisir  et  plus  d'honneur  à  se  conduire  par  ses  propres  yeux, 
que  par  ceux  des  autres  ;  et  un  homme  qui  a  de  bons  yeux  ne 
s'avise  jamais  de  se  les  fermer  ou  de  se  les  arracher,  dans  l'es- 
pérance d'avoir  un  conducteur.  Sapientis  oculi  in  capiie  ejus, 
stultusin  tenebris  amlmlat  K  Pourquoi  le  fou  marche-t-il  dans 
les  ténèbres?  C'est  qu'il  ne  voit  que  par  les  yeux  d'autrui,  et 
que  ne  voir  que  de  cette  manière,  à  proprement  parler,  c'est 
ne  rien  voir.  L'usage  de  l'esprit  est  à  l'usage  des  yeux,  ce  que 
l'esprit  est  aux  yeux;  et  de  même  que  l'esprit  est  infiniment 
au-dessus  des  yeux,  l'usage  de  l'esprit  est  accompagné  de  sa- 
tisfactions bien  plus  solides  et  qui  le  contentent  bien  autrement 
qne  la  lumière  et  les  couleurs  ne  contentent  la  vue.  Les  hommes 
toutefois  se  servent  toujours  de  leurs  yeux  pour  se  conduii'e,  et 
ils  ne  se  servent  presque  jamais  de  leur  esprit  pour  découvrir  la 
vérité. 

IL  Mais  il  y  a  plusieurs  causes  qui  contribuent  à  ce  renver- 
sement d'esprit.  Premièrement,  la  paresse  naturelle  des  hommes, 
qui  ne  veulent  pas  se  donner  la  peine  de  méditer. 

Secondement,  l'incapacité  de  méditer,  dans  laquelle  on  est 
retombé,  pour  ne  s'être  pas  appliqué  dès  la  jeunesse,  lorsque 
les  fibres  du  cerveau  étaient  capables  de  toutes  sortes  d'in- 
flexions. 

En  troisième  lieu,  le  peu  d'amour  qu'on  a  pour  les  vérités 
abstraites,  qui  sont  le  fondement  de  tout  ce  que  l'on  peut  con- 
naître ici-bas. 

En  quatrième  lieu,  la  satisfaction  qu'on  reçoit  dans  la  cou- 
naissance  des  vraisemblances,  qui  sont  fort  a>^réables  et  fort 
touchantes,  parce  qu'elles  sont  appuyées  sur  les  notions  sensibles. 
En  cinquième  lieu,  la  sotte  vanité  qui  nous  fait  souhaiter 
d'être  estimés  savants  ;  car  on  appelle  savants  ceux  qui  ont  le 
plus  de  lecture.  La  connaissance  des  opinions  est  bien  plus 
d'usage  pour  la  conversation  et  pour  étourdir  les  esprits  du 
commun,  que  la  connaissance  de  la  véritable  philosophie  qu'on 
apprend  à  méditer. 

<  Eccl.  s.  14. 


DE   L'IMAGLNATION,    2"  Partie.  203 

En  sixième  lieu,  parce  qu'on  s'imagine  sans  raison,  que  les 
anciens  ont  été  plus  éclairés  que  nous  ne  pouvons  l'être,  et 
qu'il  n'y  a  rien  à  faire  où  ils  n'ont  pas  réussi. 

En  septième  lieu,  parce  qu'un  respect  mêlé  d'une  sotte  curio- 
sité fait  qu'on  admii'e  davantage  les  choses  les  plus  éloignées 
de  nous,  les  choses  les  plus  vieilles,  celles  qui  viennent  de  plus 
loin,  ou  de  pays  plus  inconnus,  et  même  les  livres  les  plus 
obscurs.  Ainsi  on  estimait  autrefois  Heraclite  pour  son  obscu- 
rité 1.  On  recherche  les  médailles  anciennes,  quoique  rongées 
de  la  rouille,  et  on  garde  avec  grand  soin  la  lanterne  et  la 
pantoufle  de  quelque  ancien,  quoique  mangées  de  vers  ; 
leur  antiquité  fait  leur  prix.  Des  gens  s'appliquent  à  la 
lecture  des  rabbins,  parce  qu'ils  ont  écrit  dans  une  langue 
étrangère,  très  corrompue  et  très  obscure.  On  estime  davan- 
tage les  opinions  les  plus  vieilles,  parce  qu'elles  sont  les  plus 
éloignées  de  "nous.  Et  sans  doute,  si  Nembrot  avait  écrit  l'his- 
toire de  son  règne,  toute  la  politique  la  plus  fine  et  même 
toutes  les  autres  sciences  y  seraient  contenues,  de  même  que 
quelques-uns  trouvent  qu'Homère  et  Virgile  avaient  une  con- 
naissance parfaite  de  la  nature.  Il  faut  respecter  l'antiquité, 
dit-on  :  quoi  Aristote,  Platon,  Épicure,  ces  grands  hommes  se 
seraient  trompés  !  On  ne  considère  pas  qu'Aristole,  Platon, 
Épicure  étaient  hommes  comme  nous  et  de  même  espèce  que 
nous  ;  et  de  plus,  qu'au  temps  où  nous  sommes,  le  monde  est 
plus  âgé  de  deux  mille  ans,  qu'il  a  plus  d'expérience  -,  qu'il 
doit  être  plus  éclairé,  et  que  c'est  la  vieillesse  du  monde  et 
l'expérience  qui  font  découvrir  la  vérité  ^. 

En  huitième  lieu,  parce  que  lorsqu'on  estime  une  opinion 
nouvelle  et  un  auteur  du  temps,  il  semble  que  leur  gloire  ef- 
face la  nôtre,  à  cause  qu'elle  en  est  trop  proche  ;  mais  on  ne 
craint  rien  de  pareil  de  l'honneur  qu'on  rend  aux  anciens. 

En  neuvième  lieu,  parce  que  la  vérité  et  la  nouveauté  ne 
peuvent  pas  se  trouver  ensemble  dans  les  choses  de  la  foi.  Car 

*  Clarus  ob  obscurain  linguam.  Lucrcre. 

-  Veritas  fitia  teviporis  nun  aucloritahs. 

^  C'est  nous  qui  sonunes  véritablement  les  ancinns  du  monde  ;  on  trouve  ia 
même  pensée  dans  Bacon,  dans  Descartes,  dans  Pascal  et,  avant  eux  dans 
Bodin  et  Jordano  Bruno.  Les  modernes  se  font  ainsi  habilement,  un  argument 
en  leur  faveur  de  ce  respect  même  de  l'antiquité  qui  avait  été  si  lonjiemps 
une  aru;e  redoutable  contre  eux. 


504  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

les  hommes  ne  voulant  pas  faire  de  discernement  entre  les  vé- 
rités qui  dépendent  de  la  raison  et  celles  qui  dépendent  de  la 
tradition,  ne  considèrent  pas  qu'on  doit  les  apprendre  d'une 
manière  toute  différente.  Ils  confondent  la  nouveauté  avec  l'er- 
reur, et  l'antiquité  avec  la  vérité.  Luther,  Calvin  et  les  autres 
ont  innové,  et  ils  ont  erré;  donc,  Galilée,  Harvey,  Descartes 
se  trompent  dans  ce  qu'ils  disent  de  nouveau.  L'impanation  de 
Luther  est  nouvelle,  et  elle  est  fausse  ;  donc  la  circulation  d'Har- 
vey  est  fausse,  puisqu'elle  est  nouvelle.  C'est  pour  cela  aussi 
<[u'ils  appellent  indifféremment  du  nom  odieux  de  novateur  les 
hérétiques  et  les  nouveaux  philosophes.  Les  idées  et  les  mots 
de  vérité  et  d'ajitiquité,  de  fausseté  et  de  nouveauté  ont  été 
liés  les  uns  avec  les  autres;  c'en  est  fait,  le  commun  des 
hommes  ne  les  sépare  plus,  et  les  gens  d'esprit  sentent  même 
•quelque  peine  à  les  bien  séparer. 

En  dixième  lieu,  parce  qu'on  est  dans  un  temps  auquel  la 
science  des  opinions  anciennes  est  encore  en  vogue,  et  qu'il  n'y 
a  que  ceux  qui  font  usage  de  leur  esprit  qui  puissent  par  la 
force  de  leur  raison  se  mettre  au-dessus  des  méchantes  cou- 
tumes. Quand  on  est  dans  la  presse  et  dans  la  foule,  il  est  dif- 
licile  de  ne  pas  céder  au  torrent  qui  nous  emporte. 

En  dernier  lieu,  parce  que  les  hommes  n'agissent  que  par 
intérêt  ;  et  c'est  ce  qui  fait  que  ceux-mèmes  qui  se  détrompent 
et  qui  reconnaissent  la  vanité  de  ces  sortes  d'études,  ne  laissent 
pas  de  s'y  appliquer,  parce  que  les  honneurs,  les  dignités,  et 
môme  les  bénéfices  y  sont  attachés,  que  ceux  qui  y  excellent, 
les  ont  toujours  plutôt  que  ceux  qui  les  ignorent. 

Toutes  ces  raisons  font,  ce  me  semble,  assez  comprendre 
pourquoi  les  hommes  suivent  aveuglément  les  opinions  anciennes 
comme  vraies,  et  pourquoi  ils  rejettent  sans  discernement 
toutes  les  nouvelles  comme  fausses  ;  entin  pourquoi  ils  ne  font 
point,  ou  presque  point  d'usage  de  leur  esprit.  Il  y  a  sans 
doute  un  fort  grand  nombre  d'autres  raisons  plus  particulières 
qui  contribuent  à  cela;  mais  si  l'on  considère  avec  attention 
celles  que  nous  avons  rapportées,  on  n'aura  pas  sujet  d'être 
surpris  de  voir  l'entèlement  do  certaines  gens  pour  l'autorité 
des  anciens. 


DE   LIMAGLXATION,    2=   Partie.  203 

CHAPITRE  IV 

Deux  mauvais  effets  de  la  lecture  sur  rimagination. 

Ce  faux  et  lâche  respect,  que  les  hommes  portent  aux  an- 
ciens *  produit  un  très  grand  nombre  d'effets  très  pernicieux 
qu'il  est  à  propos  de  remarquer. 

Le  premier  est,  que  les  accoutumant  à  ne  pas  faire  usage  de 
leur  esprit,  il  les  met  peu  à  peu  dans  une  véritable  impuissance 
d'en  faire  usage.  Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer,  que  ceux  qui 
vieillissent  sur  les  livres  d'Aristote  et  de  Platon,  fassent  beau- 
coup d'usage  de  leur  esprit.  Ils  n'emploient  ordinairement  tant 
de  temps  à  la  lecture  de  ces  livres,  que  pour  tâcher  d'entrer 
dans  les  sentiments  de  leurs  auteurs  ;  et  leur  but  principal,  est 
de  savoir  au  vrai  les  opinions  qu'ils  ont  tenues,  sans  se  mettre 
beaucoup  en  peine  de  ce  qu'il  en  faut  tenir,  comme  on  le  prou- 
vera dans  le  chapitre  suivant.  Ainsi  la  science  et  la  philosophie 
qu'ils  apprennent,  est  proprement  une  science  de  mémoire  et 
non  pas  une  science  d'esprit.  Ils  ne  savent  que  des  histoires  et 
des  faits,  et  non  pas  des  vérités  évidentes  ;  et  ce  sont  plu- 
tôt des  historiens  que  de  véritables  philosophes,  des  hommes 
qui  ne  pensent  point,  mais  qui  peuvent  raconter  les  pensées 
des  autres. 

Le  second  effet  que  produit  dans  l'imagination  la  lecture  des 
anciens,  c'est  qu'elle  met  une  étrange  confusion  dans  toutes  les 
idées  de  la  plupart  de  ceux  qui  s'y  appliquent.  Il  y  a  deux  dif- 
férentes manières  de  lire  les  auteurs  :  l'une  très  bonne  et  utile, 
et  l'autre  fort  inutile  et  même  dangereuse.  Il  est  très  utile  de 
lire,  quand  on  médite  ce  qu'on  lit,  quand  on  tâche  de  trouver 
par  quelque  effort  d'esprit  la  résolution  des  questions  que  l'on 
voit  dans  les  titres  des  chapitres,  avant  même  que  de  com- 
mencer à  les  lire,  quand  on  arrange  et  quand  on  confère  les 
idées  des  choses  les  unes  avec  les  autres,  en  un  mot,  quand 
on  use  de  sa  raison.  Au  contraire,  il  est  inutile  de  lire,  quand 
on  n'entend  pas  ce  qu'on  lit,  mais  il  est  dangereux  de  lire  et 
de  concevoir  ce  qu'on  lit,  quand  on  ne  l'examine  pas  assez 
pour  en  bien  juger,  principalement  si  l'on  a  assez  de  mémoire 

*  Voyez  le  premier  article  du  chapitre  précédent. 

T.  I.  14 


206  DE    LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

pour  retenir  ce  qu'on  a  conçu,  et  assez  d'imprudence  pour  y 
consentir.  La  premii're  manière  éclaire  l'esprit  :  elle  le  fortifie 
et  elle  en  augmente  l'étendue.  La  seconde  en  diminue  l'étendue, 
et  elle  le  rend  peu  à  peu  faible,  obscur  et  confus. 

Or  la  plupart  de  ceux  qui  font  gloire  de  savoir  les  opinions 
des  autres,  n'étudient  que  de  la  seconde  manière.  Ainsi,  plus 
ils  ont  de  lecture,  plus  leur  esprit  devient  faible  et  confus.  La 
raison  en  est,  que  les  traces  de  leur  cerveau  se  confondent  les 
unes  les  autres,  parce  qu'elles  sont  en  très  grand  nombre,  et 
que  la  raison  ne  les  a  pas  rangées  par  ordre;  ce  qui  empêche 
l'esprit  d'imaginer  et  de  se  représenter  nettement  les  choses 
dont  il  a  besoin.  Quand  l'esprit  veut  ouvrir  certaines  traces, 
d'autres  plus  familières  se  rencontrant  à  la  traverse,  il  prend 
le  change.  Car  la  capacité  du  cerveau  n'étant  pas  infinie,  il 
est  presque  impossible  que  ce  grand  nombre  de  traces  formées 
sans  ordi'e  ne  se  brouillent  et  n'apportent  de  la  confusion 
dans  les  idées.  C'est  pour  cette  même  raison  que  les  personnes 
de  grande  mémoire  ne  sont  pas  ordinairement  capables  de 
bien  juger  des  choses  où  il  faut  apporter  beaucoup  d'attention. 

Mais  ce  qu'il  faut  principalement  remarquer,  c'est  que  les 
connaissances  qu'acquièrent  ceux  qui  lisent  sans  méditer  et 
seulement  pour  retenir  les  opinions  des  autres,  en  un  mot, 
toutes  les  sciences  qui  dépendent  de  la  mémoire,  sont  propre- 
ment de  ces  sciences  qui  enflent  *,  à  cause  qu'elles  ont  de 
l'éclat  et  qu'elles  donnent  beaucoup  de  vanité  à  ceux  qui  les 
possèdent.  Ainsi  ceux  qui  sont  savants  en  celte  manière,  étant 
d'ordinaire  remplis  d'orgueil  et  de  présomption,  prétendent 
avoir  droit  de  juger  de  tout,  quoiqu'ils  en  soient  très  peu  ca- 
pables ;  ce  qui  les  fait  tomber  dans  un  très  grand  nombre 
d'erreurs. 

Mais  cette  fausse  science  fait  encore  un  plus  grand  mal.  Car 
ces  personnes  ne  tombent  pas  seules  dans  l'erreur,  elles  y  en- 
traînent avec  elles  presque  tous  les  esprits  du  commun,  et  un 
fort  grand  nombre  de  jeunes  gensi,  qui  croient  comme  des  ar- 
ticles de  foi  toutes  leurs  décisions.  Ces  faux  savants  les  ayant 
souvent  accablés  par  le  poids  de  leur  profonde  érudition,  et 
étourdis  tant  par  des  opinions    extraordinaires  que  par  des 

*  Scienliu  tnflat.  i.  Cot.  8.  I. 


DE    LL>IAGL\ATIO.\,    2=    Partie.  207 

noms  d'auteurs  anciens  et  inconnus,  se  sont  acquis  une  auto- 
rité si  puissante  sur  leurs  esprits,  qu'ils  respectent  et  qu'ils 
admirent  comme  des  oracles  tout  ce  qui  sort  de  leur  bouche, 
et  qu'ils  entrent  aveuglément  dans  tous  leurs  sentiments.  Des 
personnes  même  beaucoup  plus  spirituelles  et  plus  judi- 
cieuses, qui  ne  les  auraient  jamais  connus,  et  qui  ne  sau- 
raient point  d'autre  part  ce  qu'ils  sont,  les  voyant  parler 
d'une  manière  si  décisive  et  d'un  air  si  fier,  si  impérieux  et  si 
grave,  auraient  quelque  peine  à  manquer  de  respect  et  d'estime 
pour  ce  qu'ils  disent,  parce  qu'il  est  très  difficile  de  ne  rien 
donner  à  l'air  et  aux  manières.  Car  de  même  qu'il  arrive  sou- 
vent qu'un  hornme  lier  et  hardi  en  maltraite  d'autres  plus 
forts,  mais  plus  judicieux  et  plus  retenus  que  lui,  ainsi  ceux 
qui  soutiennent  des  opinions  qui  ne  sont  ni  vraies,  ni  même 
vraisemblables,  font  souvent  perdre  la  parole  à  leurs  adver- 
saires, en  leur  parlant  d'une  manière  impérieuse,  lière  ou  grave 
qui  les  surprend. 

Or  ceux  de  qui  nous  parlons  ont  assez  d'estime  d'eux-mêmes, 
et  de  mépris  des  autres  pour  s'être  fortifiés  dans  un  certain  air 
de  fierté,  mêlé  de  gravité  et  d'une  feinte  modestie,  qui  préoccupe 
et  qui  gagne  ceux  qui  les  écoutent. 

Car  il  faut  remarquer,  que  tous  les  différents  airs  des  per- 
sonnes de  différentes  conditions,  ne  sont  que  des  suites  naturelles 
de  l'estime  que  chacun  a  de  soi-même  par  rapport  aux  autres, 
comme  il  est  facile  de  le  reconnaître  si  l'on  y  fait  un  peu  de 
réflexion.  Ainsi  l'air  de  fierté  et  de  brutalité,  est  l'air  d'un 
homme  qui  s'estime  beaucoup  et  qui  néglige  assez  l'estime  des 
autres.  L'air  modeste  est  l'air  d'un  homme  qui  s'estime  peu  et 
qui  estime  assez  les  autres.  L'air  grave  est  l'air  d'un  homme 
qui  s'estime  beaucoup  et  qui  désire  fort  d'être  estimé;  et  l'air 
simple,  celui  d'un  homme  qui  ne  s'occupe  guère  de  soi  ni  des 
autres.  Ainsi  tous  les  différents  airs  qui  sont  presque  infinis  ne 
sont  que  des  effets  que  les  différents  degrés  d'estime  que  l'on 
a  de  soi  et  de  ceux  avec  qui  l'on  converse,  produisent  naturel- 
lement sur  notre  visage  et  sur  toutes  les  parties  extérieures  de 
notre  corps.  Nous  avons  déjà  pai-lé,  dans  le  chapitre  IV,  de  cette 
correspondance  qui  est  entre  les  nerfs  qui  excitent  les  passions 
au  dedans  de  nous,  et  ceux  qui  les  témoignent  au  dehors  par 
l'air  qu'ils  impriment  sur  le  visage. 


208  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 


CHAPITRE  V 


Oue  les  personnes  d'étude  s'entêtent  ordinairement  de  quelque  auteur;  de 
sorte  que  leur  but  principal  est  de  savoir  ce  qu'il  a  cru,  sans  se  soucier 
de  ce  qu'il  faut  croire. 


Il  y  a  encore  un  défaut  de  très  grande  conséquence,  dans 
lequel  les  gens  d'étude  tombent  ordinairement,  c'est  qu'ils 
s'entêtent  de  quelque  auleur.  S'il  y  a  quelque  chose  de  vrai  et 
de  bon  dans  un  livre,  ils  se  jettent  aussitôt  dans  l'excès  :  tout 
en  est  vrai,  tout  en  est  bon,  tout  en  est  admirable.  Ils  se  plai- 
sent même  à  admirer  ce  qu'ils  n'entendent  pas,  et  ils  veulent 
que  tout  le  monde  l'admire  avec  eux.  Ils  tirent  leur  gloire  des 
louanges  qu'ils  donnent  à  ces  auteurs  obscurs,  parce  qu'ils 
persuadent  par  là  aux  autres,  qu'ils  les  entendent  parfaitement, 
et  cela  leur  est  un  sujet  de  vanité.  Ils  s'estiment  au-dessus  des 
autres  hommes,  à  cause  qu'ils  croient  entendre  une  imperti- 
nence d'un  ancien  auteur,  ou  d'un  homme  qui  ne  s'entendait 
peut-être  pas  lui-même.  Combien  de  savants  ont  sué  pour 
éclaircir  des  passages  obscurs  des  philosophes,  et  même  de 
quelques  poètes  de  l'antiquité  :  et  combien  y  a-t-il  encore  de 
beaux  esprits  qui  font  leurs  délices  de  la  critique  d'un  mot  et 
du  sentiment  d'un  auteur.  Mais  il  est  à  propos  d'apporter 
quelque  preuve  de  ce  que  je  dis. 

La  question  de  l'immortalité  de  l'àme  est  sans  doute  une 
question  très  importante.  On  ne  peut  trouver  à  redire  que  des 
philosophes  fassent  tous  leurs  efforts  pour  la  résoudre;  et  quoi* 
qu'ils  composent  de  gros  volumes  pour  prouver  d'une  manière 
assez  faible  une  vérité  qu'on  peut  démontrer  en  peu  de  mots, 
ou  en  peu  de  pages,  cependant  ils  sont  excusables.  Mais  ils 
sont  bien  plaisants  de  se  mettre  fort  en  peine  pour  décider  ce 
qu'Aristote  en  a  cru.  Il  est,  ce  me  semble,  assez  inutile  à  ceux 
qui  vivent  présentement,  de  savoir  s'il  y  a  jamais  eu  un  homme 
qui  s'appelât  Aristote;  si  cet  homme  a  écrit  les  livres  qui 
portent  son  nom,  s'il  entend  une  telle  chose  ou  une  autre  dans 
un  tel  endroit  de  ses  ouvrages,  cela  ne  peut  faire  un  homme 
ni  plus  sage  ni  plus  heureux  ;  mais  il  est  très  important  de 
savoir  si  ce  qu'il  dit  est  vrai  ou  faux  en  soi. 


DE   L'IMAGINATION,    2«   Partie.  209 

Il  est  donc  très  mutile  de  savoir  ce  qu'Aristote  a  cru  de  l'im- 
morlalité  de  l'àrae,  quoiqu'il  soit  très  utile  de  savoir  que  l'âme 
est  immortelle.  Cependant  on  ne  craint  point  d'assurer,  qu'il  y 
a  plusieurs  savants  qui  se  sont  mis  plus  en  peine  de  savoir  le 
sentiment  d'Aristote  sur  ce  sujet,  que  la  vérité  de  la  chose  en 
SOI,  puisqu'il  y  en  a  qui  ont  fait  des  ouvrages  exprès  pour 
expliquer  ce  que  ce  philosophe  en  a  cru,  et  qu'ils  n'en  ont  pas 
tant  fait  pour  savoir  ce  qu'il  en  fallait  croire. 

Mais  quoiqu'un  très  grand  nombre  de  gens  se  soient  fort 
fatigué  l'osprit  pour  résoudre  quel  a  été  le  sentiment  d'Arislote, 
ils  se  le  sont  fatigué  inutilement,  puisqu'on  n'est  point  encore 
d'accord  sur  celte  question  ridicule;  ce  qui  fait  voir  que  les 
seciaifurs  d'Aristote  sont  bien  malheureux  d'avoir  un  homme 
si  obscur  pour  les  éclairer,  et  qui  même  affecte  l'obscurité, 
comme  il  lo  témoigne  dans  une  lettre  qu'il  a  écrite  à  Alexandre. 

Lo  sonliment  d'Aristote  sur  l'immortalité  de  l'âme  a  donc  été 
en  divers  temps  une  fort  grande  question  et  fort  considérable 
entre  les  personnes  d'étude.  Mais  afin  qu'on  ne  s'imagine  pas 
que  je  le  dise  en  l'air  sans  fondement,  je  suis  obligé  de  rap- 
porter ici  un  passage  de  La  Cerda,  un  peu  long  et  un  peu  en- 
nuyeux, dans  lequel  cet  auteur  a  ramassé  différentes  autorités 
sur  ce  sujet,  comme  sur  une  question  bien  importante.  Voici 
ses  paroles  sur  le  second  chapitre  de  resurrectionc  carnis,  de 
TertulUen. 

«  Qusestio  hoec  in  scholis  utrimque  validis  suspicionibus  agi- 
tatur,  num  animam  immortalem,  mortalemve  fecerit  Arislo- 
teles.  Et  quidem  philosophi  aut  ignobiles  asseveravcrunt  Aris- 
tolelem  posuisse  nostros  animes  ab  interilu  alienos.  Hi  sunt  è 
Gr.-îccis  et  Latinis  interpretibus  Ammonius  uterque,  Olympio- 
dorus,  Philoponus,  Simphcius,  Avicenna,  uti  meraorat  Miran- 
dula  1.  4.  de  examine  vanitalis  cap.  9.  Theodorus,  Metochytes, 
Themistis,  S.  Thomas  2.  contra  gontes  cap.  79.  et  Phys. 
lect.  12.  et  prœterca  12.  Melaph.  lect.  3.  et  quodlib.  10  qu.Tst.  3. 
art.  1.  Albertus,  tract.  2.  de  anima  cap.  20.  et  tract.  3.  cap.  13. 
.(Egidius  lib.  3.  de  anima  ad  cap.  4.  Durandus  in  2.  dist.  18. 
quoest.  3.  Ferrarius  loco  citalo  contra  gentes,  et  lalè  Eugubinus 
1.  9.  de  perenni  Pliilosophia  cap.  18.  et  quod  pluris  est,  disci- 
pulus  Aristotclis  Tiieophraslus,  magistri  montera  et  ore  el 
calamo  novisse  pcnitus  qui  potcrat.  » 

T.    I.  12. 


210  DE    LA    RECHEKCHE    DE    LA    VERITE. 

«  In  contrariam  factionem  abierc  nonnulli  Patres,  nec  infirmi 
Philosophi  :  Justinius  in  sua  Parœnesi,  Origenes  in  piXoacî)o'ju.iva 
et  ut  fertur  Nazianz.  in  disp.  contra  Eunom.  et  Nyssenus  p.  2. 
de  anima  cap.  4.  Theodoretus  de  curandis  Grœcorum  affecti- 
bus  1.  3.  Galenus  in  historia  philosophica,  Pomponalius  1.  de 
immortalitatc  animse,  Simon  Portius  1.  de  mente  humana, 
Cajelanus  3.  de  anima  cap.  2.  In  eum  sensum,  ut  caducum 
animum  nostrum  putaret  Aristoteles,  simt  partira  adducli  ab 
Ale.xandro  Aphrodis  auditore,  qui  sic  solitus  erat  intcrpretari 
Aristotelicam  raentem:  quamvis  Eugubinus  cap.  21.  et  22.  eura 
excuset.  Et  quidera  unde  collegisse  videtur  Alexander  morta- 
litatem,  nempe  ex  12.  Metaph.  inde  S.  Thomas,  Theodorus, 
Metochytes  immnrtalitatem  coUegerunt. 

«  Porro  TertuUianum  neulram  hanc  opinionem  ampli'xum 
credo;  sed  putasse  in  hac  parte  ambiguum  Aristotelem ;  iiaque 
ita  citât  illum  pro  utraque.  Nam  cum  hic  adscribat  Arisloieli 
mortalitatem  aniraae,  tamen  1.  de  anima  c.  b.  pro  contraria 
opinione  immortalitatis  citât.  Eadem  mente  fuit  Plutarciius, 
pro  utraque  opinione  advocans  eumdem  philosophum  in  1.  '6.  de 
placitis  philosoph.  Nam  cap.  1,  mortalitatem  tribuit,  et  cap.  25, 
immortaUlatem.  Ex  Scholasticis  etiam,  qui  in  neutram  par- 
tem  Aristotelem  constantem  judicant,  sed  dubium  et  ancipitera, 
sunt  Scotus  in  4.  dist.  43.  qu.  2.  art.  2.  Harveus  quodiil).  qu.  H 
et  1.  senlen.  dist.  1.  qu.  1.  Niphus  in  Opusculo  de  immortali- 
tatc animœ  cap.  1.  et  récentes  alii  interprètes  :  quam  mediam 
existimationem  credo  veriorem,  sed  scholii  lex  vetat,  ut  auc- 
toritatem  pondère  librato  illud  suadeam.  » 

On  donne  toutes  ces  citations  pour  vraies  sur  la  foi  de  ce 
commentateur,  parce  qu'on  croirait  perdre  son  temps  à  les 
vérifier,  et  qu'on  n'a  pas  tous  ces  beaux  livres  d'où  elles  sont 
tirées.  On  n'en  ajoute  point  aussi  de  nouvelles,  parce  qu'on  ne 
lui  envie  point  la  gloire  de  les  avoir  bien  recueillies,  et  que 
l'on  perdrait  encore  bien  plus  de  temps,  si  on  le  voulait  faire, 
quand  on  ne  feuillelerait  pour  cela  que  les  tables  de  ceux  qui 
ont  commenté  Aristote. 

On  voit,  donc  dans  ce  passage  de  La  Cerda,  que  des  per- 
sonnes d'étude  qui  passent  pour  habiles,  se  sont  bien  donné  de 
la  peine  pour  savoir  ce  qu'Aristole  croyait  de  l'immortalilé  de 
l'àme,  et  qu'il  y  en  a  qui  ont  été  capables  de  faire  des  livres 


DE   L'IMAGINATION,   2-=   Partie.  211 

exprès  sur  ce  sujet,  comme  Pomponace  *  :  car  le  principal  but 
de  cet  auteur  dans  son  livre,  est  de  montrer  qu'Aristote  a  cru 
que  l'âme  était  mortelle.  Et  peut-être  y  a-t-il  des  gens  qui  ne 
se  mettent  pas  seulement  en  peine  de  savoir  ce  qu'Aristote  a 
cru  sur  ce  sujet;  mais  regardent  même  comme  une  question 
qu'il  est  très  important  de  savoir  :  si,  par  exemple,  Tertullien, 
Plutarque,  ou  d'autres  ont  cru,  ou  non,  que  le  sentiment 
d'Aristote  fût  que  l'âme  était  mortelle;  comme  on  a  grand  sujet 
de  le  croire  de  La  Cerda  même,  si  on  fait  réflexion  sur  la  der- 
nière partie  du  passage  qu'on  vient  de  citer  :  Porro  Tertullianum, 
et  le  reste. 

S'il  n'est  pas  fort  utile  de  savoir  ce  qu'Aristote  a  cru  de 
l'immortalité  de  l'âme,  ni  ce  que  Tertullien  et  Plutarque  ont 
pensé  qu'.Aristote  en  croyait,  le  fond  de  la  question,  limmor- 
talité  de  l'âme,  est  au  moins  ime  vérité  qu'il  est  nécessaire  de 
savoir.  Mais  il  y  a  une  intinité  de  choses  qu'il  est  fort  inutile 
de  connaître,  et  desquelles  par  conséquent  il  est  encore  plus 
inutile  de  savoir  ce  que  les  anciens  en  ont  pensé:  et  cependant 
on  se  met  fort  en  peine  pour  deviner  les  sentiments  des  philo- 
sophes sur  de  semblables  sujets.  On  trouve  des  livres  pleins 
de  ces  examens  ridicules,  et  ce  sont  ces  bagatelles  qui  ont 
excité  tant  de  guerres  d'érudition.  Ces  questions  vames  et  im- 
pertinenîes,  ces  généalogies  ridicules  d'opinions  inutiles,  font 
des  sujets  importants  de  critique  aux  savants.  Ils  croient  avoir 
droit  de  mépriser  ceux  qui  méprisent  ces  sottises,  et  de  traiter 
d'ignorants  ceux  qui  font  gloire  de  les  ignorer.  Ils  s'imaginent 
posséder  parfaitement  l'histoire  généalogique  des  formes  sub- 
stantielles, et  le  siècle  est  ingrat  s'il  ne  reconnaît  leur  mérite. 
Que  ces  choses  font  bien  voir  la  faiblesse  et  la  vanité  de  l'es- 
prit de  l'homme,  et  que  lorsque  ce  n'est  point  la  raison  qui 
règle  les  études,  non  seulement  ses  études  ne  perfectionnent 
point  la  raison,  mais  même  qu'elles  l'obscurcissent,  la  coiTom- 
pent  et  la  pervertissent  entièrement  ! 

Il  est  à  propos  de  remarquer  ici,  que  dans  les  questions  de 
la  foi  ce  n'est  pas  un  défaut  de  chercher  ce  qu'en  a  cru,  par 

'  Pomponace,  pour  ne  parler  qae  de  lui.  n'agissait  pas  aussi  fiuilement  qua 
parait  le  croire  Malebnnclic.  C'est  sa  propre  opinion  qu'il  cx|>o;ai'.  et  cherchait 
à  faire  previiioir  à  l'abri  de  l'auloritc  d'Aristote.  Kii-n  d'ailleurs  de  plus  Juste 
que  les  railleries  de  >>alebranclie  cooire  certains  communlatcuri. 


212  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

exemple,  saint  Augustin,  ou  un  autre  père  de  l'église,  m  même 
de  rechercher  si  saint  Augustin  a  cru  ce  que  croyaient  ceux 
qui  l'ont  précédé,  parce  que  les  choses  de  la  foi  ne  s'appren- 
nent que  par  la  tradition,  et  que  la  raison  ne  peut  pas  les  dé- 
couvrir. La  croyance  la  plus  ancienne  étant  la  plus  vraie,  il 
faut  tâcher  de  savoir  quelle  était  celle  des  anciens,  et  cela  ne 
se  peut  qu'en  examinant  le  sentiment  de  plusieurs  personnes 
qui  se  sont  suivies  en  différents  temps.  Mais  les  choses  qui 
dépendent  de  la  raison  leur  sont  toutes  opposées,  et  il  ne  faut 
pas  se  mettre  en  peine  de  ce  qu'en  ont  cru  les  anciens,  pour 
savoir  ce  qu'il  en  faut  croire.  Cependant  je  ne  sais  par  quel 
renversement  d'esprit,  certaines  gens  s'effarouchent,  si  l'on 
parle  en  philosophie  autrement  qu'Aristote,  et  ne  se  mettent 
point  en  peine,  si  l'on  parle  en  théologie  autrement  que  l'Évan- 
gile, les  pères  et  les  conciles.  Il  me  semble  que  ce  sont  d'ordi- 
naire ceux  qui  crient  le  plus  contre  les  nouveautés  de  philoso- 
phie qu'on  doit  estimer,  qui  favorisent  et  qui  défendent  même 
avec  plus  d'opiniâtreté  certaines  nouveautés  de  théologie  qu'on 
doit  détester.  Car  ce  n'est  point  leur  langage  que  l'on  n'ap- 
prouve pas;  tout  inconnu  qu'il  ait  été  à  l'antiquité,  l'usage 
l'autorise,  ce  sont  les  erreurs  qu'ils  répandent,  ou  qu'ils  sou- 
tiennent à  la  faveur  de  ce  langage  équivoque  et  confus. 

En  matière  de  théologie  on  doit  aimer  l'antiquité,  parce 
qu'on  doit  aimer  la  vérité,  et  que  la  vérité  se  trouve  dans  l'an- 
tiquité. Il  faut  que  toute  curiosité  cesse,  lorsqu'on  tient  une 
fois  la  vérité.  Mais  en  matière  de  philosophie  on  doit  au  con- 
traire aimer  la  nouveauté,  par  la  même  raison  qu'il  faut  tou- 
jours aimer  la  vérité,  qu'il  faut  la  rechercher,  et  qu'il  faut 
avoir  sans  cesse  de  la  curiosité  pour  elle.  Si  l'on  croyait 
qu'Aristote  et  Platon  fussent  infaillibles,  il  ne  faudrait  peut-être 
s'appliquer  qu'à  les  entendre;  mais  la  raison  ne  permet  pas 
qu'on  le  croie.  La  raison  veut  au  contraire  que  nous  les  ju- 
gions plus  ignorants  que  les  nouveaux  philosophes,  puisque 
dans  le  temps  oîi  nous  vivons,  le  monde  est  plus  vieux  de  deux 
mille  ans,  et  qu'il  a  plus  d'expérience  que  dans  le  temps 
d'Aristote  et  de  Platon,  comme  l'on  a  déjà  dit,  et  que  les  nou- 
veaux philosophes  peuvent  savoir  toutes  les  vérités  que  les  an- 
ciens nous  ont  laissées,  et  en  trouver  encore  plusieurs  autres. 
Toutefois  la  raison  ne  veut  pas  qu'on  croie  encore  ces  nou- 


DE   L'IMAGINATION,    2»   Partie.  213 

veaux  philosophes  sur  leur  parole  plutôt  que  les  anciens.  Elle 
veut  au  contraire,  qu'on  examine  avec  attention  leurs  pensées, 
et  qu'on  ne  s'y  rende  que  lorsqu'on  ne  pourra  plus  s'empêcher 
d'en  douter,  sans  se  préoccuper  ridiculement  de  leur  grande 
science,  ni  des  autres  qualités  de  leur  esprit. 

CHAPITRE  VI 

De  la  préoccupation  des  commentateurs. 

Cet  excès  de  préoccupation  parait  bien  plus  étrange  dans 
ceux  qui  commentent  quelque  auteur,  parce  que  ceux  qui  en- 
treprennent ce  travail,  qui  semble  de  soi  peu  digne  d'un 
homme  d'esprit,  s'imaginent  que  leurs  auteurs  méritent  l'admi- 
ration de  tous  les  hommes.  Ils  se  regardent  aussi  comme  ne 
faisant  avec  eux  qu'une  même  personne;  et  dans  cette  vue  l'a- 
mour-propre  joue  admirablement  bien  son  jeu.  Ils  donnent 
adroitement  des  louanges  avec  profusion  à  leurs  auteurs,  ils  les 
environnent  de  clartés  et  de  lumières,  ils  les  comblent  de 
gloire,  sachant  bien  que  cette  gloire  rejaillira  sur  eux-mêmes. 
Cette  idée  de  grandeur  n'élève  pas  seulement  Aristote  ou 
Platon  dans  l'esprit  de  beaucoup  de  gens,  elle  imprime  aussi 
du  respect  pour  tous  ceux  qui  les  ont  commentés,  et  tel  n'au- 
rait pas  fait  l'apothéose  de  son  auteur,  s'il  ne  s'était  imaginé 
comme  enveloppé  dans  la  même  gloire. 

Je  ne  prétends  pas  toutefois  que  tous  les  commentateurs  don- 
nent des  louanges  à  leurs  auteurs  dans  l'espérance  du  retour  ; 
plusieurs  en  aui'aient  quelque  horreur  s'ils  y  faisaient  ré- 
flexion ;  ils  les  louent  de  bonne  foi,  et  sans  y  entendre  finesse, 
ils  n'y  pensent  pas  :  mais  l'amour-propre  y  pense  pour  eux,  et 
sans  qu'ils  s'en  aperçoivent.  Les  hommes  ne  sentent  pas  la 
chaleur  qui  est  dans  leur  cœur,  quoiqu'elle  donne  la  vie  et 
le  mouvement  à  toutes  les  autres  parties  de  leur  corps;  il  faut 
qu'ils  se  touchent  et  qu'ils  se  manient,  pour  s'en  convaincre, 
parce  que  cette  chaleur  est  naturelle.  Il  eu  est  de  même  de  la 
vanité,  elle  est  si  naturelle  à  l'homme  qu'il  ne  la  sent  pas  ;  et 
quoique  ce  soit  elle  qui  donne,  pour  ainsi  dire,  la  vie  et  le 
mouvement  à  la  plupart  de  ses  pensées  et  de  ses  desseins,  elle 
le  fait  souvent  d'une  manière  qui  lui  est  imperceptible.  Il  faut 


214  DE   LA   RECHRttCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

se  tâter,  se  manier,  se  sonder,  pour  savoir  qu'on  est  vain.  On 
ne  connaît  point  assez  que  c'est  la  vanité  qui  donne  le 
branle  à  la  plupart  des  actions  ;  el  quoique  l'amour-propre  le 
sache,  il  ne  le  fait  que  pour  le  déguiser  au  reste  de  l'homme. 

Un  commentateur  ayant  donc  quelque  rapport  et  quelque 
liaison  avec  l'auteur  qu'il  commente,  son  amour-propre  ne 
manque  pas  de  lui  découvrir  de  grands  sujets  de  louange  en 
cet  auteur,  afin  d'en  profiter  lui-même.  Et  cela  se  fait  d'une 
manière  si  adroite,  si  fine  et  si  délicate,  qu'on  ne  s'en  aperçoit 
point.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  découvrir  les  souplesses 
de  l'amour-propre. 

Les  commentateurs  ne  louent  pas  seulement  leurs  autours, 
parce  qu'ils  sont  prévenus  d'estime  pour  eux,  et  qu'ils  se  font 
honneur  à  eux-mêmes  en  les  louant;  mais  encore  parce  que 
c'est  la  coutume,  et  qu'il  semble  qu'il  en  faille  ainsi  user.  Il  se 
trouve  des  personnes  qui  n'ayant  pas  beaucoup  d'estime  pour 
certaines  sciences,  ni  pour  certains  auteurs,  ne  laissent  pas  de 
commenter  ces  auteurs  et  de  s'appliquer  à  ces  sciences,  parce 
que  leur  emploi,  le  hasard,  ou  même  leur  caprice  les  a  engagés 
à  ce  travail;  et  ceux-ci  se  croient  obligés  de  louer  d'une  ma- 
nière hyperbolique  les  sciences  et  les  auteurs  sur  lesquels  ils 
travaillent,  quand  même  ce  seraient  des  auteurs  impertinents 
et  des  sciences  très  basses  et  très  inutiles. 

En  effet,  il  serait  assez  ridicule  qu'un  homme  entreprit  de 
commenter  un  auteur  qu'il  croirait  être  impertinent,  et  qu'il 
s'appUquâl  sérieusement  à  écrire  d'une  manièi-e  qu'il  penserait 
être  inutile.  Il  faut  donc  pour  conserver  sa  réputation,  louer 
sou  auteur  et  le  sujet  de  son  livre,  quand  l'un  et  l'autre  se- 
raient méprisables;  et  que  la  faute  qu'on  a  faite  d'entreprendre 
un  méchant  ouvrage,  soit  réparée  par  une  autre  faute.  C'est  ce 
qui  fait  que  des  personnes  doctes,  qui  commentent  différents 
auteurs,  disent  souvent  des  choses  qui  se  contredisent. 

C'est  aussi  pour  cela  que  presque  toutes  les  préfaces  ne  sont 
point  conformes  à  la  vérité  ni  au  bon  sens.  Si  l'on  commente 
Aristote,  c'est  le  génie  de  la  nature.  Si  l'on  écrit  sur  Platon, 
c'est  le  divin  Platon.  On  ne  commente  guère  les  ouvrages 
des  hommes  tout  court  ;  ce  sont  toujours  les  ouvrages  d'hommes 
tout  divins,  d'Iiommes  qui  ont  été  l'admiration  de  leur  siècle, 
et  qui  ont  reçu  de  Dieu  des  lumières  toutes  particulières.  Il  en 


1 


DE   L'IMAGINATION,   2=   Partie.  21b 

est  de  même  de  la  manière  que  Ton  traite;  c'est  toujours  1& 
plus  belle,  la  plus  relevée,  celle  qu"il  est  nécessaire  de  savoir. 

Mais  afin  qu'on  ne  me  croie  pas  sur  ma  parole,  voici  la 
manière  dont  un  commentateur  fameux  entre  les  savants  parle 
de  l'auteur  qu'il  commente.  C'est  Averroës  qui  parle  d'Aristote. 
Il  dit  dans  la  préface  sur  la  physique  de  ce  philosophe,  qu'il  a 
été  l'inventeur  de  la  logique,  de  la  morale  et  de  la  méta- 
physique, et  qu'il  les  a  mises  dans  leur  perfection.  «  Complevil, 
dit-il,  quia  nullus  eorum,  qui  seculi  sunt  eum  usque  ad  hoc 
tempus,  quod  est  mille  et  quingentorum  annorum,  quidquam 
addidit,  nec  invenies  in  ejus  verbis  errorem  alicujus  quanti- 
tatis,  et  talem  esse  virtutem  in  individuo  uno  rairaculosum  et 
extraneum  existit,  et  hsec  dispositio  cura  in  uno  homine  repe- 
ritur,  dignus  est  esse  diviaus  magis  quam  humanus.  »  En  d'au- 
tres endroits  il  lui  donne  des  louanges  bien  plus  pompeuses  e( 
bien  plus  magnifiques,  comme  i.  de  generatione  animalium  :  • 
«  Laudemus  Deum  qui  separavit  hune  virum  ab  aliis  in  perfec 
tione,  appropriavitque  ei  ullimam  digitatera  humanam,  quam 
non  omnis  homo  potest  in  quacumque  oetale  attingere.  «  Le 
même  dit  aussi  /.  i.  destrtic.  disp.  3  :  «  Aristotelis  doctrina 
Surama  Veritas,  quoniam  ejus  intellectus  fuit  finis  humani 
intellectus  :  quare  bene  dicilur  de  ilio,  quod  ipse  fuit  creatus 
et  datus  nobis  divina  providentia,  ut  non  ignoreraus  possibilia 
sciri  » . 

En  vérité,  ne  faut-il  pas  être  fou  pour  parler  ainsi,  et  ne 
faut-il  pas  que  l'entêtement  de  cet  auteur  soit  dégénéré  en 
extravagance  et  en  folie  ?  La  doctrine  d'Aristote  est  la  souve- 
raine vérité.  Personne  ne  peut  avoir  de  science  qui  égale,  ni 
même  qui  approche  de  la  sienue.  C'est  lui  qui  nous  est  donné 
de  Dieu  pour  apprendre  tout  ce  qui  ne  peut  être  connu.  C'est 
lui  qui  rend  tous  les  hommes  sages,  et  ils  sont  d'autant  plus 
savants  qu'ils  entrent  mieux  dans  sa  pensée,  comme  il  le  dit, 
en  un  autre  endroit  :  a  Aristoteles  fuit  priuceps,  per  quem  per- 
ficiunlur  omnes  sapientes,  qui  fuerunt  post  eum  :  licet  diffé- 
rant inter  se  in  inlolligendo  verba  ejus,  et  in  eo  quod  sequitur 
ex  eis.  »  Cependant  les  ouvrages  de  ce  commentateur  se  sont 
répandus  dans  toute  l'Europe,  et  même  en  d'autres  pays  plus 
éloignés.  Ils  ont  été  traduits  d'arabe  en  hébreu,  d'hébreu  en 
latin,   et  peut-être  encore  en   bien  d'autres  langues,   ce   qui 


216  DE   LA    RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

montre  assez  l'estime  que  les  savants  en  ont  fait  ;  de  sci'te  qu'on 
n'a  pu  donner  d'exemple  plus  sensible  que  celui-ci,  de  la 
préoccupation  des  personnes  d'étude.  Car  il  fait  assez  voir  que 
non  seulement  ils  s'entêtent  souvent  de  quelque  auteur,  mais 
aussi  que  leur  entêtement  se  communique  à  d'autres  à  propor- 
tion de  l'estime  qu'ils  ont  dans  le  monde  ;  et  qu'ain?i  les 
fausses  louanges  que  les  comnîentateurs  lui  donnent,  sont  sou- 
vent cause  que  des  personnes  peu  éclairées,  qui  s'adonnent  à 
la  lecture,  se  préoccupent  et  tombent  dans  une  infinité  d'erreurs. 
Voici  un  autre  exemple. 

Un  illustre  entre  les  savants,  qui  a  fondé  des  chaires  de  géo- 
métrie et  d'astronomie  dans  l'université  d'Oxford,  commence 
un  livre  qu'il  s'est  avisé  de  faire  sur  les  huit  premières  propo- 
sitions d'Euclide,  par  ces  paroles i.  «  Consilium  meum,  audilo- 
res,  si  vires  et  valetudo  suffecerint,  explicare  detiniliones, 
petiliones,  communes  sententias  et  octo  prières  propositiones 
primi  libri  elemenlorum,  caetera  post  me  venientibus  relin- 
quere  ;  «  et  il  le  finit  par  celles-ci  :  «  Exsolvi  per  Dei  gratiam,  Do- 
mini  auditores,  promissum,  liberavi  fidem  raeam,  explicavi 
pro  module  meo  definitiones,  petiliones,  communes  senten- 
tias, et  octo  priores  propositiones  elementorum  Euclidis.  Hic 
annis  fessus  cœstus  artemque  repono.  Succèdent  in  hoc  munus 
alii  for  tasse  magis  vegeto  corpore,  vivido  ingenio,  etc.  »  Il  ne 
faut  pas  une  heure  à  un  esprit  médiocre  pour  apprendre  par 
lui-même,  ou  par  le  secours  du  plus  petit  géomètre  qu'il  y  ait, 
les  définitions,  les  demandes,  les  axiomes  et  les  huit  premières 
propositions  d'Euclide  ;  à  peine  ont-ils  besoin  de  quelque  expli- 
cation; et  cependant  voici  un  auteur  qui  parle  de  celle  entre- 
prise, comme  si  elle  était  fort  grande  et  fort  difficile.  Il  a  peur 
que  les  forces  lui  manquent,  «  si  vires,  et  valetudo  suffecerint». 
Il  laisse  à  ses  successeurs  à  pousser  ces  choses  :  «  Caetera  post 
me  venientibus  relinquere.  »  Il  remercie  Dieu  de  ce  que  par  une 
grâce  particulière,  il  a  exécuté  ce  qu'il  avait  promis  :  «  Exsolvi 
per  Dei  gratiam  promissum;  liberavi  fidem  meam;  explicavi 
pro  medulo  meo.  »  Quoi?  la  quadrature  du  cercle?  la  duplication 
du  cube?  ce  grand  homme  a  expliqué  pro  modulo  siio,  les  dé- 
finitions, les  demandes,  les  axiomes,  et  les  huit  premières  pro- 

'  Prœlectiones  13,  in  principium  Elementorum  Euclidis 


DE    L  IMAGLN'ATIO.X.    2'    Partie.  217 

positions  du  premier  livre  des  éléments  d'Euclide.  Peut-être 
qu'entre  ceux  qui  lui  succéderont,  il  s'en  trouvera  qui  auront 
plus  de  santé  et  plus  de  force  que  lui  pour  continuer  ce  bel  ou- 
vrage. «  Succèdent  in  hoc  munus  alii  Fartasse'  magis  vegeto 
corpore,  et  vivido  ingenio.  »  Mais  pour  lui  il  est  temps  qu'il 
se  repose,  «  hic  annis  fessus  cœstus  artemque  repono.  » 

Euclide  ne  pensait  pas  être  si  obscur,  ou  dire  des  choses  si 
extraordinaires  en  composant  ses  éléments,  qu'il  fût  nécessaire 
de  faire  un  livre  de  près  de  trois  cents  pages  i  pour  expliquer 
ses  définitions,  ses  axiomes,  ses  demandes,  et  ses  huit  pre- 
mières propositions.  Mais  ce  savant  anglais  sait  bien  relever  la 
science  d'Euclide;  et  si  l'âge  le  lui  eût  permis,  et  qu'il  eût 
continué  de  la  même  force,  nous  aurions  présentement  douze 
ou  quinze  gros  volumes  sur  les  seuls  éléments  de  géométrie, 
qui  seraient  fort  utiles  à  tous  ceux  qui  veulent  apprendre  cette 
science  et  qui  feraient  bien  de  l'honneur  à  Euclide. 

Voilà  les  desseins  bizarres,  dont  la  fausse  érudition  nous 
rend  capables.  Cet  homme  savait  du  grec,  car  nous  lui  avons 
l'obligation  de  nous  avoir  donné  en  grec  les  ouvrages  de  saint 
Chrysostome.  Il  avait  peut  être  lu  les  anciens  géomètres.  Il  savait 
historiquement  leurs  propositions,  aussi  bien  que  leur  généa- 
logie. Il  avait  pour  l'antiquité  tout  le  respect  que  l'on  doit  avoir 
pour  la  vérité.  Et  que  produit  cette  disposition  d'esprit?  Un 
commentaire  des  définitions  de  noms,  des  demandes,  des 
axiomes,  et  des  huit  premières  propositions  d'Euclide,  beau- 
coup plus  difficiles  à  entendre  et  à  retenir,  je  ne  dis  pas  que 
ces  propositions  qu'il  commente,  mais  que  tout  ce  qu'Eu- 
clide  a  écrit  de  géométrie. 

Il  y  a  bien  des  gens  que  la  vanité  fait  parler  grec  et  mcine 
quelquefois  d'une  langue  qu'ils  n'entendent  pas;  car  les  dic- 
tionnaires aussi  bien  que  les  tables  et  les  lieux  communs,  sont 
d'un  grand  secours  à  bien  des  auteurs  ;  mais  il  y  a  peu  de  gens 
qui  s'avisent  d'entasser  leur  grec  sur  un  sujet,  où  il  est  si  m.il 
à  propos  de  s'en  servir;  et  c'est  ce  qui  me  fait  croire  que  c'est 
la  préoccupation  et  une  estime  déréglée  pour  Euclide  qui  a 
formé  le  dessein  de  ce  livre  dans  l'imagination  de  son  auteur. 

Si  cet  homme  eût  fait  autant  d'usage  de  sa  raison  que  de  sa 

«  In  quarto. 

T.  1.  .  13 


218  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

mémoire,  dans  une  matière  où  la  seule  raison  doit  être  em- 
ployée ;  ou  s'il  eût  eu  autant  de  respect  et  d'amour  pour  la  vé- 
rité, que  de  vénération  pour  l'aïUeur  qu'il  a  commenté,  il  y  a 
grande  apparence  qu'ayant  employé  tant  de  temps  sur  un  sujet 
si  petit,  il  serait  tombé  d'accord  que  les  définitions  que  donne 
Euclide  de  l'angle  plan  et  des  lignes  parallèles  sont  défec- 
tueuses, et  qu'elles  n'en  expliquent  point  assez  la  nature,  et 
que  la  seconde  proposition  est  impertinente,  puisqu'elle  ne  se 
peut  prouver  que  par  la  troisième  demande,  laquelle  on  ne  de- 
vrait pas  sitôt  accorder  que  celte  seconde  proposition,  puis- 
qu'on accordant  la  troisième  demande,  qui  est  que  l'on  puisse 
décrire  de  chaque  point  uu  cercle  de  l'intervalle  qu'on  voudra, 
on  n'accorde  pas  seulement  que  l'on  tire  d'un  point  une  ligue 
égale  à  une  autre,  ce  qu'Euclide  exécute  par  de  grands  dé- 
tours dans  cette  seconde  proposition;  mais  on  accorde  que 
l'on  tire  de  chaque  point  un  nombre  infini  de  lignes  de  la  lon- 
gueur que  l'on  veut. 

Mais  le  dessein  de  la  plupart  des  commentateurs,  n'est  pas 
d'cclaircir  leurs  auteurs,  et  de  chercher  la  vérité  ;  c'est  de  faire 
montre  de  leur  érudition,  et  de  défendre  aveuglément  les  dé- 
fauts mêmes  de  ceux  qu'ils  commentent.  Ils  ne  parlent  pas  tant 
pour  se  faire  entendre  ni  pour  entendre  leur  auteur,  que  pour 
le  faire  admirer  et  pour  se  faire  admirer  eux-mêmes  avec  lui. 
Si  celui  dont  nous  parlons  n'avait  rempli  son  livre  que  de  pas- 
sages grecs,  de  plusieurs  noms  d'auteurs  peu  connus,  et  de 
semblables  remarques  assez  inutiles  pour  entendre  des  notions 
communes,  des  définitions  de  nom,  et  des  demande»  de  géo- 
métrie, qui  aurait  lu  son  livre,  qui  l'aurait  admiré,  et  qui  aurait 
donné  à  son  auteur  la  qualité  de  savant  homme,  et  d'homme 
d'esprit  ? 

Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  douter,  après  ce  que  l'on  a  dit, 
que  la  lecture  indiscrète  des  auteurs  ne  préoccupe  souvent^ 
l'esprit.  Or  aussitôt  qu'un  esprit  est  préoccupé,  il  n'a  plui 
tout  à  fait  co  qu'on  appelle  le  sens  commun.  Il  ne  peut  pluI 
juger  sauiemcut  de  tout  ce  qui  a  quelque  rapport  au  sujet  (!■ 
sa  préoccupation;  il  en  infecte  tout  ce  qu'il  pense.  Il  ne  pei 
même  guère  s'appliquer  à  des  sujets  entièrement  éloignés  d' 
ceux  dont  il  est  préoccupé.  Ainsi  un  homme  enlété  d'Aristol. 
ne  peut  goûter  qu'Aristote  ;  il   veut  juger  de  tout  par  rapport 


DE   L'IMAGINATION,    2'^   Partie.  219 

à  Aristote,  ce  qui  est  contraire  à  ce  philosophe  lui  parait  faux  ; 
il  aura  toujours  quelque  passage  d' Aristote  à  la  bouche,  il  le 
citera  en  toutes  sortes  d'occasions,  et  pour  toutes  sortes  de 
sujets,  pour  prouver  des  choses  obscures  et  que  personne  ne 
conçoit,  pour  prouver  aussi  des  choses  très  évidentes,  et  des- 
quelles des  enfants  même  ne  pourraient  pas  douter,  parce 
qu' Aristote  lui  est  ce  que  la  raison  et  l'évidence  sont  aux  au- 
tres. 

De  même  si  un  homme  est  entêté  d'Euclide  et  de  géométrie, 
il  voudra  rapporter  à  des  lignes  et  à  des  propositions  de  son 
auteur  tout  ce  que  vous  lui  dii*ez.  Il  ne  vous  parlera  que  par 
rapport  à  sa  science.  Le  tout  ne  sera  plus  grand  que  sa  partie 
que  parce  qu'Euclide  l'a  dit,  et  il  n'aura  point  de  honte  de  le 
citer  pour  le  prouver,  comme  je  l'ai  remarqué  quelquefois.  Mais 
cela  est  encore  bien  plus  ordijiaire  à  ceux  qui  suivent  d'autres 
auteurs  que  ceux  de  géométrie  ;  et  on  trouve  très  fréquemment 
dans  leurs  livres  de  grands  passages  grecs,  hébreux,  arabes, 
pour  prouver  des  choses  qui  sont  dans  la  dernière  évidence. 

Tout  cela  leur  arrive,  à  cause  que  les  traces  que  les  objets 
de  leur  préoccupation  ont  imprimées  dans  les  fibres  de  leur 
cerveau,  sont  si  profondes  qu" elles  demeurent  toujours  entr'ou- 
vertes,  et  que  les  esprits  animaux  y  passant  continuellement, 
les  entretiennent  toujours  sans  leur  permettre  de  se  fermer.  De 
sorte  que  l'àme  étant  contrainte  d'avoir  toujours  les  pensées 
qui  sont  liées  avec  ces  traces,  elle  en  devient  comme  esclave, 
et  elle  en  est  toujours  troublée  et  inquiétée,  lors  même  que 
connaissant  son  égarement,  elle  veut  tâcher  d'y  remédier. 
Ainsi  elle  est  continuellement  en  danger  de  tomber  dans  un 
très  grand  nombre  d'erreurs,  si  elle  ne  demeure  toujours  en 
garde  et  dans  une  résolution  inébranlable  d'observer  la  règle 
dont  on  a  parlé  au  commencement  de  cet  ouvrage,  c'est-à-dire  de 
ne  donner  un  consentement  entier  qu'à  des  choses  entièrement 
évidentes. 

Je  ne  parle  point  ici  du  mauvais  choix  que  font  la  plupart 
■du  genre  d'étude  auquel  ils  s'appliiiuont.  Cela  se  doit  traiter 
dans  la  morale,  quoique  cela  se  puisse  aussi  rapporter  à  ce 
qu'on  vient  de  dire  de  la  préoccupation.  Car  lorsqu'un  hommo 
Se  jette  à  corps  perdu  dans  la  lecture  des  Rabbins  et  des  livres 
de  toutes  sortes  de  langues  les  plus  inconnues,  et  par  couse- 


2i0  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

quent  les  plus  inutiles,  et  qu'il  y  consume  toute  sa  vie,  il  le 
fait  sans  doute  par  préoccupation  et  sur  une  espérance  imagi- 
naire de  devenir  savant,  quoiqu'il  ne  puisse  jamais  acquéri; 
par  celle  voie  aucune  véritable  science.  Mais  comme  cette  ap- 
plication à  une  étude  inutile  ne  nous  jette  pas  tant  dans  l'er- 
reur, qu'elle  nous  fait  perdre  notre  temps,  le  plus  précieux  de 
nos  biens,  pour  nous  remplir  d'une  sotte  vanité,  on  ne  parlera 
point  ici  de  ceux  qui  se  mettent  en  télé  de  devenir  savants  dans 
toutes  ces  sortes  de  sciences  basses  ou  inutiles,  desquelles  le 
nombre  est  fort  grand,  et  que  l'on  étudie  d'ordinaire  avec  trop 
de  passion. 

CHAPITRE    Vn 

I.  Des  inventears  de  nouveaux  systèmes.  —  II.  Dernière  erreur  des  personnes 
d'étude. 

L  Nous  venons  de  faire  voir  l'état  de  l'imagination  des  per- 
sonnes d'étude,  qui  donnent  tout  à  l'autorité  de  certains  au- 
teurs ;  il  y  en  a  encore  d'autres  qui  leur  sont  bien  opposées. 
Ceux-ci  ne  respectent  jamais  les  auteurs,  quelque  estime  qu'ils 
aient  parmi  les  savants.  S'ils  les  ont  estimés,  ils  ont  bien 
changé  depuis  ;  ils  s'érigent  eux-mêmes  en  auteurs.  Ils  veulent 
être  les  inventeurs  de  quelque  opinion  nouvelle,  afin  d'acquérir 
par-là  quelque  réputation  dans  le  monde;  et  ils  s'assurent  qu'en 
disant  quelque  chose  qui  n'ait  point  encore  été  dite,  ils  ne 
manqueront  pas  d'admirateurs. 

Ces  sortes  de  gens  ont  d'ordinaire  l'imagination  assez  forte; 
les  fibres  de  leur  cerveau  sont  de  telle  nature,  qu'elles  con- 
servent longtemps  les  traces  qui  leur  ont  été  imprimées.  Ainsi 
lorsqu'ils  ont  une  fois  imaginé  un  système  qui  a  quelque  vrai- 
semblance, on  ne  peut  plus  les  en  détromper.  Ils  retiennent  et 
conservent  très  chèrement  toutes  les  choses  qui  peuvent  servir 
en  quelque  manière  à  le  confirmer  ;  et  au  contraire  ils  n'aper- 
çoivent presque  pas  toutes  les  objections  qui  lui  sont  opposées, 
ou  bien  ils  s'en  défont  par  quelque  distinction  frivole.  Ils  se 
plaisent  intérieurement  dans  la  vue  de  leur  ouvrage  et  de  l'es- 
time (ju'ils  espèrent  en  recevoir.  Ils  ne  s'appliquent  qu'à  con- 
sidérer l'image  de  la  vérité  que  portent  leurs  opinions  vraisena- 


DE    L'IMAGINATION,    2=    Partie.  221 

bjables  ;  ils  arrêtent  cette  image  fixe   devant  leurs  veux,  mais 
ils  ne  regardent  jamais  d'une  vue  arrêtée  les  autres  faces  de 
leurs  sentiments,  lesquelles  leur  en  découvriraient  la  fausseté. 
Il  faut  de  grandes  qualités  pour  trouver  quelque  véritable 
système  ;  car  il  ne  suffit  pas  d'avoir  beaucoup  de  vivacité  et  de 
pénétration,  il  faut  outre  cela  une  certaine  grandeur  et  une 
certaine  étendue  d'esprit  qui  puisse  envisager  un  très  grand 
nombre  de  choses  à  la  fois.  Les  petits  esprits,   avec  toute  leur, 
vivacité  et  toute  leur  délicatesse,  ont  la  vue  trop  courte  pour 
voir  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'établissement  de  quelque 
système.  Ils  s'arrêtent  à  de  petites  difficultés  qui  les  rebutent, 
ou  à  quelques  lueurs  qui  les  éblouissent  ;  ils  n'ont  pas  la  vue 
assez    étendue  pour  voir  tout  le  corps  d'un  grand  sujet  en 
même  temps. 

Mais  quelque  étendue  et  quelque  pénétration  qu'ait  l'esprit, 
si  avec  cela  il  nVst  exempt  de  passion  et  de  préjugés,  il  n'v  a 
rien  à  espérer.  Les  préjugés  occupent  une  partie  de  l'esprit'  et 
en  infectent  tout  le  reste.  Les  passions  confondent  toutes  les 
idées  en  mille  manières,  et  nous  font  presque  toujours  voir  dans 
les  objets  tout  ce  que  nous  désirons  d'y  trouver.  La  passion 
même  que  nous  avons  pour  la  vérité  nous  trompe  quelquefois, 
lorsqu'elle  est  trop  ardente  ;  mais  le  désir  de  paraître  savant 
est  ce  qui  nous  empêche  le  plus  d'acquérir  une  science  véri- 
table. 

Il  n'y  a  donc  rien  de  plus  rare,  que  de  trouver  des  personnes 
capables  de  faire  de  nouveaux  systèmes  ;  cependant  il  n'est  pas 
fort  rare  de  trouver  des  gens  qui  s'en  soient  formé  quelqu'un  à 
leur  fantaisie.  On  ne  voit  que  fort  peu  de  ceux  qui  étudient 
beaucoup,  raisonner  selon  les  notion.<^  communes  ;  il  y  a  tou- 
jours quelque  irrégularité  dans  leurs  idées;  et  cela 'marque 
assez  qu'ils  ont  quelque  système  particulier  qui  ne  nous  est 
pas  connu.  Il  est  vrai  que  tous  les  livres  qu'ils  composent  ne 
s'en  sentent  pas  ;  car  quand  il  est  question  d'écrire  pour  le 
public,  on  prend  garde  de  plus  près  à  ce  qu'on  dit,  et  l'atten- 
tention  toute  seule  suffit  assez  souvent  pour  nous  détromper. 
On  voit  toutefois  de  temps  en  temps  quelques  livres  qui  prouvent 
assez  ce  que  l'on  vient  de  dire  ;  car  il  y  a  môme  des  personnes 
qui  font  gloire  de  marquer  dès  le  commencement  de  leurs 
livres  qu'ils  ont  inventé  quelque  nouveau  système. 


222  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

Le  nombre  des  inventeurs  de  nouveaux  syslèmes  s'augment© 
encore  beaucoup  par  ceux  qui  s'étaient  préoccupés  de  quelque 
auteur,  parce  qu'il  arrive  souvent  que  n'ayant  rencontré  rien 
de  vrai  ni  de  solide  dans  les  opinions  des  auteurs  qu'ils  ont 
lus,  ils  entrent  premièrement  dans  un  grand  dégoût  et  un 
grand  mépris  de  toutes  sortes  délivres  ;  et  ensuite  ils  imaginent 
une  opinion  vraisemblable  qu'ils  embrassent  de  tout  leur  cœur, 
et  dans  laquelle  ils  se  fortifient  de  la  manière  qu'on  vient 
d'expliquer. 

Mais  lorsque  cette  grande  ardeur  qu'ils  ont  eue  pour  leur 
opinion  s'est  ralentie,  ou  que  le  dessein  de  la  faire  paraître  en 
public  les  a  obligés  à  l'examiner  avec  une  attention  plus  exacte 
et  plus  sérieuse,  ils  en  découvrent  la  fausseté  et  ils  la  quittent: 
mais  avec  cette  condition,  qu'ils  n'en  prendront  jamais  d'autres. 
et  qu'ils  condamneront  absolument  tous  ceux  qui  prétendront 
avoir  découvert  quelque  vérité. 

n.  De  sorte  que  la  dernière  et  la  plus  dangereuse  erreur  où 
tombent  plusieurs  personnes  d'étude,  c'est  qu'ils  prétendent 
qu'on  ne  peut  rien  savoir.  Ils  ont  lu  beaucoup  de  livres  anciens 
et  nouveaux,  où  ils  n'ont  point  trouvé  la  vérité  :  ils  ont  eu 
plusieurs  belles  pensées  qu'ils  ont  trouvées  fausses,  aprèe  les 
avoir  examinées  avec  plus  d'attention.  De  là,  ils  concluent  que 
tous  les  hommes  leur  ressemblent,  et  que  si  ceux  qui  croient 
avoir  découvert  quelques  vérités  y  faisaient  une  réflexion  plus 
sérieuse,  ils  se  détromperaient  aussi  bien  qu'eux.  Cela  leur 
suffit  pour  les  condamner  sans  entrer  dans  un  examen  plus 
particulier,  parce  que  s'ils  ne  les  condamnaient  pas,  ce  serait 
en  quelque  manière  tomber  d'accord  qu'ils  ont  plus  d'esprit' 
qu'eux,  et  cela  ne  leur  parait  pas  vraisemblable. 

Ih  regardent  donc  comme  opiniâtres  tous  ceux  qui  assurent 
(]uclque  chose  comme  certain;  et  ils  ne  veulent  pas  qu'on  parle 
des  sciences,  comme  des  vérités  évidentes,  desquelles  on  ne 
peut  pas  raisonnablement  douter,  mais  seulement  comme  des 
^Dinions  qu'il  est  bon  de  ne  pas  ignorer.  Cependant  ces  per- 
sonnes devraient  considérer,  que  s'ils  ont  lu  un  fort  grand  ; 
nombre  de  livres,  ils  ne  les  ont  pas  néanmoins  lus  tous,  ouj 
qu'ils  ne  les  ont  pas  lus  avec  toute  l'attention  nécessaire  pour 
les  bien  comprendre,  et  que  s'ils  ont  eu  beaucoup  de  belle 
pensées  qu'ils  ont  trouvé  fausses  dans  la  suite,  néanmoins  iF^ 


DE   L'IMAGINATION,    2^    Partie.  22-3 

n'ont  pas  eu  toutes  celles  qu'on  peut  avoir  ;  et  qu'ainsi  il  se 
peut  bien  faire,  que  d'autres  auront  mieux  rencontré  qu'eux.  El 
il  n'est  pas  nécessaire,  absolument  parlant,  que  ces  autres  aient 
plus  d'esprit  qu'eux,  si  cela  les  choque,  car  il  suffit  qu'ils  aient 
été  plus  heureux.  On  ne  leur  fait  point  de  tort,  quand  on  dit 
qu'on  fait  avec  évidence  ce  qu'ils  ignorent,  puisqu'on  dit  en 
même  temps  que  plusieurs  siècles  ont  ignoré  les  mêmes  vérités, 
non  pas  faute  de  bons  esprits,  mais  parce  que  ces  bons  esprits 
n'ont  pas  bien  rencontré  d'abord. 

Qu'ils  ne  se  choquent  donc  point,  si  on  voit  clair,  et  si  on 
parle  comme  l'on  voit.  Qu'ils  s'appliquent  à  ce  qu'on  leur  dit. 
si  leur  esprit  est  encore  capable  d'application  après  tous  leurs 
égarements,  et  qu'ils  jugent  ensuite,  il  leur  est  permis;  mais 
qu'ils  se  taisent  s'ils  ne  veulent  rien  examiner.  Qu'ils  fassen»- 
un  peu  quelque  réflexion,  si  cette  réponse  qu'ils  font  d'ordinairt 
sur  la  plupart  des  choses  qu'on  leur  demande  :  on  ne  sait  pas 
cela  ;  personne  ne  sait  comment  cela  se  fait,  n'est  pas  une 
réponse  peu  judicieuse,  puisque  pour  la  faire,  il  faut  de  néces- 
sité qu'ils  croient  savoir  tout  ce  que  les  hommes  savent,  ou 
tout  ce  que  les  hommes  peuvent  savoir.  Car  s'ils  n'avaient  pas 
cette  pensée-là  d'eux-mêmes,  leur  réponse  serait  encore  plus 
impertinente.  Et  pourquoi  trouvent-ils  tant  de  difliculté  à  dire  : 
je  n'en  sais  rien,  puisqu'en  certaines  rencontres,  ils  tombent 
d'accord  qu'ils  ne  savent  rien,  et  pourquoi  faut-il  conclure  que 
tous  les  hommes  sont  des  ignorants,  à  cause  qu'ils  sont  inté- 
rieurement convaincus  qu'ils  sont  eux-mêmes  des  ignorants. 

Il  y  a  donc  de  trois  sortes  de  personnes  qui  s'appliquent  à 
l'étude.  Les  uns  s'enlèlent  mal  à  propos  de  quelque  auteur,  ou 
de  quelque  science  inutile  ou  fausse.  Les  autres  se  préoccupent 
de  leurs  propres  fantaisies.  Enfin  les  derniers,  qui  viennent 
d'ordinaire  des  deux  autres,  sont  ceux  qui  s'imaginent  connaître 
tout  ce  qui  peut  être  connu  ;  et  qui  persuadés  qu'ils  ne  savent 
rien  avec  certitude,  concluent  généralement  qu'on  ne  peut  rien 
savoir  avec  évidence,  et  regardent  toutes  les  choses  qu'on  leur 
dit  comme  de  simples  opinions. 

Il  est  facile  de  voir  que  tous  les  défauts  de  ces  trois  sortes 
de  personnes  dépendent  des  propriétés  de  rimagination.  qu'on 
a  expliquées  dans  les  chapitres  précédents,  et  que  tout  cela  ne 
leur  arrive  que  par  des  préjugés  qui  leur  bouchent  l'esprit,  et 


224  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

qui  ne  leur  permellcnt  pas  d'apercevoir  d'autres  objets  que 
ceux  de  leur  préoccupation.  On  peut  dire  que  leurs  préjugés 
sont  dans  leur  esprit,  ce  que  les  ministres  des  princes  sont  à 
l'égard  de  leurs  maîtres.  Car  de  même  que  ces  personnes  ne 
permettent,  autant  qu'ils  peuvent,  qu'à  ceux  qui  sont  dans  leurs 
intérêts,  ou  qui  ne  peuvent  les  déposséder  de  leur  faveur,  de 
parler  à  leurs  maîtres;  ainsi  les  préjugés  de  ceux-ci  ne  per- 
mettent pas  que  leur  esprit  regarde  fixement  les  idées  des 
objets  toutes  pures  et  sans  mélange  ;  mais  ils  les  déguisent,  ils 
les  couvrent  de  leurs  livrées,  et  ils  les  lui  présentent  ainsi  toutes 
masquées  ;  de  sorte  qu'il  est  très  difficile  qu'il  se  détrompe  et 
reconnaisse  ses  erreurs. 


CHAPITRE    VIII 


I.  Des  esprits  efféminés.  —  II.  Des  esprils  superficiels. —  III.  Des  personnes 
d'autorité.— IV.  De  ceux  qui  font  des  expériences. 


Ce  que  nous  venons  de  dire  suffit,  ce  me  semble,  pour  recon- 
naître en  général  quels  sont  les  défauts  d'imagination  des  per- 
sonnes d'étude,  et  les  erreurs  auxquelles  ils  sont  le  plus  sujets. 
Or  comme  il  n'y  a  guère  que  ces  personnes-là  qui  se  moltcnt 
en  peine  de  chercher  la  vérité,  et  même  que  tout  le  monde  s'en 
rapporte  à  eux,  il  semble  qu'on  pourrait  finir  ici  cette  seconde 
partie.  Cependant  il  est  à  propos  de  dire  encore  quelque  chose 
des  erreurs  des  autres  hommes,  parce  qu'il  ne  sera  pas  inutile 
d'en  être  averti. 

I.  Tout  ce  qui  flatte  les  sens  nous  touche  extrêmement,  et 
tout  ce  qui  nous  touche,  nous  applique  à  proportion  qu'il  nous 
louche.  Ainsi  ceux  qui  s'abandonnent  à  toutes  sortes  de  divcj'- 
tissements  très  sensibles  et  très  agréables,  ne  sont  pas  capables 
de  pénétrer  des  vérités  qui  renferment  quelque  difficulté  consi- 
dérable ;  parce  que  la  capacité  de  leur  esprit  qui  n'est  pas 
infinie  est  toute  remplie  de  leurs  plaisirs,  ou  du  moins  elle  en 
est  fort  partagée. 

La  plupart  des  grands,  des  gens  de  cour,  des  personnes 
riches,  des  jeunes  gens,  et  de  ceux  qu'on  appelle  beaux  esprits, 


DE   L'IMAGINATION,    S'^   Partie.  ?2.", 

étant  dans  des  divertissements  continuels,  et  n'étudiant  que  l'art 
de  plaire  par  tout  ce  qui  flatiela  concupiscence  et  les  sens,  ils 
acquièrent  peu  à  peu  une  telle  délicatesse  dans  ces  choses,  ou 
une  telle  mollesse,  qu'on  peut  dire  fort  souvent  que  ce  sont 
plutôt  des  esprits  efféminés  que  des  esprits  fins,  comme  ils  le 
prétendent.  Car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la  véritable 
finesse  de  l'esprit  et  la  mollesse,  quoique  l'on  confonde  ordi- 
nairement ces  deux  choses. 

Les  esprits  fins  sont  ceux  qui  remarquent  par  la  raison 
jusque  aux  moindres  différences  des  clioses,  qui  prévoient  les 
effets  qui  dépendent  des  causes  cachées,  peu  ordinaires  et  peu 
visibles;  enfin  ce  sont  ceux  qui  pénétrent  davantage  les  sujets 
qu'ils  considèrent.  Mais  les  esprits  mous  n'ont  qu'une  fausse 
délicatesse  ;  ils  ne  sont  ni  vifs  ni  perçants;  ils  ne  voient  pas 
les  eftéts  des  causes  même  les  plus  grossières  et  les  plus  pal- 
pables ;  enfin  ils  ne  peuvent  rien  embrasser  ni  rien  pénétrer, 
mais  ils  sont  extrêmement  délicats  pour  les  manières.  Un  mau- 
vais mot,  un  accent  de  province,  une  petite  grimace  les  imte 
infiniment  plus  qu'un  amas  confus  de  méchantes  raisons.  Ils  ne 
peuvent  reconnaître  le  défaut  d'un  raisonnement,  mais  ils  sen- 
tent parfaitement  bien  une  fausse  mesure  et  un  geste  mal  réglé. 
En  un  mot,  ils  ont  une  parfaite  intelligence  des  choses  sen- 
sibles, parce  qu'ils  ont  fait  un  usage  continuel  de  leurs  sens; 
mais  i.j  n'ont  point  la  véritable  intelligence  des  choses  q"* 
dépendent  de  la  raison,  parce  qu'ils  n'ont  presque  jamais  fait 
usage  de  la  leur. 

Cependant  ce  sont  ces  sortes  de  gens,  qui  ont  le  plus  d'es- 
time dans  le  monde,  et  qui  acquièrent  plus  facilement  la  répu- 
tation de  bel  esprit.  Car  lorsqu'un  homme  parle  avec  un  air 
libre  et  dégagé,  que  ses  expressions  sont  pures,  et  bien  choi- 
sies; qu'il  se  sert  de  figures  qui  flattent  les  sens,  et  qui  exci- 
tent les  passions  d'une  manière  imperceptible,  quoiqu'il  ne 
dise  que  des  sottises,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  bon,  ni  rien  de  vrai 
sous  ces  belles  paroles,  c'est  suivant  l'opinion  commune  un  bel 
esprit,  c'est  un  esprit  fin,  c'est  un  esprit  délié.  On  ne  s'aperçoit 
pas  que  c'est  seulement  un  esprit  mou  et  efféminé,  qui  ne  brille 
que  par  de  fausses  lueurs,  et  qui  n'éclaire  jamais,  qui  ne  per- 
suade que  parce  que  nous  avons  dos  oreilles  et  des  yeux,  et 
uon  point  parce  que  nous  avons  de  la  raison. 

T.  I.  13. 


226  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA   VERITE.' 

Au  reste,  l'on  ne  nie  pas  que  tous  les  hommes  ne  se  sent:nt 
de  cette  faiblesse,  que  l'on  vient  de  remarquer  eu  quelques-un? 
d'entre  eux.  II  n'y  en  a  point  dont  l'esprit  ne  soit  touché  par  le? 
impressions  de  leurs  sens  et  de  leurs  passions,  et  par  consé- 
quent qui  ne  s'arrête  quelque  peu  aux  manières.  Tous  les 
hommes  ne  diffèrent  en  cela  que  du  plus  ou  du  moins.  Mais  la 
raison  pour  laquelle  on  a  attribué  ce  défaut  à  quelques-uns  en 
particulier,  c'est  qu'il  y  en  a  qui  voient  bien  que  c'est  un  défaut, 
et  qui  s'appliquent  à  s'en  corriger.  Au  lieu  que  ceux  dont  on 
vient  de  parler,  le  regardent  comme  une  qualité  fort  avanta- 
geuse. Bien  loin  de  reconnaître  que  cette  fausse  délicatesse  est 
l'effet  d'une  mollesse  efféminée,  et  l'origine  d'un  nombre  infini 
de  maladies  d'esprit,  ils  s'imaginent  que  c'est  un  effet  et  une 
marque  de  beauté  de  leur  génie. 

IL  On  peut  joindre,  à  ceux  dont  on  vient  de  parler,  un  fort 
grand  nombre  d'esprits  superficiels  qui  n'approfondissent  ja- 
mais rien,  et  qui  n'aperçoivent  que  confusément  les  différences 
des  choses,  non  par  leur  faute,  comme  ceux  dont  on  vient  de 
parler  ;  car  ce  ne  sont  point  les  divertissements  qui  leur 
rendent  l'esprit  petit,  mais  parce  qu'ils  l'ont  naturellement 
petit.  Cette  petitesse  d'esprit  ne  vient  pas  de  la  nature  de  l'âme, 
comme  on  pourrait  se  l'imaginer;  elle  est  causée  quelquefois 
par  une  grande  disette  ou  par  une  grande  lenteur  des  esprits 
animaux,  quelquefois  par  l'inflexibilité  des  fibres  du  cerveau, 
quelquefois  aussi  par  une  abondance  immodérée  des  esprits  et 
du  sang,  ou  par  quelque  autre  cause  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
de  savoir. 

Il  y  a  donc  des  esprits  de  deux  sortes.  Les  uns  remarquent 
aisément  les  différences  des  choseï,  et  ce  sont  les  bons  esprits. 
Les  autres  imaginent  et  supposent  de  la  ressemblance  entre  elles, 
et  ce  sont  les  esprits  superficiels.  Les  premiers  ont  le  cerveau 
propre  à  recevoir  des  traces  nettes  et  distinctes  des  objets 
qu'il?  considèrent;  et  parce  qu'ils  sont  fort  attentifs  aux  idées  ' 
de  ces  traces,  ils  voient  ces  objets  comme  de  près,  et  rien  ne 
leur  échappe.  Mais  les  esprits  superficiels  n'en  reçoivent  que 
des  traces  faibles  ou  confuses.  Ils  ne  les  voient  que  comme  ei 
passant,  de  loin  et  fort  confusément  ;  de  sorte  qu'elles  leur  pa-< 
raissent  semblables,  comme  les  visagesde  ceux  que  l'on  regarde 
de  trop  loin,  parce  que  l'esprit  suppose  toujours  de  la  ressera- 


DE    LIMAGINATION,    2'    Partie.  22" 

blance  et  de  l'cîjalité,  où  il  n'est  pas  obligé  de  reconnaître  de 
différence  et  dincgalité  pour  les  raisons  que  je  dirai  dans  le 
troisième  livre. 

La  plupart  de  ceux  qui  parlent  en  public,  tous  ceux  qu'on 
appelle  grands  parleurs,  et  beaucoup  même  de  ceux  qui  s'é- 
noncent avec  beaucoup  de  facilité,  quoiqu'ils  larlent  fort  peu. 
sont  de  ce  genre.  Car  il  est  extrêmement  rare  que  ceux  qui  mé- 
ditent sérieusement,  puissent  bien  expliquer  les  choses  qu'ils 
ont  méditées.  D'ordinaire  ils  hésitent  quand  ils  entreprennent 
d'en  parler,  parce  qu'ils  ont  quelque  scrupule  de  se  servir  de 
termes  qui  réveillent  dans  les  autres  une  fausse  idée.  Ayant 
honte  de  parler  simplement  pour  parler,  comme  font  beaucoup 
de  gens  qui  parlent  cavalièrement  de  toutes  choses,  ils  ont 
beaucoup  de  peine  à  trouver  des  paroles  qui  expx-iment  bien 
des  pensées  qui  ne  sont  pas  ordinaires. 

III.  Quoiqu'on  honore  infiniment  les  personnes  de  piété,  le- 
théologiens,  les  vieillards,  et  généralement  tous  ceux  qui 
ont  acquis  avec  justice  beaucoup  d'autorité  sur  les  autres 
hommes,  cependant  on  croit  être  obligé  de  dire  d'eux  qu'il 
arrive  souvent  qu'ils  se  croient  infaillibles,  à  cause  que  le 
monde  les  écoute  avec  respect,  qu'ils  font  peu  d'usage  de  leur 
esprit  pour  découvrir  les  vérités  spéculatives,  et  qu'ils  con- 
damnent trop  librement  tout  ce  qu'il  leur  plaît  de  condamner, 
sans  l'avoir  considéré  avec  assez  d'à  tention.  Ce  n'est  pas  qu'on 
trouve  à  redire  qu'ils  ne  s'appliquent  pas  à  beaucoup  de  sciences 
qui  ne  sont  pas  fort  nécessaires;  il  leur  est  permis  de  ne  s'y 
point  appliquer,  et  même  de  les  mépriser  :  mais  ils  n'en  doivent 
pas  juger  par  fantaisie  et  sur  des  soupçons  mal  fondes.  Car  ils 
doivent  considérer  que  la  gravité  avec  laquelle  ils  parlent,  l'au- 
torité qu'ils  ©nt  acquise  sur  l'esprit  des  autres,  et  la  coutume 
qu'ils  ont  de  contirmer  ce  qu'ils  disent  par  quelque  passage  de 
la  Sainte  Écriture,  jetteront  infailiiulemeat  dans  Terreur  ceux 
qui  les  écoutent  avec  respect,  et  qui  n'étant  pas  capaLiles 
d'examiner  les  choses  à  fond,  se  laissent  surprendre  aux  ma- 
nières et  aux  apparenees. 

Lorsque  l'erreur  porte  les  livrées  de  la  vérité,  elle  est  sou- 
vent plus  respectée  que  la  vérité  même,  et  ce  faïux  respect  a 
des  suites  très  dangereuses. -^  Pessima  resesl  errorum  apollieo- 
sis,  et  pro  peste  iatelleclus  habenda  est,  si  vauis  accédât  ve- 


228  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

ncralio  *.  »  Ainsi  lorsque  certaines  personnes,  ou  par  un  faux 
zèle,  ou  par  l'annour  qu'ils  ont  eu  pour  leurs  propres  pensées 
se  sont  servis  de  l'Écriture  Sainte  pour  établir  de  faux  prin- 
cipes de  physique  ou  de  métaphysique,  ils  ont  été  souvent 
écoutés  comme  des  oracles  par  des  gens  qui  les  ont  crus  sur 
leur  parole,  à  cause  du  respect  qu'ils  devaient  à  l'autorilc 
sainte  ;  mais  il  est  aussi  arrivé  que  quelques  esprits  mal  faits 
ont  pris  sujet  de  là  de  mépriser  la  Religion.  De  sorte  que  par 
un  renversement  étrange  l'Écriture  Sainte  a  été  cause  de  l'er- 
reur de  quelques-uns;  et  la  vérité  a  été  le  motif  et  l'origine  de 
l'impiété  de  quelques  autres.  Il  faut  donc  bien  prendre  garde, 
dit  l'auieur  que  nous  venons  de  citer,  de  ne  pas  cherclier  les 
choses  mortes  avec  les  vivantes,  et  de  ne  pas  prétendre  pa/ 
ion  propre  esprit,  découvrir  dans  la  Sainte  Écriture,  ce  que  le 
Saint  Esprit  n'a  pas  voulu  déclarer.  «  Ex  divinorura  et  humano 
rum  malè  sanâ  admixtione,  continue-t-il,  non  solùm  educitui 
Philosophia  phantastica,  sed  etiàra  Religio  hocrética.  Itaque 
salutare  admodùm  est  si  mente  sobriâ  fidei  tanlùra  dcnlur, 
quœ  fidei  sunt.  »  Toutes  les  personnes  donc  qui  ont  autorité  sur 
les  autres,  ne  doivent  rien  décider  qu'après  y  avoir  d'autant 
plus  pensé,  que  leurs  décisions  sont  plus  suivies  ;  et  les  théo- 
logiens principalement  doivent  bien  prendre  garde  à  ne  point 
faire  mépriser  la  Religion  par  un  faux  zèle,  ou  pour  se  faire 
estimer  eux-mêmes  et  donner  cours  à  leurs  opinions.  Mais 
parce  que  ce  n'est  pas  à  moi  à  leur  dire  ce  qu'ils  doivent  faire, 
qu'ils  écoutent  saint  Thomas,  leur  maître,  qui  étant  interrogé 
par  son  général  pour  savoir  son  sentiment  sur  quelques  ar- 
ticles, lui  répond  par  saint  Augustin  en  ces  termes  : 

«  Il  est  bien  dangereux  de  parler  décisivement  sur  des  ma- 
tières qui  ne  sont  point  de  la  foi,  comme  si  elles  en  étaient. 
Saint  Augustin  nous  l'apprend  dans  le  cinquième  livre  de  ses 
Confessions.  Lorsque  je  vois,  dit-il,  un  chrétien  qui  ne  sait  pa." 
le  sentiment  des  philosophes  touchant  les  cieux,  les  étoiles,  et 
les  mouvements  du  soleil  et  de  la  lune,  et  qui  prend  une  chose 
pour  une  autre,  je  le  laisse  dans  ses  opinions  et  dans  ses 
doutes  ;  car  je  ne  vois  pas  que  l'ignorance  où  il  est  de  la  situa- 
tion des  corps,  et  des  différents  arrangements  de  la  matière  lui 

<  Bacon. 


DE   L'IMAGINATION,    2=    Partie.  229 

puisse  nuire,  pourvu  qu'il  n'ait  pas^  des  sentiments  indignes  de 
vous,  0  Seigneur,  qui  nous  avez  tous  créés.  Mais  il  se  fait  tort, 
s'il  se  persuade  que  ces  choses  touchent  la  religion,  et  s'il  est 
assez  hardi  pour  assurer  avec  opiniâtreté  ce  qu'il  ne  sait 
point.  Le  même  saint  explique  encore  plus  clairement  sa  pensée 
sur  ce  sujet,  dans  le  premier  livre  de  l'explicaiion  littérale  de 
la  Genèse,  en  ces  termes.  Un  chrétien  doit  bien  prendre  garde 
à  ne  point  parler  de  ces  choses,  comme  si  elles  étaient  de  la 
Sainte  Écriture;  car  un  infidèle  qui  lui  entendrait  dire  des 
extravagances,  qui  n'auraient  aucune  apparence  de  vérité,  ne 
pourrait  pas  s'empêcher  d'en  rire.  Ainsi  le  chrétien  n'en  rece- 
vrait que  de  la  confusion,  et  l'infidèie  en  serait  mal  édifié. 
Toutefois  ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux  dans  ces  rencontres, 
n'est  pas  que  Ton  voie  qu'un  homme  s'est  trompé  :  mais  c'est 
que  les  infidèles  que  nous  tâchons  de  convertir,  s'imaginent 
faussement  et  pour  leur  perte  inévitable,  que  nos  auteurs  ont 
des  sentiments  aussi  extravagants,  de  sorte  qu'ils  les  condam- 
nent et  les  méprisent  comme  des  ignorants.  Il  est  donc,  ce  me 
semble,  bien  plus  à  propos  de  ne  point  assurer  comme  des 
dogmes  de  la  foi  des  opinions  communément  reçues  des  phi- 
losophes, lesquelles  ne  sont  point  contraires  à  notre  foi,  quoi- 
qu'on puisse  se  servir  quelquefois  de  l'autorité  des  philosophes 
pour  les  faire  recevoir.  Il  ne  faut  pas  aussi  rejeter  ces  opinions, 
comme  étant  contraires  à  notre  foi,  pour  ne  point  donner  de 
sujet  aux  sages  de  ce  monde  de  mépi'iser  les  vérités  saintes  de 
la  religion  chrétienne  ^.  » 

*  Multuni  autem  nocet  tnlia  quœ  ad  pietstis  doitrinam  non  spectant,  vel 
assiTcre  vel  negare,  quasi  pei'tinontia  ad  sacram  doctriiiam,  dicit  eiiim 
Ans.  in  5.  Confess.  cùm  audin  Cluisti.niiini  aliiineni  fratreni  ista,  quœ  l'hilo- 
sophi  de  cœlo,  aut  stellis,  et  de  solis  et  limas  niofiibu:^  dixerunt,  nescientem, 
et  aliud  pro  alio  si'ntientem,  patienter  intueor  opinantem  liomincni  ;  ner  ilii 
obesse  video,  cùm  de  te,  Domine,  Creator  omnium  nostrnni,  non  crcdat 
indigna,  si  forte  silns,  et  habitus  crealurœ  cnrporali*  ignorcl.  Obe^l  autem, 
si  hifc  ad  ipsam  doctrinaui  pietatis  pertinere  arliiirotnr,  et  pertinacius  afiir- 
mare  audeat  quod  ijînorat.  Quod  auiem  obsit,  manifestât  Aujf.  in  i.  super 
Gènes,  ad  litieram.  Turpe  est,  inquit,  nimis,  et  peruLciosum,  ac  maximè 
cavendum  ut  Christianuro  de  iiis  r.  bus  quasi  secundum  rhristianas  litu-r.is 
(oquenicin,  ita  delirare  quilibet  inlidi-li>  audiat,  ut  qucmadmodùm  iiieitnrtoto 
cœlo  errare  conspicieus,  risum  tenerevix  posst.  Et  non  tamen  niolestiim  est, 
quod  err.ins  homo  videatur  :  sed  quod  Auctorrs  nostri  ab  cisciiii  foris  sunt, 
talia  sensisse  crcduntnr,  et  cum  inagno  eoriim  exitio,  de  quorum  salnie  sata- 
Rimus,  tanquaiii  indocti  reprclienduntur  a'.que  ie<puuntur.  Undé  mihi  videlur 
tulius  esse,  ut  liœc  quœ  Pliiiosoplii  communes  senserunt,  ei  nostrœ  lldel  non 


230  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

La  plupart  des  hommes  sont  si  négligents  et  si  déraison- 
nables, qu'ils  ne  font  point  de  discernement  entre  la  parole  de 
Dieu  et  celle  des  hommes,  lorsqu'elles  sont  jointes  ensemble; 
de  sorte  qu'ils  tombent  dans  l'erreur  en  les  approuvant  toutes 
deux,  ou  dans  l'impiété  en  les  méprisant  indifféremment.  Il  est 
encore  bien  facile  de  voir  la  cause  de  ces  dernières  erreurs,  et 
qu'elles  dépendent  de  la  liaison  des  idées  expliquée  dans  le 
chapitre  V,  et  il  n'est  pas  nécessaire  de  s'arrêter  à  l'expliquer 
davantage. 

IV.  Il  semble  à  propos  de  dire  ici  quelque  chose  des  chimistes, 
et  généralement  de  tous  ceux  qui  emploient  leur  temps  à  faire 
des  expériences.  Ce  sont  des  gens  qui  cherchent  la  vérité;  on 
suit  ordinairement  leurs  opinions  sans  les  examiner.  Ainsi  leurs 
erreurs  sont  d'autant  plus  dangereuses,  qu'ils  les  communi- 
quent aux  autres  avec  plus  de  facilité. 

Il  vaut  mieux  sans  doute  étudier  la  nature  que  les  livres  ;  les 
expériences  visibles  et  sensibles  prouvent  certainement  beau- 
coup plus  que  les  raisonnements  des  hommes;  et  on  ne  peut 
trouver  à  redire  que  ceux  qui  sont  engagés  par  leur  condition 
à  l'étude  de  la  physique,  tâchent  de  s'y  rendre  habiles  par  des 
expériences  continuelles,  pourvu  qu'ils  s'appliquent  encore  da- 
vantage aux  sciences  qui  leur  sont  encore  plus  nécessaires.  On 
ne  blâme  donc  point  la  pliilosophie  expérimentale,  ni  ceux  qiii 
la  cultivent,  mais  seulement  leurs  défauts. 

Le  premier  est,  que  pour  l'ordinaire  ce  n'est  point  la  lumière 
de  la  raison  qui  les  conduit  dans  l'ordre  de  leurs  expériences, 
ce  n'est   que  le  hasard,  ce  qui  fait  qu'ils  n'en  deviennent  guère- 
plus  éclairés,  ni  plus  savants,  après  y  avoir  employé  beaucoup 
de  temps  et  de  bien. 

Le  se'^'^nd  est,  qu'ils  s'arrêtent  plutôt  à  des  expériences  cu- 
rieuses «ît  extraordinaires,  qu'à  celles  qui  sont  les  plus  com- 
munes Cependant,  il  est  visible,  que  les  plus  communes  étant 
les  plus  simples,  il  faut  s'y  arrêter  d'abord  avant  que  de  s'appli- 
quer à  celles  qui  sont  plus  composées  et  qui  dépendent  d'un 
plus  grand  nombre  de  causes. 

repHjînnnl,  ni;qiie  esse  sic.  assercnda,  nt  dogmaia  fldei,  licet  aliqiiamlô  sub 
niiniiu;  l'Iiilosophoruin  iiitrodiicantur.  nc'|uc  sic  esse  ncganda  tani|ii;iin  tidei 
contivjrii,  ne  sapieiitibus  liujus  mundi  contemneiidi  doctrinara  lidei  occasio 
prœbealur.  Opusc.  9. 


DE   L'IMAGINATION,    2«   Partie.  231 

Le  Ivoisième  est,  qu'ils  cherchent  avec  ardeur  et  avec  assez 
(le.  soin  les  expériences  qui  apporleut  du  profit,  et  qu'ils  ncgii- 
gent  celles  qui  ne  servent  qu'à  éclairer  l'esprit. 

Le  quatrième  est,  qu'ils  ne  remarquent  pas  avec  assez  d'exac- 
titude toutes  les  circonstances  particulières,  comme  du  temps, 
du  lieu,  de  la  qualité  des  drogues  dont  ils  se  servent,  quoique 
la  moindre  de  ces  circonstances  soit  quelquefois  capable  d'empê- 
cher l'effet  qu'on  espère.  Car  il  faut  observer  que  tous  les  termes 
dont  les  physiciens  se  servent  sont  équivoques,  et  que  le  mot  de 
vin,  par  exemple,  signifie  autant  de  choses  ditîérentes  qu'il  y  a  de 
différents  terroirs,  de  différentes  saisons, de  différentes  manières 
de  faire  le  vin  et  de  le  garder.  De  sorte  qu'on  peut  même  dire 
en  général,  qu'il  n'y  en  a  pas  deux  tonneaux  tout  à  fait  sem- 
blables, et  qu'ainsi  quand  un  physicien  dit  :  Pour  faire  telle 
expérience,  prenez  du  vin,  on  ne  sait  que  très  confusément  ce 
qu'il  veut  dire.  C'est  pourquoi  il  faut  user  d'une  très  grande 
circonspection  dans  les  expériences,  et  ne  descendre  point  aux 
composés,  que  lorsqu'on  a  bien  connu  la  raison  des  plus  simples 
et  des  plus  ordinaires. 

Le  cinquième  est,  que  d'une  seule  expérience  ils  en  tirent 
trop  de  conséquences.  Il  faut  au  contraire  presque  toujours 
plusieurs  expériences  pour  bien  conclure  une  seule  chose,  quoi- 
qu'une seule  expérience  puisse  aider  à  tirer  plusieurs  conclu- 
sions. 

Enfin  la  plupart  des  physiciens  et  des  chimistes  ne  consi- 
dèrent que  les  effets  particuliers  de  la  nature  ;  ils  ne  remon- 
tent jamais  aux  premières  notions  des  choses  qui  composent 
les  corps.  Cependant  il  est  indubitable,  qu'on  ne  peut  connaitre 
clairement  et  distinctement  les  choses  particulières  de  la  phy- 
sique, si  on  ne  possède  bien  ce  qu'il  y  a  de  plus  général,  et  si 
on  ne  s'élève  même  jusqu'au  métaphysique.  Entin,  ils  manquent 
souvent  de  courage  et  de  confiance,  ils  se  lassent  à  cause  de  la 
fatigue  et  de  la  dépense.  Il  y  a  encore  beaucoup  d'autres  dé- 
fauts dans  les  personnes  dont  nous  venons  de  parler;  mais  on 
ne  prétend  pas  tout  dire. 

Les  causes  des  fautes  qu'on  a  remarquées,  sont  le  peu  d'ap- 
plication, les  propriétés  de  l'imagination  expliquées  dans  le  cha- 
])ilre  V  de  la  première  partie  de  ce  livre,  et  dans  le  cha- 
pitre II  de    celle-ci,  et  surtout  de  ce    qu'on   ne  juge  de  la 


232  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

différence  des  corps  et  du  changement  qui  leur  arrive,  que 
par  les  sensations  qu'on  en  a,  selon  ce  qu'on  a  expliqué 
dans  le  premier  livre. 


TROISIEME    PARTIE 
DE  LA  GOMMUiNIGATION  CONTAGIEUSE 

DES    IMAGINATIONS    FORTES 


CHAPITRE    PREMIER 


I.  De  la  disposition  qui;  uous  avons  h  imiter  les  autres,  en  toutes  rhoses, 
laquelle  e*'t  l'origine  de  la  comm'inication  des  erreurs  qui  dépendent  de  la 
puissance  de  l'imasination.  —  11.  Deux  causes  principales  qui  ausrmentent 
celte  disposition.  —  III.  Ce  que  c'est  qu'imagination  forte  —  IV.  Qu'il  y  en  a 
de  plusieurs  sortes.  Des  fous  ei  de  ceux  (|ui  ont  lin!a;,'ination  (orie  dans  le 
sens  qu'on  l'entend  ici.  —  V.  Deux  défauis  considérables  de  ceux  qui  ont 
l'imagination  forte.— VI.  De  la  puissance  qu'ils  ont  de  persuader  et  d'imposer. 


I.  Après  avoir  expliqué  la  nature  de  l'imaginatioa,  les  défauts 
auxquels  elle  est  sujette,  et  comment  notre  propre  imagina- 
tion nous  jette  dans  l'erreur,  il  ne  reste  plus  à  parler  dans  ce 
second  livre  que  de  la  communication  contagieuse  des  imagi- 
nations fortes,  je  veux  dire  de  la  force  que  certains  esprits  ont 
sur  les  autres  pour  les  engager  dans  leurs  erreurs. 

Les  imaginations  fortes  sont  extrêmement  contagieuses: 
elles  dominent  sur  celles  qui  sont  faibles  ;  elles  leur  donnent 
peu  à  peu  leurs  mêmes  tours,  et  leur  impriment  leurs  mêmes 
caractères.  Ainsi  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  et  vigoureuse, 
étant  tout  à  fait  déraisonnable,  il  y  a  très  peu  de  causes  plus 
générales  des  erreurs  des  hommes,  que  cette  communication 
dangereuse  de  l'imagination. 

Pour  concevoir  ce  que  c'est  que  cette  contagion,  et  comment 
elle  se  transmet  de  l'un  à  l'autre,  il  faut  savoir  que  les  hommes 
)nt  besoin  les  uns  des  autres,  et  qu'ils  sont  faits  pour  com- 
poser ensemble  plusieurs  corps,  dont  toutes  les  parties  aient 
«nlre  elles  une  mutuelle  correspondance.  C'est  pour  entretenir 
cette  union  que  Dieu  leur  a  commandé  d'avoir  de  la  charité 


234  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

les  uns  pour  les  autres.  Mais  parce  que  l'amour  propre  pouvait 
peu  à  peu  éteindre  la  charité  el  rompre  ainsi  le  nœud  de  la 
société  civile,  il  a  été  à  propos  pour  la  conserver,  que  Dieu 
unît  encore  les  hommes  par  des  liens  naturels,  qui  subsistas- 
sent au  défaut  de  la  charité,  et  qui  intéressassent  l'amour 
propre. 

Ces  liens  naturels,  qui  nous  sont  communs  avec  ies  bitos, 
consistent  dans  une  certaine  disposition  du  cerveau  qu'ont  tous 
les  iiommes,  pour  imiter  quelques-uns  de  ceux  avec  lesquels 
ils  conversent,  pour  former  les  mêmes  jugements  qu'ils  font,  el 
pour  entrer  dans  les  mêmes  passions  dont  ils  sont  agités.  Et 
cette  disposition  lie  d'ordinaire  les  hommes  les  uns  avec  les 
autres  beaucoup  plus  étroitement,  qu'une  charité  fondée  sur  la 
raison,  laquelle  charité  est  assez  rare. 

Lorsqu'un  homme  n'a  pas  celle  disposition  du  cerveau  pour 
entrer  dans  nos  sentiments  et  dans  nos  passions,  il  est  inca- 
pable par  sa  nature  de  se  lier  avec  nous  et  de  faire  un  môme 
corps  ;  il  ressemble  à  ces  pierres  irrégulières,  qui  ne  peuvent 
trouver  leur  place  'dans  un  bâtiment,  parce  qu'on  ne  les  peut 
joindre  avec  les  autres. 

OderuiU  hilarcm  tristes,  tristemquc  jocosi. 
Sedatum  celeres,  agilein  gnavuiuque  remissi. 

Il  faut  plus  de  vertu  qu'on  ne  pense  pour  ne  pas  rompre 
avec  ceux  qui  n'ont  point  d'égard  à  nos  passions,  et  qui  ont 
des  sentiments  contraires  aux  nôtres.  Et  ce  n'est  pas  tout  à 
fait  sans  raison;  car  lorsqu'un  homme  a  sujet  d'être  dans  la 
tristesse  ou  dans  la  joie,  c'est  lui  insulter  en  quelque  manière 
que  de  ne  pas  entrer  dans  ses  sentiments.  S'il  est  triste,  on  ne 
doit  pas  se  présenter  devant  lui  avec  un  air  gai  et  enjoué,  qui 
marque  de  la  joie  et  qui  en  imprime  les  mouvements  avec 
effort  dans  son  imagination,  parce  que  c'est  le  vouloir  ôler  de 
l'élat  qui  lui  est  le  plus  convenable  et  le  plus  agréable,  la  tris- 
tesse môme  étant  la  plus  agréable  de  toutes  les  passions  à  un 
homme  qui  souffre  quelque  misère. 

II.  Tous  les  hommes  ont  donc  une  certaine  disposition  de 
eerveau,  qui  les  porte  naturellement  à  se  composer  de  la 
même  manière  que  quelques-uns  de  ceux  avec  qui  ils  vivent. 
Or  cette  disposition  a  deux  causes  principales  qui  l'ontrelicnnenL 


ME   LTrlAGINATION,    3^   Partie.  235 

et  qui  raugmentent.  L'une  est  dans  l'àme,  et  l'autre  dans  le 
corps.  La  première  consiste  principalement  dans  l'inclination 
qu'ont  tous  les  hommes  pour  la  grandeur  et  pour  l'élévation, 
pour  obtenir  dans  l'esprit  des  autres  une  place  honorable.  Car 
c'est  cette  inclination  qui  nous  excite  secrètement  à  parler,  à 
marcher,  à  nous  habiller,  et  à  prendre  l'air  des  personnes  de 
qualité.  C'est  la  source  des  modes  nouvelles,  de  l'instabilité  des 
langues  vivantes,  et  même  de  certaines  corruptions  générales 
des  mœurs.  Enfin,  c'est  la  principale  origine  de  toutes  les  nou- 
veautés extravagantes  et  bizarres,  qui  ne  sont  point  appuyées 
sur  la  raison,  mais  seulement  sur  la  fantaisie  des  hommes. 

L'autre  cause  qui  augmente  la  disposition  que  nous  avons  à 
imiter  les  autres,  de  laquelle  nous  devons  principalement  parler 
ici,  consiste  dans  une  certaine  impression  que  les  personnes 
dune  imagination  forte  font  sur  les  esprits  faibles  et  sur  les 
cerveaux  tendres  et  délicats. 

IlL  J'entends  par  imagination  forte  et  vigoureuse  cette  con- 
stitution du  cerveau,  qui  le  rend  capable  de  vestiges  et  de 
traces  exti'èmeraent  profondes,  et  qui  remplissent  tellement  la 
capacité  de  l'âme,  qu'elles  l'empêchent  d'apporter  quelque  atten- 
tion à  d'autres  choses  qu'à  celles  que  ces  images  représentent. 

IV.  Il  y  a  deux  sortes  de  personnes,  qui  ont  l'imagination 
forte  dans  ce  sens.  Les  premières  reçoivent  ces  profondes  traces 
par  l'impi-ession  involontaire  et  déréglée  des  esprits  animaux; 
et  les  autres,  desquelles  on  veut  principalement  parler,  les  reçoi- 
vent par  la  disposition  qui  se  trouve  dans  la  substance  de  leur 
cerveau. 

Il  est  visible  que  les  premiers  sont  entièrement  fous,  puis- 
qu'ils sont  contraints  par  l'union  naturelle  qui  est  entre  leurs 
idées  et  ces  traces,  dépensera  des  choses  auxquelles  les  autres 
avec  qui  ils  conversent  ne  pensent  pas,  ce  qui  les  rend  inca- 
pables de  parler  à  propos  et  de  répondre  juste  aux  demandes 
qu'on  leur  fait. 

Il  y  en  a  d'une  intînilé  de  sortes  qui  ne  diffèrent  que  du  jilus 
et  du  moins;  et  l'on  peut  dire  que  tous  ceux  qui  sont  agités  de 
quelque  passion  violente  sont  de  leur  nombre,  puisque  dans  le 
temps  de  leur  craolion,  les  esprits  animaux  impriment  avec  tant 
de  force  les  traces  et  les  images  de  leur  passion,  qu'ils  ne  sont 
pas  capables  de  penser  à  autre  chose. 


238  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

Mais  il  faut  remarquer,  que  toutes  ces  sortes  de  personne? 
ne  sont  pas  capables  de  corrompre  l'imagination  des  esprits 
même  les  plus  faibles,  et  des  cerveaux  les  plus  mous  et  les  plus 
délicats,  pour  deux  raisons  principales.  La  première,  parce  que 
ne  pouvant  répondre  conformément  aux  idées  des  autres,  ils 
ne  peuvent  leur  rien  persuader  ;  et  la  seconde,  parce  que  le 
dérèglement  de  leur  esprit  étant  tout  à  fait  sensible,  on  n'écOute 
qu'avec  mépris  tous  leurs  discours. 

Il  est  vrai  néanmoins,  que  les  personnes  passionnées  nous 
passionnent,  et  qu'elles  font  dans  notre  imagination  des  impres- 
sions qui  ressemblent  à  celles  dont  elles  sont  touchées;  mais 
comme  leur  emportement  est  tout  à  fait  visible,  on  résiste  à 
ces  impressions,  et  l'on  s'en  défait  d'ordinaire  quelque  temps 
après.  Elles  s'effacent  d'elles-mêmes,  lorsqu'elles  ne  sont  point 
entretenues  par  la  cause  qui  les  avait  produites  ;  c'est-à-dire, 
lorsque  ces  emportés  ne  sont  plus  en  notre  présence,  et  que  la 
vue  sensible  des  traits  que  la  passion  formait  sur  leur  visage, 
ne  produit  plus  aucun  changement  dans  les  fibres  de  notre 
cerveau,  ni  aucune  agitation  dans  nos  esprits  animaux. 

Je  n'examine  ici  que  cette  sorte  d'imagination  forte  et  vigou- 
reuse, qui  consiste  dans  une  disposition  du  cerveau  propre 
pour  recevoir  des  traces  fort  profondes  des  objets  les  plus 
faibles  et  les  moins  agissants. 

Ce  n'est  pas  un  défaut  que  d'avoir  le  cerveau  propre  pour 
imaginer  fortement  les  choses  et  recevoir  des  images  très  dis- 
tinctes et  très  vives  des  objets  les  moins  considérables,  pourvu 
que  iàme  demeure  toujours  la  maîtresse  de  l'imagination,  que 
ces  images  s'impriment  par  ses  ordres,  et  qu'elles  s'effacent 
quand  il  leur  plaît;  c'est  au  contraire  l'origine  de  la  finesse  et 
do  la  force  de  l'esprit.  Mais  lorsque  l'imagination  domine  sur 
l'âme,  et  que  sans  attendre  les  ordres  de  la  volonté,  ces  traces 
se  forment  par  la  disposition  du  cerveau  et  par  l'action  des 
objets  et  des  esprits,  il  est  visible  que  c'est  une  très  mauvaise 
qualité  et  une  espèce  de  folie.  Nous  allons  tâcher  de  faire  con- 
naître le  caractère  de  ceux  qui  ont  l'imagination  de  cette  sorte. 

II  faut  pour  cela  se  souvenir  que  la  capacité  de  l'esprit  est 
très  bornée  ;  qu'il  n'y  a  rien  qui  remplisse  si  fort  sa  capacité 
que  les  sensations  de  l'âme,  et  généralement  toutes  les  percep- 
tions des  objets  qui  nous  touchent  beaucoup;  et  que  les  traces 


DE   L'IMAGINATION,    3=   Partie.  237 

profondes  du  cerveau  sont  toujours  accompagnées  de  sensa- 
tions, ou  de  ces  autres  perceptions  qui  nous  appliquent  forte- 
ment. Car  par  là  il  est  facile  de  reconnaître  les  véritables 
caractères  de  l'esprit  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte. 

V".  Le  premier,  c'est  que  ces  personnes  ne  sont  pas  capables 
de  juger  sainement  des  choses  qui  sont  un  peu  difficiles  et  em- 
barrassées, parce  que  la  capacité  de  leur  esprit  étant  remplie 
des  idées  qui  sont  lices  par  la  nature  à  ces  traces  trop  pro- 
fondes, ils  n'ont  pas  la  liberté  de  penser  à  plusieurs  choses  eiv 
même  temps.  Or  dans  les  questions  composées  il  faut  que  l'es- 
pi'it  parcoure  par  un  mouvement  prompt  et  subit  les  idées  de 
beaucoup  de  choses,  et  qu'il  en  reconnaisse  d'une  simple  vue 
tous  les  rapports  et  toutes  les  liaisons  qui  sont  nécessaires  pour 
résoudre  ces  questions. 

Tout  le  monde  sait  par  sa  propre  expérience,  qu'on  n'est  pas 
capable  de  s'appliquer  à  quelque  vérité,  dans  le  temps  que  l'on 
est  agité  de  quelque  passion,  ou  que  l'on  sent  quelque  douleur 
un  peu  forte,  parce  qu'alors  il  y  a  dans  le  cerveau  de  ces  traces 
profondes  qui  occupent  la  capacité  de  l'esprit.  Ainsi  ceux  de 
qui  nous  parlons  ayant  des  traces  plus  profondes  des  mêmes 
objets  que  les  autres,  comme  nous  le  supposons,  ils  ne  peuvent 
pas  avoir  autant  d'étendue  d'esprit,  ni  embrasser  autant  de 
choses  qu'eux.  Le  premier  défaut  de  ces  personnes  est  donc 
d'avoir  l'esprit  petit,  et  d'autant  plus  petit,  que  leur  cerveau 
reçoit  des  traces  plus  profondes  des  objets  les  moins  consi- 
dérables. 

Le  second  défaut,  c'est  qu'ils  sont  visionnaires,  mais  d'une 
manière  délicate  et  assez  difficile  t  reconnaître.  Le  commun 
des  hommes  ne  les  estime  pas  visionnaires,  il  n'y  a  que  les 
esprits  justes  et  éclairés  qui  s'aperçoivent  de  leurs  visions  et  de 
l'égarement  de  leur  imagination. 

Pour  concevoir  l'origine  de  ce  défaut,  il  faut  encore  se  sou- 
venir de  ce  que  nous  avons  dit  dès  le  commencement  de  ce 
second  livre,  qu'à  l'égard  de  ce  qui  se  passç  dans  le  cerveau, 
les  sens  et  l'imagination  ne  diffèrent  que  du  plus  et  du  moins, 
et  que  c'est  la  grandeur  et  la  profondeur  des  traces  qui  font 
que  l'âme  sent  les  objets  ;  qu'elle  les  juge  comme  présents  et 
capables  de  la  toucher;  e' entin  assez  proches  d'elle  pour  lui 
laii'c  sentir  du  plaisir  et  do  In  tlouleiir.  Car  lorsque  les  traces 


238  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

d'un  objet  sont  petites,  l'âme  imagine  seulement  cet  objet; 
elle  ne  juge  pas  qu'il  soit  présent,  et  même  elle  ne  le  regarde 
pas  comme  fort  grand  et  fort  considérable.  Mais  à  mesure  que 
ces  traces  deviennent  plus  grandes  et  plus  profondes,  l'âme 
juge  aussi  que  l'objet  devient  plus  grand  et  plus  considérable, 
qu'il  s'approche  davantage  de  nous,  et  enfin  qu'il  est  capable 
de  nous  toucher  et  de  nous  blesser. 

Les  visionnaires  dont  je  parle  ne  sont  pas  dans  cet  excès 
de  folie,  de  croire  voir  devant  leurs  yeux  des  objets  qui  sont 
absents  ;  les  traces  de  leur  cerveau  ne  sont  pas  encore  assez 
profondes,  ils  ne  sont  fous  qu'à  demi,  et  s'ils  l'étaient  tout  à 
fait,  on  n'aurait  que  faire  de  parler  d'eux  ici,  puisque  tout  le 
monde  sentant  leur  égarement,  on  ne  pourrait  pas  s'y  laisser 
tromper.  Ils  ne  sont  pas  visionnaires  des  sens,  mais  seulement 
visionnaires  d'imagination.  Les  fous  sont  visionnaires  des  sens, 
puisqu'ils  ne  voient  pas  les  choses  comme  elles  sont,  et  qu'ils 
en  voient  souvent  qui  ne  sont  point  ;  mais  ceux  dont  je  parle 
ici,  sont  visionnaires  d'imagination,  puisqu'ils  s'imaginent  les 
choses  tout  autrement  qu'elles  ne  sont,  et  qu'ils  en  imaginent 
même  qui  ne  sont  point.  Cependant  il  est  évident  que  les  vision- 
naires des  sens  et  les  visionnaires  d'imagination  ne  diffèrent 
entre  eux  que  du  plus  et  du  moins,  et  que  l'on  passe  souvent 
de  l'état  des  uns  à  celui  des  autres.  Ce  qui  fait  qu'on  se  doit 
représenter  la  maladie  de  l'esprit  des  derniers  par  comparaison 
à  celle  des  premiers,  laquelle  est  plus  sensible  et  fait  davantage 
d'impression  sur  l'esprit,  puisque  dans  des  choses  qui  ne  dif- 
fèrent que  du  plus  et  du  moins,  il  faut  toujours  expliquer  les 
moins  sensibles  par  les  plus  sensibles. 

Le  second  défaut  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  et  vi- 
goureuse, est  donc  d'être  visionnaires  d'imagination,  ou  sim- 
plement visionnaires  ;  car  on  appelle  du  terme  de  fou  ceux  qui 
sont  visionnaires  des  sens.  Voici  donc  les  mauvaises  quaUtés 
des  esprits  visionnaires. 

Ci;s  esprits  sont  excessifs  en  toutes  rencontres  ;  ils  relèvent 
les  ciioses  basses,  ils  agrandissent  les  petites,  ils  approchent 
les  éloignées.  Hien  ne  leur  parait  tel  qu'il  est.  Ils  admirent 
tout,  ils  se  récrient  sur  tout  sans  jugement  et  sans  discerne- 
ment. S'ils  sont  disposés  à  la  crainte  par  leur  complexion  na- 
turelle, je  veux  dire,  si  les  libres  de  leur  cerveau  étant  oxiré- 


à 


DE    LIMAGI.N'ATION,    3=    Partie.  239 

meraent  délicates,  leurs  esprits  animaux  sont  en  petite  quantité, 
sans  force  et  sans  agitation,  de  sorte  qu'ils  ne  puissent  communi- 
quer au  reste  du  corps  les  mouvements  nécessaires  ;  ils  s'ef- 
fraient à  la  moindre  chose,  et  ils  tremblent  à  la  chute  d'une  feuille- 
Mais  s'ils  ont  abondance  d'esprits  et  de  sang,  ce  qui  est  plus  ordi- 
naire, ils  se  repaissent  de  vaines  espérances  ;  et  s'abandonnant 
à  leur  imagination  féconde  en  idées,  ils  bâtissent,  comme  l'on 
dit,  des  châteaux  en  Espagne  avec  beaucoup  cfe  satisfaction  et 
de  joie.  Ils  sont  véhéments  dans  leurs  passions,  entêtés  dans 
leurs  opinions,  toujours  pleins  et  très  satisfaits  d'eux-mêmes. 
Quand  ils  se  mettent  dans  la  tête  de  passer  pour  beaux  esprits, 
et  qu'ils  s'érigent  en  auteurs,  car  il  y  a  des  auteurs  de  toutes 
espèces,  visionnaires  et  autres,  que  d'extravagances,  que  d'em- 
portements, que  de  mouvements  irréniliers!  Ils  n'imitent  jamais 
la  nature,  tout  est  affecté,  tout  est  forcé,  tout  est  guindé.  Ils  ne 
vont  que  par  bonds,  ils  ne  marchent  qu'en  cadence  ;  ce  ne 
sont  que  figures  et  qu'h^^jerboles.  Lorsqu'ils  se  veulent  mettre 
dans  la  piété  et  s'y  conduire  par  leur  fantaisie,  ils  entrent  en- 
tièrement dans  l'esprit  juif  et  pharisien.  Ils  s'arrêtent  d'ordi- 
naire à  l'écorce,  à  des  cérémonies  extérieures  et  à  de  petites 
pratiques,  ils  s'en  occupent  tout  entiers.  Ils  deviennent  scru- 
puleux, timides,  superstitieux.  Tout  est  de  foi,  tout  est  essentiel 
chez  eux,  hormis  ce  qui  est  véritablement  de  foi  et  ce  qui  est 
essentiel,  car  assez  souvent  ils  négligent  ce  qu'il  y  a  de  plus 
important  dans  l'Évangile,  la  justice,  la  miséricorde  et  la  foi, 
leur  esprit  étant  occupé  par  des  devoirs  moins  essentiels.  Mais 
il  y  aurait  trop  de  choses  à  dire.  Il  suffit  pour  se  persuader  de 
leurs  défauts,  et  pour  en  remarquer  plusieurs  autres,  de  faire 
quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe  dans  les  conversations 
ordinaires. 

Les  personnes  d'une  imagination  forte  et  vigoureuse  ont 
encore  d'autres  qualités  qu'il  est  très  nécessaire  de  bien  expli- 
quer. Nous  n'avons  parlé  jusqu'à  présent  que  de  leurs  défauts, 
il  est  très  juste  maintenant  de  parler  de  leurs  avantages.  Ils  en 
ont  un  entre  autres  qui  regarde  principalement  ce  sujet,  parce 
que  c'est  par  cet  avantage  quils  dominout  sur  les  esprits  or- 
dinaires, qu'ils  les  font  enirer  dans  leurs  idées  et  qu'ils  leur 
'.ommuuiquent  toutes  les  fausses  impressions  dont  ils  sont  tou- 
chés. 


240  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

VL  Cet  avantage  consiste  dans  une  facilité  de  s'exprimer 
d'une  manière  forte  et  vive,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  naturelle. 
Ceux  qui  imaginent  fortement  les  choses,  les  expriment  avec 
beaucoup  de  force  et  persuadent  tous  ceux  qui  se  convainquent 
plutôt  par  l'air  et  par  l'impression  sensible,  que  par  la  force 
des  raisons.  Car  le  cerveau  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte 
recevant,  comme  l'on  a  dit,  des  traces  profondes  des  sujets 
qu'ils  imaginent,  ces  traces  sont  naturellement  suivies  d'une 
grande  émotion  d'esprits,  qui  dispose  d'une  manière  prompte 
et  vive  tout  leur  corps  pour  exprimer  leurs  pensées.  Ainsi  l'air 
de  leur  visage,  le  ton  de  leur  voix  et  le  tour  de  leurs  paroles 
animant  leurs  expressions,  préparent  ceux  qui  les  écoutent  et 
qui  les  regardent,  à  se  rendre  attentifs  et  à  recevoir  machi- 
nalement l'impression  de  l'image  qui  les  agite.  Car  enfin  un 
homme  qui  est  pénétré  de  ce  qu'il  dit,  en  pénètre  ordinaire- 
ment les  autres,  un  passionné  émeut  toujours  ;  et  quoique  sa 
rhétorique  soit  souvent  irrégulière,  elle  ne  laisse  pas  d'être 
très  persuasive,  parce  que  l'air  et  la  manière  se  font  sentir  et 
agissent  ainsi  dans  l'imagination  des  hommes  plus  vivement 
que  les  discours  les  plus  forts,  qui  sont  prononcés  de  sang- 
froid,  à  cause  que  ces  discours  ne  flattent  point  leurs  sens  et  ne 
frappent  point  leur  imagination. 

Les  personnes  d'imagination  ont  donc  l'avantage  de  plaire, 
de  toucher  et  de  persuader,  à  cause  qu'ils  forment  des  images 
très  vives  et  très  sensibles  de  leurs  pensées.  Mais  il  y  a  encore 
d'autres  causes  qui  contribuent  à  cette  facilité  qu'ils  ont  de 
gagner  l'esprit.  Car  ils  ne  parlent  d'ordinaire  que  sur  des  sujets 
faciles  et  qui  sont  de  la  portée  des  esprits  du  commun.  Ils  ne 
se  servent  que  d'expressions  et  de  termes  qui  ne  réveillent  que 
les  notions  confuses  des  sens,  les(|uclles  sont  toujours  très 
fortes  et  très  touchantes  ;  ils  ne  traitent  des  matières  grandes 
et  difficiles  que  d'une  manière  vague  et  par  lieux  communs, 
sans  se  hasarder  d'entrer  dans  le  détail,  et  sans  s'attacher  aux 
principes  ;  soit  parce  qu'ils  n'enlcndcnt  pas  ces  matières  ;  soit 
parce  qu'ils  appréhendent  de  man(iuer  de  termes,  de  s'em- 
barrasser et  de  faligucr  l'esprit  de  ceux  qui  ne  sont  pas  capables 
d'une  forte  attention. 

Il  est  maintenant  facile  de  juger  par  les  choses  que  nous 
venons  de  dire,  que  les  dérèglements  d'imagination  sont  exlrè- 


DE   L'IMAGINATION,   3°   Partie.  241 

mement  contagieux,  et  qu'ils  se  glissent  et  se  répandent  dans 
la  plupart  des  esprits  avec  beaucoup  de  facilité.  Mais  ceux  qui 
ont  l'imagination  forte,  étant  d'ordinaire  ennemis  de  la  raison 
et  du  bon  sens,  à  cause  de  la  petitesse  de  leur  esprit,  et  des 
visions  auxquelles  ils  sont  sujets,  on  peut  aussi  reconnaître 
qu'il  y  a  très  peu  de  causes  plus  générales  de  nos  erreurs,  que 
la  communication  contagieuse  des  dérèglements  et  des  ma- 
ladies de  l'imagination.  Mais  il  faut  encore  prouver  ces  vérités 
par  des  exemples  et  des  expériences  connues  de  tout  le  monde. 

CHAPITRE  II 

Exemples  généraux  de  la  force  de  l'imagination. 

Il  se  trouve  des  exemples  fort  ordinaires  de  celte  commu- 
nication d'imagination  dans  les  enfants  à  l'égard  de  leurs 
pères,  et  encore  plus  dans  les  filles  d  l'égard  de  leurs  mères, 
dans  les  serviteurs  à  l'égard  de  leurs  maîtres,  et  dans  les 
servantes  à  l'égard  de  leurs  maîtresses,  dans  les  éco- 
liers à  l'égard  de  leurs  précepteurs ,  dans  les  courtisans  à 
l'égard  des  rois,  et  généralement  dans  tous  les  inférieurs  à 
l'égard  de  leurs  supérieurs,  pourvu  toutefois  que  les  pères,  les 
maîtres  et  les  autres  supérieurs  aient  quelque  force  d'imagi- 
nation ;  car  sans  cela  il  pourrait  arriver,  que  des  enfants  et  des 
serviteurs  ne  recevraient  aucune  impression  considérable  de 
l'imagination  faible  de  leurs  pères  ou  de  leurs  maîtres. 

Il  se  trouve  encore  des  effets  de  cette  communication  dans 
les  personnes  d'une  condition  égale  ;  mais  cela  n'est  pas  si 
ordinaire,  à  cause  qu'il  ne  se  rencontre  pas  entre  elles  un 
certain  respect,  qui  dispose  les  esprits  à  recevoir  sans  examen 
les  impressions  des  images  fortes.  Euiin  il  se  trouve  de  ces 
effets  dans  les  supérieurs  à  l'égard  môme  de  leurs  inférieurs,  et 
ceux-ci  ont  quelquefois  une  imagination  si  vive  et  si  dominante, 
(lu'ils  tournent  l'esprit  de  leurs  maîtres  et  de  leurs  supérieurs 
comme  il  leur  plait. 

Il  ne  sera  pas  malaisé  de  comprendre  commeiU  les  pères  et 
les  mères  font  des  impressions  très  fortes  sur  l'imagination  de 
leurs  enfants,  si  l'on  considère  que  ces  dispositions  naturelles 

T.  I.  14 


242  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

de  notre  cerveau,  qui  nous  porte  à  imiter  ceux  avec  qui  nous 
vivons,  et  à  entrer  dans  leurs  sentiments  et  dans  leurs  passions, 
sont  encore  bien  plus  fortes  dans  les  enfants  à  l'égard  de  leurs 
parents,  que  dans  tous  les  autres  hommes.  L'on  en  peut  donner 
plusieurs  raisons.  La  première,  c'est  qu'ils  sont  de  même  sang. 
Car  de  même  que  les  parents  transmettent  très  souvent  dans 
leurs  enfants  des  dispositions  à  certaines  maladies  hérédi- 
taires, telles  que  la  goutte,  la  pierre,  la  folie,  et  généralement 
toutes  celles  qui  ne  leur  sont  point  survenues  par  accident,  ou 
qui  n'ont  point  pour  cause  seule  et  unique  quelque  fermenta- 
lion  extraordinaire  des  humeurs,  comme  les  tièvres  et  quel- 
ques autres;  car  il  est  visible  que  celles-ci  ne  se  peuvent  com- 
muniquer. Ainsi  ils  impriment  les  dispositions  de  leur  cerveau 
dans  celui  de  leurs  enfants,  et  ils  donnent  à  leur  imagination 
un  certain  tour  qui  les  rend  tout  à  fait  susceptibles  des  mêmes 
sentiments. 

La  seconde  raison,  c'est  que  d'ordinaire  les  enfants  n'ont 
que  très  peu  de  commerce  avec  le  reste  des  hommes,  qui 
pourraient  quelquefois  tracer  d'autres  vestiges  dans  leur  cer- 
veau, et  rompre  en  quelque  façon  l'etfort  continuel  de  l'impres- 
sion paternelle.  Car  de  même  qu'un  homme  qui  n'est  jamais 
sorti  de  son  pays  s'imagine  ordinairement  que  les  mœurs  et 
les  coutumes  des  étrangers  sont  tout  à  fait  contraires  à  la  rai- 
son, parce  qu'elles  sont  contraires  à  la  coutume  de  sa  ville, 
au  torrent  de  laquelle  il  se  laisse  emporter;  ainsi  un  onfaui 
qui  n'est  jamais  sorti  de  la  maison  paternelle,  s'imagine  que 
les  sentiments  et  les  manières  de  ses  parents  sont  la  raison 
universelle  ;  ou  plutôt  il  ne  pense  pas  qu'il  puisse  y  avoir  quel- 
ques autres  principes  de  raison  ou  de  vertu  de  leur  imitation. 
Il  croit  donc  tout  ce  qu'il  leur  entend  dire,  et  il  fait  tout  ce 
qu'il  leur  voit  faire. 

iMais  cette  impression  des  parents  est  si  forte,  qu'elle  n'agil 
pas  seulement  sur  l'imagination  des  enfants,  elle  agit  même  sur 
les  autres  parties  de  leurs  corps.  Un  jeune  garçon  marche, 
parle  et  fait  les  mêmes  gestes  que  son  père.  Une  fdle  de  même 
s'habille  comme  sa  mère,  marche  comme  elle,  parle  comme 
elle;  si  sa  mère  grasseyé,  la  fille  grasseyé;  si  la  mère  a  (juel- 
que  tour  de  tête  irrégulier,  la  iille  le  prend.  Enfin  les  enfants 
imitent  les  parents  en  toutes  choses,  jusque  dans  leurs  défauts 


DE   L'IMAGINATION,    3«  Partie.  243 

et  dans  leurs  grima  ;es,  aussi  bien  que  dans  leurs  erreui-s  el 
dans  leurs  vices. 

il  y  a  encore  plusieurs  autres  causes  qui  augmentent  l'effet 
de  celte  impression.  Les  principales  sont  l'autorité  des  parents, 
a  dépendance- des  enfants,  et  lamour  mutuel  des  uns  et  des 
autres,  mais  ces  causes  sont  communes  aux  courtisans,  aux 
serviteurs,  et  généralement  à  tous  les  inférieurs  aussi  bien 
qu'aux  enfants.  Nous  les  allons  expliquer  par  l'exemple  des 
gens  de  Cour. 

Il  y  a  des  homme  qui  jugent  de  ce  qui  ne  parait  point  par  ce 
qui  parait,  de  la  grandeur,  de  la  force,  et  de  la  capacité  de 
l'esprit  qui  leur  sont  cachées,  par  la  noblesse,  les  dignités  et 
les  richesses  qui  leur  sont  connues.  On  mesure  souvent  l'un  par 
l'autre,  et  la  dépendance  oîi  l'on  est  des  grands,  le  désir  de 
participer  à  leur  grandeur,  el  l'éclat  sensible  qui  les  environne, 
porte  souvent  les  hommes  à  rendre  à  des  hommes  des  hon- 
neurs divins,  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi.  Car  si  Dieu  donne 
aux  princes  l'autorité,  les  hommes  leur  donnent  l'infaillibilité  ; 
mais  une  infaillibilité,  qui  n'est  point  limitée  dans  quelques  su- 
jets ni  dans  quelques  rencontres,  et  qui  n'est  point  attachée  à 
quelques  cérémonies.  Les  grands  savent  naturellement  toutes 
choses  ;  ils  ont  toujours  raison,  quoiqu'ils  décident  des  ques- 
tions desquelles  ils  n'ont  aucune  connaissance.  C'est  ne  savoir 
pas  vivre  que  d'examiner  ce  qu'ils  avancent;  c'est  perdre  le 
respect  que  d'en  douter.  C'est  se  révolter,  ou  pour  le  moins, 
c'est  se  déclarer  sot,  extravagant  et  ridicule  que  de  les  con- 
damner. 

Mais  lorsque  les  grands  nous  font  l'honneur  de  nous  aimer, 
ce  n'est  plus  alors  simplement  opiniâtreté,  entêtement,  rébel- 
lion, c'est  encore  ingratitude  et  perfidie  que  de  ne  se  rendre 
pas  aveuglément  à  toutes  leurs  opinions  ;  c'est  une  faute  irré- 
parable qui  nous  rend  pour  toujours  indignes  de  leurs  bonnes 
grâces.  Ce  qui  fait  que  les  gens  de  cour,  et  par  une  suite  néces- 
saire presque  tous  les  peuples  s'engagent  sans  délibérer  dans 
tous  les  sentiments  de  leur  souverain,  jusque-là  même  que 
dans  les  vérités  de  la  religion  ils  se  rendent  très  souvent  à  leur 
fantaisie  et  à  leur  caprice. 

L'Angleterre  et  l'Allemagne  ne  nous  fournissent  que  trop 
d'exemples  de  ces  soumissions  déréglées  des  peuples  aux  vo- 


244  DE   LA    RECHERCHE   DE    L.V    VÉRITÉ. 

lontés  impies  de  leurs  princes.  Les  histoires  de  ces  derniers 
temps  en  sont  toutes  remplies  ;  et  l'on  a  vu  quelquefois  des 
personnes  avancées  en  âge,  avoir  change  quatre  ou  cinq  fois 
de  religion  à  cause  des  divers  changements  de  leurs  princes. 

Les  rois  et  même  les  reines  ont  dans  l'Angleterre  '•  «  le  gou- 
vernement de  tous  les  États  de  leurs  royaumes,  soit  ecclésias- 
tiques ou  civils  en  toutes  causes  ». 

Ce  sont  eux  qui  approuvent  les  liturgies, les  offices  des  fêtes, 
et  la  manière  dont  on  doit  administrer  et  recevoir  les  sacre- 
ments. Ils  ordonnent,  par  exemple,  que  l'on  n'adore  point 
Jésus-Christ  lorsque  l'on  communie,  quoiqu'ils  obligent  encore 
de  le  recevoir  à  genoux  selon  l'ancienne  coutume.  En  un  mot, 
ils  changent  toutes  choses  dans  leurs  liturgies  pour  la  confor- 
mer aux  nouveaux  articles  de  leur  foi,  et  ils  ont  aussi  le  droit 
de  juger  de  ces  articles  avec  leur  parlement,  comme  le  pape 
avec  le  concile,  ainsi  que  l'on  peut  voir  dans  les  statuts  d'An- 
gleterre et  d'Irlande  faits  au  commencement  du  règne  de  la 
reine  Elisabeth.  Enfin  on  peut  dire  que  les  rois  d'Angleterre 
ont  même  plus  de  pouvoir  sur  le  spirituel  que  sur  le  temporel 
de  leurs  sujets,  parce  que  ces  misérables  peuples  et  ces  en- 
fants de  la  terre  se  souciant  bien  moins  de  la  conservat'on  de 
la  foi,  q!ie  de  la  conservation  de  leurs  biens,  ils  entrent  facile- 
mont  dans  tous  les  sentiments  de  leurs  princes,  pourvu  que 
leur  intérêt  temporel  n'y  soit  point  contraire. 

Les  révolutions  qui  sont  arrivées  dans  la  religion  en  Suède 
et  en  Danemarck,  nous  pourraient  encore  servir  de  preuve  de     _ 
la  force  que  quelques  esprits  ont  sur  les  autres  ;  mais  toutes    ■ 
ces  révolutions  ont  encore  eu  plusieurs  autres  cause»  très  con- 
sidérables. Ces  changements  surprenants  sont  bien  des  preuves 
de  la  communication  contagieuse   de  l'imagination;  mais  des    Jj 
preuves  trop  grandes  et   trop   vastes.   Elles  étonnent  et  elles     M 
éblouissent  plutôt  les  esprits  qu'elles  ne  les  éclairent,  parce 
qu'il  y  a  trop  de  causes  qui  concourent  à  la  production  de  ces 
grands  événements. 

Si  les  courtisans  et  tous  les  autres  hommes  abandonnent 
souvent  des  vérités  certaines,  des  vérités  essentielles,  des 
vérités  qu'il  est  nécessaire  de  soutenir,  ou  de  se  perdre  pouf 

*  Art.  37  de  U  religion  de  l'église  anglicane 


DE   L'IMAGINATION,   3-=    Partie.  243 

une  éternité,  il  est  visible  qu'ils  ne  se  hasarderont  pas  de 
défendre  les  vérités  abstraites,  peu  certaines  et  peu  utiles.  Si 
la  religion  du  prince  fait  la  religion  de  ses  sujets,  la  raison  du 
prince  sera  aussi  la  raison  de  ses  sujets.  Et  ainsi  les  sentiments 
du  prince  seront  toujours  à  la  mode  ;  ses  plaisirs,  ses  passions, 
ses  yeux,  ses  paroles,  ses  habits,  et  généralement  toutes  ses 
actions  seront  à  la  mode  ;  car  le  prince  est  lui-même  comme  la 
mode  essentielle,  et  il  ne  se  rencontre  presque  jamais  qu'il 
fasse  quelque  chose  qui  ne  devienne  pas  à  la  mode.  Et  comme 
toutes  les  irrégularités  de  la  mode  ne  sont  que  des  agréments 
et  des  beautés,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les  princes  agissent 
si  fortement  sur  l'imagination  des  autres  hommes. 

Si  Alexandre  penche  la  tête,  ses  courtisans  penchent  la  tète. 
Si  Denis  le  Tyran  s'applique  à  la  géométrie  à  l'arrivée  de  Pla- 
ton dans  Syracuse,  la  géométrie  devient  aussitôt  à  la  mode, 
et  le  palais  de  ce  roi,  dit  Plutarque,  se  remplit  incontinent  de 
poussière  par  le  grand  nombre  de  ceux  qui  tracent  des  figures. 
Mais  dès  que  Platon  se  met  en  colère  contre  lui,  que  ce  prince 
se  oégoùte  de  l'étude,  et  s'abandonne  de  nouveau  à  ses  plai- 
sirs, ses  courtisans  en  font  aussitôt  de  même.  Il  semble,  con- 
tinue cet  auteur,  qu'ils  soient  enchantés,  et  qu'une  Circé  '  les 
transforme  en  d'autres  hommes.  Ils  passent  de  1  inclination  pour 
la  philosophie  à  l'inclination  pour  la  débau^ihe,  et  de  l'horreur 
de  la  débauche  à  l'horreur  de  la  philosophie  2.  C'est  ainsi  que 
les  princes  peuvent  changer,  les  vices  en  vertus,  et  les  vertus 
en  vices,  et  qu'une  seule  de  leurs  paroles  est  capable  d'en 
changer  toutes  les  idées.  Il  ne  faut  d'eux  qu'un  mot,  qu'un 
geste,  qu'un  mouvement  des  yeux  ou  des  lèvrt-s  pour  faire  passer 
la  science  et  l'érudition  pour  une  basse  pédanterie ,  la  témérité, 
la  brutalité,  la  cruauté,  pour  grandeur  de  courage,  et  l'impiété 
et  le  libertinage,  pour  force  et  pour  liberté  d'esprit. 

Mais  cela,  aussi  bien  que  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  sup- 
pose que  ces  princes  aient  l'imagination  forte  et  vive  :  car 


'  Œiivros  morales.  Comment  on  peut  dislinpruer  le  flatteur  de  l'ami. 

^  On  peut  comparer  celte  peinture  des  effets  de  la  prévention  en  faveur  des 
grand-;  avec  les  plus  vives  et  les  plus  spirituelles  pensées  de  I.a  Bniyére  sur 
le  ridicule  de  certains  usa^'es  et  sur  les  courtisans  «  qui  forment  uu  vaste 
cercle  autour  de  l'autel  de  leur  Dieu,  (\nt  les  faces  élevées  vers  leur  roi  et 
piraisseut  ladorer  pendant  que  ce  piince  adore  Dieu  ». 

T.  I.  14. 


246  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

s'ils  avaient  rimagination  faible  et  languissante,  ils  ne  pour- 
raient pas  animer  leurs  discours,  ni  leur  donner  ce  tour  et 
cette  force  qui  soumet  et  qui  abat  invinciblement  les  esprits 
faibles. 

Si  la  force  de  l'imagination  toute  seule  et  sans  aucun  secours 
de  la  raison  peut  produire  des  effets  si  surprenants,  il  n'y  a 
rien  de  si  bizarre  ni  de  si  extravagant  qu'elle  ne  persuade, 
lorsqu'elle  est  soutenue  par  quelques  rais®ns  apparentes.  En 
voici  des  preuves. 

Un  ancien  auteur  i  rapjtorle  qu'en  Ethiopie  les  gens  de  cour 
se  rendaient  boiteux  et  dilformes,  qu'ils  se  coupaient  quelques 
membres,  et  qu'ils  se  donnaient  même  la  mort  pour  se  rendre 
semblables  à  leurs  princes.  On  avait  honte  de  paraître  avec 
deux  yeux,  et  de  marcher  droit  à  la  suite  d'un  roi  borgne  et 
boiteux;  de  même  qu'on  n'oserait  à  présent  paraître  à  la  coui 
avec  la  fraise  et  la  toque,  ou  avec  des  bottines  blanches  et  des 
éperons  dorés.  Cette  mode  des  Éthiopiens  était  fort  bizarre  et 
fort  incommode;  mais  cependant  c'était  la  mode.  On  la  suivait 
avec  joie,  et  on  ne  songeait  pas  tant  à  la  peine  qu'il  fallait 
souffrir,  qu'à  l'honneur  qu'on  se  faisait  de  paraître  plein  de 
générosité  et  d'affection  pour  son  roi.  Enfin  cette  fausse  raison 
d'amitié  soutenant  l'extravagance  de  la  mode,  l'a  fait  passer  en 
coutume  et  en  loi,  qui  a  été  observée  fort  longtemps. 

Les  relations  de  ceux  qui  ont  voyagé  dans  le  levant,  nous- 
apprennent  que  cette  coutume  se  garde  dans  plusieurs  pays,  et 
encore  quelques  autres  aussi  contraires  au  bon  sens  et  à  la 
raison.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  passer  deux  fois  la  ligne, 
pour  voir  observer  religieusement  des  lois  et  des  coutumes 
déraisonnables,  ou  pour  trouver  des  gens  qui  suivent  des  modes 
incommodes  et  bizarres,  il  ne  faut  pas  sortir  de  la  France 
pour  cela.  Partout  où  il  y  a  des  hommes  sensibles  aux  passions 
et  où  l'imagination  est  maîtresse  de  la  raison,  il  y  a  de  la  bizar- 
rerie et  une  bizarrerie  incompréhensible.  Si  l'on  ne  souffre  pas 
tant  de  douleur  à  tenir  son  sein  découvei't  pendant  les  rudes 
gelées  de  l'hiver,  et  à  se  serrer  le  corps  durant  les  chaleurs 
excessives  de  l'été,  qu'à  se  crever  un  œil  ou  à  se  couper  uq 
bras,  on  devrait  souifrir  davantage  de  confusion.  La  peine  n'est 

1  Diodore  (le  Sicile,  Bibl.  hist.  I. 


DE   L'IMAGINATION,    3'   Partie.  âil 

pas  si  grande,  mais  la  raison  qu'on  a  de  l'endurer  n'est  pas  si 
apparente;  ainsi  il  y  a  pour  le  moins  une  égale  bizarrerie.  Un 
Éthiopien  peut  dire  que  c'est  par  générosité  qu'il  se  crève  un 
œil;  mais  que  peut  dire  une  dame  chrétienne,  qui  fait  parade 
de  ce  que  la  pudeur  naturelle  et  la  religion  l'obligent  de  cacher? 
Que  c'est  la  mode  et  rien  davantage.  Mais  celte  mode  est 
bizarre,  incommode,  malhonnête,  indigne  en  toutes  manières  : 
elle  n'a  point  d'autre  sourc^  qu'une  manifeste  corruption  de  la 
raison,  et  qu'une  secrète  corruption  du  cœur;  on  ne  la  peut 
suivre  sans  scandale,  c'est  prendre  ouvertement  le  parti  du 
dérèglement  de  l'imagination  contre  la  raison,  de  l'impureté 
contre  la  pureté,  de  l'esprit  du  monde  contre  l'esprit  de  Dieu, 
en  un  mot,  c'est  violer  les  lois  de  la  raison  et  les  lois  de  l'Évan- 
gile que  de  suivre  cette  mode.  N'importe,  c'est  la  mode,  c'est- 
à-dire  une  loi  plus  sainte  et  plus  inviolable  que  celle  que  Dieu 
avait  écrite  de  sa  main  sur  les  tables  de  Moïse,  et  que  celle 
qu'il  grave  avec  son  esprit  dans  le  cœur  des  chrétiens. 

En  vérité,  je  ne  sais  si  les  Français  ont  tout  à  fait  droit  de 
se  moquer  des  Éthiopiens  et  des  sauvages.  Il  est  vrai,  que  si  on 
voyait  pour  la  première  fois  un  roi  borgne  et  boiteux,  n'avoir 
à  sa  suite  que  des  boiteux  et  des  borgnes,  on  aurait  peine  à 
s'empêcher  de  rire.  Mais  avec  le  temps  on  n'en  rirait  plus  ;  et 
l'on  admirerait  peut-être  davantage  la  grandeur  de  leur  courage 
et  de  leur  amitié,  qu'on  ne  se  raillerait  de  la  faiblesse  de  leur 
esprit.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  modes  de  France.  Leur 
bizarrerie  n'est  point  soutenue  de  quelque  raison  apparente ,  et 
si  elles  ont  l'avantage  de  n'être  pas  si  fâcheuses,  elles  n'ont  pas 
toujours  celui  d'être  aussi  raisonnables.  En  un  mot,  elles  por- 
tent le  caractère  d'un  siècle  encore  plus  corrompu,  dans  lequel 
rien  n'est  assez  puissant  pour  modérer  le  dérèglement  de  l'ima- 
gination. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  des  gens  de  cour,  se  doit  aussi  en- 
tendre de  la  plus  grande  partie  des  serviteurs  à  l'égard  de  leurs 
maîtres,  des  servantes  à  l'égard  de  leurs  maîtresses;  et  pour 
ne  pas  faire  un  dénombrement  assez  inutile,  cela  se  doit  entendre 
Je  tous  les  inférieurs  à  l'égard  de  leurs  supérieurs  ;  mais  prin- 
cipalement des  enfants  à  l'égard  de  leurs  parents,  parce  que 
les  enfants  sont  dans  une  dépendance  toute  partirHiliore  de  leurs 
parents    que  leurs  riarents  ont  pour  oux  une  amitié  et  une  ten- 


248  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

dresse  qui  ne  se  rencontre  pas  dans  les  autres;  et  enfin  parce 
que  la  raison  porte  les  enfants  à  des  soumissions  et  à  des  res- 
pects que  la  même  raison  ne  règle  pas  toujours. 

Il  n'est  pas  absolument  nécessaire  pour  agir  dans  l'imagina- 
tion des  autres,  d'avoir  quelque  autorité  sur  eux,  et  qu'ils  dé- 
pendent de  nous  en  quelque  manière  :  la  seule  force  d'imagi- 
nation suffit  quelquefois  pour  cela.  Il  arrive  souvent  que  des 
inconnus,  qui  n'ont  aucune  réputation,  et  pour  lesquels  nous 
ne  sommes  prévenus  d'aucune  estime,  ont  une  telle  force  d'ima- 
gination, et  par  conséquent  des  expressions  si  vives  et  si  tou- 
chantes, qu'ils  nous  persuadent  sans  que  nous  sachions  ni 
pourquoi,  ni  même  de  quoi  nous  sommes  persuadés.  Il  est  vrai 
que  cela  semble  fort  extraordinaire,  mais  cependant  il  n'y  a 
rien  de  plus  commun. 

Or  cette  persuasion  imaginaire  ne  peut  venir  que  de  la  force 
d'un  esprit  visionnaire,  qui  parle  vivement  sans  savoir  ce  qu'd 
dit,  et  qui  tourne  ainsi  les  esprits  de  ceux  qui  l'écoutent,  à 
croire  fortement  sans  savoir  ce  qu'ils  ci'oient.  Car  la  plupart 
des  hommes  se  laissent  aller  à  l'effort  de  l'impression  sensible 
qui  les  étourdit  et  les  éblouit,  et  qui  les  pousse  à  juger  par 
passion  de  ce  qu'ils  ne  conçoivent  que  fort  confusément.  On 
prie  ceux  qui  liront  cet  ouvrage,  de  penser  à  ceci,  d'en  remar- 
quer des  exemples  dans  les  conversations  oîi  ils  se  trouveront, 
et  de  faire  quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe  dans  leur 
esprit  en  ces  occasions.  Cela  leur  sera  beaucoup  plus  utile 
qu'ils  ne  peuvent  se  l'imaginer. 

Mais  il  faut  bien  considérer  qu'il  y  a  deux  choses  qui  con- 
tribuent merveilleusement  à  la  force  de  l'imagination  des  autres 
sur  nous.  La  première  est  un  air  de  piété  et  de  gravité,  l'autre 
est  un  air  de  libertinage  et  de  fierté.  Car  selon  notre  disposi- 
tion à  la  piété  ou  au  libertinage,  les  personnes  qui  parlent  d'un 
air  grave  et  pieux,  ou  d'un  air  fier  et  libertin,  agissent  fort 
diversement  sur  nous. 

Il  est  vrai  que  les  uns  sont  bien  plus  dangereux  que  les 
autres  ;  mais  il  ne  faut  jamais  se  laisser  persuader  par  les  ma- 
nières ni  des  uns  ni  des  autres;  mais  seulement  par  la  force  de 
leurs  raisons.  On  peut  dire  gravement  et  modestement  des  sot 
tises,  et  d'uno  manière  dévole  des  impiétés  et  des  blasjtliènies 
Il  faut  donc  examiner,  si  les  esprits  sont  de  Dieu  selon  le  conseil 


DE    L'IMAGINATION,    3»   Partie.  249 

(le  saint  Jean  i,  et  ne  pas  se  fier  à  toutes  sortes  d'esprits.  Les 
démons  se  transforment  quelquefois  en  anges  de  lumière;  et 
i'ori  trouve  des  personnes  à  qui  l'air  de  piété  est  comme  naturel, 
pt  par  conséquent  dont  la  réputation  est  d'ordinaire  fortement 
établie,  qui  dispensent  les  hommes  de  leurs  obligations  essen- 
tielles, et  même  de  celle  d'aimer  Dieu  et  le  prochai-n,  pour  les 
rendre  esclaves  de  quelque  pratique,  et  de  quelque  cérémonie 
pliarisienne. 

Mais  les  imaginations  fortes  desquelles  il  faut  éviter  avec 
soin  l'impression  et  la  contagion,  sont  certains  esprits  par  le 
monde,  qui  affectent  la  qualité  d'esprits  forts  ;  ce  qui  ne  leur 
est  pas  diftîcile  d'acquérir.  Car  il  n'y  a  maintenant  qu'à  nier 
d'un  certain  air  le  péché  originel,  l'immorlaUté  de  l'âme,  ou  se 
railler  de  quelque  sentiment  reçu  dans  l'église,  pour  acquérir 
la  rare  qualité  d'esprit  fort  parmi  le  commun  des  hommes. 

Ces  petits  esprits  ont  d'ordinaire  beaucoup  de  feu,  et  un 
certain  air  libre  et  fier  qui  domine  et  qui  dispose  les  imagina- 
tions faibles  à  se  rendre  à  des  paroles  vives  et  spécieuses,  mais 
qui  ne  signifient  rien  à  des  esprits  attentifs.  Ils  sont  tout  à  fait 
heureux  en  expressions,  quoique  très  malheureux  en  raisons. 
Mais  parce  que  les  hommes,  tout  raisonnables  qu'ils  sont, 
aiment  beaucoup  mieux  se  laisser  toucher  par  le  plaisir  sensible 
dô  l'air  et  des  expressions,  que  de  se  fatiguer  dans  l'examen 
des  raisons  ;  il  est  visible  que  ces  esprit»  doivent  l'emporter  sur 
les  autres,  et  communiquer  ainsi  leurs  erreurs  et  leur  mali- 
gnité, par  la  puissance  qu'ils  oat  sur  l'imagination  des  autres 
hommes. 

CHAPITRE  III 
I.  De  la  force  de  l'imagination  de  certains  auteurs.  —  II.  De  TcrluUicn. 

I.  Une  des  plus  grandes  et  des  plus  remarquables  preuves 
de  la  puissance  que  les  imaginations  ont  les  unes  sur  les 
autres,  c'est  le  pouvoir  qu'ont  certains  auteurs  de  persuader 
sans  aucunes  raisons.  Par  exemple,  le  tour  des  paroles  de 
Terlullien,  de  Sénèque,  de  Montaigne,  et  de  quelques  autres,  a 

*  I.  Epître,  chap.  4. 


'ioO  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

tant  de  charmes,  et  tant  d'éclat,  qu'il  éblouit  l'esprit  de  la  plu- 
part des  geDs,  quoique  ce  ne  soit  qu'une  faible  peinture,  et 
comme  l'ombre  de  l'imagination  de  ces  auteurs.  Leurs  paroles 
toutes  mortes  qu'elles  sont,  ont  plus  de  vigueur  que  la  raison 
de  certaines  gens.  Elles  entrent,  elles  pénètrent,  elles  dominent 
dans  l'âme  d'une  manière  si  impérieuse,  qu'elles  se  font  obéir 
sans  se  faire  entendre,  et  qu'on  se  rend  à  leurs  ordres  sans 
les  savoir.  On  veut  croire  :  mais  on  ne  sait  que  croire  ;  car 
lorsqu'on  veut  savoir  précisément  ce  qu'on  croit,  ou  ce  qu'on 
veut  croire,  et  qu'on  s'approche,  pour  ainsi  dire,  de  ces  fan- 
tômes pour  les  reconnaître,  ils  s'en  vont  souvent  en  fumée  avec 
tout  leur  appareil  et  tout  leur  éclat. 

Quoique  les  livres  des  auteurs  que  je  viens  de  nommer, 
soient  très  propres  pour  faire  remarquer  la  puissance  que  les 
imaginations  ont  les  unes  sus  les  autres,  et  que  je  les  propose 
pour  exemple,  je  ne  prétends  pas  toutefois  les  condamner  en 
toutes  choses.  Je  ne  puis  pas  m' empêcher  d'avoir  de  l'estime 
pour  certaines  beautés  qui  s  y  rencontrent,  et  de  la  déférence 
pour  l'approbation  universelle  qu'ils  ont  eue  pendant  plusieurs 
siècles  1.  Je  proteste  entin  que  j'ai  beaucoup  de  respect  pour 
quelques  ouvrages  de  Tertullien  ,  principalement  pour  son 
apologie  contre  les  gentils,  et  pour  son  livre  des  Prescriptions 
contre  les  hérétiques,  et  pour  quelques  endroits  des  livres  de 
Sénèque.  quoique  je  n'aie  pas  beaucoup  d'estime  pour  tout  le 
livre  de  Montaigne. 

IL  Tertullien  était  à  la  vérité  un  homme  d'une  profonde  éru- 
dition, mais  il  avait  plus  de  mémoire  que  de  jugement,  plus  de 
pénétration  et  plus  d'étendue  d'imagination,  que  de  pénétration 
et  d'étendue  d'esprit.  On  ne  peut  douter  enfin,  qu'il  ne  fût 
visionnaire  dans  le  sens  que  j'ai  expliqué  auparavant,  et  qu'il 
n'eût  presque  toutes  les  qualités  que  j'ai  attribuées  aux  esprits 
visionnaires.  Le  respect  qu'il  eut  pour  les  visions  de  Montanus 
et  pour  ses  Prophétesses,  est  une  preuve  incontestable  de  la 
faiblesse  de  son  jugement.  Ce  feu,  ces  emportements,  ces  en- 
thousiasmes sur  de  petits  sujets,  marquent  sensiblement  le  dérè- 

•  Voyez  l'éclaircissement  sur  le  3»  ctiap.  de  la  3°  partie  du  2e  livre  où  il 
sejustilie  d'avoir  attaqué  Tertullien,  quoiqu'il  «oit  en  honneur  aii|irfcs  de 
certains  tJK'oiogiens  ei  fort  cite  par  les  prédicateurs.  Cet  éclaircissenie::l  est 
un  excellent  commentaire  et  plein  de  la  meilleure  rhétorique  de  ce  chapitre- 


DE   L'IMAGINATION,    3=    Partie.  25t 

glement  de  son  imagination.  Combien  de  mouvements  irrégii- 
liers  dans  ses  hyperboles  et  dans  ses  figures  ?  Combien  de 
raisons  pompeuses  et  magnifiques,  qui  ne  prouvent  que  par 
leur  éclat  sensible,  et  qui  ne  persuadent  qu'en  éblouissant  l'es- 
prit? 

A  quoi  sert,  par  exemple,  à  cet  auteur  qui  veut  se  justifier 
d'avoir  pris  le  manteau  de  philosophe,  au  lieu  de  la  robe  ordi- 
naire, de  dire  que  ce  manteau  avait  autrefois  été  en  usage  dans 
la  ville  de  Carthage  ?  Est-il  permis  présentement  de  prendre 
la  toque  et  la  fraise,  à  cause  que  nos  pères  s'en  sont  servis  ?  Et 
les  femmes  peuvent-elles  porter  des  vertugadins  et  des  chape- 
rons, si  ce  n'est  au  carnaval,  lorsqu'elles  veulent  se  déguiser 
en  masque. 

Que  peut-il  conclure  de  ces  descriptions  pompeuses  et  ma- 
gnifiques des  changements  qui  ari'ivent  dans  le  monde,  et  que 
peuvent-elles  contribuer  à  sa  justification  ?  La  lune  est  diffé- 
rente dans  ses  phases,  l'année  dans  ses  saisons,  les  campagnes 
changent  de  face  l'hiver  et  l'été.  Il  arrive  des  débordements 
d'eaux  qui  noj'ent  des  provinces  entières,  et  des  tremblements 
de  terre  qui  les  engloutissent.  On  a  bâti  de  nouvelles  villes, 
on  a  établi  de  nouvelles  colonies  ,  on  a  vu  des  inondations  de 
peuples  qui  ont  ravagé  des  pays  entiers  ;  enfin  toute  la  nature 
est  sujette  au  changement.  Donc  il  a  eu  raison  de  quitter  la 
robe  pour  prendre  le  manteau.  Quel  rapport  entre  ce  qu'il  doit 
prouver,  et  entre  tous  ces  changements  et  plusieurs  autres 
qu'il  recherche  avec  grand  soin,  et  qu'il  décrit  avec  des 
expressions  forcées,  obscures  et  guindées  *.  Le  paon  se  change  à 
chaque  pas  qu'il  fait,  le  serpent  entrant  dans  quelque  trou  étroit 
sort  de  sa  propre  peau,  et  se  renouvelle,  donc  il  a  raison  de 
changer  d'habit  ?  Peut-on  de  sang-froid,  et  de  sens  rassis  tirer 
de  pareilles  conclusions,  et  pourrait-on  les  voir  tirer  sans  eu 
rive,  si  cet  auteur  n'étourdissait  et  ne  troublait  l'esprit  de  ceux 
qui  le  lisent  ? 

Presque  tout  le  reste  de  ce  petit  livre  de  Pallio,  est  plein  de 
raisons  aussi  éloignées  de  son  sujet  que  celles-ci,  lesquelles 
certainement  ne  prouvent  qu'en  étourdissant,  lorsqu'on  est  ca- 
pable de  se  laisser  étourdir  ;  mais  il  serait  assez  inutile  dt  t  . 

•  Chap.  2  et  3  de  Pallio. 


252  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

arrêter  davantage.  Il  suffit  de  dire  ici,  que  si  la  justesse  de 
l'esprit,  aussi  bien  que  la  clarté  et  la  netteté  dans  le  discours, 
doivent  toujours  paraître  en  tout  ce  qu'on  écrit,  puisqu'on  ne 
doit  écrire  que  pour  faire  connaître  la  vérité,  il  n'est  pas  pos- 
sible d'excuser  cet  auteur,  qui  au  rapport  même  de  Saumaise  *, 
le  plus  grand  critique  de  nos  jours,  a  fait  tous  ses  efforts  pour 
se  rendre  obscur,  et  qui  a  si  bien  réussi  dans  son  dessein,  que 
ce  commentateur  était  prêt  de  jurer,  qu'il  n'y  avait  personne 
qui  l'entendit  parfaitement.  Mais,  quand  le  génie  de  la  nation, 
la  fantaisie  de  la  mode  qui  régnait  en  ce  temps-là,  et  enfin  la 
nature  de  la  satire  ou  de  la  raillerie  seraient  capables  de  jus- 
tifier en  quelque  manière  ce  beau  dessein  de  se  rendre  obscur 
et  incompréhensible,  tout  cela  ne  pourrait  excuser  les  mé- 
chantes raisons  et  l'égarement  d'un  auteur,  qui  dans  plusieurs 
autres  de  ses  ouvrages,  aussi  bien  que  dans  celui-ci,  dit  tout 
ce  qui  lui  vient  dans  l'esprit,  pourvu  que  ce  soit  quelque  pensée 
extraordinaire,  et  qu'il  ait  quelque  expi'ession  hardie  par  la- 
quelle il  espère  faire  parade  delà  force,  ou  pour  mieux  dire,  du 
déroa;!ement  de  son  imasrinalion. 


CHAPITRE    IV 
De  l'imaginaliou  do  Séiièque. 

L'imagination  de  Scnèque  n'est  quelquefois  pas  mieux  réglée 
que  celle  de  Tertullien.  Ses  mouvements  impétueux  l'emportent 
souvent  dans  des  pays  qui  lui  sont  inconnus,  oîi  néanmoins  il 
marche  avec  la  même  assurance  que  s'il  savait  où  il  est  et  où 
il  v;i.  Pouvu  qu'il  fasse  de  grands  pas,  des  pas  figurés  et  dans 
une  juste  cadence,  il  s'imagine  qu'il  avance  beaucoup  ;  mais  il 
ressemble  à  ceux  qui  dansent,  qui  finissent  toujours  où  ils  ont 
commencé. 

!1  faut  bien  distinguer  la  force  et  la  beauté  des  paroles,  de 

i  Miiito?  eliam  vidi  poslquam  bene  œsluassent  ut  eum  assoqiicrciitur,  nihii 
prœler  sudoioin  et  inanem  aninii  fatisalionem  liiciatos  ab  ejus  lectioiii;  dis- 
ccssissi'.  Sic,  qui  Sfotiiius  habeii  viileiique  diynus,  qui  bnc  co^noiiiciiluin 
liabcrot.  vnluit,  adeo  quod  voluit  à  seiuctipso  impciravit,  et  clfici're  id  qiio;i 
apiab.it  v;iiuit,  ut  liqiiido  juiaru  aii>;iiu  iiciuiiicm  ail  hoc  tcuipus  cxtiiisse,  qui 
|>Ossit  Jninio  huiic  libcilum  à  capiti-  ad  cnlci,'m  usquu  loiuiii  à  se  non  uiiuùs 
bef  3  iiUclIcclum  (juam  lectum.  Salin,  tu  episl.dcd.  comm.  in  Terl. 


DE    LIMAGLNATION,    3=    Partie.  253 

la  force  et  de  l'évidence  des  raisons.  Il  y  a  sans  doute  beau- 
coup de  force  et  quelque  beauté  dans  les  paroles  de  Sénèque  ; 
mais  il  y  a  très  peu  de  force  et  d'évidence  dans  ses  raisons.  Il 
donne  par  la  force  de  son  imagination  un  certain  tour  à  ses 
paroles,  qui  touche,  qui  agite  et  qui  persuade  par  impression  ; 
mais  il  ne  leur  donne  pas  cette  netteté  et  cette  lumière  pure 
qui  éclaire  et  qui  persuade  par  évidence.  Il  convainc,  parce 
qu'il  émeut  et  parce  qu'il  plaît  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  lui 
arrive  de  persuader  ceux  qui  le  peuvent  lire  de  sang-froid,  qui 
prennent  garde  à  la  surprise,  et  qui  ont  coutume  de  ne  se 
rendre  qu'à  la  clarté  et  à  l'évidence  des  raisons.  En  un  mot, 
pourvu  qu'il  parle  et  qu'il  parle  bien,  il  se  met  peu  en  peine  de 
ce  qu'il  dit,  comme  si  on  pouvait  bien  parler  sans  savoir  ce  qu'on 
dit;  et  ainsi  il  persuade  sans  que  l'on  sache  souvent  ni  de 
quoi,  ni  comment  on  est  persuadé,  comme  si  on  devait  jamais 
se  laisser  persuader  de  quelque  chose  sans  la  concevoir  dis- 
tinctement et  sans  avoir  examiné  les  preuves  qui  la  démon- 
trent. 

Qu  y  a-t-il  de  plus  pompeux  et  de  plus  magnifique  que 
l'idée  qu'il  nous  donne  de  son  Sage  ;  mais  qu'y  a-t-il  au  fond  de 
plus  vain  et  de  plus  imaginaire  ?  Le  portrait  qu'il  fait  de  Caton 
est  trop  beau  pour  être  naturel  ;  ce  n'est  que  du  fard  et  que  du 
plâtre  qui  ne  donne  dans  la  vue  que  de  ceux  qui  n'étudient  et 
qui  ne  connaissent  point  la  nature.  Galon  était  un  homme  sujet 
à  la  misère  des  hommes;  il  n'éHit  point  invulnérable,  c'est  une 
idée  ;  ceux  qui  le  frappaient  le  blessaient.  Il  n'avait  ni  la  du- 
reté du  diamant,  que  le  fer  ne  peut  briser,  ni  la  fermeté  des 
rochers  que  les  flots  ne  peuvent  ébranler,  comme  Sénèque  le 
prétend.  En  un  mot,  il  n'était  point  insensible  ;  et  le  même 
Sénèque  se  trouve  obligé  d'en  tomber  d'accord,  lorsque  son 
imagination  s'est  un  peu  refroidie,  et  qu'il  fait  davantage  de 
réflexion  à  ce  qu'il  dit  *. 

Mais  quoi  donc  !  n'accordeva-t-il  pas  que  son  Sage  peut  devenir 

'  Itaqac  non  refert,  quam  multa  in  illam  tela  conjiciantur,  cùm  sit  nulli 
penetrabilis.  Quomodb  quorumdam  lapidum  mexpuqnabilis  fcrro  duritia  e-;!, 
njic  secari  adamas,  aut  cce.ij  vel  ten  potest,  scd  incurrentia  ultri)  reiundlt 
quemadinodum  projtcti  in  altum  S';opuii  mare  franijunt,  nec  ipsi  alLi  sa-viijiE 
vestigla  tôt  vcrberaii  «.Tcalis  o^ti-ntant.  Itù  sGnieiUis  aniinus  sulidu%  «.s!,  et 
id  roboris  collegii,  ul  tàtn  tutus  sit  ab  injuria  quam  illa  quœ  extuli.  Sen. 
De  coiiitanlia  sapiealis,  ch.  3. 

T.  I.  15 


254  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

misérable,  puisqu'il  accorde  qu'il  n'est  pas  insensible  à  la  dou- 
leur ?  iSon  sans  doute,  la  douleur  ne  touche  pas  son  Sage  ;  la 
crainte  de  la  douleur  ne  l'inquiète  pas,  son  Sage  est  au-dessus 
de  la  fortune  et  de  la  malice  des  hommes  ;  ils  ne  sont  pas  ca- 
pables de  l'inquiéter. 

Il  n'y  a  point  de  murailles  et  de  tours  dans  les  plus  fortes 
places,  que  les  béliers  et  les  autres  machines  ne  fassent  trem- 
bler, et  ne  renversent  avec  le  temps.  Mais  il  n'y  a  point  de 
machines  assez  puissantes  pour  ébranler  l'esprit  de  son  Sage. 
Ne  lui  comparez  pas  les  murs  de  Babylone,  qu'Alexandre  a 
forcés,  ni  ceux  de  Carthage  et  de  Nuraance,  qu'un  même  bras 
a  renversés,  ni  enfin  le  Capitule  et  la  citadelle  qui  gardent  en- 
core à  présent  des  marques,  que  les  ennemis  s'en  sont  rendus 
les  maîtres.  Les  flèches  que  l'on  tire  contre  le  soleil  ne  mon- 
tent pas  jusqu'à  lui.  Les  saci'ilèges  que  l'on  commet,  lorsque 
l'on  renverse  les  temples,  et  qu'on  en  brise  les  images,  ne  nui- 
sent pas  à  la  divinité.  Les  dieux  mêmes  peuvent  être  accablés 
sous  les  ruines  de  leurs  temples  ;  mais  son  Sage  n'en  sera  pas 
accablé,  ou  plutôt  s'il  en  est  accablé,  il  n'est  pas  possible  qu'il 
en  soit  blessé*. 

Mais  ne  croyez  pas,  dit  Sénèque,  que  ce  Sage  que  je  vous 
dépeins  ne  se  trouve  nulle  part.  Ce  n'est  pas  une  fiction  pour 
élever  sottement  l'esprit  de  l'homme.  Ce  n'est  pas  une  gi-ande 
idée  sans  réalité  et  sans  /érité  ;  peut-être  même  que  Caton 
passe  cette  idée. 

Mais  il  me  semble,  continue- t-il,  que  je  vois  que  votre  es- 
prit s'agite  et  s'échauffe.  Vous  voulez  dire  peut-être,  que  c'est 
se  rendre  méprisable  que  de  promettre  des  choses  qu'on  ne 
peut  ni  croire,  ni  espérer  ;  et  que  les  stoïciens  ne  font  que 
caanger  le  nom  des  choses,  afin  de  dire  les  mêmes  vérit(^& 
(Tune  manière  plus  grande  et  plus  magnifique.  Mais  vous  vous 
trompez  :  Je  ne  prétends  pas  élever  le  Sage  ,par  ces  paroles  ma- 
gnifiques et  spécieuses  :  Je  prétends  seulement  qu'il  est  dans  un 
lieu  inaccessible  et  dans  lequel  on  ne  peut  le  blesser. 


*  Adâuui  boc  vobis  probaturus  sub  isto  tôt  civjtatum  eversore  munimenta 
incursu  arieiis  laberrieri,  et  tuGuiu  altiludiiicm  cunjculis  ac  luteiitibus  fossis 
ropentë  residere,  et  xquaturuiu  editissimas  arces  ag^ierem  crescorc.  At  nulla 
maubinamcnia  possc  reporiri,  quce  bcnè  l'undatuin  ainimuiu  aKiteiit. 

?son  Dabylonis  iimros  illi  contuleris,  quos  Alextndcr  ialravit  :  non  Carlba' 


DE   HMAGL\AliU.\,    3'   Parue.  ioS 

Voilà  jusqu'où  l'imagination  vigoureuse  de  Sénèque  emporte 
.  sa  faible  raison.  Mais  se  peut-il  faire  que  des  hommes  qui  sen- 
tent continuellement  leurs  misères  et  leurs  faiblesse ,  puissent 
tomber  dans  des  sentiments  si  fiers  et  si  vains  ?  Un  homme 
raisonnable  peut-il  jamais  se  persuader,  que  sa  douleur  ne  le 
touche  et  ne  le  blesse?  et  Caton  tout  sage  et  tout  fort  qu'il  était, 
pouvait-il  souffrir  sans  quelque  inquiétude,  ou  au  moins  sans 
quoique  distraction,  je  ne  dis  pas  les  injures  atroces  d'un  peuple 
enragé  qui  le  traine,  qui  le  dépouille  et  qui  le  maltraite  de  coups, 
mais  les  piqûres  d'une  simple  mouche  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus 
faible  contre,  des  preuves  aussi  fortes  et  aussi  convaincantes 
que  sont  celles  de  notre  propre  expérience,  que  cette  belle 
raison  de  Sénèque,  laquelle  est  cependant  une  de  ses  princi- 
pales preuves? 

Celui  qui  blesse,  dit-il,  doit  être  plus  fort  que  celui  qui 
est  blessé.  Le  vice  n'est  pas  plus  fort  que  la  vertu.  Donc 
le  sage  ne  peut  être  blessé.   Car  il  n'y  a  qu'à  répondre,  ou 

ginis,  aiil  >amautiœ  mœnia  ana  mano  capta:  non  Capiiolium  arcemve:  habent 
ista  Hostile  vestigiam.  Ch.  n. 

Qaid  Kl  pu'as  cum  stolidus  ille  Rex  mnltitu.line  tolorum  diem  obscnrasset, 
ullam  sagittam  in  soleni  incidisse.   Ul  coelestia   tiomanas  manus  efingiant.  et  ' 
ab  Lh  qui  templa  dirunnt,    aut  simalaclira    connant,  nihil   divi-iitiii  nocetur, 
ità  q'iidquid  sit  in  s^pientem.  protervè,  petulanlèr,  «uperbè  ffustrà  tentatur. 
Ch.  ». 

Inter  fiagorerâ  temploram  super  Deos  suos  eadentinm  nni  homini  pax  fait. 
Ch.  3. 

Nnn  e«t  ut  dicas  ità  ut  soles  hnne  sjpientem  sostrurn  nn^quàm  inveniri. 
non  fingiinns  istud  bamani  ingeuii  \-anum  decus  nec  inaentem  imapineui  rei 
falsœ  conripimus  :  sed  qualem  conCrmamus,  exbibuimus,  ei  e.xliibebimus. 
Cœternm  hic  ipse  M.  Cato  verror  ne  .Miprâ  nostrum  exeniplar  sit.  Ch.  7. 

Videor  mihi  iatueri  aninium  tiinm  incensnm,  el  effervescentem  :  paras 
tcclainare,  Haec  suut,  quœ  auctoritatem  prœceptis  vestris  Jctraliant. 

.Magnn  promittitis,  et  qucD  ne  optari  quidem,  nedùm  credi,   possnnt. 

Et  plus  bas  : 

Itij  •^ubiato  altè  .snperrilio  in  cadem,  quœ  cœteri,descenditi5  mutatis  rc-mm 
norainibus  :  ta'e  itaque  aliquld  et  in  hoc  esse  su^picor,  qnod  prima  specie 
pulchrum  atque  magiiilicum  est,  nec  injuriam,  nec  contunieliam  accepturum 
esse  «apientem. 

Et  plus  bas  : 

E?o  verô  sapientem  non  imasTinario  honore  verboruin  exornare  constitui, 
sed  eo  loco  ponere,  qao  nalla  perveniat  injuriât. 

Validius  débet  esse    quod    iaedit,  eo  quod    lapditur.  Non  est  aulem  fortior 

nequitia  virtute.  Xon   potest  erjo  lœdl  sapieni^.  Injuria  in  bonos  non  tentatur 

nisi  à  mais,  bonis  inter  se  pax  est.  Quod  si  lœdi  nisi  inQrmior  non  potest, 

_  malus  autem  bono  inflrmior  est,  nec  injuria  bonis  nisi  il  dispr.ri  verenda  est, 

injuria  in  sapientem  viram  ncra  cadit.  Ch.  7,  ibidem. 


236  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   Vr?,ITÉ. 

que  tous  les  hommes  sont  pécheurs,  et  par  conséquent  dignes 
de  la  misère  qu'ils  souffrent,  ce  que  la  religion  nous  apprend, 
ou  que  si  le  vice  n'est  pas  plus  fort  que  la  vertu,  les  vicieux 
peuvent  avoir  quelquefois  plus  de  force  que  les  gens  de  bien, 
comme  l'expérience  nous  le  fait  connaître. 

Épicurei  avait  raison  de  dire,  que  les  offenses  étaient  sup- 
portables à  un  homme  sage  ;  mais  Sénèque  a  tort  de  dire,  que 
les  sages  ne  peuvent  pas  même  être  offensés.  La  vertu  des 
stoïques  ne  pouvait  pas  les  rendre  invulnérables,  puisque  la 
véritable  vertu  n'empêche  pas  qu'on  ne  soit  misérable  et  digne 
de  compassion  dans  le  temps  qu'on  souffre  quelque  mal.  Saint 
Paul  et  les  premiers  chrétiens  avaient  plus  de  vertu  que  Caton 
et  que  les  stoïciens.  Ils  avouaient  néanmoins  qu'ils  étaient  mi- 
sérables par  les  peines  qu'ils  enduraient,  quoiqu'ils  fussent 
heureux  dans  l'espérance  d'une  récompense  éternelle.  «  Si  lan- 
tum  in  hac  vita  sperantes  sumus,  miserabiliores  sumus  om- 
nibus hominibus  »,  dit  saint  Paul. 

Comme  il  n'y  a  que  Dieu  qui  nous  puisse  donner  par  sa 
grâce  une  véritable  et  solide  vertu,  il  n'y  a  aussi  que  lui  qui 
nous  puisse  faire  jouir  d'un  bonheur  solide  et  véritable  ;  mais  il 
ne  le  promet  et  ne  le  donne  pas  en  cette  vie.  C'est  dans  l'autre 
qu'il  faut  l'espérer  de  sa  justice,  comme  la  récompense  des 
misères  qu'on  a  souffertes  pour  l'amour  de  lui.  Nous  ne  sommes 
pas  à  présent  dans  la  possession  de  cette  paix  et  de  ce  repos 
que  rien  ne  peut  troubler.  La  grâce  même  de  Jésus-Christ  ne 
nous  donne  pas  une  force  invincible;  elle  nous  laisse  d'ordi- 
naire sentir  notre  propre  faiblesse,  pour  nous  faire  connaître 
qu'il  n'y  a  rien  au  monde  qui  ne  nous  puisse  blesser,  et  pour 
nous  faire  souffrir  avec  une  patience  humble  et  modeste  toutes 
les  injures  que  nous  recevons,  et  non  pas  avec  une  patience 
hère  et  orgueilleuse    semblable  à   la  couslance  du    superbe 

Caton. 

Lorsqu'on  frappa  Caton  2  au  visage,  Une  se  fâcha  point;  il  ne 
se  vengea  point  ;  il  ne  pardonna  point  aussi  ;  mais  il  nia  fière- 
meni  q'iion  lui  eût  fait  quelque  injure.  Il  voulait  qu'on  le  crût 
intinimeni  au-dessus  de  Ceux  qui  l'avaient  frappé.  Sa  patience 


Eiiicuriis  ail  injurias  lolorabilcs  esse  sapicnli,nos  injurias  non  esse,  cap.  11. 
Sénèque,  cli.  14  du  même  tiaile. 


DE   LIMAGINATION,    3«   Partie.  25T 

n'était  qu'orgueil  et  que  fierté.  Elle  était  choquante  et  inju- 
rieuse pour  ceux  qui  l'avaient  maltraite  ;  et  Caton  marquait 
par  cette  patience  de  stoïque ,  qu'il  regardait  ses  ennemis 
comme  des  bêtes  contre  lesquelles  il  est  honteux  de  se  mettre 
en  colère.  C'est  ce  mépris  de  ses  ennemis  et  cette  grande  estime 
de  soi-mém  eque  Sénèque  appelle  grandeur  de  courage.  «  Majori 
animo,  dit-il  parlant  de  l'injure  qu'on  fit  à  Caton,  non  agnovit 
quam  ignovisset.  »  Quel  excès  de  confondre  la  grandeur  de  cou- 
rage avec  l'orgueil,  et  de  séparer  la  patience  d'avec  l'humilité 
pour  la  joindre  avec  une  fierté  insupportable  !  Mais  que  ces 
excès  flattent  agréablement  la  vanité  de  l'homme,  qui  ne  veut 
jamais  s'abaisser,  et  qu'il  est  dangereux  principalement  à  des 
chrétiens  de  s'instruire  de  la  morale  dans  un  auteur  aussi  peu 
judicieux  que  Sénèque  ;  mais  dont  l'imagination  est  si  forte,  si 
vive  et  si  impétueuse,  qu'elle  éblouit,  qu'elle  étourdit,  et  qu'elle 
extraine  tous  ceux  qui  ont  peu  de  fermeté  d'esprit,  et  beaucoup 
de  sensibiUté  pour  tout  ce  qui  flatte  la  concupiscence  de  l'or- 
gueil. 

Que  les  chrétiens  apprennent  plutôt  de  leur  maître,  que  des 
impies  sont  capables  de  les  blesser,  et  que  les  gens  de  bien 
sont  quelquefois  assujettis  à  ces  impies  par  l'ordre  de  la  provi- 
dence. Lorsqu'un  des  officiers  du  grand-prétre  donna  un  souf- 
flet à  Jésus-Christ,  ce  sage  des  chrétiens,  infiniment  sage,  et 
même  aussi  puissant  qu'il  est  sage,  confesse  que  ce  valet  a  été 
capable  de  le  blesser.  Il  ne  se  fâche  pas  ;  il  ne  se  venge  pas 
comme  Caton  ;  mais  il  pardonne  comme  ayant  été  véritable- 
ment offensé.  Il  pouvait  se  venger  et  perdre  ses  ennemis  ;  mais 
il  souffre  avec  une  patience  humble  et  modeste,  qui  n'est  inju- 
rieuse à  personne,  ni  même  à  ce  valet  qui  l'avait  offensé.  Caton 
au  conti'airenc  pouvant  ou  n'osant  tirer  de  vengeance  réelle  de 
l'offense  qu'il  avait  reçue,  tâche  d'en  tirer  une  imaginaire  et 
qui  flatte  sa  vanité  et  son  orgueil.  Il  s'élève  en  esprit  jusque 
dans  les  nues  ;  il  voit  de  là  les  hommes  d'ici-bas  petits  comme 
des  mouches,  et  il  les  méprise  comme  des  insectes  incapables 
de  l'avoir  ofïensé,  et  indignes  de  sa  colère.  Cette  vision  est  une 
pensée  digne  du  sage  Caton.  C'est  elle  qui  lui  donne  cette 
grandeur  d'âme  et  celte  fermeté  de  courage  qui  le  rend  sem- 
blable aux  dieux.  C'est  elle  qui  le  rend  invulnérable,  puisque 
c'est  elle  qui  le  met  au-desbus  de  toute  la  force  et  de  toute  la 


258  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

malignité  clés  autres  hommes.  Pauvre  Caton  !  tu  l'imagines  que 
ta  vertu  t'élève  au-dessus  de  toutes  choses  :  ta  sagesse  n'est 
que  folie,  et  ta  grandeur  qu'abomination  devant  Dieu,  quoi- 
qu'en  pensent  les  sages  du  monde  ^ 

Il  y  a  des  visionnaires  de  plusieurs  espèces  :  les  uns  s'ima- 
ginent qu'ils  sont  transformés  en  coqs  et  en  poules  ;  d'autres 
croient  qu'ils  sont  devenus  rois  ou  empereurs;  d'autres  enfin  se 
persuadent  qu'ils  sont  indépendants  et  comme  des  dieux.  Mais 
si  les  hommes  regardent  toujours  comme  des  fous  ceux  qui 
assurent  qu'ils  sont  devenus  coqs  ou  rois,  ils  ne  pensent  pas 
toujours,  que  ceux  qui  disent  que  leur  vertu  les  rend  indépen- 
dants et  égaux  à  Dieu,  soient  véritablement  visionnaires.  La 
raison  en  est,  que  pour  être  estimé  fou,  il  ne  suffit  pas  d'avoir 
de  folles  pensées,  il  faut  outre  cela  que  les  autres  hommes 
prennent  les  pensées  que  Ton  a  pour  des  visions  et  pour  des 
folies.  Car  les  fous  ne  passent  pas  pour  ce  qu'ils  sont  parmi  les 
fous  qui  leur  ressemblent,-  mais  seulement  parmi  les  hommes 
raisonnables,  de  même  que  les  sages  ne  passent  pas  pour  ce 
qu'ils  sont  parmi  des  fous.  Les  hommes  reconnaissent  donc 
pour  fous  ceux  qui  s'imaginent  être  devenus  coqs  ou  rois,  parce 
que  tous  leS  hommes  ont  raison  de  ne  pas  croire  qu'on  puisse 
si  facil'^ment  devenir  coq  ou  roi.  3Iais  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui 
que  les  hommes  croient  pouvoir  devenir  comme  des  dieux  ;  ils 
l'ont  cru  de  tout  temps,  et  peut-être  plus  qu'ils  ne  le  croient 
aujourd'hui.  La  vanité  leur  a  toujours  rendu  cette  pensée  assez 
vraisemblable.  Ils  la  tiennent  de  leurs  premiers  parents;  car 
sans  doute  nos  premiers  parents  étaient  dans  ce  sentiment, 
lorsqu'ils  obéirent  au  démon  qui  les  tenta  par  la  promesse 
qu'il  leur  fit,  qu'ils  deviendraient  senblables  à  Dieu:  «Eritissicuf 
Dii  ».  Les  intelligences  même  les  plus  pures  et  les  plus  éclairées 
ont  été  si  fort  aveuglées  par  leur  propre  orgueil,  qu'ils  ont  dé- 
siré et  peut-être  cru  pouvoir  devenir  indépendants,  et  même 
formé  le  dessein  de  monter  sur  le  trône  de  Dieu.  Ainsi  il  ne 
faut  point  s'étonner,  si  les  hommes  qui  n'ont  ni  la  pureté  ni  la 
lumière  des  anges,  s'abandonnent  aux  mouvements  de  leur 
vanité  qui  les  aveugle  et  qui  les  séduit. 


'  Snpii'iilia  liujiis'  miindi   stultitia  est  apiid  neum.   Qiiod    hoi))inibu=; 
est,  abominatio  ante  Deum.  Luc.  16. 


DE   L'IMAGINATION,    3=    Partie.  259 

Si  la  tentation  pour  la  grandeur  et  rindôpendance  est  la  plus 
forte  de  toutes,  c'est  qu'elle  nous  parait  comme  à  nos  premiers 
pafents,  assez  conforme  à  notre  raison  aussi  bien  qu'à  notre 
inclination,  à  cause  que  nous  ne  sentons  pas  toujours  toute  notre 
dépendance.  Si  le  serpent  eût  menacé  nos  premiers  parents, 
en  leur  disant  :  si  vous  ne  mangez  du  fruit  dont  Dieu  vous  a 
défendu  de  manger,  vous  serez  transformés,  vous  en  coq,  et 
vous  en  poule,  on  ne  craint  point  d'assurer  qu'ils  se  fussent 
raillés  d'une  tentation  si  grossière  ;  car  nous  nous  en  raillerions 
nous-mêmes.  Mais  le  démon  jugeant  des  autres  par  lui-même, 
savait  bien  que  le  désir  de  l'indépendance  était  le  faible  par  où 
il  les  fallait  prendre.  Au  reste  comme  Dieu  nous  a  créés  à  son 
image  et  à  sa  ressemblance,  et  que  notre  bonheur  est  d'être 
semblables  à  Dieu,  on  peut  dire  que  la  magnifique  et  intéressante 
promesse  du  démon  i,  est  la  même  que  celle  que  la  religion 
nous  propose,  et  qu'elle  s'accomplira  en  nous,  non  comme  le 
disait  le  menteur  et  l'orgueilleux  tentateur  en  désobéissant  à 
Dieu,  mais  en  suivant  exactement  ses  ordres. 

La  seconde  raison  qui  fait  qu'on  regarde  comme  fous  ceux 
qui  assurent  qu'ils  sont  devenus  coqs  ou  rois,  et  qu'on  n'a  pas 
la  même  pensée  de  ceux  qui  assurent  que  personne  ne  les  peut 
blesser,  parce  qu'ils  sont  au-dessus  de  la  douleur,  c'est  qu'il 
est  visible  que  les  hypocondriaques  se  trompent,  et  qu'il  ne 
faut  qu'ouvrir  les  yeux  pour  avoir  des  preuves  sensibles  de 
leur  égarement.  Mais  lorsque  Caton  assure  que  ceux  qui  l'ont 
frappé  ne  l'ont  point  blessé,  et  qu'il  est  au-dessus  de  toutes  les 
injures  qu'on  lui  peut  faire,  il  l'assure,  ou  il  peut  l'assurer  avec 
tant  de  fierté  et  de  gravité,  qu'on  ne  peut  reconnaître  s'il  est 
effectivement  tel  au  dedans  qu'il  parait  être  au  dehors.  On 
est  même  porté  à  croire  que  soo  àme  n'est  point  ébranlée,  à 
cause  que  son  corps  demeure  immobile,  parce  que  l'air  exté- 
rieur de  notre  corps  est  une  marque  naturelle  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  fond  de  notre  âme.  Ainsi  quand  mi  hardi  menteui" 
ment  avec  beaucoup  d'assurance,  il  fait  souvent  croire  les 
choses  les  plus  incroyables;  parce  que  cette  assurance  avec 
laquelle  il  parle,  est  une  preuve  qui  touche  les  sens,  et  qui  par 
conséquent  est  très  forte  et  très  persuasive  pour  la  plupart  dos 

*  l.  Ep.  des.  Jean.  Ch.  3. 


■260  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

hommes.  Il  y  a  donc  peu  de  personnes  qui  regardent  les 
stoïciens  comme  des  visionnaires,  ou  comme  de  hardis  men- 
teurs, parce  qu'on  n'a  pas  de  preuve  sensible  de  ce  qui  se  passe 
dans  le  fond  de  leur  cœur,  et  que  l'air  de  leur  visage  est  une 
preuve  sensible  qui  impose  facilement,  outre  que  la  vanité  nous 
porte  à  croire  que  l'esprit  de  l'homme  est  capable  de  cette 
grandeur  et  de  cette  indépendance  dont  ils  se  vantent. 

Tout  cela  fait  voir  qu'il  y  a  peu  d'erreurs  plus  dangereuses, 
et  qui  se  communiquent  aussi  facilement  que  celles  dont  les 
livres  de  Sénèque  sont  remplis,  parce  que  ces  erreurs  sont  dé- 
licates, proportionnées  à  la  vanité  de  l'homme,  et  semblables  à 
celle  dans  laquelle  le  démon  engagea  nos  premiers  parents. 
Elle  sont  revêtues  dans  ces  livres  d'ornements  pompeux  et  ma- 
gnifiques, qui  leur  ouvrent  le  passage  dans  la  plupart  des 
esprits.  Elles  y  entrent,  elles  s'en  emparent,  elles  les  étourdis- 
sent et  les  aveuglent.  Mais  elles  les  aveuglent  d'un  aveugle- 
ment superbe,  d'un  aveuglement  éblouissant,  d'un  aveuglement 
accompagné  de  lueurs,  et  non  pas  d'un  aveuglement  humiliant 
et  plein  de  ténèbres,  qui  fait  sentir  qu'on  est  aveugle,  et  qu'il 
le  fait  reconnaître  aux  autres.  Quand  on  est  frappe  de  cet  aveu- 
glement d'orgueil,  on  se  met  au  nombre  des  beaux  esprits  et 
des  esprits  forts.  Les  autres  mêmes  nous  y  mettent  et  nous 
admirent.  Ainsi  il  n'y  a  rien  de  plus  contagieux  que  cet  aveu- 
glement, parce  que  la  vanité  et  la  sensibilité  des  hommes,  la 
corruption  de  leurs  sens  et  de  leurs  passions  les  dispose  à 
rechercher  d'en  être  frappés,  et  les  excite  à  en  frapper  les 
autres. 

Je  ne  crois  donc  pas  qu'on  puisse  trouver  d'auteur  plus 
propre  que  Sénèque,  pour  faire  connaître  quelle  est  la  conta- 
gion d'une  infinité  de  gens,  qu'on  appelle  beaux  esprits  et  esprits 
forts,  et  comment  les  imaginations  fortes  et  vigoureuses  domi- 
nent sur  les  esprits  faibles  et  peu  éclairés,  non  par  la  force  ni 
l'évidence  des  raisons,  qui  sont  des  productions  de  l'esprit  ; 
mais  par  le  tour  et  la  manière  vive  de  l'expression  qui  dépend 
de  la  force  de  l'imagination.  Je  sais  bien  que  cet  auteur  a  beau- 
coup d'estime  dans  le  monde,  et  qu'on  prendra  pour  une  espèce 
de  témérité  de  ce  que  j'en  parle,  comme  d'un  homme  fort  Ima- 
ginatif et  peu  judicieux.  Mais  c'est  principalement  à  cause  de 
cette  estime  que  j'ai  entrepris  d'en  parler,  non  par  une  espèce 


DE  L'IMAGINATON,   3°   Partie.  261 

d'envie  ou  par  humeur,  mais  parce  que  l'estime  qu'on  fait  de 
lui  touchera  davantage  les  esprits  et  leur  fera  faire  attention 
aux  erreurs  que  j'ai  combattues.  Il  faut,  autant  qu'on  peut, 
apporter  des  exemples  illustres  des  choses  qu'on  dit,  lorsqu'elles 
sont  de  conséquence,  et  c'est  quelquefois  faire  honneur  à  un 
livre  que  de  le  critiquer.  Mais  enfin  je  ne  suis  pas  le  seul  qui 
trouve  à  redire  dans  les  écrits  de  Sénèque  ;  car  sans  parler  de 
quelques  illustres  de  ce  siècle,  il  y  a  près  de  seize  cents  ans, 
qu'un  auteur  très  judicieux  a  remarqué,  qu'il  y  avait  peu  i 
d'exactitude  dans  sa  philosophie  2,  peu  de  discernement  et  de 
justesse  dans  son  élocution  ^,  et  que  sa  réputation  était  plutôt 
l'effet  d'une  ferveur  et  d'une  inclination  indiscrète  de  jeunes 
gens,  que  d'un  consentement  de  personnes  savantes  et  bien 
sensées. 

Il  est  inutile  de  combattre  par  des  écrits  pubhcs  des  erreurs 
grossières,  paixe  qu'elles  ne  sont  point  contagieuses.  Il  est 
ridicule  d'avertir  les  hommes,  que  les  hypocondriaques  se 
trompent,  ils  le  savent  assez.  Mais  si  ceux  dont  ils  font  beau- 
coup d'estime  se  trompent,  il  est  toujours  utile  de  les  en 
avertir,  de  peur  qu'ils  ne  suivent  leurs  erreurs.  Or  il  est  visible 
que  l'esprit  de  Sénèque  est  un  esprit  d'orgueil  et  de  vanité. 
Ainsi  puisque  l'orgueil,  selon  l'Écriture,  est  la  source  du  péché, 
«  initium  peccati  superbia  »,  l'esprit  de  Sénèque  ne  peut  être  l'es- 
prit de  l'Évangile,  ni  sa  morale  s'allier  avec  la  morale  de 
Jésus-Christ,  laquelle  seule  est  solide  et  véritable. 

Il  est  vrai  que  toutes  les  pensées  de  Sénèque  ne  sont  pas 
fausses  ni  dangereuses  *.  Cet  auteur  se  peut  lire  avec  profit 
par  ceux  qui  ont  l'esprit  juste,  et  qui  savent  le  fond  de  la 
morale  chrétienne.  De  grands  hommes  s'en  sont  servis  utile- 
ment, et  je  n'ai  gai'de  de  condamner  ceux  qui  pour  s'accom- 
moder à  la  faiblesse  des  autres  hommes  qui  avaient  trop  d'es- 
time pour  lui,  ont  tiré  des  ouvrages  de  cet  auteur,  des  preuves 
pour  défendre  la  morale  de  Jésus-Christ,  et  pour  combattre 
ainsi  les  ennemis  de  l'Évangile  par  leurs  propres  armes. 


'  In  phiinsophia  parùin  dilisrns. 

*  Veiles  eum  suo  insenio  dixisse  îlieno  juriicio. 

^  Si  aliqua  cnnlempsis^et,  ot,  coiisciisii  potius  eruditorura  qiiam   pueroram 
•niorc-  c  ■iiiprobarcliii'.  Ui'iiiiil't'i'i  '•  to,  cli.  i. 

*  Noiis  verrons  Siinèquo  cite  avec  éloge  par  Slalebranche  lui-même. 

T.    I.  lo. 


^82  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

Il  y  a  de  bonnes  choses  dans  l'Alcoran,  et  l'on  trouve  des 
propliéties  véritables  dans  les  Centuries  de  Nostradamus  ;  on 
se  sert  de  l'Alcoran  pour  combattre  la  religion  des  Turcs,  et 
l'on  peut  se  servir  des  prophéties  de  Nostradamus  pour  con- 
vaincre quelques  esprits  bizarres  et  visionnaires.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  bon  dans  l'Alcoran,  ne  fait  pas  que  l'Alcoran  soit  un 
bon  livre,  et  quelques  véritables  explications  des  Centuries  de 
Nostradamus  ne  feront  jamais  passer  Nostradamus  pour  un  pro- 
phète; et  l'on  ne  peut  pas  dire  que  ceux  qui  se  servent  de  ces 
auteurs  les  approuvent,  ou  qu'ils  aient  pour  eux  une  estime 
véritable. 

On  ne  doit  pas  prétendre  combattre  ce  que  j'ai  avancé  de 
Sénèque,  en  rapportant  un  grand  nombre  de  passages  de  cet 
■auteur,  qui  ne  contiennent  que  des  vérités  solides  et  conformes 
à  l'Évangile  :  je  tombe  d'accord  qu'il  y  en  a,  mais  il  y  en  a 
aussi  dans  l'Alcoran  et  dans  les  autres  méchants  livres.  On 
aurait  tort  de  même  de  m'accabler  de  l'autorité  d'une  infinité 
de  gens  qui  se  sont  servis  de  Sénèque,  parce  qu'on  peut  quel- 
quefois se  servir  d'un  livre  que  l'on  croit  impertinent,  pourvu 
que  ceux  à  qui  l'on  parle  n'en  portent  pas  le  même  jugement 
que  nous. 

Pour  ruiner  toute  la  sagesse  des  stoïque^,  il  ne  faut  savoir 
qu'une  seule  chose,  qui  est  assez  prouvée  par  rexpéricuce  et 
par  ce  que  l'on  a  déjà  dit:  c'est  que  nous  tenons  à  notre  corps, 
à  nos  parents,  à  nos  amis,  à  notre  pi'ince,  à  notre  patrie  par 
des  liens  que  nous  ne  pouvons  rompre,  et  que  même  nous 
aurions  honte  de  tâcher  de  rompre.  Notre  âme  est  unie  à 
noire  corps,  et  par  notre  corps  à  toutes  les  choses  visibles  par 
une  main  si  puissante,  qu'il  est  impossible  par  nous-mêmes  de 
nous  en  détacher.  Il  est  impossible  qu'on  pique  notre  corps, 
sans  que  l'on  nous  pique  et  que  l'on  nous  blesse  nous-mêmes, 
parce  que  dans  l'état  où  nous  sommes,  cette  con-espondance  de 
nous  avec  le  corps  qui  est  à  nous,  est  absolument  nécessaire. 
De  même  il  est  impossible  qu'on  nous  dise  des  injures  et  qu'on 
nous  méprise,  sans  que  nous  en  sentions  du  chagrin,  parce  que 
Dieu  nous  ayant  faits  pour  être  en  société  avec  les  autres 
hommes,  il  nous  a  donné  une  inclination  pour  tout  ce  qui  est 
capable  de  nous  lier  avec  eux,  laquelle  nous  ne  pouvons  vainci'e 
par  nous-mêmes.  Il  est  chimérique  de  dire  que  la  douleur  ne 


DE   L'IMAGINATION,    3'   Partie.  263 

BOUS  blesse  pas,  et  que  les  paroles  de  mépris  ne  sont  pas 
capables  de  nous  offenser,  parce  qu'on  est  au-dessus  de  tout 
cela.  On  n'est  jamais  au-dessus  de  la  nature,  si  ce  n'est  par  la 
grâce;  et  jamais  stoïque  ne  méprisa  la  gloire  et  l'estime  des 
hommes,  par  les  seules  forces  de  son  esprit. 

Les  hommes  peuvent  bien  vaincre  leurs  passions  par  des  pas- 
sions contraires.  Ils  peuvent  vaincre  la  peur  ou  la  douleur,  par  va- 
nité :  je  veux  dire  seulement,  qu'ils  peuvent  ne  pas  fuir  ou  ne  pas 
se  plaindre,  lorsque  se  sentant  en  vue  à  bien  du  monde,  le  désir 
de  la  gloire  les  soutient,  et  arrête  dans  leur  corps  les  mouvements 
qui  les  portent  à  la  fiiite.  Ils  peuvent  vaincre  de  cette  sorte; 
mais  ce  n'est  pas  là  vaincre,  ce  n'est  pas  là  se  délivrer  de  la 
ser\'itude  :  c'est  peut-être  changer  de  maître  pour  quelque 
temps,  ou  plutôt  c'est  étendre  son  esclavage  ;  c'est  devenir 
sage,  heureux,  et  libre  seulement  en  apparence,  et  souffrir  en 
effet  une  dure  et  cruelle  servitude.  On  peut  résister  à  l'union 
naturelle  que  l'on  a  avec  son  eoi-ps,  par  l'union  que  l'on  a  avec 
les  hommes,  parce  qu'on  peut  résister  à  la  nature  par  les 
forces  de  la  nature  ;  on  peut  résister  à  Dieu  par  les  forces  que 
Dieu  nous  donne.  Mais  on  ne  peut  résister  par  les  forces  de 
son  esprit.  On  ne  peut  entièrement  vaincre  la  nature  que  par 
la  grâce,  parce  qu'on  ne  peut,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi, 
vaincre  Dieu  que  par  un  secours  particulier  de  Dieu. 

Ainsi  cette  division  magnifique  de  toutes  les  choses  qui  ne 
dépendent  point  de  nous  et  desquelles  nous  ne  devons  point 
dépendre,  est  une  division  qui  semble  conforme  à  la  rai- 
son, mais  qui  n'est  point  conforme  à  l'état  déréglé  auquel 
le  péché  nous  a  réduits.  Nous  sommes  unis  à  toutes  les  cré- 
atures par  l'ordre  de  Dieu,  et  nous  en  dépendons  absolu- 
ment par  le  désordre  du  péché  ;  de  sorte  que  nous  ne  pouvons 
être  heureux.  Lorsque  nous  sommes  dans  la  douleur  et  dans 
l'inquiétude,  nous  ne  devons  point  espérer  d'être  heureux  en 
cette  vie,  en  nous  imaginant  que  nous  ne  dépendons  point  de 
toutes  les  choses,  desquelles  nous  sommes  naturellement 
esclaves.  Nous  ne  pouvons  être  heureux  que  par  une  foi  vive 
et  par  une  forte  espérance  qui  nous  fasse  jouir  par  avance  des 
biens  futurs;  et  nous  ne  pouvons  \-ivre  selon  les  règles  de  la 
vertu,  et  vaincre  la  nature,  si  nous  ne  sommes  soutenus  par 
la  grâce  que  Jésus-Christ  nous  a  méritée. 


264  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

CHAPITRE  V 

Du  livre  de  Montaigne. 

Les  Essais  de  Montaigne  nous  peuvent  aussi  servir  de  preuve 
de  la  force  que  les  imaginations  ont  les  unes  sur  les  autres  : 
car  cet  auteur  a  un  certain  air  libre,  il  donne  un  tour  si  naturel 
et  si  vif  à  ses  pensées,  qu'il  est  malaisé  de  le  lire  sans  se  laisser 
préoccuper.  La  négligence  qu'il  affecte  lui  sied  assez  bien,  et 
le  rend  aimable  à  la  plupart  du  monde  sans  le  faire  mépriser; 
et  sa  fierté  est  une  certaine  fierté  d'honnête  homme,  si  cela  se 
peut  dire  ainsi,  qui  le  fait  respecter  sans  le  faire  haïr.  L'air  du 
monde  et  l'air  cavaher  soutenus  par  quelque  érudition,  font  un 
effet  si  prodigieux  sur  l'esprit,  qu'on  l'admire  souvent  et  qu'on 
se  rend  presque  toujours  à  ce  qu'il  décide,  sans  oser  l'exa- 
miner, et  quelquefois  même  sans  l'entendre.  Ce  ne  sont  nulle- 
ment ses  raisons  qui  persuadent  ;  il  n'en  apporte  presque 
jamais  des  choses  qu'il  avance,  ou  pour  le  moins  il  n'en  apporte 
presque  jamais  qui  aient  quelque  solidité.  En  effet,  il  n'a  point 
de  principes  sur  lesquels  il  fonde  ses  raisonnements,  et  il  n'a 
point  d'ordre  pour  faire  les  déductions  de  ses  principes.  Un 
trait  d'histoire  ne  prouve  pas,  un  petit  conte  ne  démontre  pas  ; 
deux  vers  d'Horace, un  apophtegme  de  Cléomènes  ou  de  César, 
ne  doivent  pas  persuader  des  gens  raisonnables  :  cependant  ces 
Essais  ne  sont  qu'un  tissu  de  traits  d'histoire,  de  petits  contes, 
de  bons  mots,  de  distiques,  et  d'apophtegmes. 

Il  est  vrai  qu'on  ne  doit  pas  regarder  Montaigne  dans  ses 
Essais,  comme  un  homme  qui  raisonne,  mais  comme  un  homme 
qui  se  divertit,  qui  tâche  de  plaire,  et  qui  ne  pense  point  à 
enseigner  :  et  si  ceux  qui  le  lisent  ne  faisaient  que  s'en  diver- 
tir, il  faut  tomber  d'accord  que  Montaigne  ne  serait  pas  un 
si  méchant  livre  pour  eux.  Mais  il  est  presque  impossible  de 
ne  pas  aimer  ce  qui  plaît,  et  de  ne  pas  se  nourrir  des  viandes 
qui  ilattent  le  goût.  L'esprit  ne  peut  se  plaire  dans  la  lecture 
d'un  auteur  sans  en  prendre  les  sentiments,  ou  tout  au  moins 
sans  en  recevoir  quelque  teinture,  laquelle  se  mêlant  avec  ses 
idées,  les  rend  confuses  et  obscures. 

Il  n'est  pas  seulement  dangereux  de  lire  Montaigne  pour  se 


DE   L'IMAGINATION,   3»    Partie.  265 

divertir,  à  cause  que  le  plaisir  qu'on  y  prend  engage  insensi- 
blement dans  ses  sentiments;  mais  encore  parce  que  ce  plaisir 
est  plus  criminel  qu'on  ne  pense.  Car  il  est  certain  que  ce 
plaisir  naît  principalement  de  la  concupiscence,  et  qu'il  ne  fait 
qu'entretenir  et  que  fortitler  les  passions,  la  manière  d'écrire 
de  cet  auteur  n'étant  agréable  que  parce  qu'elle  nous  touche  et 
qu'elle  réveille  nos  passions  d'une  manière  imperceptible. 

Il  serait  assez  inutile  de  prouver  cela  dans  le  détail,  et  géné- 
ralement que  tous  les  divers  styles  ne  nous  plaisent  ordinaire- 
ment qu'à  cause  de  la  corruption  secrète  de  notre  cœur;  mais 
ce  n'en  est  pas  ici  le  lieu,  et  cela  nous  mènerait  trop  loin.  Tou- 
tefois si  l'on  veut  faire  rétlexion  sur  la  liaison  des  idées  et  des 
passions  dont  j'ai  parlé  auparavant  i,  et  sur  ce  qui  se  passe  en 
soi-même  dans  le  temps  que  l'on  lit  quelque  pièce  bien  écrite, 
on  pourra  reconnaître  en  quelque  façon,  que  si  nous  aimons  le 
genre  sublime,  l'air  noble  et  libre  de  certains  auteurs,  c'est 
que  nous  avons  de  la  vanité,  et  que  nous  aimons  la  grandeur 
et  l'indépendance,  et  que  ce  goût  que  nous  ti"ouvons  dans  la 
délicatesse  des  discours  efféminés,  n'a  point  d'autre  source 
qu'une  secrète  inclination  pour  la  mollesse  et  pour  la  volupté. 
En  un  mot,  que  c'est  une  certaine  intelligence  pour  ce  qui 
touche  les  sens  et  non  pas  l'intelligence  de  la  vérité,  qui  fait 
que  certains  auteurs  nous  charment  et  nous  enlèvent  comme 
malgré  nous.  Mais  revenons  à  Montaigne. 

Il  me  semble  que  ses  plus  grands  admirateurs  le  louent  d'un 
certain  caractère  d'auteur  judicieux  et  éloigné  du  pédantisme, 
et  d'avoir  parfaitement  connu  la  nature  et  les  faiblesses  de  l'es- 
prit humain.  Si  je  montre  donc  que  Montaigne,  tout  cavalier 
qu'il  est,  ne  laissa  pas  d'être  aussi  pédant  que  beaucoup  d'au- 
tres, et  qu'il  n'a  eu  qu'une  connaissance  très  médiocre  de  l'es- 
prit, j'aurai  fait  voir  que  ceux  qui  l'admirent  le  plus,  n'auront 
point  été  persuadés  par  des  raisons  évidentes,  mais  qu'ils 
auront  été  seulement  gagnés  par  la  force  de  son  imagination. 

Ce  terme  pédant  est  fort  équivoque,  mais  l'usage,  ce  me 
semble,  et  même  la  raison  veulent  qu'on  appelle  pédants  ceux 
qui,  pour  faire  parade  de  leur  fausse  science,  citent  à  tort  et  à 
travers  toutes  sortes  d'auteurs,  qui  parlent  simplement  pour 

'  Cliap.  dern.  de  la  l"  part,  de  ce  livre. 


26C  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

parler  et  pour  se  faire  admirer  des  sols,  qui  amassent  sans 
jugement  et  sans  discernement  des  apophtegmes  et  des  traits 
d'histoire  pour  prouver,  ou  pour  faire  semblant  de  prouver  des 
choses  qui  ne  se  peuvent  prouver  que  par  des  raisons. 

Pédant  est  opposé  à  raisonnable,  et  ce  qui  rend  les  pédants 
odieux  aux  personnes  d'esprit,  c'est  que  les  pédants  ne  sont  pas 
raisonnables  ;  car  les  personnes  d'esprit  aimant  naturellement 
à  raisonner,  ils  ne  peuvent  souffrir  la  conversation  de  ceux  qui 
ne  raisonnent  point.  Les  pédants  ne  peuvent  pas  raisonner, 
parce  qu'ils  ont  l'esprit  petit,  ou  d'ailleurs  rempli  d'une  fausse 
érudition  ;  et  ils  ne  veulent  pas  raisonner,  parce  qu'ils  voient 
que  certaines  gens  les  respectent  et  les  admirent  davantage 
lorsqu'ils  citent  quelque-  auteur  inconnu  et  quelque  sentence 
d'un  ancien,  que  lorsqu'ils  pi'étendent  raisonner.  Ainsi  leur 
vanité  se  satisfaisant  dans  la  vue  du  respect  qu'on  leur  porte, 
les  attache  à  l'étude  de  toutes  les  sciences  extraordinaires  qui 
attirent  l'admiration  du  commun  des  hommes. 

Les  pédants  sont  donc  vains  et  fiers,  de  grande  mémoire  et 
de  peu  de  jugement,  heureux  et  forts  en  citations,  malheureux 
et  faibles  en  raisons;  d'une  imagination  vigoureuse  et  spacieuse, 
mais  volage  et  déréglée,  et  qui  ne  peut  se  contenir  dans  quelque 
justesse. 

Il  ne  sera  pas  maintenant  fort  difficile  de  prouver  que  Mon- 
taigne était  aussi  pédant  que  plusieurs  autres,  selon  celte  notion 
du  mot  pédant,  qui  semble  la  plus  conforme  à  la  raison  et  à 
l'usage  ;  car  je  ne  parle  pas  ici  de  pédant  à  la  longue  robe,  la 
robe  ne  peut  pas  faire  le  pédant.  Montaigne  qui  a  tant  d'aversion 
pour  la  pédanterie  pouvait  bien  ne  porter  jamais  robe  longue, 
mais  il  ne  pouvait  pas  de  même  se  défaire  de  ses  propres  dé- 
fauts. Il  a  bien  travaillé  à  se  faire  l'air  cavalier,  mais  il  n'a  pas 
travaillé  à  se  faire  l'esprit  juste,  ou  pour  le  moins  il  n'y  a  pas 
réussi.  Ainsi  il  s'est  plutôt  fait  un  pédant  à  la  cavalière  et  d'une 
espèce  toute  singulière,  qu'il  ne  s'est  rendu  raisonnable,  judi- 
cieux et  honnête  homme. 

Le  livre  de  Montaigne  contient  des  preuves  si  évidentes  de  la 
vanité  et  de  la  fierté  de  son  auteur,  qu'il  paraît  peut-être  assez 
inutile  de  s'arrêter  à  lès  faire  remarquer  ;  car  il  faut  être  biett 
plein  de  soi-même  pour  s'imaginer  comme  lui,  que  le  monde 
veuille  bien  lire  un  assez  ^ros  livre,'  pour  avoir  quelque  coa- 


DE   LDIAGESATION,    3*   Partie.  267 

naissance  de  ndS  humeurs.  Il  fallait  nécessairement  qu'il  se  sé- 
parât du  commun  et  qu'il  se  regardât  comme  nn  homme  tout  à 
fait  extraordinaire. 

Toutes  les  créatures  ont  une  obligation  essentielle  de  tourner 
les  esprits  de  ceux  qui  les  veulent  adorer  vers  celui-là  seul  qui 
mérite  d'être  adoré  ;  et  la  religion  nous  apprend  que  nous  ne 
devons  jamais  souffrir  que  l'esprit  et  le  cœur  de  l'homme  qui  n'est 
fait  que  pour  Dieu,  s'occupe  de  nous  et  s'arrête  à  nous  admirer 
et  à  nous  aimer.  Lorsque  saint  Jean  se  prosterna  devant  l'Ange 
du  Seigneur,  cet  Ange  lui  défendit  de  l'adorer  :  Je  suis  servi- 
teur 1,  dit-il,  comme  vous  et  comme  vos  frères.  Adorez  Dieu. 
Il  n'y  a  que  les  démons  et  ceux  qui  participent  à  l'orgueil  des 
démous  qui  se  plaisent  d'être  adorés;  et  c'est  vouloir  être  adoré, 
non  pas  d'une  adoration  extérieure  et  apparente,  mais  d'une 
adoration  intérieure  et  véritable,  que  de  vouloir  que  les  autres 
hommes  s'occupent  de  nous  ;  c'est  vouloir  être  adoré,  comme 
Dieu  veut  être  adoré,  c'est-à-dire  en  esprit  et  en  vérité. 

Montaigne  n'a  fait  son  li^1■e  que  pour  se  peindre  et  pour  re- 
présenter ses  humeurs  et  ses  inclinations  :  il  l'avoue  lui-même 
dans  l'avertissement  au  lecteur  inséré  dans  toutes  les  éditions  : 
C'est  moi  que  je  peins,  dit-il,  je  suis  moi-même  la  matière  de 
mon  livre.  Et  cela  parait  assez  en  le  lisant  :  car  il  y  a  très  peu 
de  chapitres  dans  lesquels  il  ne  fasse  quelque  digression  pour 
parler  de  lui,  et  il  y  a  mèipe  des  chapitres  entiers,  dans  les- 
quels il  ne  parle  que  de  lui.  Mais  s'il  a  composé  son  livre  pour 
«'y  peindre,  il  l'a  fait  imprimer  pour  qu'on  le  lût.  Il  a  donc 
voulu  que  les  hommes  le  regardassent  et  s'occupassent  de  lui; 
quoiqu'il  dise  que  ce  n'est  pas  raison  qu'on  emploie  son  loisir 
en  un  sujet  si  frivole  et  si  vain.  Ces  paroles  ne  font  que  le 
condamner  ;  car  s'il  eût  cru  que  ce  n'était  pas  raison  qu'on 
employât  le  temps  à  lire  son  livre,  il  eût  agi  lui-même  contre 
le  sens  commun  en  le  faisant  imprimer.  Ainsi  on  est  obligé  de 
croire,  ou  qu'il  n'a  pas  dit  ce  qu'U  pensait,  ou  qu'il  n'a  pas  fait 
ce  qu'il  devait. 

C'est  encore  une  plaisante  excuse  de  sa  vanité  de  dire,  qu'il 
n'a  écrit  que  pour  ses  parents  et  amis.  Car  si  cela  eût  clé  ainsi, 
pourquoi  en  eùt-il  fait  faire  trois  impressions  ?  Une  seule  ne 

*  Apoc.  19    10.  Conservus  luus  sum  est.  Deum  adora. 


268  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VERITE. 

suffisait-elle  pas  pour  ses  parents  et  pour  ses  asnis?  D'où  vient 
encore  qu'il  a  augmenté  son  livre  dans  les  dernières  impressions 
qu'il  en  a  fait  faire,  et  qu'il  n'en  a  jamais  rien  retranché,  si  ce 
n'est  que  la  fortune  secondait  ses  intentions  ^  «  J'ajoute,  dit-il, 
mais  je  ne  corrige  pas,  parce  que  celui  qui  a  hypothéqué  au 
monde  son  ouvrage,  je  trouve  apparence  qu'il  n'y  ait  plus  de 
droit.  Qu'il  dit  s'il  peut  mieux  ailleurs,  et  no  corrompe  la 
besogne  qu'il  a  vendue.  De  telles  gens  il  ne  faudrait  rien 
acheter  qu'après  leur  mort,  qu'ils  y  pensent  bien  avant  que  de  • 
se  produire.  Qui  les  hâte?  mon  livre  est  toujours  un,  etc.  »  II  a 
donc  voulu  se  produire  et  hypothéquer  au  monde  son  ouvrage 
aussi  bien  qu'à  ses  parents  et  à  ses  amis.  Mais  sa  vanité  serait 
toujours  assez  criminelle,  quand  il  n'aurait  tourné  et  arrêté 
l'esprit  et  le  cœur  de  ses  parents  et  de  ses  amis  vers  son  por- 
trait, autant  de  temps  qu'il  en  faut  pour  lire  son  livre. 

Si  c'est  un  défaut  de  parler  souvent  de  soi,  c'est  une  effron- 
terie, ou  plutôt  une  espèce  de  folie  que  de  se  louer  à  tous  mo- 
ments, comme  fait  Montaigne  ;  car  ce  n'est  pas  seulement 
péclier  contre  l'huraililé  chrétienne,  mais  c'est  encore  choquer 
la  raison. 

Les  hommes  sont  faits  pour  vivre  ensemble,  et  pour  former 
des  corps  et  des  sociétés  'civiles.  Mais  il  faut  remarquer,  que 
tous  les  particuliers  qui  composent  les  sociétés,  ne  veulent  pas 
qu'on  les  regarde  comme  la  dernière  partie  du  corps  duquel 
ils  sont.  Ainsi  ceux  qui  se  louent  se  mettant  au-dessus  des  au- 
tres, les  regardent  comme  les  dernières  parties  de  leur  société, 
et  se  considérant  eux-mêmes  comme  les  principales  et  les  plus 
honorables,  ils  se  rendent  nécessairement  odieux  à  tout  le 
monde,  au  lieu  de  se  faire  aimer  et  de  se  faire  estimer. 

C'est  donc  une  vanité  et  une  vanité  indiscrète  et  ridicule  à 
Montaigne,  de  parler  avantageusement  de  lui-même  à  tous  mo- 
ments. Mais  c'est  une  vanité  encore  plus  extravagante  à  cet 
autour  de  décrire  ses  défauts.  Car  si  l'on  y  prend  garde,  ou 
verra  qu'il  ne  découvre  L^uèrc  que  les  défauts  dont  on  fait  gloire 
dans  le  monde,  à  cause  de  la  corruption  du  siècle,  qu'il  s'at- 
tribue volontiers  ceux  qi;'  peuvent  le  faire  passer  pour  esprit 
fort,  ou  lui  donner  l'air  cavalier,  et  afin  que  par  celte  fraa- 

•  Cliap.  9,  liv.  3 


DE   L'IMAGINATION,    3»   Partie.  269 

chise  simulée  de  la  confession  de  ses  désordres,  on  le  croie 
plus  volontiers  lorsqu'il  parle  à  son  avantage.  Il  a  raison  de 
dire  1,  que  se  priser  et  se  mépriser  naissent  souvent  de  pareil 
air  d'arrogance.  C'est  toujours  une  marque  certaine  que  l'on 
est  plein  de  soi-même;  et  Montaigne  me  parait  encore  plus  fier 
et  plus  vain  quand  il  se  blâme  que  lorsqu'il  se  loue,  parce 
que  c'est  un  orgueil  insupportable  que  de  tirer  vanité  de  ses 
défauts,  au  lieu  de  s'en  humilier.  J'aime  mieux  un  homme  qu 
cache  ses  crimes  avec  honte,  qu'un  autre  qui  les  publie  avec 
effronterie  ;  et  il  me  semble  qu'on  doit  avoir  quelque  horreur 
de  la  manière  cavalière  et  peu  chrétienne  dont  Montaigne  repré- 
sente ses  défauts;  mais  examinons  les  autres  qualités  de  son 
esprit. 

Si  nous  croyons  Montaigne  sur  sa  parole,  nous  nous  persua- 
derons que  c'était  un  homme  -  «  de  nulle  rétention;  qu'il  n'avait 
point  de  gardoire  ;  que  la  mémoire  lui  manquait  du  tout,  »  mais 
qu'il  ne  manquait  pas  de  sens  et  de  jugement.  Cependant  si 
nous  en  croyons  le  portrait  même,  qu'il  a  fait  de  son  esprit,  je 
veux  dire  son  propre  livre,  nous  ne  serons  pas  tout  à  fait  de 
son  sentiment.  «  Je  ne  saurais  recevoir  une  charge  sans  tablettes, 
dit-il,  et  quand  j'ai  un  propos  à  tenir,  s'il  est  de  longue  ha- 
leine, je  suis  réduit  à  cette  vile  et  misérable  nécessité  d'ap- 
prendre par  cœur  mot  à  mot  ce  que  j'ai  à  dire,  autrement 
je  n'aurais  ni  façon  ni  assurance,  étant  en  crainte  que  ma 
mémoire  me  vînt  faire  un  mauvais  tour.  »  Un  homme  qui  peut 
bien  apprendre  mot  à  mot  des  discours  de  longue  haleine,  pour 
avoir  quelque  façon  et  quelque  assurance,  manque-t-il  plutôt 
de  mémoire  que  de  jugement?  Et  peut-on  croire  Montaigne, 
lorsqu'il  dit  de  lui  :  «  Les  gens  qui  me  servent,  il  faut  que  je  les 
appelle  par  le  nom  de  leurs  charges,  ou  de  leurs  pays;  car  il 
m'est  très  malaisé  de  retenir  des  noms,  et  si  je  durais  à  vivre 
longtemps,  je  ne  crois  pas  que  je  n'oubliasse  mon  nom  propre.  » 
Un  simple  gentilhomme  qui  peut  retenir  par  cœur  et  mot  à 
mot  avec  assurance  des  discours  «  de  longue  haleine  »,  a-t-il  un 
si  grand  nombre  d'officiers  qu'il  n'en  puisse  retenir  les  noms? 
Un  homme  «  qui  est  ne  et  nourri  aux  champs  et  parmi  le  labou- 


♦  Liv.  3,  ch.  13. 

•  Liv.  2,  cil.  10;  I.  1,  ch.  24;  I.  2,  ch.  17. 


8-0  DE   LA   RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

rage,  qui  a  des  affaires  et  un  ménage  en  main,  et  qui  dit  *  que 
de  mettre  à  non  chaloir  ce  qui  est  à  nos  pieds,  ce  que  nous 
avons  entre  nos  mains,  ce  qui  regarde  de  plus  près  l'usage  de 
la  vie,  c'est  chose  bien  éloignée  de  son  dogme,  »  peut-il  oublier 
les  noms  français  de  ses  domestiques  ?  Peut-il  ignorer,  comme 
il  dit,  la  plupart  de  nos  monnaies,  la  différence  d'un  grain  à 
l'autre  en  la  terre  et  au  grenier,  si  elle  n'est  pas  trop  appa- 
rente, les  plus  grossiers  principes  de  l'agriculture  et  que  les 
enfants  savent,  de  quoi  sert  le  levain  à  faire  du  pain,  et  ce 
que  c'est  que  de  faire  cuver  du  vin  ?  Et .  cependant  avoir  l'es- 
prit plein  de  noms  des  anciens  philosophes  et  de  leurs  principes, 
des  idées  de  Platon  -,  des  atomes  d'Épieure,  du  plein  et  du 
vide  de  Leucippus  et  de  Déraocritus,  de  l'eau  de  Thaïes,  de  l'in- 
finité de  nature  d'Anaximandre,  de  l'air  de  Diogèncs,  des 
nombres  et  de  la  symmétrie  de  Protagoras,  de  l'infini  de  Par- 
menides,  de  l'air  de  Museus,  de  l'eau  et  du  feu  d'Appollodorus, 
des  parties  similaires  d'Anaxagoras,  de  la  discorde  et  de  l'ami- 
tié d'Empédocles,  du  feu  d'Heraclite,  etc.  Un  homme  qui  dans 
trois  ou  quatre  pages  de  son  livre,  rapporte  plus  de  cinquante 
noms  d'auteurs  différents  arec  leurs  opinions,  qui  a  rempli 
tout  son  ouvrage  de  traits  d'histoire  et  d'apophtegmes  en- 
tassés sans  ordre,  qui  dit  que  ^  «  l'histoire  et  la  poésie  sont 
son  gibier  en  matière  de  livres  »;  qui  se  contredit  à  tous  moments 
et  dans  un  même  chapitre,  lors  même  qu'il  parle  des  choses 
qu'il  prétend  le  mieux  savoir,  je  veux  dire  lorsqu'il  parle  des 
qualités  de  son  esprit,  se  doit-il  piquer  d'avoir  plus  de  juge- 
ment que  de  mémoire  ? 

Avouons  donc  que  Montaigne  était  «  excellent  en  oubliance,  » 
puisque  Montaigne  nous  en  assure,  qu'il  souhaite  que  nous 
ayons  ce  sentiment  de  lui,  et  qu'enfin  cela  n'est  pas  tout  à  fail 
contraire  à  la  vérité.  Mais  ne  nous  persuadons  pas  sur  sa  pa- 
role, ou  par  les  louanges  qu'il  se  donne,  que  c'était  un  homme 
do  grand  sens  et  d'une  pénétration  d'esprit  toute  extraordi- 
naire. Cela  nous  pourrait  jeter  dans  l'erreur  et  donner  trop  de 
crédit  aux  opinions  fausses  et  dangereuses  qu'il  débite  avec 


'  Liv.  2,  ch  17. 

*  Liv.  2,  ch.  1-2, 

•  Liv. 1,  ch.  25. 


1 


DE    LliL\GLNATION,    3=    Partie.  271 

une  fierté  et  une  hardiesse  dominante,  qui  ne  fait  qu'étourdir 
et  qu'éblouir  les  esprits  faibles. 

L'autre  louange  que  l'on  donne  à  Montaigne,  est  qu'il  avait 
une  connaissance  parfaite  de  l'esprit  humain,  qu'il  en  pénétrait 
le  fond,  la  nature,  les  propriétés,  qu'il  en  savait  le  fort  et  le 
faible  ;  en  un  mot  tout  ce  que  l'on  en  peut  savoir.  Voyons  s'il 
mérite  bien  ces  louanges,  .et  d'où  vient  qu'on  est  si  libéral  à  son 
égard. 

Ceux  qui  ont  lu  Montaigne  savent  *  assez  que  cet  auteur  affec- 
tait de  passer  pour  pyrrhonien,  et  qu'il  faisait  gloire  de  douter 
de  tout.  «  La  persuasion  de  la  certitude,  dit-il,  est  un  certain 
témoignage  de  folie  et  d'incertitude  extrême  ;  et  n'est  point  de 
plus  folles  gens,  et  moins  philosophes,  que  les  philodoxes  de 
Platon^.  »  Il  donne  au  contraire  tant  de  louanges  aux  pyrrho- 
niens  dans  le  même  chapitre,  qu'il  n'est  pas  possible  qu'il  ne 
fût  de  cette  secte.  11  était  nécessaire  de  son  temps,  pour  passer 
pour  habile  et  pour  galant  homme,  de  douter  de  tout  ;  et  la 
quahté  d'esprit  fort  dont  il  se  piquait,  l'engageait  encore  dans 
ces  opinions.  Ainsi  en  le  supposant  académicien,  on  pourrait 
tout  d'un  coup  le  convaincre  d'être  le  plus  ignorant  de  tous 
les  hommes,  non  seulement  dans  ce  qui  regarde  la  nature 
de  l'esprit,  mais  même  en  toute  autre  chose.  Car  puisqu'il  y 
a  une  différence  essentielle  entre  savoir  et  douter,  si  les  aca- 
démiciens disent  ce  qu'ils  pensent  lorsqu'ils  assurent  qu'ils 
ne  savent  rien,  on  peut  dire  que  ce  sont  les  plus  ignorants  de 
tous  les  hommes. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  plus  ignorants  de  tous  les 
hommes,  ce  sont  aussi  les  défenseurs  des  opinions  les  moins 
raisonnables.  Car  non  seulement  ils  rejettent  tout  ce  qui  est 
de  plus  certain  et  de  plus  universellement  reçu  pour  se  faire 
passer  pour  esprits  forts  ;  mais  par  le  même  toxir  d'imagina- 
tion, ils  se  plaisent  à  parler  d'une  manière  décisive  des 
choses  les  plus  incertaines  et  les  moins  probables.  Montaigne 
est  visiblement  frappé  de  cette  maladie  d'esprit  ;  et  il  faut  né- 
cessairement dire,  que  non  seulement  il  ignorait  la  nature  de 
l'esprit  humain,  mais  même  qu'U  était  dans  des  erreurs  fort 


«  Liv.  I,  ch.  12. 
*  Un  peu  plus  bauu 


272  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

grossières  sur  ce  sujet,  supposé  qu'il  nous  ait  dit  ce  qu'il  en 
pensait,  comme  il  l'a  dû  faire. 

Car  que  peut-on  dire  d'un  homme  qui  confond  l'esprit  avec 
la  matière,  qui  rapporte  les  opinions  les-  plus  extravagantes  des 
l)liilosophes  sur  la  nature  de  l'àme  sans  les  mépriser,  et  même 
d'un  air  qui  fait  assez  connaître,  qu'il  approuve  davantage  les 
plus  opposées  à  la  raison,  qui  ne  voit  pas  la  nécessité  de  l'im- 
mortalité de  nos  âmes,  qui  pense  que  la  raison  humaine  ne  la 
peut  reconnaître,  et  qui  regarde  les  preuves  que  l'on  en  donne 
comme  des  songes  que  le  désir  fait  naître  en  nous  :  «  Somnia  non 
docentis,  sed  optantis  »;  qui  trouve  à  redire  que  tous  les  hommes 
Il  se  séparent  de  la  presse  dés  autres  créatures  et  se  distinguent 
des  bêtes,  »  qu'il  appelle  «  nos  confrères  et  nos  compagnons  ^  » 
qu'il  croit  parler,  s'entendre  et  se  moquer  de  nous,  de  même 
que  nous  parlons,  que  nous  nous  entendons  et  que  nous  nous 
moquons  d'elle,  qui  met  plus  de  différence  d'un  homme  à  un 
autre  homme,  que  d'un  homme  à  une  bête,  qui  donne  jusqu'aux 
araignées,,  délibération,  pensement  et  conclusion;  et  qui  après 
avoir  soutenu  que  la  disposition  du  corps  de  l'homme  n'a 
aucun  avantage  sur  celle  des  bêtes,  accepte  volontiers  ce  sen- 
timent, «  que  ce  n'est  point  par  la  raison,  par  le  discours  et  par 
l'âme  que  nous  excellons  sur  les  bêtes,  mais  par  notre  beauté, 
notre  beau  teint  et  notre  belle  disposition  des  membres,  pour 
laquelle  il  nous  faut  mettre  notre  intelligence,  notre  pru- 
dence et  tout  reste  à  l'abandon,  etc.  »  Peut-on  dire  qu'un 
homme  qui  se  sert  des  opinions  les  plus  bizarres  pour  con- 
clure, M  que  ce  n'est  point  par  vrai  discours,  mais  par  une  fierté 
et  opiniâtreté  que  nous  nous  préférons  aux  autres  animaux,  » 
eîit  une  connaissance  fort  exacte  de  l'esprit  humain,  et  croit-on 
en  persuader  les  autres  ? 

Mais  il  faut  faire  justice  à  tout  le  monde,  et  dire  de  bonuo 
foi  quel  était  le  caractère  de  l'esprit  de  Montaigne.  11  avait  peu 
de  mémoire,  encore  moins  de  jugement,  il  est  vrai  ;  mais  ces 
deux  qualités  ne  font  point  ensemble  ce  que  l'on  appelle  ordi- 
nairement dans  le  monde  beauté  d'esprit.  C'est  la  beauté,  la 
vivacité  et  l'étendue  de  l'imagination  qui  font  passer  pour  bel 
esprit.  Le  commun  des  hommes  estime  le  brillant  et  non  pas 

1  Liv.  2,  chap.  12. 


DE   L'IMAGINATION,   3«   Partie.  273 

le  solide,  parce  que  l'on  aime  davantage  ce  qui  louche  les 
sens,  que  ce  qui  instruit  la  raison.  Ainsi  en  prenant  beauté 
d'imagination  pour  beauté  d'esprit,  on  peut  dire  que  Montaigne 
avait  l'esprit  beau  et  même  extraordinaire.  Ses  idées  sont 
fausses,  maïs  belles  ;  ses  expressions  irrégulières  ou  hardies, 
mais  agréables;  ses  discours  mal  raisonnes,  mais  bien  ima- 
ginés. On  voit  dans  tout  son  livre  un  caractère  d'original,  qui 
plait  iutiniment  ;  tout  copiste  qu'il  est,  il  ne  sent  point  son 
copiste,  et  son  imagination  forte  et  hardie  donne  toujours  le 
tour  d'original  aux  choses  qu'il  copie.  Il  a  enfin  ce  qu'il  est 
nécessaire  d'avoir  pour  plaire  et  pour  imposer  ;  et  je  pense 
avoir  montré  suffisamment,  que  ce  n'est  point  en  convainquant 
la  raison  qu'il  se  fait  admirer  de  tant  de  gens,  mais  en  leur 
tournant  l'esprit  à  son  avantage  par  la  vivacité  toujours  victo- 
rieuse de  son  imasfination  dominante  ^. 


CHAPITRE  DERNIER 

I.  Des  sorciers  par  imagination,  et  des  loups-garous.  — 
II.  Conclusion  des  deux  premiers  livres. 

Le  plus  étrange  effet  de  la  force  de  l'imagination,  est  la 
crainte  déréglée  de  l'apparition  des  esprits,  des  sortilèges,  des 
caraclè:"es,  des  charmes  des  lycanthropes  ou  loups-garous, 
et  généralement  de  tout  ce  qu'on  s'imagine  dépendre  de  la  puis- 
sance du  démon. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  terrible  ni  qui  effraye  davantage  l'esprit, 
ou  qui  produise  dans  le  cerveau  des  vestiges  plus  profonds, 
que  l'idée  d'une  puissance  invisible  qui  ne  pense  qu'à  nous 
nuire,  et  à  laquelle  on  ne  peut  résister.  Tous  les  discours  qui 
réveillent  cette  idée  sont  toujours  écoulés  avec  crainte  et  cu- 
riosité. Les  hommes  s'attachent  à  tout  ce  qui  est  extraordinaire, 
se  font  un  plaisir  bizarre  de  raconter  ces  histoires  surprenantes 


'  On  pourra  remarquer  que  Pascal  traite  Montaigne  beaucoup  mieux  que 
Malebr.inche.  Il  trouve  en  effet  en  lui  un  auxiliaire  pour  rabattre,  comme  il  le 
dit,  la  superbe  de  la  raison.  Malebraitche  au  ci>niraire  philosophe  dosmaiique 
plaçant  la  raison  à  côté  de  la  foi,  a  moins  d'indulgence  pour  un  auteur  qui 
lui  est  doulilemeni  odieux,  à  cause  de  son  esprit  de  libertinage  et  à  cause  de 
son  pyrrhonismc. 


274  DE   LA   RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ. 

et  prodigieuses  de  la  puissance  et  de  la  malice  des  sorciers, 
à  épouvanter  les  autres  et  à  s'épouvanter  eux-mêmes.  Ainsi  il 
ne  faut  pas  s'étonner  si  les  sorciers  sont  si  communs  en  cer- 
tains pays,  où  la  créance  du  sabbat  est  trop  enracinée,  oîi  les 
contes  les  plus  extravagants  des  sortilèges  sont  écoutés  comme 
des  histoires  authentiques,  et  oîi  l'on  brûle  comme  des  sorciers 
véritables  les  fous  et  les  visionnaires  dont  l'imagination  a  été 
déréglée,  autant  pour  le  moins  par  le  récit  de  ces  contes,  que 
par  la  corruption  de  leur  cœur. 

Je  sais  bien  que  quelques  personnes  trouveront  à  redire  que 
j'attribue  la  plupart  des  sorcelleries  à  la  force  de  l'imaginaliou, 
parce  que  je  sais  que  les  hommes  aiment  qu'on  leur  donne  de 
la  crainte;  qu'ils  se  fâchent  contre  ceux  qui  les  veulent  désa- 
buser, et  qu'ils  ressemblent  aux  malades  par  imagination,  qui 
écoutent  avec  respect  et  qui  exécutent  lidélement  les  ordon- 
nances des  médecins  qui  leur  pronostiquent  des  accidents  fu- 
nestes. Les  superstitions  ne  se  détruisent  pas  facilement,  et  on 
ne  les  attaque  pas  sans  trouver  un  grand  nombre  de  défen- 
seurs; et  cette  inclination  à  croire  aveuglément  toutes  les  rê- 
veries des  démonographes,  est  produite  et  entretenue  par  la 
même  cause  qui  rend  opiniâtres  les  superstitieux,  comme  il  est 
assez  facile  de  le  prouver.  Toutefois  cela  ne  doit  pas  m'empôchcr 
de  décrire  en  peu  de  mots,  comme  je  crois  que  de  pareilles 
opinions  s'établissent. 

Un  pâtre  dans  sa  bergerie  raconte  après  souper  à  sa  femme 
et  à  ses  enfants  les  aventures  du  sabbat.  Comme  son  imagina- 
tion est  modérément  échauffée  par  les  vapeurs  du  vin  et  qu'il 
croit  avoir  assisté  plusieurs  fois  à  cette  assemblée  imaginaire,  ^ 
il  ne  manque  pas  d'en  parler  d'une  manière  forte  et  vive.  Son 
éloquence  naturelle  jointe  à  la  disposition  oii  est  toute  sa  fa- 
mille, pour  entendre  parler  d'un  sujet  si  nouveau  et  si  terrible, 
doit  sans  doute  produire  d'étranges  traces  dans  des  imagina- 
tions faibles,  et  il  n'est  pas  naturellement  possible  qu'une  femme 
tt  des  enfants  ne  demeurent  tout  effrayés,  pénétrés"  et  convain- 
cus de  ce  qu'ils  lui  entendent  dire.  C'est  un  mari,  c'est  un  père 
qui  parle  de  ce  qu'il  a  vti,  de  ce  qu'il  a  faif;  on  l'aime  et  on  le 
respecte,  pourquoi  ne  le  croirait-on  pas  ?  Ce  pàtrè  le  répète 
en  différents  jours.  L'imagination  de  la  mère  et  des  enfants 
en  reçoit  peu  à  peu  des  traces  plus  profondes  ;  ils  s'y  accou- 


DE  L'UIAGLVATION,    3'   Partie.  273 

tument,  les  frayeurs  passent  et  la  conviction  demeure  ;  et  enfin 
la  curiosité  les  prend  d"y  aller.  Ils  se  frottent  de  certaine  dro- 
gue dans  ce  dessein,  ils  se  couchent  ;  cette  dispoçition  de  leur 
cœur  échauffe  encore  leui'  imagination,  et  les  traces  que  le 
pâtre  avait  formées  dans  leur  cerveau,  s'ouvrent  assez  pour 
leur  faire  juger  dans  le  sommeil  comme  présents  tous  les  mou-^ 
vements  de  la  cérémonie,  dont  il  leur  avait  fait  la  description. 
Ils  se  lèvent,  ils  s'entredemandeut  et  s'entredisent  ce  qu'ils  ont 
vu,  ils  se  fortifient  de  cette  sorte  les  traces  de  leur  vision  ;  et 
celui  qui  a  l'imagination  la  plus  forte  persuadant  mieux  les  au- 
tres, ne  manque  pas  de  régler  en  peu  de  nuits  llustoire  ima- 
ginaire du  sabbat.  Voilà  donc  des  sorciers  achevés,  que  lé 
pâtre  a  faits  ,  et  ils  en  feront  un  jour  beaucoup  d'autres,  si 
ayant  l'imagination  forte  et  vive,  la  crainte  ne  les  empêche  pas 
de  conter  de  pareilles  histoires. 

Il  s'est  trouvé  plusieurs  fois  des  sorciers  de  bonne  foi,  qui 
disaient  généralement  à  tout  le  monde,  qu'Us  allaient  au  sab- 
bat, et  qui  en  étaient  si  persuadés,  que  quoique  plusieurs  per- 
sonnes les  veillassent  et  les  assurassent  qu'ils  n'étaient  point 
sortis  du  Ut,  ils  ne  pouvaient  se  rendre  à  leur  témoignage. 

Tout  le  monde  sait  que  lorsque  l'on  fait  des  contes  d'appari- 
tion d'esprits  aux  enfants,  ils  ne  manquent  presque  jamais  d'en 
être  effrayés,  et  qu'ils  ne  peuvent  demeurer  sans  lumière  et 
sans  compagnie,  parce  qu'alors  leur  cerveau  ne  recevant  point 
de  traces  de  quelque  objet  présent,  celle  que  le  conte  a  formée 
dans  leur  cerveau  se  rouvre,  et  souvent  même  avec  assez  de 
force  pour  leur  représenter  comme  devant  leurs  yeux  les  esprits 
qu'on  leur  a  dépeints.  Cependant  on  ne  leur  conte  pas  ces  his- 
toires comme  si  elles  étaient  véritables.  On  ne  leur  parle  pas 
avec  le  même  air  que  si  on  était  persuadé  ;  et  quelquefois  on 
le  fait  d'une  manière  assez  froide  et  assez  languissante.  Il  ne 
faut  donc  pas  s'élonuer  qu'un  homme  qui  croit  avoir"  été  au 
sabbat,  et  qui  par  conséquent  en  parle  d'un  ton  ferme  et  avec  une 
contenance  assurée,  persuade  facilement  quelques  personnes 
qui  l'écoutent  avec  respect,  de  toutes  les  circonstances  qu'il 
décrit,  et  transmette  ainsi  dans  leur  imagination  des  traces  pa- 
reilles à  celles  qui  le  trompent  ^. 

*  Malebranche  semble  a.  oir  eriiinuiiléd  Moolaigne  qu'il  vient  de  traiter  si 


276  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

Quand  les  hommes  nous  parlent,  ils  gravent  clans  notre  cer- 
veau des  traces  pareilles  àcclles  qu'ils  ont.  Lorsqu'ils  en  ont  de 
profondes,  ik  nous  parlent  d'une  manière  qui  nous  en  grave  de 
profondes;  car  ils  ne  peuvent  parler,  qu'ils  ne  nous  rendent 
semblables  à  eux  en  quelque  façon.  Les  enfants  dans  le  sein  de 
leurs  mères  ne  voient  que  ce  que  voient  leurs  mères  ;  et  même 
lorsqu'ils  sont  venus  au  monde,  ils  imaginent  peu  de  choses 
dont  leurs  parents  n'en  soient  la  cause,  puisque  les  hommes 
même  les  plus  sages  se  conduisent  plutôt  par  l'imagination 
des  autres,  c'est-a-dire  par  l'opinion  et  par  la  coutume,  que 
par  ies  règles  de  la  raison.  Ainsi  dans  les  lieux  où  l'on 
brûle  les  sorciers,  on'  en  trouve  un  grand  nombre  ;  parce  que 
dans  les  lieux  où  on  les  condamne  au  feu,  on  croit  véritable- 
ment qu'ils  le  sont,  et  cette  croyance  se  fortifie  par  les  discours 
qu'on  en  tient.  Que  l'on  cesse  de  les  punir,  et  qu'on  les  traite 
comme  des  fous,  et  l'on  verra  qu'avec  le  temps  ils  ne  seront 
plus  sorciers;  parce  que  ceux  qui  ne  le  sont  que  par  imagination, 
qui  sont  certainement  le  plus  grand  nombre,  reviendront  de 
leurs  erreurs. 

L  II  est  indubitable  que  les  vrais  sorciers  méritent  la  mori, 
et  que  ceux  mêmes  qui  ne  le  sont  que  par  imagination,  ne  doi- 
vent pas  être  réputés  comme  tout  à  fait  innocents  ;  puisque 
pour  l'ordinaire  ils  ne  se  persuadent  être  sorciers,  que  parce 
qu'ils  sont  dans  une  disposition  de  cœur  d'aller  au  sabbat,  et 
qu'ils  se  sont  frottés  de  quelque  drogue  pour  venir  à  bout  de 
leur  malheureux  dessein.  Mais  en  punissant  indifféremment 
tons  ces  criminels,  la  persuasion  commune  se  fortifie,  les  sor-  J 
ciers  par  imagination  se  multiplient,  et  ainsi  une  infinité  de 
gens  se  perdent  et  se  damnent.  C'est  •  donc  avec  raison  que 
jjlusieurs  parlements  ne  punissent  point  les  sorciers  :  il  s'en 
trouve  beaucoup  moins  dans  les  terres  de  leur  ressort  ;  et 
l'envie,  la  haine  et  la  malice  des  méchants  ne  peuvent  se  servir 
de  ce  prétexte  pour  perdre  les  innocents  ^. 

L'appréhension  des  loups-garous ,  ou  des  hommes  transfor- 
mai, (liv.  3,  chap.  II,)  quelques  traits  de  cette  explication  de  la  sorcolierie 
par  la  force  de  riiiiaginalion.  La  Bruyère  à  son  tour  semble  s'être  inspiré  de 
M;ili'hr;iiid)e. 

'  Vniia  uni'  bonne  vl  philosophique  explirairnn  des  phénomènes  de  la  sor 
c  llerie  en  ini'înie  irmps  (pie  la  meilleure  critique  des  parlements  qui  coiidaïu- 
naient  encore  les  sorciers  au  feu. 


I 


DE   L'IMAGINATION,    3«   Partie.  277 

mes  en  loups,  est  encore  une  plaisante  vision.  Un  homme  par 
un  effort  déréglé  de  son  imagination  tombe  dans  cette  folie, 
qu'il  se  croit  devenir  loup  toutes  les  nuits.  Ce  dérèglement  de 
son  esprit  ne  manque  pas  de  le  disposer  à  faire  toutes  les  ac- 
tions que  font  les  loups,  ou  qu'il  a  ouï-dii-e  qu'ils  faisaient.  Il 
sort  donc  à  minuit  de  sa  maison,  il  court  les  rues,  il  se  jette 
sur  quelque  enfant  s'il  en  rencontre,  il  le  mord  et  le  maltraite; 
et  le  peuple  stupide  et  superstitieux,  s'imagine  qu'en  effet  ce 
fanatique  devient  loup  ;  parce  que  ce  malheureux  le  croit  lui- 
même  et  qu'il  l'a  dit  en  secret  à  quelques  personnes  qui  n'ont 
pu  le  taire. 

S'il  était  facile  de  former  dans  le  cerveau  les  traces  qui 
persuadent  aux  hommes  qu'ils  sont  devenus  loups,  et  si  l'on 
pouvait  courir  les  rues  et  faire,  tous  les  ravages  que  font  ces 
misérables  loups-garous ,  sans  avoir  le  cerveau  entièrement 
bouleversé,  comme  il  est  facile  d'aller  au  sabbat  dans  son  lit, 
et  sans  se  réveiller,  ces  belles  histoires  de  transformations 
d'hommes  en  loups  ne  manqueraient  pas  de  produire  leur 
effet  comme  celles  que  l'on  fait  du  sabbat ,  et  nous  aurions 
autant  de  loups-garous  que  nous  avons  de  sorciers.  Mais  la 
persuasion  d'être  transformé  en  loup,  suppose  un  bouleverse- 
ment du  cerveau  bien  plus  difficile  à  produire  que  celui  d'un 
homme  qui  croit  seulement  aller  au  sabbat  ;  c'esi-à-dire,  qui 
croit  voir  la  nuit  des  choses  qui  ne  sont  point,  et  qui  étant 
réveillé  ne  peut  distinguer  ses  songes  des  pensées  qu'il  a  eues 
pendant  le  jour. 

C'est  une  chose  assez  ordinaire  à  certaines  personnes  d'avoir 
la  nuit  des  songes  assez  vifs  pour  s'en  ressouvenir  exaclemeni 
lorsqu'ils  sont  réveillés,  quoique  le  sujet  de  leur  songe  ne  soit 
pas  de  soi  fort  terrible.  Ainsi  il  n'est  pas  difficile  que  des  gens 
se  persuadent  d'avoir  été  au  sabbat  ;  car  il  suffit  pour  cela  que 
leur  cerveau  conserve  les  traces  qui  s'y  font  pendant  le  sommeil. 

La  principale  raison  qui  nous  empêche  de  prendre  nos 
songes  pour  des  réalités,  est  que  nous  ne  pouvons  lier  nos 
songes  aves  les  choses  que  nous  avons  faites  pendant  la  veille  : 
car  nous  reconnaissons  par  là,  que  ce  ne  sont  que  des  songes. 
Or  les  sorciers  par  imagination  ne  peuvent  reconnaître  par  là 
si  leur  sabbat  est  un  songe.  Car  on  ne  va  au  sabbat  que  la  nuit, 
et  ce  qui  se  passe  au  sabbat  nq  se  peut  lier  avec  les  autres 

T.  I.  16 


278  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

actions  de  la  journée  ;  ainsi  il  est  moralement  impossible  de 
les  détromper  par  ce  moyen  là.  Et  il  n'est  point  encore  néces- 
saire que  les  choses  que  ces  sorciers  prétendus  croient  avoir 
vues  au  sabbat,  gardent  entr'elles  un  ordre  naturel  ;  car  elles 
paraissent  d'autant  plus  réelles,  qu'il  y  a  plus  d'extravagance 
et  de  confusion  dans  leur  suite.  11  suffit  donc  pour  les  tromper, 
que  les  idées  des  choses  du  sabbat  soient  vives  et  effrayantes  ; 
ce  qui  ne  peut  manquer,  si  on  considère  qu'elles  représentent 
des  choses  nouvelles  et  extraordinaires. 

Mais  afin  qu'un  homme  s'imagine  qu'il  est  coq,  chèvre,  loup, 
bœuf,  il  faut  un  si  grand  dérèglement  d'imagination,  que  cela  ne 
peut  être  ordinaire;  quoique  ces  renversements  d'esprit  arrivent 
quelquefois,  ou  par  une  punition  divine,  comme  l'écriture  le 
rapporte  de  Nabuehodonosor,  pu  par  un  transport  naturel  de 
mélancolie  au  cerveau,  comme  on  en  trouve  des  exemples  dans 
les  auteurs  de  médecine. 

Encore  que  je  sois  persuadé  que  les  véritables  sorciers  soient 
très  rares,  que  le  sabbat  ne  soit  qu'un  songe,  et  que  les  par- 
lements qui  renvoient  les  accusations  des  sorcelleries  soient  les 
plus  équitables,  cependant  je  ne  doute  point  qu'il  ne  puisse  y 
avoir  des  sorciers,  des  charmes,  des  sortilèges,  etc.,  et  que  le 
démon  n'exerce  quelquefois  sa  malice  sur  les  hommes  par  une 
permission  particulière  d'une  puissance  supérieure.  Mais  l'Ecri- 
ture Sainte  nous  apprend  que  le  royaume  de  Satan  est  détruit  : 
que  l'ange  du  ciel  a  enchaîné  le  démon,  et  l'a  enfermé  dans  les 
abîmes  d'où  il  ne  sortira  qu'à  la  fin  du  monde,  que  Jésus-Christ 
a  dépouillé  ce  fort  armé,  et  que  le  temps  est  venu  auquel  le 
Prince  du  monde  est  chassé  hors  du  monde. 

Il  avait  régné  jusqu'à  la  venue  du  Sauveur,  et  il  règne  même 
encore,  si  on  le  .veut,  dans  les  lieux  où  le  Sauveur  n'est  point 
connu  ;  mais  il  n'a  plus  aucun  droit  ni  aucun  pouvoir  sur  ceux 
qui  sont  régénérés  en  Jésus-Christ,  il  ne  peut  même  les  tenter, 
si  Dieu  ne  le  permet,  et  s'il  le  permet,  c'est  qu'ils  peuvent  le 
vaincre.  C'est  donc  faire  trop  d'honneur  au  diable,  que  de  rap- 
porter des  histoires  comme  des  marques  de  sa  puissance,  amsi 
que  font  quelques  nouveaux  démonographes,  puisque  ces  his- 
toires le  rendent  redoutable  aux  esprits  faibles. 

Il  faut  mépriser  les  démons,  comme  on  méprise  les  bour- 
reaux -,  car  c'est  devant  Dieu  seul  qu'il  faut  trembler  ;  c'est  sa 


I 


DE   L'IMAGOATION,   3e   Partie.  279 

seule  puissance  qu'il  faut  craindre.  Il  faut  appréhender  ses 
jugements  et  sa  cob'n'e,  et  ne  pas  l'irriter  par  le  mépris  de  ses 
lois  et  de  son  évangile.  On  doit  être  dans  le  respect  lorsqu'il 
parle,  ou  lorsque  les  hommes  nous  pai'lent  de  lui.  Mais  quand 
les  hommes  nous  parlent  de  la  puissance  du  démon,  c'est  une 
faiblesse  ridicule  de  s'effrayer  et  de  se  troubler.  Notre  trouble 
fait  honneur  à  notre  ennemi.  Il  aime  qu'on  le  respecte  et  qu'on 
le  craigne,  et  son  orgueil  se  satisfait,  lorsque  notre  esprit  s'abat 
devant  lui. 

II.  Il  est  temps  de  finir  ce  second  livre,  et  de  faire  remar- 
quer par  les  choses  que  l'on  a  dites  dans  ce  livre  et  dans  le 
précédent,  que  toutes  les  pensées  qu'a  l'àme  par  le  corps  ou 
par  dépendance  du  corps,  sont  toutes  pour  le  corps,  qu'elles 
sont  toutes  fausses  ou  obscures,  qu'elles  ne  servent  qu'à  nous 
unir  aux  biens  sensibles  et  tout  ce  qui  peut  nous  les  procurer, 
et  que  celte  union  nous  engage  dans  des  erreurs  infinies  et 
dans  de  grandes  misères,  quoique  nous  ne  sentions  pas  tou- 
jours ces  misères  ;  de  même  que  nous  ne  connaissons  pas  les 
erreurs  qui  les  ont  causées.  Voici  l'exemple  le  plus  remar- 
quable. 

L'union  que  nous  avons  eue  avec  nos  mères  dans  leur  sein, 
laquelle  est  la  plus  étroite  que  nous  puissions  avoir  avec  les 
hommes,  nous  a  causé  les  plus  grands  maux,  savoir  le  péché 
et  la  concupiscence,  qui  sont  l'origine  de  toutes  nos  misères. 
Il  fallait  néanmoins  pour  la  conformation  de  notre  corps  que 
cette  union  fût  aussi  étroite  qu'elle  a  été. 

A  cette  union  qui  a  été  rompue  par  notre  naissance,  une 
autre  a  succédé,  par  laquelle  les  enfants  tiennent  à  leurs  pa- 
rents et  à  leurs  nourrices.  Cette  seconde  union  n'a  pas  été  si 
étroite  que  la  première,  aussi  nous  a-t-elle  fait  moins  de  mal  : 
Elle  nous  a  seulement  porté  à  croire  et  à  vouloir  imiter  nos  pa- 
rents et  nos  nourrices  en  toutes  choses.  Il  est  visible  que  cette 
•seconde  union  nous  était  encore  nécessaire,  non  comme  la  pre- 
mière pour  la  conformation  de  notre  corps,  mais  pour  sa  con- 
servation, pour  connaître  toutes  les  choses  qui  y  peu\^ent  être 
utiles,  et  pour  disposer  le  corps  aux  mouvements  nécessaires 
pour  les  acquérir. 

Enfin  l'union  que  nous  avons  encore  présentement  avec  tous 
les  hommes,  ne  laisse  pas  de  nous  faire  beaucoup  de  mal, 


280  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VI-RITÉ. 

quoiqu'elle  ne  soit  pas  si  étroite,  parce  qu'elle  est  moins  néces- 
saire à  la  conservation  de  notre  corps.  Car  c'est  à  cause  de 
cette  union,  que  nous  vivons  d'opinion,  que  nous  estimons 
et  que  nous  aimons  tout  ce  qu'on  aime  et  ce  qu'on  estime  dans 
le  monde,  malgré  les  remords  de  notre  conscience  et  les  véri- 
tables idées  que  nous  avons  des  choses.  Je  ne  pai'le  pas  ici  de 
l'union  que  nous  avons  avec  l'esprit  des  autres  hommes  ;  car 
on  peut  dire  que  nous  en  recevons  quelque  instruction.  Je  parle 
seulement  de  l'union  sensible  qui  est  entre  notre  imagination  et 
l'air  et  la  manière  de  ceux  qui  nous  parlent.  Voilà  comment 
toutes  les  pensées  que  nous  avons  par  dépendance  du  corps, 
sont  toutes  fausses  et  d'autant  plus  dangereuses  pour  notre 
âme,  qu'elles  sont  plus  utiles  à  notre  corps. 

Ainsi  tâchons  de  nous  délivrer  peu  à  peu  des  illusions  de  nos 
sens,  des  visions  de  notre  imagination,  et  de  l'impression  que 
l'imagination  des  autres  hommes  fait  sur  notre  esprit.  Rejetons 
avec  soin  toutes  les  idées  confuses  que  nous  avons  par  la 
dépendance  où  nous  sommes  de  notre  corps,  et  n'admettons 
que  les  idées  claires  et  évidentes  que  l'esprit  reçoit  par  l'union 
qu'il  a  nécessairement  avec  le  Verbe,  ou  la  Sagesse  et  la 
Vérité  éternelle,  comme  nous  expliquerons  dans  le  livre  sui- 
vant, qui  est  de  l'entendement  ou  de  l'esprit  pur. 


LIVRE    TROISIEME 

DE  L'ENTENDEMENT  OU  DE  L'ESPRIT  PUR 


CHAPITRE  PREMIER 

I.  I.a  pen'îée  seule  est  essentielle  a  l'esprit.  Sentir  et  ima^rinern'en  sont  que 
di-  inûdiiiciUions.  —  II-  Nou>  ne  ronnaîssons  pas  toutes  les  niodilirjiions 
dont  nnire  "'me  est  r;ipable.  —  lll.  Nos  sensations  et  même  nos  passions 
sont  diiTcrenies  de  notre  conn  •issanct:  et  de  notre  amour,  et  elles  n'en  soox 
pas  toujours  des  suites. 

Le  sujet  de  ce  troisième  traité  est  un  peu  sec  et  stérile.  On 
y  examine  l'esprit  considéré  en  lui-même  et  sans  aucun  rapport 
au  corps,  afin  de  reconnaître  les  faiblesses  qui  lui  sont  propres 
et  les  erreurs  qu'il  ne  tient  que  de  lui-même.  Les  sens  et  l'ima- 
ginalioD  sont  des  sources  fécondes  et  inépuisables  d'égaremenis 
et  d'illusions;  mais  l'esprit  agissant  par  lui-même  n'est  pas  si 
sujet  à  l'erreur.  On  avait  de  la  peine  à  finir  les  deux  traités 
précédents  ;  on  a  eu  de  la  peine  à  commencer  celui-ci.  Ce  n'est 
pas  qu'on  ne  puisse  dire  assez  de  choses  sur  les  propriétés  de 
l'esprit  :  mais  c'est  qu'on  ne  cherche  pas  tant  ici  ses  propriétés 
que  ses  faiblesses.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  ce  traité 
n'est  pas  si  ample  et  s'il  ne  découvre  pas  tant  d'erreurs  que 
ceux  qui  l'ont  précédé.  Il  ne  faut  pas  aussi  se  plaindre  s'il  est 
un  peu  sec,  al)sirait  et  appliquant.  On  ne  peut  pas  toujours  en 
parlant  remuer  les  sens  et  l'imagination  des  autres,  et  même 
on  ne  le  doit  pas  toujours  faire.  Quand  un  sujet  est  abstrait, 
on  ne  peut  guère  le  rendre  sensible  sans  l'obscurcir;  il  suffit 
de  le  rendre  intelligible.  Il  n'y  a  rien  de  si  injuste  que  les 
plaintes  ordinaires  de  ceux  qui  veulent  tout  savoir  et  qui  ne 
veulont  s'appliquer  à  rien.  Ils  se  fâchent  lorsqu'on  les  prie  de 
se  rendre  attentifs  ;  ils  veulent  qu'on  les  touche  toujours  et 
qu'on  tlatte  incessamment  leurs  sens  etleurs  passions.  Mais  auoi? 

T.  I.  16. 


282  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

nous  reconnaissons  notre  impuissance  à  les  satisfaire.  Ceux 
qui  font  des  romans  et  des  comédies  sont  obligés  de  plaire  et 
de  rendre  attentifs;  pour  nous,  c'est  assez  si  nous  pouvons 
instruire  ceux  mêmes  qui  font  effort  de  se  rendre  attentifs. 

Les  erreurs  des  sens  et  de  l'imagination  viennent  de  la  nature 
et  de  la  constitution  du  corps,  et  se  découvrent  en  considérant 
la  dépendance  où  l'âme  est  de  lui  ;  mais  les  erreurs  de  l'enten- 
dement pur  ne  se  peuvent  découvrir  qu'en  considérant  la  nature 
de  l'esprit  même  et  des  idées  qui  lui  sont  nécessaires  pour 
connaître  les  objets.  Ainsi  pour  pénétrer  les  causes  des  erreurs 
de  l'entendement  pur,  il  sera  nécessaire  de  nous  arrêter  dans 
'ce  livre  à  la  considération  de  la  nature  de  l'esprit  et  des  idées 
intellectuelles. 

iSous  parlerons  premièrement  de  l'esprit  selon  ce  qu'il  est 
en  lui-même  et  sans  aucun  rapport  au  corps  auquel  il  est  uni. 
De  sorte  que  ce  que  nous  en  dirons,  se  pourrait  dire  des  pures 
^intelligences,  et  à  plus  forte  raison  de  ce  que  nous  appelons  ici 
entendement  pur  ;  car  par  ce  mot  entendement  par,  nous  ne 
prétendons  désigner  que  la  faculté  qu  a  l'esprit  de  connaître 
les  objets  de  dehors,  sans  qu'il  s'en  forme  des  images  corpo- 
relles dans  le  cerveau  pour  les  représenter.  Nous  traiterons 
ensuite  des  idées  intellectuelles,  par  le  moyen  desquelles  l'en- 
tendoraent  pur  aperçoit  les  objets  de  dehors. 

L  Je  ne  crois  pas  qu'après  y  avoir  pensé  sérieusement,  on 
puisse  douter  que  ^  l'essence  de  l'esprit  ne  consiste  que  dans 
la  pensée,  de  même  que  l'essence  de  la  matière  ne  consiste  que 
dans  l'étendue;  et  que  selon  les  différentes  modifications  de  la 
pensée,  l'esprit  tantôt  veut  et  tantôt  im^ine,  ou  enfin  qu'il  a 
plusieurs  autres  formes  particulières;  de  même  que  selon  les 
dif 'Tentes  modifications  de  l'étendue,  la  matière  est  tantôt  de 
l'eau,  tantôt  du  bois,  tantôt  du  feu,  ou  qu'elle  a  une  infinité 
d'aniic-  formes  particulières. 

Ja\ortis  seulement  que  parce  moi  pensée,  je  n'entends  point 
ici  les  modifications  particulières  de  l'àme,  c'est-à-dire  telle  ou 
telle  |)ensée;  mais  la  pensée  substantielle,  la  pensée  capable 
de  toutes  sortes  de  modifications  ou  de  pensées;  de  même  que 

*  par  l'i-s^inri'  d'une  rhose,  j'entends  ce  que  Ion  conçoit  de  premier  dans 
cetif  chn«e.  duquel  dépendent  io<ites  les  modilications  qu'on  y  remarque.  (iNule 
de  Mal.  brancbo.) 


DE   L'ESPRIT    PUR,    l'e   Partie.  283 

par  l'étendue  l'on  n'entend  pas  une  telle  ou  telle  étendue,  comme 
la  ronde  ou  la  carrée,  mais  l'étendue  capable  de  toutes  sortes 
de  modifications  ou  de  figures.  Et  cette  comparaison  ne  peut 
faire  de  peine,  que  parce  que  l'on  n'a  pas  une  idée  claire  de  la 
pensée,  comme  l'on  en  a  de  l'étendue  ;  car  on  ne  connaît  la 
pensée  que  par  sentiment  intérieur  ou  par  conscience,  ainsi  que 
je  l'expliquerai  plus  bas  i. 

Je  ne  crois  pas  aussi  qu'U  soit  possible  de  concevoir  un  esprit 
qui  ne  pense  point,  quoiqu'il  soit  fort  facile  d'en  concevoir  un 
qui  ne  sente  point,  qui  n'imagine  point,  et  même  qui  ne  veuille 
point  ;  de  même  qu'U  n'est  pas  possible  de  concevoir  ime  ma- 
tière qui  ne  soit  pas  étendue,  quoiqu'il  soit  assez  facile  d'en 
concevoir  une  qui  ne  soit  ni  terre  ni  métal,  ni  carrée  ni  ronde, 
et  qui  même  ne  soit  point  en  mouvement.  Il  faut  conclure  de 
là,  que  comme  il  se  peut  faire  qu'il  y  ait  de  la  matière  qui  ne 
soit  ni  terre  ni  métal,  ni  carrée  ni  ronde,  ni  même  en  mouve- 
ment, il  se  peut  iaii-e  aussi  qu'un  esprit  ne  sente  ni  chaud  ni 
froid,  ni  joie  ni  tristesse,  n'imagine  rien,  et  même  ne  veuille 
rien;  de  sorte  que  toutes  ces  modifications  ne  lui  sont  point 
essentielles.  La  pensée  toute  seule  est  donc  l'essence  de  l'esprit, 
ainsi  que  l'étendue  toute  seule  est  l'essence  de  la  matière. 

Mais  de  même  que  si  la  matière  ou  l'étendue  était  sans  mou- 
vement, elle  serait  entièrement  inutile  et  incapable  de  cette 
variété  de  formes  pour  laquelle  elle  est  faite,  et  qu'il  n'est  pas 
possible  de  concevoir  qu'un  être  intelligent  l'ait  voulu  produire 
de  la  sorte.  Ainsi,  si  un  esprit  ou  la  pensée  était  sans  volonté, 
il  est  clair  qu'elle  serait  tout  à  fait  inutile,  puisque  cet  esprit 
ne  se  porterait  jamais  vers  les  objets  de  ses  perceptions,  et 
qu'il  n'aimerait  poi  t  le  bien  pour  lequel  il  est  fait;  de  sorte 
qu'il  n'est  pas  possible  de  concevoir  qu'un  être  intelligent  l'ait 
voulu  produire  en  cet  état.  Néanmoins,  comme  le  mouvement 
n'est  pas  de  l'essence  de  la  matière,  puisqu'il  suppose  de  reten- 
due ;  ainsi  vouloir  n'est  pas  de  l'essence  de  l'esprit,  puisque 
vouloir  suppose  la  perception. 

La  pensée  toute  seule  est  donc  proprement  ce  qui  constitue 
l'essence  de  l'esprit  et  les  différentes  manières  de  penser,  comme 
sentir  et  imaginer,  ne  sont  que  les  modifications  dont  il  est 

I    *  Seconde  partie  de  l'esprit  pur. 


284  DE  LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

capable,  et  dont  il  n'est  pas  toujours  modifié.  Mais  vouloir  est 
une  propriété  qui  l'accompagne  toujours,  soit  qu'il  soit  uui  à 
un  corps,  ou  qu'il  en  soit  séparé,  laquelle  cependant  ne  lui 
est  pas  essentielle,  puisqu'elle  suppose  la  pensée,  et  qu'on  peut 
concevoir  un  esprit  sans  volonté  comme  un  corps  sans  mou- 
vement. 

Toutefois  la  puissance  de  vouloir  est  inséparable  de  l'esprit, 
quoiqu'elle  ne  lui  soit  pas  essentielle,  comme  la  capacité  d'être 
mue  est  inséparable  de  la  matière,  quoiqu'elle  ne  lui  soit  pas 
essentielle.  Car  de  même  qu'il  n'est  pas  possible  de  concevoir 
une  matière  qu'on  ne  puisse  mouvoir  ;  aussi  n'est-il  pas  possible 
de  concevoir  un  esprit  qui  ne  puisse  vouloir,  ou  qui  ne  soit 
capable  de  quelque  inclination  naturelle.  Mais  aussi,  comme 
l'on  conçoit  que  la  matière  peut  exister  sans  aucun  mouvement 
on  conçoit  de  même  que  l'esprit  peut  être  sans  aucune  impres- 
sion de  l'auteur  de  la  nature  vers  le  bien,  et  par  conséquent 
sans  volonté  ;  car  la  volonté  n'est  autre  chose  que  l'impression 
de  l'auteur  de  la  nature  qui  nous  porte  vers  le  bien  en  général, 
ainsi  que  nous  avons  expliqué  plus  au  long  dans  le  premier 
chapitre  de  cet  ouvrage. 

n.  Ce  que  nous  avons  dit  dans  ce  traité  des  sens,  et  ce  que 
nous  venons  de  dire  de  la  nature  de  l'esprit  ne  suppose  pas  que 
nous  connaissions  toutes  les  modifications  dont  il  est  capable; 
nous  ne  faisons  point  de  pareilles  suppositions.  Nous  croyons 
au  contraire,  qu'il  y  a  dans  l'esprit  une  capacité  pour  recevoir 
successivement  une  infinité  de  diverses  modifications  que  le 
même  esprit  ne  connaît  pas. 

La  moindre  partie  de  la  matière  est  capable  de  recevoir  une 
figure  de  trois,  de  six,  de  dix,  de  dix  mille  côtés;  enfin  la 
figure  circulaire  et  l'elliptique  que  l'on  peut  considérer  comme 
des  figures  d'un  nombre  infini  d'angles  et  de  côtés.  11  y  a  un 
nombre  infini  de  différentes  espèces  de  chacune  de  ces  figures, 
un  nombre  infini  de  triangles  de  différentes  espèces,  encore  plus 
de  figures  de  quatre,  de  six,  de  dix,  de  dix  mille  côtés,  et  de 
polygones  infinis.  Car  le  cercle,  l'ellipse,  et  généralement  tonto 
figure  régulière  ou  irrégulière,  curviligne,  se  peut  considérer 
comme  un  polvgone  infini;  l'ellipse,  par  exemple,  comme  un 
polvgone  inlini',  mais  dont  les  angles  que  font  les  côtés  sont 
inégaux,  étant  plus  grands  vers  le  petit  diamètre,  que  vers  le 


DE    L'ESPRIT   PUR,    1"    Partie.  285 

grand,  ainsi  des  autres  polygones  infinis  plus  composés  et  plus 
irréguliers. 

Un  simple  morceau  de  cire  est  donc  capable  d'un  nombre 
infini  ou  plutôt  d'un  nombre  infiniment  infini  de  différentes  mo- 
difications, que  nul  esprit  ne  peut  comprendre.  Quelle  raison 
donc  de  s'imaginer  que  l'âme  qui  est  beaucoup  plus  noble  que 
le  corps,  ne  soit  capable  que  des  seules  modifications  qu'elle 
a  déjà  reçues. 

Si  nous  n'avions  jamais  senti  ni  plaisir,  ni  douleur  ;  si  nous 
n'avions  jamais  vu  ni  couleur,  ni  lumière  ;  enfin  si  nous  étions 
à  l'égard  de  toutes  choses  comme  des  aveugles  et  comme  des 
sourds  à  l'égard  des  couleurs  et  des  sons,  aurions-nous  raison 
de  conclure,  que  nous  ne  serions  pas  capables  de  toutes  les 
sensations  que  nous  avons  des  objets  ?  Cependant  ces  sensa- 
tions ne  sont  que  des  modifications  de  notre  âme,  comme  nous 
avons  prouvé  dans  le  traité  des  sens. 

Il  faut  donc  demeurer  d'accord,  que  la  capacité  qu'a  l'âme 
de  recevoir  différentes  modifications,  est  aussi  grande  que  lu 
capacité  qu'elle  a  de  concevoir;  je  veux  dire,  que  comme 
l'esprit  ne  peut  épuiser  ni  comprendre  toutes  les  figures  dont  la 
matière  est  capable,  il  ne  peut  aussi  comprendre  toutes  les  dif- 
férentes modifications  que  la  puissante  main  de  Dieu  peut  pro- 
duire dans  l'âme,  quand  même  il  connaîtrait  aussi  distinctement 
la  capacité  de  l'âme  qu'il  connaît  celle  de  la  matière,  ce  qui 
n'est  pas  vrai  pour  les  raisons  que  je  dirai  dans  le  chapitre  VII 
de  la  seconde  partie  de  ce  livre. 

Si  notre  âme  ici-bas  ne  reçoit  que  très  peu  de  modifications, 
c'est  qu'elle  est  unie  à  un  corps  et  qu'elle  en  dépend.  Toutes 
ses  sensations  se  rapportent  à  son  corps;  et  comme  elle  ne 
jouit  point  de  Dieu,  elle  n'a  aucune  .des  modifications  que  cette 
jouissance  doit  produire.  La  matière  dont  notre  corps  est  com- 
posé, n'est  capable  que  de  très  peu  de  modifications  dans  le 
temps  de  notre  vie.  Cette  matière  ne  peut  se  résoudre  en  terre 
et  en  vapeur  qu'après  notre  mort.  Maintenant  elle  ne  peut  de- 
venir air,  feu,  diamant,  métal;  elle  no  peut  devenir  ronde, 
carrée,  triangulaire  ;  il  faut  qu'elle  soit  chair,  cervelle,  nerfs 
et  le  reste,  homme,  afin  que  l'âme  y  soit  unie.  Il  en  est  de 
même  de  notre  âme;  il  est  nécessaire  qu'elle  ait  les  sensations 
de  chaleur,  de  froideur,  de  couleur,  de  lumière,  des  sous,  des 


286  DE    LA    RECHERCJHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

odeurs,  des  saveurs,  et  plusieurs  autres  modifications,  afin 
qu'elle  demeure  unie  à  son  corps.  Toutes  ses  sensations  s'appli- 
quent à  la  conservation  de  sa  machine.  Elles  l'agitent  et  l'ef- 
frayent dès  que  le  moindre' ressort  se  débande  ou  se  rompt; 
ainsi  il  faut  que  l'âme  y  soit  sujette,  tant  que  son  corps  sera 
sujet  à  la  corruption.  Mais  lorsqu'il  sera  revêtu  de  l'immortalité, 
et  que  nous  ne  craindrons  plus  la  dissolution  de  ses  parties,  il 
est  raisonnable  de  croire,  qu'elle  ne  sera  plus  touchée  de  ses 
sensations  incommodes  que  nous  sentons  malgré  nous  ;  mais 
d'une  infinité  d'autres  toutes  différentes  dont  nous  n'avons  main- 
tenant aucune  idée,  lesquelles  passeront  tout  sentiment,  et  seront 
dignes  de  la  grandeur  et  de  la  bonté  du  Dieu  que  nous  possé- 
derons. 

Cela  pourrait  être  soutenu  par  ceux  qui  attribuent  leurs  sen- 
sations aux  objets  de  dehors,  ou  à  leur  propre  corps,  et  qui 
prétendent  que  leurs  passions  sont  dans  leur  cœur  ;  car  eu 
effet  si  on  retranche  de  l'âme  toutes  ses  passions  et  ses  sensa- 
tions, tout  ce  qu'on  y  reconnaît  de  reste,  n'est  plus  qu'une  suite 
de  la  connaissance  et  de  l'amour.  Mais  je  ne  conçois  pas  com- 
ment ceux  qui  sont  i-evenus  de  ces  illusions  de  nos  sens  se  peu- 
vent persuader  que  toutes  nos  sensations  et  toutes  nos  passions 
ne  sont  que  connaissance  et  qu'amour,  je  veux  dire  des  espèces 
de  jugements  confus  que  l'âme  porte  des  objets  par  rapport  au 
corps  qu'elle  anime.  Je  ne  comprends  pas  comment  on  peut 
dire  que  la  lumière,  les  couleurs,  les  odeurs,  etc.  soient  des 
jugements  de  l'âme  ;  car  il  me  semble  au  contraire  que  j'aperçois 
distinctement  que  la  lumière,  les  couleurs,  les  odeurs  et  les 
autres  sensations  sont  des  modifications  tout  à  fait  différentes 
des  jugements. 

m.  Mais  choisissons  des  sensations  plus  vives  et  qui  ap- 
pliquent davantage  l'esprit.  Examinons  ce  que  ces  personnes 
disent  de  la  douleur  ou  du  plaisir.  Ils  veulent  après  plusieurs* 
auteurs  très  considérables,  que  ces  sentiments  ne  soient  que 
des  suites  de  la  faculté  que  nous  avons  de  connaître  et  de  vou- 
loir, et  que  la  douleur,  par  exemple,  ne  soit  que  le  chagrin, 
l'opposiiion  et  l'éloignement  qu'a  la  volonté  pour  les  choses 
qu'elle  connaît  être  nuisibles  au  corps  quelle  aime.  Mais  il  me 


•  S.  Aug.  liv.  6  de  Musica.  Descartes  dans  son  Trailé  de  l'Homme,  etc. 


à 


DE    L'ESPRIT    PUK,    l-"'    Partie.  287 

parait  évident  que  c'est  confondre  la  douleur  avec  la  tristesse, 
que  tant  s'en  faut  que  la  douleur  soit  une  suite  de  la  connais- 
sance de  l'esprit  et  de  l'action  de  la  volonté,  qu'au  contraire 
elle  précède  l'une  et  l'autre  ^. 

Par  exemple,  si  l'on  mettait  un  charbon  ardent  dans  la  main 
d'un  homme  qui  dort  ou  qui  se  chauffe  les  mains  derrière  le 
dos,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  dire  avec  quelque  vraisem- 
blance que  cet  homme  connaîtrait  d'abord  qu'il  se  passerait 
dans  sa  main  quelques  mouvements  contraires  à  la  bonne  con- 
stitution de  son  corps  ;  qu'ensuite  sa  volonté  s'y  opposerait,  et 
que  sa  douleur  serait  une  suite  de  cette  connaissance  de  son 
esprit  et  de  cette  opposition  de  sa  volonté.  Il  me  semble  au 
contraire,  qu'il  est  indubitable  que  la  première  chose  que  cet 
homme  apercevrait,  lorsque  le  charbon  lui  toucherait  la  main, 
serait  la  douleur;  et  que  celte  connaissance  de  l'esprit,  et  cette 
opposition  de  la  volonté  ne  sont  que  des  suites  de  la  douleur, 
quoiqu'elles  soient  véritablement  la  cause  de  la  tristesse  qui  sui- 
vrait de  la  douleur. 

Mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  cette  douleur  et  la 
tristesse  qu'elle  produit.  La  douleur  est  la  première  chose  que 
l'âme  sente,  elle  n'est  précédée  d'aucune  connaissance,  et  elle 
ne  peut  jamais  être  agréable  par  elle-même.  Au  contraii'e  la 
tristesse  est  la  dernière  chose  que  l'âme  sente,  elle  est  tou- 
jours précédée  de  quelque  connaissance  et  elle  est  toujours 
très  agréable  par  elle-même  -.  Cela  parait  assez  par  le  plaisir 
qui  accompagne  la  tiistesse  dont  on  est  touché  aux  funestes 
représentations  des  théâtres  ;  car  ce  plaisir  augmente  avec  la 
tristesse  :  mais  le  plaisir  n'augmente  jamais  avec  la  douleur. 
Les  comédiens  qui  étudient  l'art  de  plaire,  savent  bien  qu'il  ne 
faut  point  ensanglanter  le  lliéâtre,  parce  que  la  vue  d'un 
meurtre,  quoique  feint,  serait  trop  terrible  pour  être  agréable. 

*  ?JoQ!^  croyons  que  la  douleur  ne  précède  pas,  mais  qu'elle  suit  de  plus 
ou  moins  près,  plus  ou  moins  vivement  la  connaissance  de  l'esprit  on  la 
perception  et  la  volonté.  Voir  notre  ouvrage  sor  le  Plaisir  et  la  douleur. 
2»  édit.,  Hacbette. 

2  La  tristesse  en  effet  vient  après  la  douleur,  c'est  un  retour  de  l'âme  sur 
les  canses  qui  l'ont  produite,  surtout  si  elles  sont  de  l'ordre  moral,  si  la 
tristesse  a  du  charme,  comme  l'a  bien  observé  Malebranche,  c'est  senloment 
quand  notre  pensée  se  reporte  sur  des  souffrances  que  nous  ne  nous  sommes 
pas  attirées  à  nous-mÏMni's  par  notre  imprévoyance,  par  le  défaut  de  conduite, 
sinon  le  regret  ou  le  remords  l'accompagneuu 


288  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VERITE. 

Mais  ils  n'appréhendent  jamais  de  toucher  les  assistants  d'un 
trop  grande  tristesse;  parce  qu'en  effet  la  tristesse  est  toujours 
agréable,  lorsqu'il  y  a  sujet  d'en  être  touché.  Il  y  a  donc  une 
différence  essentielle  entre  la  tristesse  et  la  douleur,  et  l'on  ne 
peut  pas  dire  que  la  douleur  ne  soit  autre  chose  qu'une  cou- 
naissance  de  l'esprit  jointe  à  une  opposition  de  la  volonté. 

Pour  toutes  les  auti*es  sensations,  comme  sont  les  odeurs,  les 
saveurs,  les  sons',  les  couleurs,  la  plupart  des  hommes  ne  pen- 
sent pas  qu'elles  soient  des  modifications  de  leur  âme.  Ils  ju- 
gent au  contraire  qu'elles  sont  répandues  sur  les  objets;  ou 
tout  au  moins,  qu'elles  ne  sont  dans  l'àrae  que  comme  l'idée 
d'un  carré  et  d'un  rond,  c'est-à-dire  qu'elles  sont  unies  à  l'âme, 
mais  qu'elles  n'en  sont  pas  des  modifications  ;  et  ils  en  jugent 
ainsi,  à  cause  qu'elles  ne  les  touchent  pas  beaucoup,  comme 
j'ai  fait  voir  en  expliquant  les  erreurs  des  sens. 

On  croit  donc  qu'il  faut  tomber  d'accord,  qu'on  ne  connaît 
pas  toutes  les  modifications  dont  l'âme  est  capable  ;  et  qu'outre 
celles  qu'elle  a  par  les  organes  des  sens,  il  se  peut  faire 
qu'elle  en  ait  encore  une  infinité  d'autres  qu'elle  n'a  point 
éprouvées  et  qu'elle  n'éprouvera  qu'api  es  qu'elle  sera  délivrée 
de  la  captivité  de  son  corps. 

Cependant  il  faut  que  l'on  avoue,  que  de  même  que  la  ma- 
tière n'est  capable  d'une  infinité  de  différentes  configurations, 
qu'à  cause  de  son  étendue,  l'âme  aussi  n'est  capable  de  diffé- 
rentes modifications,  qu'à  cause  de  la  pensée;  car  il  est  visible 
que  l'âme  ne  serait  pas  capable  des  modifications  de  plaisir,  de 
douleur,  ni  même  de  toutes  celles  qui  lui  sont  indifférentes,  si 
elle  n'était  capable  de  perception  ou  de  pensée. 

Il  nous  suffit  donc  de  savoir,  que  le  principe  de  toutes  ces 
modifications  c'est  la  pensée.  Si  l'on  veut  même  qu'il  y  ait  dans 
ifune  quelque  chose  qui  précède  la  pensée,  je  n'en  veux  point 
ilisputer.  Mais  comme  je  suis  sûr  que  personne  n'a  de  con- 
:',;iissance  de  son  âme  que  par  la  pensée,  ou  par  le  sentiment 
iulérieur  ae  tout  ce  qui  se  passe  dans  son  esprit,  je  suis  assuré 
aussi,  que  si  quelqu'un  veut  raisonner  sur  la  nature  de  l'âme, 
il  ne  doit  consulter  que  ce  sentiment  intérieur,  qui  le  repré- 
sente sans  cesse  à  lui-même  tel  qu'il  est,  et  ne  pas  s'imaginer 
contre  sa  propre  conscience  que  l'âme  est  un  feu  invincible,  uu 
air  subtil,  une  liarmonic  ou  autre  cliose  semblable 


DE  LESPRIT   PUR,    1"   Partie.  289 


CHAPITRE  II 


I.  L'esprit  étant  borné  ne  peut  comprendre  ce  qui  tient  de  l'infini.  —  U.  Sa 
limit;ition  est  rorigine  de  beaucoup  d'erreurs.—  III.  Et  principalement  des 
hérésies.  —  IV.  Il  faut  soumettre  l'esprit  à  la  foi. 


I.  Ce  qu'on  trouve  donc  d'abord  dans  la  pensée  de  l'homme, 
c'est  qu'elle  est  très  limitée,  d'où  l'on  peut  tirer  deux  consé- 
quences très  importantes  :  la  première,  que  l'àrae  ne  peut  con- 
naître parfaitement  l'intini;  la  seconde,  qu'elle  ne  peut  pas 
même  connaitre  distinctement  plusieurs  choses  à  la  fois.  Car 
de  même  qu'un  morceau  de  cire  n'est  pas  capable  d'avoir  en 
même  temps  une  infinité  de  figures  différentes,  ainsi  l'àme 
n'est  pas  capable  en  même  temps  de  la  connaissance  d'une 
infinité  d'objets.  Et  de  même  aussi  qu'un  morceau  de  cire  ne 
peut  être  carré  et  rond  dans  le  même  temps,  mais  seulement 
moitié  carré  et  moitié  rond;  et  que  d'autant  plus  qu'il  aura  de 
figures  différentes,  elles  en  seront  d'autant  moins  parfaites  et 
moins  distinctes,  ainsi  l'âme  ne  peut  apercevoir  plusieurs 
choses  à  la  fois,  et  ses  pensées  sont  d'autant  plus  confuses, 
qu'elles  sont  en  plus  grand  nombre. 

Enfin  de  même  qu'un  morceau  de  cire  qui  aurait  mille  côtés 
et  dans  chaque  côté  une  figure  différente,  ne  serait  ni  carré, 
ni  rond,  ni  ovale,  et  qu'on  ne  pourrait  dire  de  quelle  figure  i! 
serait,  ainsi  il  arrive  quelquefois  qu'on  a  un  si  grand  nombre 
de  pensées  différentes,  qu'on  s'imagine  que  l'on  ne  pense  à 
rien.  Cela  parait  dans  ceux  qui  s'évanouissent  ;  les  esprits  ani- 
maux tournoyant  irrégulièrement  dans  leur  cerveau  réveillent 
un  si  grand  nombre  de  traces,  qu'ils  n  en  ouvrent  pas  une  assez 
fort  pour  exciter  dans  l'esprit  une  sensation  particulière,  ou 
une  idée  distincte  :  de  sorte  que  ces  personnes  sentent  un  si 
grand  nombre  de  choses  à  la  fois,  qu'ils  ne  sentent  rien  de  dis- 
tinct, ce  qui  fait  qu'ils  s'imaginent  n'avoir  rion  senti. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  s'évanouisse  quelquefois  faute  d'es- 
prits animaux  :  mais  alors  l'âme  n'ayant  que  des  pensées  de 
j)ure  intclleclion,  qui  ne  laissent  point  de  traces  dans  le  cer- 
veau, on  ne  s'en  souvient  point  après  que  l'on  est  revenu  à  soi, 

T.  I.  n 


200  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

et  c'est  ce  qui  fait  croire  qu'on  n'a  pensé  à  rien.  J'ai  dit  ceci  en 
passant,  pour  montrer  qu'on  a  tort  de  croire  que  l'âme  ne 
pense  pas  toujours,  à  cause  qu'on  s'imagine  quelquefois  que 
l'ârac  ne  pense  à  rien. 

II.  Toutes  les  personnes  qui  font  un  peu  de  réflexion  sur  leurs 
propres  pensées,  ont  assez  d'expérience  que  l'esprit  ne  peut 
pas  s'appliquer  à  plusieurs  clioses  à  la  fois,  et  à  plus  forte 
raison,  qu'il  ne  peut  pas  pénétrer  l'infini.  Cependant  je  ne  sais 
par  quel  caprice,  des  personnes  qui  n'ignorent  pas  ceci,  s'oc- 
cupent davantage  à  méditer  sur  des  objets  infinis,  et  sur  des 
questions  qui  demandent  une  capacité  d'esprit  infinie,  que 
sur  d'autres  qui  sont  à  la  portée  de  leur  esprit  ;  et  pourquoi 
encore  il  s'en  trouve  un  si  grand  nombre  d'autres,  qui  voulant 
tout  savoir,  s'appliquent  à  tant  de  sciences  en  même  temps, 
qu'ils  ne  font  que  se  confondre  l'esprit,  et  le  rendre  incapable 
de  quelque  science  véritable. 

Combien  y  a-t-il  de  gens  qui  veulent  comprendre  la  divisi- 
bilité de  la  matière  à  l'infini,  et  comment  il  se  peut  faire  qu'un 
petit  grain  de  sable  contienne  autant  de  parties  que  toute  la 
terre,  quoique  plus  petites  à  proportion?  Combien  forme-t-on 
de  questions  qui  ne  se  résoudront  jamais  sur  ce  sujet  et  sur 
beaucoup  d'autres  qui  renferment  quelque  chose  d'infini  i, 
desquelles  on  veut  trouver  la  solution  dans  son  esprit?  On  s'y 
applique,  on  s'y  échauffe  ;  mais  enfin  tout  ce  que  l'on  y  gagne, 
c'est  que  l'on  s'entête  de  quelque  extravagance  et  de  quelque 
erreur. 

N'est-ce  pas  une  chose  plaisante  de  voir  des  gens  qui  nient 
la  divisibilité  de  la  matière  à  l'infini,  pour  cela  seul  qu"ils  ne  la 
peuvent  comprendre,  quoiqu'ils  comprennent  fort  bien  les  dé- 
monstrations qui  la  prouvent,  et  cela  dans  le  môme  temps 
qu'ils  confessent  de  bouche,  que  l'esprit  de  l'homme  ne  peut 
comprendre  l'infini.  Car  les  preuves  qui  montrent  que  la  ma- 
tière est  divisible  à  l'infini,  sont  démonstratives  s'il  en  fut  ja- 
mais; ils  en  conviennent,  quand  ils  les  considèrent  avec  atten- 
tion. Néanmoins,  si  on  leur  fait  des  objections  qu'ils  ne 
puissent  résoudre,  leur  esprit  se  détournant  de  l'évidence  qu'ils 


'  Comme  sont  les  temps,  les  vitesses,  et  tout  ce  qui  est  capable  du  plus  oa 
(lu  moiiiï.  (Note  de  Malebranche.) 


à 


DE    LESPKIT   PUR,    1"    Partie.  291 

viennent  d'apercevoir,  ils  commencent  d'en  douter.  Ils  s'occu- 
pent fortement  de  l'objeclion  qu'ils  ne  peuvent  l'ésoudre;  ils 
inv-entent  quelque  distinction  frivole  contre  les  démonstrations 
de  la  divisibilité  à  l'infini,  et  ils  concluent  enfin  qu'ils  s'y 
étaient  trompés,  et  que  tout  le  monde  s'y  trompe.  Us  embrassent 
ensuite  l'opinion  contraire.  Ils  la  défendent  par  des  points  en- 
flés et  par  d'autres  extra vagancess,  que  l'imagination  ne  manque 
jamais  de  fournir.  Or  ils  ne  tombent  dans  ces  égarements,  que 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  intérieurement  convaincus  que  l'esprit 
de  l'homme  est  fini,  et  que  pour  être  persuadé  de  la  divisibilité 
de  la  matière  à  l'infini,  il  nest  pas  nécessaire  qu'il  la  com- 
prenne, parce  que  toutes  les  objections  qu'on  ne  peut  résoudre 
qu'en  la  comprenant,  sont  des  objections  qu'il  est  impossible 
de  résoudre.  En  effet,  la  vitesse,  la  durée,  l'étendue  sont 
telles  qu'on  peut  en  connaître  exactement  les  rapports  com- 
m.ensurables,  parce  que  ces  rapports  sont  des  grandeurs  finies 
qu'expriment;  des  idées  finies  :  mais  nul  esprit  fini  ne  peut  com- 
prendre ces  grandeurs  en  elles-mêmes  et  prises  absolument. 

Si  les  hommes  ne  s'arrêtaient  qu'à  de  pareilles  questions,  on 
n'aurait  pas  sujet  de  s'en  mettre  beaucoup  en  peine  ;  parce  que 
s'il  y  en  a  quelques-uns  qui  se  préoccupent  de  quelques  erreurs, 
ce  sont  des  erreurs  de  peu  de  conséquence.  Pour  les  autres, 
ils  n'ont  pas  tout  à  fait  perdu  leur  temps,  en  pensant  à  des 
cîioses  qu'ils  n'ont  pu  comprendre  ;  cai*  ils  se  sont  au  moins 
convaincus  de  la  fail)l('sse  de  leur  esprit.  Il  est  bon,  dit  un  au- 
teur i  fort  judicieux,  de  fatiguer  l'esprit  à  ces  sortes  de  subti- 
lités, afin  de  dompter  sa  présomption  et  lui  ôter  la  hardiesse 
d'opposer  jamais  ses  faibles  lumières  aux  vérités  que  l'église 
lui  [)iopose,  sous  prétexte  qu'il  ne  les  peut  pas  comprendre. 
Car  puisque  toute  la  vigueur  de  l'esprit  des  hommes  est  con- 
irainte  de  succomber  au  plus  petit  atome  de  la  matière,  et  d'a- 
vouer qu'il  voit  clairement  qu'il  est  infinimout  divisible,  sans 
pouvoir  comprendre  comment  cela  se  peut  faire;  n'est-ce  pas 
péclier  visiblement  contre  la  raison,  que  de  refuser  de  croire 
les  effets  merveilleux  de  la  toute-puissance  de  Dieu,  qui  ^st 
d  (lle-mème  incompréhensible,  par  cette  raison  que  notre  es- 
jini  ne  les  peut  comprendre? 

'  L'auteur  de  l'Art  de  penser. 


292  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

m.  L'effet  donc  le  plus  dangereux  que  produit  l'ignorance,  ou 
plutôt  l'inadvertance  où  l'on  est  de  la  limitation  et  de  la  fai- 
blesse de  l'esprit  de  l'homme,  et  par  conséquent  de  son  inca- 
pacité pour  comprendre  tout  ce  qui  lient  quelque  chose  de  l'in- 
fini, c'est  l'hérésie.  Il  se  trouve,  ce  me  semble,  en  ce  temps-ci 
plus  qu'en  aucun  autre,  un  fort  grand  nombre  de  gens  qui  se 
font  une  théologie  particulière,  qui  n'est  fondée  que  sur  leur 
propre  esprit,  et  sur  la  faiblesse  naturelle  de  la  raison,  parce 
que  dans  les  sujets  mêmes  qui  ne  sont  point  soumis  à  la  rai- 
son, ils  ne  veulent  croire  que  ce  qu'ils  comprennent. 

Les  sociniens  ne  peuvent  comprendre  les  mystères  de  la 
trinité,  ni  de  l'incarnation;  cela  leur  suffit  pour  ne  pas  croire, 
et  même  pour  dire  d'un  air  fier  et  méprisant  de  ceux  qui  les 
croient,  que  ce  sont  des  gens  nés  pour  l'esclavage.  Un  calvi- 
niste ne  peut  concevoir  comment  il  se  peut  faire  que  le  corps 
de  Jésus-Christ  soit  réellement  présent  au  sacrement  de  l'aulel 
dans  le  même  temps  qu'il  est  dans  le  ciel  ;  et  de  là  il  croit 
avoir  raison  de  conclure,  que  cela  ne  se  peut  faire,  comme  s'il 
comprenait  parfaitement  jusqu'oîi  peut  aller  la  puissance  de 
Dieu. 

Un  homme  qui  est  même  convaincu  qu'il  est  libre,  s'il  s'é- 
chauffe fort  la  tête  pour  tâcher  d'accorder  la  science  de  Dieu 
et  ses  décrets  avec  la  liberté,  il  sera  peut-être  capable  de 
tomber  dans  l'erreur  de  ceux  qui  ne  croient  point  que  les 
hommes  soient  libres.  Car  d'un  côté  ne  pouvant  concevoir  que 
la  providence  de  Dieu  puisse  subsister  avec  la  liberté  de 
l'homme  ;  et  de  l'autre,  le  respect  qu'il  aura  pour  la  religion, 
l'empêchant  de  nier  la  providence,  il  se  croira  contraint  d'ôler 
la  liberté  aux  hommes;  ne  faisant  pas  assez  de  rétlêxiou  sur 
la  faiblesse  de  son  esprit,  il  s'imaginera  pouvoir  pénétrer  les 
moyens  que  Dieu  a  pour  accorder  ses  décrets  avec  notre  li- 
berté. 

Mais  les  hérétiques  ne  sont  pas  les  seuls  qui  manquent  d'at- 
tention pour  considérer  la  faiblesse  de  leur  esprit,  et  qui  lui 
donnent  trop  de  liberté  pour  juger  les  choses  qui  ne  lui  sont 
pas  soumises;  presque  tous  les  hommes  ont  ce  défaut,  cl  prin- 
cipalement quelques  théologiens  des  derniers  siècles.  Car  ou 
pourrait  peul-clrc  dire,  que  quelques-uns  d'eux  emploient  si 
souvent   des  raisonnements  humains,   pour  prouver,  ou  pour 


à 


DE  L'ESPRIT   PUR,    1"   Partie.  293 

expliquer  des  mystères  qui  sont  au-dessus  de  la  raison,  quoi- 
qu'ils le  fassent  avec  une  bonne  intention,  et  pour  défendre  la 
religion  contre  les  hérétiques,  qu'ils  donnent  souvent  occasion  à 
ces  mêmes  hérétiques  de  demeurer  obstinément  attachés  à 
leurs  erreurs,  et  de  traiter  les  mystères  de  la  foi  comme  des 
opinions  humaines. 

IV.  L'agitation  de  l'esprit  et  les  subtilités  de  l'école  ne  sont  pas 
propres  à  faire  connaître  aux  hommes  leur  faiblesse,  et  ne  leur 
donnent  pas  toujours  cet  esprit  de  soumission  si  nécessaire 
pour  se  rendre  avec  humilité  aux  décisions  de  l'Église.  Tous  ces 
raisonnements  subtils  et  humains  peuvent  au  contraire  exciter 
en  eux  leur  orgueil  secret  ;  ils  peuvent  les  porter  à  faire  usage 
de  leur  esprit  mal  à  propos,  et  à  se  former  ainsi  une  religion 
conforme  à  sa  capacité.  Aussi  ne  voit-on  pas  que  les  hérétiques 
se  rendent  aux  arguments  philosophiques,  et  que  la  lecture  des 
livres  purement  scholastiques  leur  fasse  reconnaître  et  con- 
damner leurs  erreurs.  Mais  on  voit  au  contraire  tous  les  jours 
qu'ils  prennent  occasion  de  la  faiblesse  des  raisonnements  de 
quelques  scholastiques,  pour  tourner  en  raillerie  les  mystères 
les  plus  sacrés  de  notre  religion,  qui  dans  la  vérité  ne  sont 
point  établis  sur  toutes  ces  raisons  et  explications  humaines, 
mais  seulement  sur  l'autorité  de  la  parole  de  Dieu  écrite  ou 
non  écrite,  c'est-à-dire  transmise  jusqu'à  nous  par  la  voie  de 
la  tradition. 

En  effet,  la  raison  humaine  ne  nous  fait  point  comprendre, 
qu'il  y  a  un  Dieu  en  trois  personnes,  que  le  corps  de  Jésus- 
Christ  soit  réellement  dans  l'eucharistie  et  comme  il  se  peut 
faire  que  l'homme  soit  libre,  quoique  Dieu  sache  de  toute  éter- 
nité ce  que  l'homme  fera.  Les  raisons  qu'on  apporte  pour 
prouver  et  pour  expliquer  ces  choses,  sont  des  raisons  qui  ne 
prouvent  d'oi'dinairo  qu'à  ceux  qui  les  veulent  admettre  sans 
les  examiner,  mais  qui  semblent  souvent  extravagantes  à  ceux 
qui  les  veulent  combattre,  et  qui  ne  tombent  pas  d'accord  du 
fond  de  ces  mystères.  On  peut  dire  au  contraire,  que  les  objec- 
tions que  l'on  forme  contre  les  principaux  articles  de  notre  foi, 
et  principalement  contre  le  mystère  do  la  Trinité,  sont  si  fortes, 
qu'il  n'est  pas  possii)Ie  d'en  donner  dos  solutions  claires,  évi- 
dentes et  qui  ne  choquent  en  rien  notre  faible  raison,  parce 
qu'en  effet  ces  mystères  sont  incompréhensibles. 


294  DE   LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

Le  meilleur  moyen  de  convertir  les  hérétiques  n'est  dotic 
pas  de  les  accoutumer  à  faire  usage  de  leur  esprit,  en  ne  leur 
apportant  que  des  arguments  incertains  tirés  de  la  philosophie, 
parce  que  les  vérités  dont  on  veut  les  instruire  ne  sont  pas 
soumises  à  la  raison..  Il  n'est  pas  même  toujours  à  propos  de 
se  servir  de  ces  raisonnements  dans  des  vérités  qui  peuvent 
être  prouvées  par  la  raison  aussi  bien  que  par  la  ti-adition, 
comme  l'immortalité  de  i'àme,  le  péché  originel,  la  nécessité 
de  la  grâce,  le  désordre  de  la  nature'  et  quelques  autres;  de 
peur  que  leur  esprit  ayant  une  fois  goûté  l'évidence  des  raisons 
dans  ces  questions,  ne  veuille  point  se  soumettre  à  celles  qui 
ne  se  peuvent  prouver  que  par  la  tradition.  Il  faut  au  contraire 
les  obliger  à  se  défier  de  leur  esprit  propre,  en  leur  faisant 
sentir  sa  faiblesse,  sa  limitation,  et  la  disproportion  avec  nos 
mystères,  et  quand  l'orgueil  de  leur  esprit  sera  abattu,  alors 
il  sera  facile  de  les  faire  entrer  dans  les  sentiments  de  l'Église, 
en  leur  représentant  i  que  l'infaillibilité  est  renfermée  dans 
l'idée  de  toute  société  divine,  et  en  leur  expliquant  la  tradition 
de  tous  les  siècles,  s'ils  en  sont  capables. 

Mais  si  les  hommes  détournent  continuellement  leur  vue  de 
dessus  la  faiblesse  et  la  limitation  de  leur  esprit,  une  présomp- 
tion indiscrète  leur  enflera  le  courage  ;  une  lumière  trompeuse 
les  éblouira  ;  l'amour  de  la  gloire  les  aveuglera.  Ainsi  les  héré- 
tiques seront  éternellement  hérétiques,  les  philosophes  opi- 
niâtres etcntiHés,  et  Tonne  cessera  jamais  de  disputer  sur  toutes 
les  choses  dont  on  disputera  tant  qu'on  en  voudra  disputer. 

CHAPITRE  III 

I.  Los  philosophes  se  dissipent  l'esprit  en  s'appliqiifint  à  des  sujets  qui  ren- 
fermeui  trop  de  rapports,  et  qui  dépcnilent  de  trop  de  choses  sans  garder 
aucun  ordn;  dans  leurs  études.  —  11.  E>;empli'  tiré  d'Aristote.  —  III.  Que 
les  .:,'éoiiielrt'S  au  contraire  se  conduiseiil  bien  dans  la  recherche  de  la 
vi  riié,  pnncipaieraent  ceux  (jui  se  servent  de  l'al'.;Èbre  et  de  l'analyse.  — 
IV,  Que  leur  méthode  au.îjnieiile  la  force  de  l'esprit  ;  et  que  la  loa-ique 
d'Ansloie  la  diminue.  —  V.  Autre  défaut  des  personnes  d'étude. 

I.  Les  hommes  ne  tombent  pas  seulement  dans  un  fort  grand 
nombre  d'erreurs,  parce  qu'ils  s'occupent  à  des  questions  qui 

'  Voyez  chap.  13,   des  Entreliens  sur  la  Mélaphysique   el  iur  la  redgioa 


DE   L'ESPRIT   PUR,    1"    Partie.  295 

tieanent  de  Tiafini,  leur  esprit  n'étant  pas  infini  ;  mais  aussi 
parce  qu'ils  s'appliquent  à  celles  qui  ont  beaucoup  d'étendre, 
leur  esprit  en  ayant  fort  peu. 

Nous  avons  déjà  dit  que,  de  même  qu'un  morceau  de  cire 
n'est  pas  capable  de  recevoir  en  même  temps  plusieurs  figures 
parfaites  et  bien  distinctes,  ainsi  l'esprit  n'était  pas  capable  de 
recevoir  plusieurs  idées  distinctes,  c'est-à-dire  d'apercevoir 
plusieurs  choses  bien  distinctement  dans  le  même  temps.  De  là 
il  est  facile  de  conclure,  qu'il  ne  faut  pas  s'appliquer  d'abord 
à  la  recherche  des  vérités  cachées  dont  la  connaissance  dépend 
de  trop  de  choses,  et  dont  il  y  en  a  quelques-unes  qui  ne  nous 
sont  pas  connues,  ou  qui  ne  nous  sont  pas  assez  familières; 
car  il  faut  étudier  avec  ordre,  et  se  servir  de  ce  qu'on  sait  dis- 
tinctement pour  apprendre  ce  qu'on  ne  sait  pas,  ou  ce  qu'on 
ne  sait  que  confusément.  Cependant  la  plupart  de  ceux  qui  se 
mettent  à  l'étude  n'y  font  point  tant  de  façon.  Ils  ne  font  point 
essai  de  leurs  forces  ;  ils  ne  consultent  point  avec  eux-mêmes 
jusqu'oïl  peut  aller  la  portée  de  leur  esprit.  C'est  une  secrète 
vanité,  et  un  désir  déréglé  de  savoir,  et  non  pas  la  raison,  qui 
règle  leurs  «études.  Ils  entreprennent  sans  la  consulter  de  péné- 
trer les  vérités  les  plus  cachées  et  les  plus  impénétrables,  et 
de  résoudre  des  questions  qui  dépendent  d'im  si  grand  nombre 
de  rapports,  que  l'esprit  le  plus  vif  et  le  plus  pénétrant  ne 
pourrait  en  découvrir  la  vérité  avec  une  entière  certitude,  qu'a- 
près plusieurs  siècles,  et  un  nombre  presqu'infini  d'expé- 
riences. 

Il  y  a  dans  la  médecine  et  dans  la  morale  un  très  grand 
nombre  de  questions  de  cette  nature.  Toutes  les  sciences  qui 
regardent  le  détail  des  corps  et  de  leurs  qualités  particidières, 
comme  des  animaux,  des  plantes,  des  métaux,  et  de  leurs 
qualités  propres,  sont  de  ces  sciences  qui  m*  peuvent  jamais 
être  assez  évidentes  ni  assez  certaines  :  principalement  si  on 
ne  les  cultive  d'une  autre  manière  qu'on  a  fait  jusqu'à  présent, 
et  si  on  ne  commence  par  les  sciences  les  plus  simples,  et  les 
moins  composées  dont  elles  dépendent.  Mais  les  personnes 
d'étude  ne  veulent  pas  se  donner  la  peine  de  philosopher  par 
ordre  :  ils  ne  conviennent  pas  de  la  certitude  des  principes  de 
physique  :  ils  ne  counaisseut  poiut  le  nature  des  corps  en 
général  ni  leurs  qualités,  ils  en  tombent  d'accord  eu.x-mémes. 


296  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

Cependant  ils  s'iraaginent  pouvoir  rendre  raison,  pourquoi  par 
exemple,  les  cheveux  des  vieillards  blanchissent,  et  que  leurs 
dents  deviennent  noires,  et  de  semblables  questions  qui  dépen- 
dent de  tant  de  causes,  qu'il  n'est  pas  possible  d'en  donner 
jamais  de  raison  assurée.  Car  il  est  nécessaire  pour  cela  de 
savoir  au  vrai,  en  quoi  consiste  la  blancheur  des  cheveux  en 
particulier,  les  humeurs  dont  ils  sont  nourris,  les  filtres  qui 
sont  dans  le  corps  pour  laisser  passer  ces  humeurs,  la  con- 
formation de  la  racine  des  cheveux  ou  de  la  peau  oîi  elles  pas- 
sent ;  et  la  différence  de  toutes  ces  choses  dans  un  jeune  homme 
et  dans  un  vieillard  ce  qui  est  absolument  impossible,  ou  du 
moins  très  difficile  à  connaître. 

II.  Arislole,  par  exemple,  a  prétendu  ne  pas  ignorer  la  cause 
de  cette  blancheur  qui  arrive  aux  cheveux  des  vieillards  ;  il 
en  a  donné  plusieurs  raisons  en  différents  endroits  de  ses 
livres.  Mais  parce  que  c'est  le  génie  de  la  nature  i,  il  n'en  est 
pas  demeuré  là;  il  a  pénétré  bien  plus  avant.  Il  a  encore 
découvert,  que  la  cause  qui  rendait  blancs  les  cheveux  des 
vieillards,  était  celle-là  même  qui  faisait  que  quelques  per- 
sonnes, et  quelques  chevaux  ont  un  œil  bleu,  et  l'autre  dune 
autre  couleur.  Voici  ses  paroles  2  ;  ErspdvXau/coi  3s  itoCkiGix 
yfvcivTai  y.at  ol  àvOfWTwOt  x*\  ol  Ikkoi  otà  tt)v  auTvjv  mlTvav  Zl  T]'nzip 
x)  (^.sv  àvflpwjîoç  j:oXituTat  [aovov. 

Cela  est  assez  surprenant,  mais  il  n'y  a  rien  de  caché  à  ce 
grand  homme,  et  il  rend  raison  d'un  si  grand  nombre  de  choses, 
dans  presque  tous  ses  ouvrages  de  physique,  que  les  plus 
éclairés  de  ce  temps-ci  croient  impénétrables,  que  c'est  avec 
raison  qu'on  dit  de  lui  qu'il  nous  a  été  donné  de  Dieu,  afin  que 
nous  n'ignorassions  rien  de  ce  qui  peut  être  connu.  «  Aristotelis 
doctrina  est  summa  veritas,  quoniam  ejus  intelleclus  fuit  finis 
humani  inteilectus.  Quare  benc  dicitur  de  illo,  quod  ipse  fuit 
crealus  et  datus  nobis  divina  providentia,  ut  non  ignoremus  pos- 
sibilia  sciri.  >  Averroës  devrait  même  dire,  que  la  Divine  Pro- 

*  C'est  une  de  «t'S  ironies  dont  Malebianche  est  prodiijiie  à  l'égard  d'Aris- 
totc  De  mCmcque  les  antciirs  de  VArl  de  penser,  il  ne  cesse  de  tourner  en 
riiliciile  ^a  philosophie  plus  ou  moins  inexa."tement  interprétée  et  d\'U  tirer 
des  exemples  de  faux  raisoiinemcnls.  de  sophismes  et  des  plus  ijrnssiéres 
erreurs  où  puisse  tomber  l'esprit  humain.  Il  se  raille  d'ailleurs  justement  de 
queh|ii,s-urs  de  ses  commentateurs  et  de  certains  scolastiiiucs  arriérés. 

*  De  gênerai  animal,  lib.  5,  cap.  I. 


DE   L'ESPRIT    PUR,    1"   Partie.  297 

vidence  nous  avait  donné  Arislote  pour  nous  apprendre  ce  qu'il 
n'est  pas  possible  de  savoir.  Car  il  est  vrai  que  ce  philosophe 
ne  nous  apprend  pas  seulement  les  choses  que  l'on  peut  savoir, 
mais,  puisqu'il  le  faut  croire  sur  sa  parole,  sa  doctrine  étant 
la  souveraine  vérité  «  summa  vcritas,  »  il  nous  apprend  même 
les  choses  qu'il  est  impossible  de  savoir. 

Certainement  il  faut  bien  avoir  de  la  foi  pour  croire  ainsi 
Aristote,  lorsqu'il  ne  nous  donne  que  des  raisons  de  logique, 
et  qu'il  n'explique  l^s  effets  de  la  nature  que  par  les  notions 
confuses  des  sens,  principalement  lorsqu'il  décide  hardiment 
sur  des  questions,  qu'on  ne  voit  pas  qu'il  soit  possible  aux 
hommes  de  pouvoir  jamais  résoudre.  Aussi  Aristote  prend-il 
un  soin  particulier  d'avertir  qu'il  faut  le  croire  sur  sa  parole  : 
car  c'est  un  axiome  incontestable  à  cet  auteur,  qu'il  faut  que  le 
disciple  croie,    ^tî  niaxi'-atv  t6v  [xavOavovca. 

Il  est  vrai  que  les  disciples  sont  obligés  quelquefois  de  croire 
leur  maître,  mais  leur  foi  ne  doit  s'étendre  qu'aux  expériences 
et  aux  faits.  Car  s'ils  veulent  devenir  véritablement  philosophes, 
ils  doivent  examiner  les  raisons  de  leurs  maîtres,  et  ne  les 
recevoir,  qu'après  qu'ils  en  ont  reconnu  l'évidence  par  leur 
propre  lumière.  Mais  pour  être  philosophe  péripatcticien,  il  est 
seulement  nécessaire  de  croire  et  de  retenir,  et  il  faut  apporter 
la  même  disposition  d'esprit  à  la  lecture  de  cette  philosophie 
qu'à  la  lecture  de  quelque  histoire.  Car  si  on  prend  la  liberté 
de  faii'e  usage  de  sçn  esprit  et  de  sa  raison,  il  ne  faut  pas 
espérer  de  devenir  grand  pliilosophe. 

Mais  la  raison  pour  laquelle  Aristote  et  un  très  grand  nombre 
d'autres  philosophes  ont  prétendu  savoir  ce  qui  ne  se  peut 
jamais  savoir,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  bien  connu  la  différence 
qu'il  y  a  entre  savoir  et  savoir,  entre  avoir  une  connaissance 
certaine  et  évidente,  et  n'en  avoir  qu'une  vraisemblable.  Et  la 
raison  pourquoi  ils  n'ont  pas  bien  fait  ce  discernement,  c'est 
que  les  sujets  auxquels  ils  se  sont  appliqués,  ayant  toujours  eu 
plus  d'étendue  que  leur  esprit,  ils  n'eu  ont  ordinairement  vu 
que  quelques  parties  sans  pouvoir  les  embrasser  toutes 
ensemble,  ce  qui  suffit  bien  pour  découvrir  plusieurs  vraisem- 
blances, mais  non  pas  pour  découvrir  la  vérité  avec  évidence. 
Outre  (juc  ne  cherchant  la  science  que  par  vanité,  et  les  vrai- 
semblances étant  plus  propres  pour  gagner  l'estime  des  honnnes 

T.  1.  .  .    n. 


298  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

que  la  vérité  môme,  à  cause  qu'elles  sont  plus  proportionnées 
à  la  portée  ordinaire  des  esprits,  ils  ont  négligé  de  chercher 
les  moyens  nécessaires  pour  augmenter  la  capacité  de  l'esprit 
et  lui  donner  plus  d'étendue  qu'il  n'a  pas  ;  de  sorte  qu'ils  n'ont 
pu  pénétrer  le  fond  des  vérités  un  peu  cachées. 

IIL  Les  seuls  géomètres  ont  bien  reconnu  le  peu  d'étendue 
de  l'esprit  :  du  moins  se  sont-ils  conduits  dans  leurs  études 
d'une  manière  qui  marque  qu'ils  la  connaissent  parfaitement, 
surtout  ceux  qui  se  sont  servis  de  l'algèbre  et  de  l'analyse, 
que  Viéte  et  Descartes  ont  renouvelée  et  perfectionnée  en  ce 
siècle.  Cela  paraît,  en  ce  que  ces  personnes  ne  se  sont  point 
avisées  de  résoudre  des  difticultés  fort  composées,  qu'après 
avoir  connu  très  clairement  les  plus  simples  dont  elles  dépen- 
dent; ils  ne  se  sont  appliqués  à  la  considération  des  lignes 
courbes,  comme  des  sections  coniques,  qu'après  qu'ils  ont  bien 
possédé  la  géométrie  ordinaire.  Mais  ce  qui  est  de  particulier 
aux  analystes,  c'est  que  voyant  que  leur  esprit  ne  pouvait  pas 
être  en  même  temps  appliqué  à  plusieurs  figures,  et  qu'il  ne 
pouvait  pas  même  imaginer  des  solides  qui  eussent  plus  de 
trois  dimensions,  quoiqu'il  soit  souvent  nécessaire  d'en  con- 
cevoir qui  en  aient  davantage;  ils  se  sont  servis  des  lettres 
ordinaires  qui  nous  sont  fort  familières,  afin  d'exprimer  et  d'a- 
bréger leurs  idées. 

IV.  Ainsi  l'esprit  n'étant  point  embarrassé  ni  occupé  dans  la 
représentation  qu'il  serait  obligé  de  sii'feire'de  plusieurs  figures 
et  d'un  nombre  infini  de  lignes,  il  peut  apercevoir  tout  d'une 
vue  ce  qu'il  ne  lui  serait  pas  possible  de  voir  autrement,  parce 
que  l'esprit  peut  pénétrer  bien  plus  avaut  et  s'étendre  à  beau- 
coup plus  de  clioses,  lorsque  sa  capacité  est  bien  ménagée. 

De  sorte  que  toute  l'adresse  qu'il  y  a  pour  le  rendre  plus 
pénétrant  et  plus  étendu,  consiste,  comme  nous  l'expliquerons 
ailleurs  i,  à  bien  ménager  ses  forces  et  sa  capacité,  ne  l'em- 
ployant pas  mal  à- propos  à  des  choses  qui  ne  lui  sont  point 
nécessaires  pour  découvrir  la  vérité  qu'il  cherclie  ;  et  c'est  ce 
qu'il  faut  bien  remarquer.  Car  cela  seul  fuit  bien  voir  (|iie  les 
logiques  ordinaires  sont  plus  propres  pour  diminuer  la  capa- 
cité dt,  l'esprit  que  pour  l'augmenter;  parce   qu'il  est   visible 


*  Livre  6  dans  la  prcinièro  pai'ue  de  la  nu  ilirde 


à 


DE   L'ESPRIT    PUR,    1"    Partie.  299 

que  si  OQ  veut  se  servir  dans  la  recherclie  de  quelque  vérité, 
des  règles  qu'elles  nous  donnent,  la  capacité  de  l'esprit  en  sera 
partagée  ;  de  sorte  qu'il  en  aura  moins  pour  être  attentif  et 
pour  comprendre  toute  l'étendue  du  sujet  qu'il  examine. 

Il  parait  donc  assez  par  ce  que  l'on  vient  de  dire,  que  la 
plupart  des  hommes  n'ont  guère  fait  de  rétlexion  sur  la  nature 
de  l'esprit,  quand  ils  ont  voulu  l'employer  à  la  recherche  de 
la  vérité,  qu'ils  n'ont  jamais  été  bien  convaincus  de"Son  peu 
d'étendue  et  de  la  nécessité  qu'il  y  a  de  la  bien  ménager,  et 
même  de  l'augmenter,  et  que  cela  est  une  des  causes  les  plus 
considérables  de  leurs  erreurs  et  de  ce  qu'ils  ont  si  mal  réussi 
dans  leurs  études. 

Ce  n'est  pas  pourtant  qu'on  prétende  qu'il  y  ait  eu  quelques 
personnes  qui  n'aient  pas  su  que  leur  esprit  fût  borné  et  qu'il 
eût  peu  de  capacité  et  d'étendue.  Tout  le  monde  l'a  su  sans 
doute,  et  tout  le  monde  l'avoue  :  mais  la  plupart  ne  le  savent 
que  confusément,  et  ne  le  confessent  que  de  bouche.  La  con- 
duite qu'ils  tiennent  dans  leurs  éludes  dément  leur  propre  con- 
fession, puisqu'ils  agissent  comme  s'ils  croyaient  véiitablement 
que  leur  esprit  n'eût  point  de  bornes,  et  qu'ils  veulent  pénétrer 
des  choses  qui  dépendent  d'un  très  grand  nombre  de  causes, 
dont  il  n'y  en  a  d'ordinaire  pas  une  qui  leur  soit  connue. 

V.  Il  y  a  encore  un  autre  défaut  assez  ordinaire  aux  per- 
sonnes d'étude.  C'est  qu'ils  s'appliquent  à  trop  de  sciences  à  la 
fois,  et  que  s'ils  étudient  six  heures  le  jour,  ils  étudient  quel- 
quefois six  choses  différentes.  Il  est  visible  que  ce  défaut  pro- 
cède de  la  même  cause  que  les  autres  dont  on  vient  de  parler  ; 
car  il  y  a  grande  apparence  que  si  ceux  qui  étudient  de  celte 
manière  connaissaient  évidemment  qu'elle  n'est  pas  propor- 
tionnée avec  la  capacité  de  leur  esprit,  et  qu'elle  est  plus 
propre  pour  le  remplir  de  confusion  et  d'erreur  que  d'une  véri- 
table science,  ils  ne  se  laisseraient  pas  emporter  aux  mouve- 
ments déréglés  de  leur  passion  et  de  leur  vanité  ;  car  en  effet 
ce  n'est  pas  le  moyen  de  la  satisfaire,  puisque  c'est  justement 
le  moyen  de  ne  rien  savoir. 


300  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 


CHAPITRE  IV 

I.  L'esprit  ne  peut  s'appli(iuer  lonu;tenips  à  des  objets  qui  n'ont  point  de 
rapport  à  lui,  ou  qui  ne  liennent  point  quelque  chose  de  l'inllni.  — II.  L'in- 
constance de  la  volonté  est  cause  de  ce  iléiaiit  d"api)licatloii,  et  p^r  consé- 
quent de  l'erreur.  —  III.  Nos  sensations  nous  occiipeut  davantaiçe  que  les 
idées  pures  de  l'esprit.  —  IV.  Ce  qui  est  la  source  de  la  corruption  des 
mœurs.  ,-^  V.  Et  de  l'ignorance  du  commun  des  liommes. 

L  L'esprit  de  l'homme  n'est  pas  seulement  sujet  à  l'eiTeur,. 
parce  qu'il  n'est  pas  infini,  ou  qu'il  a  moins  d'étendue  que  les 
objets  qu'il  considère,  comme  nous  venons  d'expliquer  dans  les 
deux  chapitres  précédents;  mais  aussi  parce  qu'il  est  incons- 
tant, qu'il  n'a  point  de  fermeté  dans  son  action,  et  qu'il  ne  peut 
tenir  assez  longtemps  sa  vue  fixe  arrêtée  sur  un  sujet,  afin  de 
l'examiner  tout  entier. 

Pour  concevoir  la  cause  de  cette  inconstance  et  de  cette  légè- 
reté de  l'esprit  humain,  il  faut  savoir  que  c'est  la  volonté  qui 
dirige  son  action,  que  c'est  elle  qui  l'applique  aux  objets  .qu'elle 
aime,  et  qu'elle  est  elle-même  dans  une  inconstance  et  dans 
une  inquiétude  conlinuelle,  dont  voici  la  cause. 

On  ne  peut  douter  que  Dieu  ne  soit  l'auteur  de  toutes  choses,, 
qu'il  ne  les  ait  faites  pour  lui,  et  qu'il  ne  tourne  le  cœur 
de  l'homme  vei's  lui  par  une  impression  naturelle  et  invincible 
qu'il  lui  imprime  sans  cesse.  Dieu  ne  peut  vouloir  qu'il^it  une 
volonté  qui  ne  l'aime  pas,  ou  qui  l'aime  moins  que  quelque  au- 
tre bien,  s'il  y  en  peut  avoir  d'autre  que  lui,  parce  qu'il  ne 
peut  vouloir  qu'une  volonté  n'aime  point  ce  qui  est  souveraine- 
ment aimable,  ni  qu'elle  aime  le  plus  ce  qui  est  le  moins  aima- 
ble. Ainsi  il  faut  que  l'amour  naturel  nous  porte  vers  Dieu, 
puisqu'il  vient  de  Dieu,  et  qu'il  n'y  a  rien  qui  puisse  en  arrêter 
les  mouvements  que  Dieu  même  qui  les  impriiTie.  Il  n'y  a  docte 
point  de  volonté  qui  ne  suive  nécessairement  les  mouvements 
de  cet  amour.  Les  justes,  les  impies,  les  bienheureux  elles 
damnés  aiment  Dieu  de  cet  amour.  Car  cet  amour  naturel  que 
nous  avons  pour  Dieu,  étant  la  même  chose  que  l'inclination 
naturelle  qui  nous  porte  vers  le  bien  en  général,  vers  le  bien 
infini,  vers  le  souverain  bien,  il  est  visible  que  tous  les  esprits 
aiment  Dieu  de  cet  amour,  puisqu'il  n'y  a  que  lui  qui  soit  le 


DE   L'ESPlUT    PUR,    1"    Partie.  301 

bien  universel,  le  bien  infini,  le  souverain  bien.  Car  enfin  tous 
les  esprits,  et  les  démons  mêmes  désirent  ardemment  d'être 
heureux  et  de  posséder  le  souverain  bien  ;  et  ils  le  désirent 
sans  choix,  sans  délibération,  sans  liberté  et  par  la  nécessité 
de  leur  nature.  Étant  donc  faits  pour  Dieu,  pour  un  bien  infini, 
pour  un  bien  qui  comprend  en  soi  tous  les  biens,  le  mouvement 
naturel  de  notre  cœur  ne  cessera  jamais  que  par  la  possession 
de  ce  bien. 

II.  Ainsi  notre  volonté  toujours  altérée  d'une  soif  ardente, 
toujours  agitée  de  désirs,  d'empressements  et  d'inquiétudes 
pour  le  bien  qu'elle  ne  possède  pas,  ne  peut  souffrir  sans  beau- 
coup do  peine  que  l'esprit  s'arrête  pour  quelque  temps  à  des 
vérités  abstraites,  qui  ne  la  touchent  point,  et  qu'elle  juge  in- 
capables de  la  rendre  heui'euse.  Ainsi  elle  le  pousse  sans  cesse 
à  rechercher  d'autres  objets,  et  lorsque  dans  cette  agitation, 
que  la  volonté  lui  communique,  il  rencontre  quelque  objet  qui 
porte  la  marque  du  bien,  je  veux  dire  qui  fait  sentir  à  1  âme 
par  ses  approches  quelque  douceur,  et  quelque  satisfaction 
intérieure,  alors  celte  soif  du  cœur  s'excile  de  nouveau,  ces 
désirs,  ces  empressements,  ces  ardeurs  se  rallument,  et  l'es- 
prit, obligé  de  leur  obéir,  s'attache  uniquement  à  l'objet  qui 
les  cause  ou  qui  semble  les  causer,  pour  l'approcher  ainsi  de 
lame  qui  le  goûte  et  qui  s'en  repait  pour  quelque  temps.  Mais 
le  vide  des  créatures  ne  pouvant  remplir  la  capacité  infinie  du 
cœnu-  de  l'homme,  ces  petits  plaisirs  au  lieu  d'éteindre  sa  soif 
ne  font  que  l'irriter,  et  donner  à  l'âme  une  sotte  et  vaine  espé- 
rance de  se  satisfaire  dans  la  multiplicité  des  plaisirs  de  la 
terre;  ce  qui  produit  encore  une  inconstance  et  une  légèreté 
iiicoiiccvable  dans  l'esprit  qui  doit  lui  découvrir  tous  ces  bien.'i. 

[1  csl  vrai  que  lorsque  Tesprit  rencontre  par  hasard  quelque 
objel  qui  tient  de  l'infini,  ou  qui  renferme  en  soi  quelque  cliose 
de  grand,  son  inconstance  et  son  agitation  cessent  pour  quel- 
que temps.  Car  reconnaissant  que  cet  objet  porte  le  caractère 
de  celui  que  l'àme  désire,  il  s'y  arrête  et  s'y  attache  assez  long- 
temps. Mais  cette  attache, ou  plaiôt  celte  opiniàtieté  do  l'esprit 
à  examiner  des  sujets  infinis  ou  trop  vastes,  lui  est  aussi  inutile, 
que  celle  légèreté  avec  laquelle  ilconsidère  ceux  qui  sont  propor- 
tionnés à  sa  capacité.  Il  est  trop  faible  pour  venir  à  bout  d'une 
entreprise  si  difficile,  et  c'est  en  vain  qu'il  s'efforce  d'y  réussir 


302  DE   LA    RECHERCUE   DE   LA    VÉRITÉ. 

Ce  qui  doit  rendre  l'âme  heureuse  n'est  pas  pour  ainsi  dire  la 
comproheusion  d'un  objet  infini,  elle  n'en  est  pas  capable; 
mais  l'amour  et  la  jouissance  d'un  bien  infini:  dont  la  volonté 
est  capable  par  le  mouvement  d'amour  que  Dieu  lui  imprime 
sans  cesse. 

Après  cela  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  l'ignorance  et  de  l'a- 
veuglement des  hommes ,  puisque  leur  esprit  étant  soumis  à 
l'inconstance  et  à  la  légèreté  de  leur  cœur,  qui  le  rend  inca- 
pable de  rien  considérer  avec  une  application  sérieuse,  il  ne 
peut  rien  pénétrer  qui  renferme  quelque  difficulté  considérable. 
Car  enfin  l'attention  de  l'esprit  est  aux  objets  de  l'esprit,  ce  (]ue 
le  regard  fixe  de  nos  yeux  est  aux  objets  de  nos  yeux.  El  de 
même  qu'un  homme  qui  ne  peut  arrêter  ses  yeux  sur  les  corps 
qui  l'environnent,  ne  les  peut  pas  voir  suffisamment  pour  dis- 
tinguer les  différences  de  leurs  plus  petites  parties,  et  pour 
reconnaître  tous  les  rapports  que  toutes  ces  petites  parties  ont 
les  unes  avec  les  autres,  ainsi  un  homme  qui  ne  peut 
fixer  la  vue  de  son  esprit  sur  les  choses  qu'il  veut  savoir,  ne 
peut  pas  les  connaître  suffisamment  pour  en  distinguer  toutes 
les  parties,  et  pour  connaître  tous  les  rapports  qu'elles  peuvent 
avoir  entre  elles  ou  avec  d'autres  sujets. 

Cependant,  il  est  constant  que  toutes  les  connaissances  ne 
consistent  que  dans  une  vue  claire  des  rapports,  que  les  choses 
ont  les  unes  avec  les  autres.  Quand  donc  il  arrive,  comme 
dans  les  questions  difficiles,  que  l'esprit  doit  voir  tout  d'une  vue 
un  fort  grand"  nombre  de  rapports  que  deux  ou  plusieurs 
choses  ont  entre  elles,  il  est  clair  que  s'il  n'a  pas  considéré  ces 
choses-là  avec  beaucoup  d'attention,  et  s'il  ne  les  connaît  que 
confusément,  il  ne  lui  sera  pas  possible  d'apercevoir  distinc- 
tement leur  rapports,  et  par  conséquent  d'en  former  un  juge- 
ment solide. 

III.  Une  des  principales  causes  du  défaut  d'application  de 
noli'e  esprit  aux  vérités  abstraites,  .est  que  nous  les  voyons 
comme  de  loin,  et  qu'il  se  présente  incessamment  à  notre  esprit 
des  choses  qui  en  sont  bien  plus  proches.  La  grande  attention 
de  l'esprit  appi'oche  pour  ainsi  dire  les  idées  des  objets  aux- 
quels on  s'applique  ;  mais  il  arrive  souvent  que  lorsqu'on  est 
fort  attentif  à  des  spéculations  métaphysiques,  on  en  est  détourné, 
parce  qu'il  survient  à  l'âme  quelque  sentiment  qui  est  encore 


DE   L'ESPRIT   PUR,    4«   Partie.  303 

pour  ainsi  dire  plus  proche  d'elle  que  ces  idées;  car  il  ne  faut 
pour  cela  qu'un  peu  de  douleur,  ou  de  plaisir:  la  raison  en  est 
que  Ja  douleur  et  le  plaisir,  et  généralement  toutes  les  sensa- 
tions sont  au  dedans  l'àrae  même;  elles  la  moditient,  et  elles  la 
touchent  de  bien  plus  près  que  les  idées  simples  des  objets 
de  la  pure  intellection.  lesquelles,  bien  que  présentes  à  l'esprit, 
ne  le  touchent  ni  ne  le  modifient  pas  sensiblement.  Ainsi  l'âme 
étant  d'un  côté  très  limitée,  et  de  l'autre  ne  pouvant  s'empê- 
cher de  sentir  sa  douleur  et  toutes  ses  autres  sensations,  sa 
capacité  s'en  trouve  remplie  ;  et  elle  ne  peut  dans  un  faême 
temps  sentir  quelque  chose,  et  penser  librement  à  d'autres  ob- 
jets qui  ne  se  peuvent  sentir.  Le  bourdonnement  d'une  mou- 
che, ou  quelque  autre  petit  bruit,  supposé  qu'il  se  communique 
jusqu'à  la  partie  principale  du  cerveau,  en  sorte  que  Fàrae 
l'aperçoive,  est  capable  malgré  tous  nos  efforts  de  nous  empê- 
cher de  considérer  des  vérités  abstraites  et  fort  relevées,  parce 
que  toutes  les  idées  abstraites  ne  moditient  point  l'âme  de  la 
manif-re  dont  toutes  les  sensations  la  moditient. 

IV.  C'est  ce  qui  fait  la  stupidité  et  l'assoupissement  de  l'esprit 
à  l'égard  des  plus  grandes  vérités  de  la  morale  chrétienne,  et 
que  les  hommes  ne  les  connaissent  que  d'une  manière  spécu- 
lative et  infructueuse  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Tout  le 
monde  connaît  qu'il  y  a  un  Dieu,  qu'il  faut  l'adorer  et  le  ser- 
vir; mais  qui  le  sert  et  qui  l'adore  sans  la  grâce,  laquelle 
seule  nous  fait  goûter  de  la  douceur  et  du  plaisir  dans  ces  de- 
voirs ?  11  y  a  très  peu  de  gens  qui  ne  s'aperçoivent  du  vide 
et  de  l'instabilité  des  biens  de  la  terre,  et  même  qui  ne  soient 
convaincus  d  une  conviction  abstraite,  mais  toutefois  très  cer- 
taine et  très  évidente,  qu'ils  ne  méritent  pas  notre  application 
et  nos  soins.  Mais  où  sont  ceux  qui  méprisent  ces  biens  dans 
la  pratique,  et  qui  refusent  leurs  soins  et  leur  application  pour 
,les  acquérir?  Il  n'y  a  que  ceux  qui  sentent  quelque  amer- 
tume et  quelque  dégoût  dans  leur  jouissance,  ou  que  la  grâce 
a  rendus  sensibles  pour  des  biens  spirituels  pour  une  délecta- 
tion intérieure  que  Dieu  y  a  attachée,  qui  vainquent  les  inipres- 
sions  des  sens  et  les  elVoris  de  la  concupiscence.  La  vue  de 
l'esprit  loute  seule  ne  nous  fait  donc  jamais  résister,  comme 
nous  le  devons,  aux  efforts  de  la  concupiscence  ;  il  faut  outre 
cette  vue  un  certain  sentiment  du  cœur.  Cette-  lumière  de  l'es- 


A^ 


304  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

prit  toute  seule  est,  si  oa  le  veut,  une  grâce  suffisante  qui  ne 
fait  que  nous  condamner,  qui  nous  fait  connaître  notre  fai- 
blesse, et  que  nous  devons  recourir  par  la  première  à  celui  qui 
est  notre  force.  Mais  ce  sentiment  du  cœur  est  une  grâce  vivo 
qui  opère.  C'est  elle  qui  nous  louche,  qui  nous  remplit,  et  qui 
nous  persuade  le  cœur,  et  sans  elle  il  n'v  a  personne  qui  pense 
du  cœur  :  «  Nemo  est  qui  recogitet  corde.  »  Les  vérités  les  plus 
constantes  de  la  morale  demeurent  cachées  dans  les  replis  et 
dans  les  recoins  de  lesprit  ;  et  tant  qu'elles  y  demeurent,  elles 
y  sont  stériles  et  sans  aucune  force,  puisque  l'âme  ne  les  goûte 
pas.  Mais  les  plaisirs  des  sens  sont  plus  proches  de  l'âme,  et 
n'étant  pas  possible  de  ne  pas  sentir,  et  même  de  ne  pas  aimer  ^ 
son  plaisir,  il  n'est  pas  possible  2  de  se  détacher  de  la  terre  et 
de  se  défaire  des  charmes  et  des  illusions  de  ses  sens  par  ses 
propres  forces. 

Je  ne  nie  pas  toutefois  que  les  justes,  dont  le  cœur  a  déjà 
été  vivement  tourné  vers  Dieu  par  une  délectation  prévenante, 
ne  puissent  sans  cette  grâce  particulièi'e  faire  quelques  actions 
méritoires,  et  résister  aux  mouvements  de  la  concupiscence.  Il 
y  en  a  qui  sont  courageux  et  constants  dans  la  loi  de  Dieu  par 
la  force  de  leur  toi,  par  le  soin  qu'ils  ont  de  se  priver  des  choses 
sensibles,  et  par  le  mépris  et  le  dégoût  de  tout  ce  qui  les  peut 
tenter.  Il  y  en  a  qui  agissent  presque  toujours  sans  goûter  ce 
plaisir  indélibéré  ou  prévenant  dont  je  parle.  La  seule  joie 
qu'ils  trouvent  eu  agissant  selon  Dieu,  est  le  seul  plaisir  qu'ils 
goûtent,  et  ce  plaisir  suflit  pour  les  arrêter  dans  leur  état  et 
pour  confirmer  la  disposition  de  leur  cœur.  Comme  ils  aimenv 
Dieu  et  la  sainte  loi,  ils  y  pensent  a.vec  joie  ;  car  on  pense  tou- 
jours avec  plaisir  à  ce  qu'on  aime,  ou  ce  qui  revient  au  même, 
on  ne  peut  s'en  séparer  sans  quelque  horreur;  et  cela  suffit 
afin  que  les  justes  ])uissenl  vaincre  du  moins  les  tenlaiions 
légères.  Mais  ceux  qui  commencent  leur  conversion  ont  bjsoin 
d'un  plaisir  indclibéré  et  prévenant  pour  les  détacher  dos  biens 
sensibles,,  auxquels  ils  sont  attachés  par  d'autres  plaisirs  pré- 
venants et  indélibérés  ;  la  tristesse  et  les  remords  de  leur  cons- 

*  Savoir  d'un  .imour  naturel  :  car  on  peut  ha'lr  le  plaisir  d'une  haine 
élective!  ou  du  choix.  (Note  de  Maleiiranche.) 

-  P.irce  que  l'amoui'  électif  ne  peut  être  longtemps  sans  se  conformer  à 
l'amour  naturel.  (iNote  de  Malebrancbe.) 


DE   L'ESPRIT   PUR,    1"   Partie.  30S 

cience  ne  suffisent  pas,  et  ils  ne  goûtent  point  encore  de  joie. 
Mais  les  justes  peuvent  vivre  par  la  foi  et  dans  la  disette.  Et 
c'est  même  en  cet  état  qu'ils  méritent  davantage,  parce  que  les 
hommes  étant  raisonnables,  Dieu  veut  en  être  aime  d'un  amour 
de  choix  plutôt  que  d'un  amour  distinct  et  d'un  amour  indéli- 
bcré,  semblable  à  celui  par  lequel  on  aime  les  choses  sensi- 
bles, sans  connaître  qu'elles  sont  bonnes  autrement  que  par  le 
plaisir  qu'on  en  reçoit.  Cependant  la  plupart  des  hommes  ayant 
peu  de  foi  et  se  trouvant  sans  cesse  dans  les  occasions  de  goûter 
les  plaisirs,  ils  ne  peuvent  conserver  longtemps  leur  amour 
électif  pour  Dieu  contre  l'amour  naturel  pour  les  biens  sensi- 
bles, si  la  délectation  de  la  grâce  ne  les  soutient  contre  les 
efforts  delà  volupté  :  car  la  délectation  de  la  grâce  produit,  con- 
serve, augmente  la  charité,  comme  les  plaisirs  sensibles,  la 
cupidité. 

V.  Il  parait  assez  par  les  choses  que  l'on  a  dites  ci-dessus, 
que  les  hommes  n'étant  jamais  sans  quelque  passion,  ou  sans 
quelques  sensations  agréables  ou  fâcheuses,  la  capacité  et  l'é- 
tendue de  leur  esprit  en  est  beaucoup  occupée  ;  et  que  lorsqu'ils 
veulent  employer  le  reste  de  cette  capacité  à  examiner  quelque 
vérité,  ils  en  sont  souvent  détournés  par  quelques  sensations 
nouvelles,  par  le  dégoût  que  l'on  trouve  dans  cet  exercice,  et 
par  l'inconstance  de  la  volonté  qui  agite,  et  qui  pi'omène  l'es- 
prit d'objets  en  objets  sans  l'arrêter.  De  sorte  que  si  l'on  n'a 
pas  pris  dès  la  jeunesse  l'habitude  de  vaincre  toutes  ces  oppo- 
sitions, comme  on  a  expliqué  dans  la  seconde  partie,  on  se 
trouve  enfin  incapable  de  pénétrer  rien  qui  soit  un  peu  difficile, 
et  qui  demande  quelque  peu  d'application. 

Il  faut  conclure  de  là  que  toutes  les  sciences,  et  principalement 
celles  qui  renferment  des  questions  très  difficiles  à  éclaircir, 
sont  remplies  d'un  nombre  infini  d'erreurs;  et  que  nous  devons 
avoir  pour  suspects  tous  ces  gros  volumes  que  l'on  compose 
tous  les  jours  sur  la  médecine,  sur  la  physique,  sur  la  morale, 
et  principalement  sur  des  questions  parliculiores  de  ces  sciences, 
qui  sont  beaucoup  plus  composées  que  les  générales.  On  doit 
mèuie  juger  que  ces  livres  sont  d'auiantplus  méprisables,  qu'ils 
sont  mieux  reçus  du  commun  des  hommes  ;  j'entends  de  ceux 
qui  sont  peu  capables  d  application,  et  qui  ne  savent  pas  faire 
usage  de  leur  esprit,  parce  que  l'applaudissement  du  peuple  à 


306  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

quelque  opinion  sur  une  matière  difficile,  est  une  marque  infail- 
lible qu'elle  est  fausse,  et  qu'elle  n'est  appuyée  que  sur  les 
notions  trompeuses  des  sens,  ou  sur  quelques  fausses  lueurs  de 
limagination  i. 

Néanmoins,  il  n'est  pas  impossible  qu'un  homme  seul  puisse 
découvrir  un  très  grand  nombre  de  vérités  cachées  aux  siècles 
passés,  supposé  que  cette  personne  ne  manque  pas  d'esprit, 
et  qu'étant  dans  la  solitude,  éloigné  autant  qu'il  se  peut  de  tout 
ce  qui  pourrait  le  distraire,  il  s'applique  sérieusement  à  la  re- 
cherche de  la  vérité.  C'est  pourquoi  ceux-là  sont  peu  raisonna- 
bles, qui  méprisent  la  philosophie  de  M.  Descartes  sans  la 
savoir,  et  par  cette  unique  raison,  qu'il  parait  comme  impos- 
sible qu'un  homme  seul  ait  trouvé  la  vérité  dans  des  choses 
aussi  cachées  que  sont  celles  de  la  nature.  Mais  s'ils  savaient 
la  manière  dont  ce  philosophe  a  vécu  2,  les  moyens  dont  il 
s'est  servi  dans  ses  études  pour  empêcher  que  la  capacité  de 
son  esprit  ne  fût  partagée  par  d'autres  objets  que  ceux  dont  il 
voulait  découvrir  la  vérité,  la  netteté  des  idées  sur  lesquelles 
il  a  établi  sa  philosophie,  et  généralement  tous  les  avantages 
qu'il  a  eus  sur  les  anciens  par  les  nouvelles  découvertes,  ils' en 
recevraient  sans  doute  un  préjugé  plus  fort  et  plus  raisonnable 
que  celui  de  l'antiquité,  qui  autorise  Aristote,  Platon  et  plu- 
sieurs autres. 

Cependant  je  ne  leur  conseillerais  pas  de  s'arrêter  à  ce  pré- 
jugé, et  de  croire  que  M.  Descartes  est  un  grand  homme,  et 
que  sa  philosophie  est  bonne,  à  cause  des  choses  avantageuses 
que  l'on  en  peut  dire.  M.  Descartes  était  homme  comme  les 
autres,  sujet  à  l'erreur  et  à  l'illusion  comme  les  autres  ;  il  n'y 
a  aucun  de  ses  ouvrages,  sans  même  excepter  sa  géométrie, 
où  il  n'y  ait  quelque  marque  de  la  faiblesse  de  l'esprit  humain. 
Il  ne  taut  donc  point  le  croire  sur  sa  parole,  mais  le  lire  comme 
il  nous  en  avertit  lui-même  avec  précaution,  en  examinant  s'il 
ne  s'est  point  trompé,  et  ne  croyant  rien  de  ce  qu'il  dit,  que  ce 
que  l'évidence  et  les  reproches  secrets  de  notre  raison  nous 


»  Sènèfine  a  û'd  :  arguraentum  pessiini  liirba  est. 

*  Malebraiirbe  fait  allusion  à  la  relraitf  dans  laquelle  il  a  vécu,  loin  du 
monde  et  de  toutes  les  distiactions  eu  Uollandc  et  même  à  Paris  dans  sa 
jeunesse. 


DE   L'ESPRIT    PUR,    1"    Pabtie.  307 

obligeront  de  croire.  Car  en  un  mot  l'esprit  ne  sait  véritable- 
ment que  ce  qu'il  voit  avec  éxidence. 

Nous  avons  montré,  dans  les  chapitres  précédents,  que  notre 
esprit  n'était  pas  infini,  qu'il  avait  au  contraire  une  capacité 
fort  médiocre,  et  que  cette  capacité  était  ordinairement  rem- 
plie par  les  sensations  de  l'âme;  et  enfin  que  l'esprit  recevant 
sa  direction  de  la  volonté,  ne  pouvait  regarder  fixement  quelque 
objet  sans  en  être  bientôt  détourné  par  son  inconstance  et  par 
sa  légèreté.  Il  est  indubitable  que  ces  choses  sont  les  causes 
les  plus  générales  de  nos  erreurs,  et  l'on  pourrait  s'arrêter  ici 
encore  davantage  pour  le  faire  voir  dans  le  particulier.  Mais 
ce  que  l'on  a  dit  suffit  à  des  personnes  capables  de  quelque 
attention  pour  leur  faire  connaître  la  faiblesse  de  l'esprit  de 
l'homme.  On  traitera  plus  au  long,  dans  le  quatrième  et  le  cin- 
quième livre,  des  erreurs  qui  ont  pour  cause  nos  inclinations 
naturelles  et  nos  passions,  dont  nous  venons  déjà  de  4ii-a 
quelque  chose  dans  ce  chapitre. 


SECONDE    PARTIE 
DE    L'ENTENDEMENT    PUR 

DE     LA     NATURE     DES     IDEES 


CHAPITRE   PJIEMIER 

I.  Ce  qu'on  entend  par  idées.  —  Qu'elles  existent  véritablement  et  qu'elles  sont 
nécessaires  "pour  apercevoir  tous  les  objets  matériels.  —  II.  Division  de 
toutes  les  manières  par  lesquelles  on  peut  voir  les  objets  de  dehors. 

I.  Je  crois  que  tout  le  monde  tombe  d'accord,  que  nous  n'aper- 
cevons point  les  objets  qui  sont  hors  de  nous  par  eux-mômes. 
Nous  voyons  le  soleil,  les  étoiles,  et  une  infinité  d'objets  hors 
de  nous,  et  il  n'est  pas  vraisemblable  que  l'âme  sorte  du  corps, 
et  qu'elle  aille,  pour  ainsi  dire,  se  promener  dans  les  cieux, 
pour  y  contempler  tous  ces  objets.  Elle  ne  les  voit  donc  point 
par  eux-mêmes,  et  l'objet  immédiat  de  notre  esprit,  lorsqu'il 
voit  le  soleil  par  exemple,  n'est  pas  le  soleil,  mais  qiiehiue  chose 
qui  est  intimement  uni  à  notre  âme  ;  et  c'est  ce  que  j'appelle 
idée.  Ainsi  par  ce  mot  idée,  je  n'entends  ici  autre  chose,  que 
ce  qui  est  l'objet  immédiat,  ou  le  plus  proche  de  l'esprit,  quand 
il  aperçoit  quelque  objet,  c'est-à-dire  ce  qui  touche  et  modifie 
l'espritde  la  perception  qu'il  a  d'un  objet  '. 

Il  faut  bien  remarquer  qu'afin  que  l'esprit  aperçoive  quoique 
objet,  il  est  absolument  nécessaire  que  l'idée  de  cet  objet  lui 
soit  actuellement  présente;  il  n'est  pas  possible  d'en  douter, 
mais  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  au  dehors  quelque  chose 
de  semblable  à  cette  idée.  Car  il  arrive  très  souvent  que  l'on 
aperçoit  des  choses  qui  ne  sont  point  et  qui  même  n'ont  jamais 
été;  ainsi  l'on  a  souvent  dans  l'esprit  des  idées  réelles  de  choses 

*  Dans  les  édit.  antér.  il  y  avdit  :  «  quand  il  aperçoit  un  objet.  » 


DE   L'ESPRIT    PUR,   2«   Partie.  309 

qui  ne  furent  jamais.  Lorsqu'un  homme,  par  exemple,  imagine 
une  montagne  d'or,  il  est  absolument  nécessaire  que  l'idée  de 
cette  montagne  soit  réellement  présente  à  son  esprit.  Lorsqu'un 
fou,  ou  un  homme  qui  a  la  tièvre  chaude,  ou  qui  dort,  voit 
comme  devant  ses  yeux  quelque  animal,  il  est  constant  que  ce 
qu'il  voit  n'est  pas  rien,  et  qu'ainsi  l'idée  de  cet  animal  existe 
véritablement  :  mais  celte  montagne  d'or  et  cet  animal  ne  furent 
jamais. 

Cependant  les  hommes  étant  comme  naturellement  portés  à 
croire  qu'il  n'y  a  que  les  objets  corporels  qui  existent,  ils  jugent 
de  la  réalité  de  l'existence  des  choses  tout  autrement  qu'ils  de- 
vraient. Car  dès  qu'ils  Sentent  un  objet,  ils  veulent  qu'il  soit 
très  certain  que  cet  objet  existe,  quoiqu'il  arrive  souvent  qu'il 
n'y  ait  rien  au  dehors.  Ils  veulent,  outre  cela,  que  cet  objet  soit 
tout  de  même  comme  ils  le  voient,  ce  qui  n'arrive  jamais.  Mais 
pour  l'idée  qui  existe  nécessairement  et  qui  ne  peut  être  autre 
qu'on  la  voit,  ils  jugent  d'ordinaire  sans  réflexion  que  ce  n'est 
rien,  comme  si  les  idées  n'avaient  pas  un  fort  grand  nombre  de 
propriétés  :  comme  si  l'idée  d'un  carré,  par  exemple,  n'était 
pas  bien  différente  de  celle  d'un  cercle  ou  de  quelque  nombre, 
et  ne  représentait  pas  des  choses  tout  à  fait  différente.-;  ce  qui 
ne  peut  jamais  arriver  au  néant,  puisque  le  ccant  n'a  aucune 
propriété.  Il  est  donc  indubitable  que  les  idées  ont  une  existence 
très  réelle.  Mais  examinons  quelle  est  leur  nature  et  leur 
essence,  et  voyons  ce  qui  peut  être  dans  l'âme  capable  de  lui 
représenter  toutes  choses. 

Toutes  les  choses  que  l'âme  aperçoit  sont  de  deux  sortes,  ou 
elles  sont  dans  l'âme,  ou  elles  sont  hors  de  l'àme.  Celles  qui 
sont  dans  l'âme  sont  ses  propres  pensées,  c'est-à-dire,  toutes 
ses  différentes  modifications  ;  car  par  ces  mots,  pensée,  manière 
de  penser,  ou  modification  de  l'âtne,  j'entends  généralement 
toutes  les  choses  qui  ne  peuvent  être  dans  l'âme  sans  qu'elle 
les  aperçoive  par  le  sentiment  intérieur  qu'elle  a  d'elle-même, 
comme  sont  ses  propres  sensations,  ses  imaginations,  ses 
pures  intellections,  ou  simplement  ses  conceptions,  ses  passions 
mêmes,  et  ses  inclinations  naturelles.  Or  notre  âme  n'a.  pas 
besoin  d'idées  pour  apercevoir  toutes  ces  choses  de  la  manière 
dont  elle  les  aperçoit,  parce  qu'elles  sont  au  dedans  de  l'àme, 
ou  plutôt  parce  qu'elles  ne  sont  que  l'âme  même  d'une  telle  ou 


:^J0  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

icUe  façon;  de  même  que  la  rondeur  réelle  de  quelque  corps 
ot  son  mouvement  ne  sont  que  ce  corps  figuré  et  transporté 
(l'une  telle  ou  telle  façon. 

Mais  pour  les  choses  qui  sont  hors  de  l'âme,  nous  ne  pou- 
vons les  apercevoir  que  par  le  moyen  des  idées,  supposé  que 
ces  choses  ne  puissent  pas  lui  être  intimement  unies.  11  y  en  a 
de  deux  sortes  :  de  spirituelles  et  de  matérielles.  Pour  les  spi- 
i-ituelles,  il  y  a  quelque  apparence  qu'elles  peuvent  se  décou- 
vrir à  notre  âme  sans  idées  et  par  elles-mêmes.  Car,  encore  que 
l'expérience  nous  apprenne  que  nous  ne  pouvons  pas  immé- 
diatement et  par  nous-mêmes  déclarer  nos  pensées  les  uns  aux 
autres,  mais  seulement  par  des  paroles,  ou  par  d'autres  signes 
sensibles  auxquels  nous  avons  attaché  nos  idées,  on  pourrait 
dire  que  Dieu  l'a  ordonné  ainsi  pour  le  temps  de  cette  vie  seu- 
lement; afin  d'empêcher  les  désordres  qui  arriveraient  présen- 
tement, si  les  hommes  pouvaient  se  faire  entendre  comme  il 
leur  plairait.  Mais  lorsque  la  justice  et  l'ordre  régneront,  et  que 
nous  serons  délivrés  de  k  captivité  de  notre  corps,  nous  pour- 
rons peut-être  nous  faire  entendre  par  l'union  intime  de  noiis- 
mémes,  ainsi  qu'il  y  a  quelque  apparence  que  les  anges  peu- 
vent Faire  dans  le  ciel.  De  sorte  qu'il  ne  semble  pas  absolument 
nécessaire  d'admettre  des  idées  pour  représenter  à  l'âme  des 
choses  spirituelles,  parce  qu'il  se  peut  faire  qu'on  les  voie  par 
elles-mêmes,  quoique  d'une  manière  fort  imparfaite. 

Je  n'examine  pas  ici  comment  deux  esprits  peuvent  s'unir 
l'un  à  l'autre,  et  s  ils  peuvent  de  cette  manière  se  découvrir 
mutuellement  leurs  pensées.  Je  crois  cependant  qu'il  inj  a 
point  de  substance  purement  intelligible,  que  celle  de  Di-eu; 
qu'on  ne  peut  rien  découvrir  avec  évidence,  que  dans  sa 
lumière,  et  que  l'union  des  esprits  ne  peut  les  rendre  mutuel- 
lement visibles.  Car  quoique  nous  soyons  très  unis  avec  nous- 
mêmesj  nous  sommes  et  nous  serons  inintelligibles  à  nous- 
mêmes,  jusqu'à  ce .  que  nous  nous  voyons  en  Dieu,  et  qu'il 
nous  présente  à  nous-mêmes  ridée  parfaitement  intelligible 
qu'il  a  de  notre  être  renfermé  dans  le  sien.  Ainsi,  quoiqu'il 
semble  que  j'accorde  ici,  que  'tes  anges  puissent  par  eux-mêmes 
manifester  les  uns  aux  mitres,  et  ce  qu'ils  font  et  ce  qu'ils 
pensent,  ce  que  dans  le  fond  jene  crois  pas  véritable,  j'avertis 
que  ce  nest  que  parce  que  je  n'en  veux  pas  disputer,  pourvu 


DE   L'ESPRIT    PUR,    2=    Partie.  3il 

que  Von  ni  abandonne  ce  qui  est  incontestable  :  savoir  quon 
ne  peut  voir  les  choses  matérielles  par  elles-mêmes  et  sans 
idée  '. 

J'expliquerai  dans  le  chapitre  septième  le  sentiment  que  j'ai 
sur  la  manière  dont  nous  connaissons  les  esprits,  et  je  ferai  voir 
qu'à  présent  nous  ne  pouvons  les  connaître  entièrement  par 
eux-mêmes,  quoiqu'ils  puissent  peut-être  s'unir  à  nous.  Mais  je 
parle  principalement  ici  des  choses  matérielles  qui  certainement 
ne  peuvent  s'unir  à  notre  àme  de  la  façon  qui  est  nécessaire, 
afin  qu'elle  les  aperçoive ,  parce  qu'étant  étendues,  et  l'âme  ne 
Tétant  pas,  il  n'y  a  point  de  rapport  entre  elles.  Outre  qua  nos 
âmes  ne  sortent  point  du  corps  pour  mesurer  la  grandeur  des 
cieux,  et  par  conséquent  elles  ne  peuvent  voir  les  corps  de 
dehors  que  par  des  idées  qui  les  représentent.  C'est  de  quoi 
tout  le  monde  doit  tomber  d'accord. 

II.  Nous  assurons  donc  qu'il  est  absolument  nécessaire  que 
les  idées  que  nous  avons  des  corps  et  de  tous  les  autres  objets 
que  nous  n'apercevons  point  par  eux-mêmes,  viennent  de  ces 
mêmes  corps,  ou  de  ces  objets,  ou  bien  que  notre  àme  ait  la 
puissance  de  produire  ces  idées,  ou  que  Dieu  les  ait  produites 
avec  elle  en  la  créant,  ou  qu'il  les  produise  toutes  les  fois 
qu'on  pense  à  quelque  objet,  ou  que  l'âme  ait  en  elle-rnéme 
toutes  les  perfections  qu'elle  voit  dans  ces  corps,  ou  enfin 
qu'elle  soit  unie  avec  un  être  tout  parfait  et  qui  renferme  géné- 
ralement toutes  les  perfections  intelligibles,  ou  toutes  les  idées 
des  èti'es  créés. 

Nous  ne  saurions  voir  les  objets  que  de  l'une  de  ces 
manières.  Examinons  quelle  est  celle  qui  paraît  la  plus  vrai- 
semblable de  toutes  sans  préoccupation,  et  sans  nous  effrayer 
de  la  difticulté  de  celte  question.  Peut-être  que  nous  la  résou- 
drons assez  clairement,  quoique  nous  ne  prétendions  pas  donner 
ici  des  démonstrations  incontestables  pour  toutes  sortes  de 
personnes;  mais  seulement  despreuves  très  convaincantes  pour 
ceux  au  moins  qui  les  méditeront  avec  une  attention  sérieuse; 
car  on  passerait  peut-être  pour  téméraire,  si  l'on  parlait  autre-r 
ment. 

'  Cet  article  est  m  iialiiiiic,  ^arce  qu'on  le  peut  passer,  et  qu'il  est  très 
diffiiile  de  reiiteiidie,  si  l'on  ne  sait  ce  que  je  pense  de  lame  et  delà  nature 
des  idées.  (Note  de  Malebrancne.) 


•312  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

CHAPITRE   II 

Que  les  objets  matériels  n'envoieiil  point  d'espèces  qui  letir  ressemblent, 

La  plus  commune  opinion  est  celle  des  péripatéticiens  qui 
prétendent  que  les  objets  de  dehors  envoient  des  espèces  qui 
leur  ressemblent,  et  que  ces  espèces  sont  portées  par  les 
sens  extérieurs  jusqu'au  sens  commun  ;  ils  appellent  ces 
espèces-là  impresses,pa.vcc  que  les  objets  les  impriment  dans  les 
sens  extérieurs.  Ces  espèces  impi"esses  étant  matérielles  et 
sensibles,  sont  rendues  intelligibles  par  Vintellect  agent  ou 
agissant,  et  sont  propres  pour  être  reçues  dans  Vintellect 
patient.  Ces  espèces  ainsi  spiritualisées  sont  appelées  espèces 
:expr esses, ^ti\'C&  qu'elles  sont  exprimées  des  impresses;  et  c'est 
par  elles  que  Vintellect  patient  connaît  toutes'  les  choses 
matérielles. 

On  ne  s'arrête  pas  à  expliquer  plus  au  long  ces  belles  choses 
et  les  diverses  manières  dont  différents  philosophes  les  con- 
çoivent. Car  quoiqu'ils  ne  conviennent  pas  dans  le  nombre  des 
facultés  qu'ils  attribuent  au  sens  intérieur  et  à  l'entendement, 
et  même  qu'il  y  en  ait  beaucoup  qui  doutent  fort  qu'ils  aient 
besoin  d'un  intellect  agent  pour  connaître  les  objels  sensibles, 
cependant  ils  conviennent  presque  tous,  que  les  objets  de 
dehors  envoient  des  espèces  ou  des  images  qui. leur  ressem- 
blent, et  ce  n'est  que  sur  ce  fondement  qu'ils  multiplient  leurs 
faculiés  et  qu'ils  défendent  leur  intellect  agent.  De  sorte  que 
ce  fondement  n'ayant  aucune  solidité,  comme  on  le  va  faire 
voir,  il  n'est  pas  nécessaire  de  s'arrêter  davantage  à  renverser 
tout  ce  qu'on  a  bâti  dessus*. 

On  assure  donc  qu'il  n'est  pas  vraisemblable,  que  les  objets 
envoient  des  images  ou  des  espèces  qui  leur  ressemblent,  de 
quoi  voici  quelques  raisons.  La  première  se  tire  de  l'impénc- 
, -trabilité  des  corps.  Tous  les  objets,  comme  le  soleil,  les  étoiles 
et  tous  ceux  qui  sont  proches  de  nos  yeux,  ne  peuvent  pas 
envoyer  des  espèces  qui  soient  d'autre  nature  qu'eux.  C'est 
pourquoi  les  philosophes  disent  ordinairement,  que  ces  espèces 
sont   grossières   et   matérielles,  à   la  diiVérence    des   espèces 


DE   L'ESPRIT   PUR,    2«   Partje.  313 

expresses  qui  sont  spirilualisées.  Ces  espèces  impresses  des 
objets  sont  donc  de  petits  corps  :  elles  ne  peuvent  donc  pas  se 
pénétrer,  ni  tous  les  espaces  qui  sont  depuis  la  terre  jusqu'au 
ciel,  lesquels  en  doivent  être  tout  remplis.  D'où  il  est  facile  de 
conclure  qu'elles  devraient  se  froisser  et  se  briser,  les  unes 
allant  d'un  côté  et  les  autres  de  l'autre,  et  qu'ainsi  elles  ne 
peuvent  rendre  les  objets  visibles. 

De  plus  on  peut  voir  d'un  même  endroit  ou  d'un  même  point 
un  très  grand  nombre  d'objets  qui  sont  dans  le  ciel  et  sur  la 
terre,  donc  il  faudrait  que  les  espèces  de  tous  ces  corps  se 
pussent  réduire  en  un  pomt.  Or  elles  sont  impénétrables,  puis- 
qu'elles sont  étendues  ;  donc,  etc. 

Mais  non  seulement  on  peut  voir  d'un  même  point  un  très 
grand  nombre  de  très  grands  et  de  très  vastes  objets,  il  n'y  a 
même  aucun  point,  dans  tous  ces  grands  espaces  du  monde, 
d'où  on  ne  puisse  découvrir  un  nombre  presqu'infmi  d'objets,  et 
même  d'objets  aussi  grands  que  le  soleil,  la  lune  et  les  cieux. 
Il  n'y  a  donc  aucun  point  i  dans  tout  le  monde  où  les  espèces 
de  toutes  ces  choses  ne  se  dussent  rencontrer,  ce  qui  est  contre 
toute  apparence  de  vérité. 

La  seconde  raison  se  prend  du  changement  qui  arrive  dans 
les  espèces.  Il  est  constant  que  plus  un  objet  est  proche,  plus 
l'espèce  en  doit  être  grande,  puisque  nous  voyons  l'objet  plus 
grand.  Or  on  ne  voit  pas  ce  qui  peut  faire  que  cette  espèce 
diminue,  et  ce  que  peuvent  devenir  lès  parties  qui  la  compo- 
saient, lorsqu'elle  était  plus  grande.  Mais  ce  qui  est  encore  plus 
difficile  à  concevoir  selon  leur  sentiment,  c'est  que  si  on  regarde 
cet  objet  avec  des  lunettes  d'approche  ou  un  microscope,  l'es- 
pèce devient  tout  d'un  coup  cinq  ou  six  cent  fois  plus  grande 
qu'elle  n'était  auparavant;  car  on  voit  encore  moins  de  quelles 
parties  elle  peut  s'accroître  si  fort  en  un  instant. 

La  troisième  raison,  c'est  que  quand  on  regarde  un  cube 
parfait,  toutes  les  espèces  de  ses  côtés  sont  inégales,  et  néan- 
moins on  ne  laisse  pas  de  voir  tous  ses  côtés  également  carrés. 
Et  de  même  lorsque  l'on  considère  dans  un  tableau  des  ovales 

«  Si  l'on  veut  savoir  comment  toutes  les  impressions  des  objets  visibles 
(|uoiquc  opposées,  se  peuvent  communiquer  sans  s'affaiblir,  on  peut  lire  les 
deux  deniiers  éclaircissements  qu'on  trouvera  à  la  li'i  de  cet  ouvrage.  (Note 
de  Malebranclie.) 

T.  I.  18 


314  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

et  fies  parallélogrammes  qui  ne  peuvent  envoyer  qae  des 
espèces  de  semblable  figure,  on  n'y  voit  cependant,  que  des 
cercles  et  des  carres.  Cela  fait  manifestement  voir,  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  que  l'objet  que  l'on  regarde  produise,  afin  qu'on 
le  voie,  des  espèces  qui  lui    soient  semblables. 

Enfin  on  ne  peut  pas  concevoir,  comment  il  se  peut  faire 
qu'un  corps  qui  ne  diminue  point  sensiblement,  envoie  toujours 
hors  de  soi  des  espèces  de  tous  côtés ,  qu'il  en  remplisse  con- 
inuellement  de  fort  grands  espaces  tout  à  l'entour,  et  cela 
avec  une  vitesse  inconcevable.  Car  un  objet  étant  caché,  dans 
l'instant  qu'il  se  découvre,  on  le  peut  voir  de  plusieurs  millions 
de  lieux  et  de  tous  les  côtés.  Et  ce  qui  parait  encore  fort 
étrange,  c'est  que  les  corps  qui  ont  beaucoup  d'action,  comme 
l'air  et  quelques  autres,  n'ont  point  la  force  de  pousser  au 
dehors  de  ces  images  qui  leur  ressemblent  ;  ce  que  fçnt  les 
corps  les  plus  grossiers  et  qui  ont  le  moins  d'action,  comme 
la  terre,  les  pierres,  et  presque  tous  les  corps  durs. 

Mais  on  ne  veut  pas  s'arrêter  davantage  à  rapporter  toutes 
les  raisons  contraires  à  cette  opinion,  parce  que  ce  ne  serait 
jamais  fait,  le  moindre  effort  d'esprit  en  fournissant  un  si  grand 
nombre,  qu'on  ne  le  peut  épuiser.  Celles  que  nous  venons  de 
rapporter  sont  suffisantes;  et  elles  n'étaient  pas  même  néces- 
saires après  ce  qu'on  a  dit  qui  regarde  ce  sujet  dans  le  premier 
livre,  lorsqu'on  a  expliqué  les  erreurs  des  sens.  Mais  il  y  a  un 
si  grand  nombre  de  philosophes  attachés  à  cette  opinion,  qu'on 
a  cru  qu'il  était  nécessaire  d'en  dire  quelque  chose  pour  les 
porter  à  faire  réflexion  sur  leurs  pensées. 


CHAPITRE  III 

Que  l'âme  n'a  point   la   puissance  de  produire   des  idées.  Cause  de  l'erreur 
ou  l'on  tombe  sur  ce  sujet. 

La  seconde  opinion  est  de  ceux  qui  croient  que  nos  âmes  ont 
la  puissance  de  produire  les  idées  des  choses  auxquelles  elles 
veulent  penser,  qu'elles  sont  excitées  à  les  produire  par  les 
impressions  que  les  objets  font  sur  le  corps,  quoique  ces 
impressions  ne  soient  pas  des  images  semblables  aux  objets 


DE  L'ESPRIT   PUR.   2-=    Partie.  .313 

qui  les  causent.  Ils  prétendent  que  c'est  en  cela  que  l'homme 
est  fait  à  l'image  de  Dieu,  et  qu'il  participe  à  sa  puissance, 
que  de  même  que  Dieu  a  créé  toutes  choses  de  rien,  et  qu'il 
peut  les  anéantir  et  en  créer  d'autres  toutes  nouvelles  ;  qu'ainsi 
l'homme  peut  créer  et  anéantir  les  idées  de  toutes  les  choses 
qu'il  lui  plait.  Mais  on  a  grand  sujet  de  se  défier  de  toutes  ces 
opinions  qui  élèvent  l'homme.  Ce  sont  d'ordinaire  des  pensées 
qui  viennent  de  son  fonds  vain  et  superbe,  et  que  le  père  des 
lumières  n'a  point  données. 

Cette  participation'  à  la  puissance  de  Dieu,  que  les  hommes 
se  vantent  d'avoir  pour  se  représenter  les  objets,  et  pour  faire 
plusieurs  autres  actions  particulières,  est  une  participation  qui 
semble  tenir  quelque  chose  de  l'indépendance,  comme  on 
l'explique  ordinairement.  Mais  c'est  aussi  une  participation 
chimérique  que  l'ignorance  et  la  vanité  des  hommes  leur  a 
fait  imaginer.  Ils  sont  dans  une  dépendance  bien  plus  grande 
qu'ils  ne  pensent  de  la  puissance  et  de  la  bonté  de  Dieu,  mais 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  l'expliquer.  Tâchons  seulement  de 
faire  voir  que  les  hommes  n'ont  pas  la  puissance  de  former 
les  idées  des  choses  qu'ils  aperçoivent. 

Personne  ne  peut  douter  que  les  idées  ne  soient  des  êtres 
réels,  puisqu'elles  ont  des  propriétés  réelles,  que  les  unes  dif- 
fèi'ent  des  autres,  et  qu'elles  représentent  des  choses  toutes 
différentes.  On  ne  peut  aussi  raisonnablement  douter  qu'elles 
ne  soient  spirituelles,  et  fort  différentes  des  corps  qu'elles  re- 
présentent. Et  cela  semble  assez  fort  pour  faire  douter,  si  les 
idées  par  le  moyen  desquelles  on  voit  les  corps  ne  sont  pas 
plus  nobles  que  les  corps  mêmes.  En  effet  le  monde  intelligible 
doit  être  plus  parfait  que  le  monde  matériel  et  terrestre,  comme 
nous  le  verrons  dans  la  suite  Ainsi  quand  on  assure  que  les 
hommes  ont  la  puissance  de  se  former  les  idées  telles  quil 
leur  plait,  on  se  met  fort  en  danger  d'assurer  que  les  hommes 
ont  la  puissance  de  faire  des  êtres  plus  nobles  et  pkis  parfaits 
que  le  monde  que  Dieu  a  créé.  On  ne  fai^  pas  cependant  résle- 
xion  à  cela,  pai'ce  qu'on  s'imagine  qu'une  idée  n'est  rien,  à 
cause  qu'elle  ne  se  fait  point  sentir;  ou  bien  si  on  la  regarde 
comme  un  être,  c'est  comme  un  être  bien  mince  et  bien  mé- 
prisable, parce  qu'on  s'imagine  qu'elle  est  anéantie,  dès  qu'elle 
a'cst  plus  présente  à  l'esprit. 


316  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

Mais  quand  même  il  serait  vrai  que  les  idées  ne  seraient 
que  des  êtres  bien  petits  et  bien  méprisables,  ce  sont  pourtant 
des  êtres  et  des  êtres  spirituels;  et  les  hommes  n'ayant  pas  la 
puissance  de  créer,  il  s'ensuit  qu'ils  ne  peuvent  pas  les  pro- 
duire. Car  la  production  des  idées  de  la  manière  qu'on  l'expli- 
que, est  une  véritable  création,  et  quoiqu'on  tâche  de  pallier 
et  d'adoucir  la  hardiesse  et  la  dureté  de  cette  opinion,  en  disant 
que  la  production  des  idées  suppose  quelque  chose,  et  que  la 
création  ne  suppose  rien,  on  ne  rend  pas  néanmoins  raison  du 
fond  de  la  difficulté. 

Car  il  faut  prendre  garde  qu'il  n'est  pas  plus  difficile  de 
produire  quelque  chose  de  rien,  que  de  la  produire  en  suppo- 
sant une  autre  chose  de  laquelle  elle  ne  se  peut  pas  faire,  et 
qui  ne  puisse  co  tribuer  de  rien  à  sa  production.  Par  exemple, 
il  n'est  pas  plus  difficile  de  créer  un  ange  que  de  le  produire 
d'une  pierre,  parce  qu'une  pierre  étant  d'un  genre  d'être  tout 
opposé,  elle  ne  peut  servir  de  rien  à  la  production  d'un  ange. 
Mais  elle  peut  contribuer  à  la  production  du  pain,  de  l'or,  etc., 
parce  que  la  pierre,  l'or,  et  le  pain  ne  sont  qu'une  même  éten- 
due diversement  configurée,  et  que  toutes  ces  choses  sont  maté- 
rielles. 

Ilest  même  plus  difficile  de  produire  un  ange  d'une  pierre, 
que  de  le  produire  de  rien,  parce  que  pour  faire  un  ange 
d'une  pierre,  autant  que  cela  se  peut  faire,  il  faut  anéantir  la 
pierre  et  ensuite  créer  l'ange,  et  pour  créer  simplement  un 
ange,  il  ne  faut  rien  anéantir. |lSi  donc  l'esprit  produit  ses  idées 
des  impressions  matérielles  que  le  cerveau  reçoit  des  objets,  il 
fait  toujours  la  même  chose,  ou  une  chose  aussi  difficile,  ou 
même  plus  difficile  que  s'il  les  créait,  puisque  les  idées  étant 
spirituelles,  elles  ne  peuvent  pas  être  produiies  des  images  ma- 
térielles qui  sont  dans  le  cerveau  et  qui  n'ont  point  de  propor- 
tion avec  elles. 

Que  si  on  dit,  qu'une  idée  n'est  pas  une  substance,  je  le  veux; 
mais  c'est  toujours  une  chose  spirituelle  ;  et  comme  il  n'est 
pas  possible  de  faire  un  carré  d'un  esprit,  quoiqu'un  carré  ne 
soit  pas  une  substance,  il  n'est  pas  possible  aussi  de  former 
d'une  substance  matérielle  une  idée  spirituelle,  quand  mrme 
une  idée  ne  serait  pas  une  substance. 

Mais  quand  on  accorderait  à  l'esprit  de  l'homme  une  souve- 


DE   L'ESPRIT    PUR,    2=    Partie.  317 

raine  puissance  pour  anéantir  et  pour  créer  les  idées  des  choses, 
avec  tout  cela  il  ne  s'en  servirait  jamais  pour  les  produire.  Car 
de  même  qu'un  peintre,  quelque  habile  qu'il  soit  dans  son  art, 
ne  peut  pas  représenter  un  animal  qu'il  n'aura  jamais  vu,  et 
duquel  il  n'aura  aucune  idée,  de  sorte  que  le  tableau  qu'on 
rol)ligerail  d'en  faire,  ne  peut  pas  être  semblable  à  cet  animal 
inconnu  :  ainsi  un  homme  ne  peut  pas  forniiir  l'idée  d'im  oljjet  ^i^^- 
s'il  ne  le  connaît  auparavant,  c'esl-à-dire,  s'il  n'en  a  déjà  l'idée, 
laquelle  ne  dépend  point  de  sa  volonté.  Que  s'il  en  a  déjà  une 
idée,  il  connaît  cet  objet,  et  il  lui  est  inutile  d'en  former  une 
nouvelle.  II  est  donc  inutile  d'attribuer  à  l'esprit  de  l'homme  la 
puis>ance  de  produire  ses  idées. 

On  p'^urrait  peut-élre  dire  que  l'esprit  a  des  idées  générales 
et  co  fuses  qu'il  ne  produit  pas,  et  que  celles  qu'il  produit  sont 
par  iculi^res,  plus  nettes  et  plus  distinctes  :  mais  c'est  toujours 
la  même  chose.  Car  de  même  qu'un  peintre  ne  peut  pas  tirer  le 
portrait  d'un  homme  particulier,  de  sorte  qu'il  soit  assuré  d'y 
avoir  réussi,  s'il  n'en  a  une  idée  distincte,  et  même  si  la  per- 
sonne n'est  présente.  Ainsi  l'esprit  qui  n'aura,  par  exemple, 
que  l'idée  de  l'être  oa  de  l'animal  en  général,  ne  pourra  pas  se 
représenter  un  cheval,  ni  en  former  une  idée  bien  distincte,  et 
être  assuré  qu'elle  est  parfaitement  semblable  à  un  cheval,  s'il 
n'a  déjà  une  première  idée  avec  laquelle  il  confère  cette  se- 
conde. Or  s'il  en  a  une  première,  il  est  inutile  d'en  former  une 
seconde,  et  la  question  regarde  cette  première  :  donc,  etc. 

Il  est  vrai  que  quand  nous  concevons  un  carré  par  pure  intcl- 
lection ,  nous  pouvons  encore  l'imaginer  c'est-à-dire  l'aperce- 
voir en  nous  en  traçant  une  image  dans  le  cerveau.  Mais  il  faut 
remarquer  premièrement  que  nous  ne  sommes  point  la  véritable, 
ni  la  principale  cause  de  cette  image,  mais  il  serait  trop  long  de 
l'cxiiliquer.  Deuxièmement,  que  tant  s'en  faut  que  la  seconde 
idée  qui  accompagne  cette  image  soit  plus  distincte  et  plus  juste 
que  l'autre,  qu'au  contraire  elle  n'est  juste,  que  parce  qu'elle 
ressemble  à  la  première,  qui  sert  de  règle  pour  la  seconde. 
Car  enlin  il  ne  faut  pas  croire  que  l'imagination  et  les  sens 
mêmes  nous  représentent  les  objets  plus  distinctement  que  l'en- 
tendement pur  ;  mais  seulement  qu'ils  louchent  et  qu'ils  appli- 
quent davantage  l'esprit.  Car  les  idées  des  sens  et  de  l'ima^M- 
nation  ne  sont  distinctes,  que  par  la  conformité  qu'elles  ont 

T.   I.  18. 


818  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

avec  les  idées  de  la  pure  intelleclion  >.  L'image  d'un  carré,  par 
exemple,  que  rimaginalion  trace  dans  le  cerveau,  n'est  juste  et 
bien  faite  que  par  la  conformité  qu'elle  a  avec  l'idée  d'un  carré 
que  nous  concevons  par  pure  inlellcction.  C'est  cette  idée  qui 
rogle  cette  image.  C'est  l'esprit  qui  conduit  l'imagination  et 
qui  l'oblige,  pour  ainsi  dire,  de  regarder  de  temps  en  temps  si 
l'image  qu'elle  peint  est  une  figure  de  quatre  lignes  droites  et 
égales,  dont  les  angles  soient  exactement  droits,  en  un  mot,  si 
ce  qu'on  imagine  est  semblable  à  ce  qu'on  conçoit. 

Après  ce  que  l'on  a  dit,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  douter, 
que  ceux  qui  assurent  que  l'esprit  peut  se  former  les  idées  des 
objets  ne  se  trompent  ;  puisqu'ils  attribuent  à  l'esprit  la  puis- 
sance de  créer  et  même  de  créer  avec  sagesse  et  avec  ordre, 
quoiqu'il  n'ait  aucune  connaissance  de  ce  qu'il  fait;  car  cela 
n'est  pas  concevable.  Mais  la  cause  de  leur  erreur,  est  que  les 
hommes  ne  manquent  jamais  de  juger  qu'une  chose  est  cause 
de  quoique  effet,  quand  l'un  et  l'autre  sont  joints  ensem.ble, 
supposé  que  la  véritable  cause  de  cet  effet  leur  soit  inconnue. 
C'est  pour  cela  que  tout  le  monde  conclut,  qu'une  boule  agitée 
qui  en  rencontre  une  autre,  est  la  véritable  et  la  principale 
cause  de  l'agitation  qu'elle  lui  communique,  que  la  volonté  de 
J'âme  est  la  véritable  et  la  principale  cause  du  mouvement  du 
bras,  et  d'autres  préjugés  semblables  ;  parce  qu'il  arrive  tou- 
jours qu'une  boule  est  agitée,  quand  elle  est  rencontrée  par 
une  autre  qui  la  choque,  que  nos  bras  sont  remués  presque 
toutes  les  fois  que  nous  le  voulons,  et  que  nous  ne  voyons  point 
sensiblement  quelle  autre  chose  pourrait  être  la  cause  de  ces 
mouvements. 

Mais  1  irsqu'un  effet  ne  suit  pas  si  souvent  de  quelque  chose 
qui  n'en  est  pas  la  cause,  il  ne  laisse  pas  dy  avoir  toujours  un 
fort  grand  nombre  de  personnes  qui  croient  que  cette  chose 
est  la  cause  de  l'effet  qui  arrive  ;  mais  tout  le  monde  ne  tombe 
pas  dans  cette  eri'eur.  Il  paraît,  par  exemple,  une  comète,  et 
aprrs  cette  comète  un  prince  meurt;  des  pierres  sont  exposées 
à  la  lune  et  elles  sont  mangées  des  vers  ;  le  soleil  est  joint 

*  Tanto  meliora  es«e  judirn  q-jOR  oculis  eerno,  ijuanto  pro  sui  natiira  vini- 
BÎora  ^ii.il  iis  quœ  animo  niii'lli' o  Au2.  Quis  bonc  se  in-piciens  nnii  t-xiicilus 
esl  lai''"  fi-'  ;ili(|..id  iiiiellexiïsc  MiueiiiK,  ipiaiilo  ri-iiiovcrc  atquc  siilxln,  cre 
iUloiiiuiieni  meiilis  à  corporis  scnsihus  potuit  Auj,'.rte  iinmorl.  aniiiiœ.  cup.  10. 


DE   L'ESPRIT    PLR,    2'   Partie.  319 

avec  Mars  dans  la  nativité  d'un  enfant,  et  il  arrive  à  cet  enfant 
quelque  chose  d'extraordinaire.  Cela  suffit  à  beaucoup  de 
gens  pour  se  persuader,  que  la  comète,  la  lune,  la  conjonction 
du  soleil  avec  Mars  sont  les  causes  des  effets  que  l'on  vient  de 
marquer,  et  d'autres  mêmes  qui  leur  ressemblent  :  et  la  raison 
pour  laquelle  tout  le  monde  ne  le  croit  pas,  c'est  qu'on  ne  voit 
pas  à  tous  moments  que  ces  effets  suivent  ces  choses. 

Mais  tous  les  hommes  ayant  d'ordinaire  les  idées  des  objets 
présentes  à  l'esprit,  dès  qu'ils  le  souhaitent,  et  cela  leur  arri- 
vant plusieurs  fois  le  jour,  presque  tous  concluent  que  la  vo- 
lonté qui  accompagne  la  production  ou  plutôt  la  présence  des 
idées  en  est  la  véritable  cause,  parce  qu'ils  ne  voient  rien 
dans  le  même  temps  à  quoi  ils  la  puissent  attribuer,  et  qu'ils 
s'imaginent  que  les  idées  ne  sont  plus,  dès  que  l'esprit  ne  les 
voit  plus,  et  qu'elles  recommencent  à  exister  lorsqu'elles  se 
représentent  à  l'esprit.  C'est  aussi  pour  ces  raisons-là,  que 
quelques-uns  jugent,  que  les  objets  de  dehors  envoient  des 
images  qui  leur  ressemblent,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire 
dans  le  chapitre  précédent.  Car  n'étant  pas  possiijle  de  voir  les 
objets  par  eux-mêmes,  mais  seulement  par  leurs  idées ,  ils 
jugent  que  l'objet  produit  l'idée,  parce  que,  dès  qu''il  est  pré- 
sent, ils  le  voient,  dès  qu'il  est  absent,  ils  ne  le  voient  plus,  et 
que  la  présence  de  l'objet  accompagne  presque  toujours  l'idée 
gui  nous  le  représente. 

Toutefois,  si  les  hommes  ne  se  précipitaient  point  dans  leurs 
Jugements,  de  ce  que  les  idées  des  choses  sont  présentes  à  leur 
esprit  dès  qu'ils  le  veulent,  ils  devraient  seulement  conclure 
que  selon  l'ordre  de  la  nature,  leur  volonté  est  ordinairement 
nécessaire  afin  qu'ils  aient  ces  idées,  mais  non  pas  que  la 
volonté  est  la  véritable  et  la  principale  cause  qui  les  rende  pré- 
sentes à  leur  esprit,  et  encore  moins  que  la  volonté  les  pro- 
duise de  rien,  ou  de  la  manière  qu'ils  Texpliquent.  Ils  ne  doi- 
vent pas  non  plus  conclure  que  les  objets  envoient  des  espèces 
qui  leur  ressemblent,  à  cause  que  l'âme  ne  les  aperçoit  d'ordi- 
naire que  lorsqu'ils  sont  présents  ;  mais  seulement  que  l'objet 
est  ordinairement  nécessaire,  afin  que  l'idée  soit  présente  à 
l'esprit.  Enfin,  ils  ne  doivent  pas  juger  qu'une  boule  agitée  soit 
la  principale  et  la  véritable  cause  du  mouvement  de  la  bcule 
qu'elle  trouve  dans  son  chemin,  puisque  la  première  n'a  point 


320  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

elle-même  la  puissance  de  se  mouvoir.  Ils  peuvent  seulement 
juger  que  cette  rencontre  de  deux  boules  est  occasion  à  l'au- 
teur du  mouvement  de  la  matière  d'exécuter  le  décret  de  sa 
volonté,  qui  est  la  cause  universelle  de  toutes  choses,  en  com- 
muniquant à  l'autre  boule  une  partie  du  mouvement  de  la  pre- 
mière, c'est-à-dire,  pour  parler  plus  clairement,  en  voulant  que 
la  dernière  acquière  vers  un  même  côté  autant  de  mouvement 
que  la  première  perd  de  la  sienne  ;  car  la  force  ^  mouvante  des 
corps  ne  peut  être  que  la  volonté  de  celui  qui  les  conserve, 
comme  nous  ferons  voir  ailleurs. 


CHAPITRE  IV 

Que  nous  ne  voyons  point  les  objets  par  des  idées  créées  avec  nous.  Que 
Dieu  ne  les  produit  point  en  nous  à  cliaque  moment  que  nous  en  avons 
besoin. 

La  troisième  opinion  est  de  ceux  qui  prétendent  que  toutes 
les  idées  sont  innées  ou  créées  avec  nous. 

Pour  reconnaître  le  peu  de  vraisemblance  qu'il  y  a  dans 
cette  opinion,  il  faut  se  représenter  qu'il  y  a  dans  le  monde 
plusieurs  choses  toutes  différentes  dont  nous  avons  des  idées. 
Mais  pour  ne  parler  que  des  simples  figures,  il  est  constant  que 
le  nombre  en  est  infini,  et  même  si  on  s'arrête  à  une  seule, 
,  comme  à  l'ellipse,  on  ne  peut  douter  que  l'esprit  n'en  conçoive 
un  nombre  infini  de  différentes  espèces,  lorsqu'il  conçoit  qu'un 
des  diamètres  peut  s'allonger  à  l'infini,  l'autre  demeurant  tou- 
jours le  même. 

De  môme  la  hauteur  d'un  triangle  se  pouvant  augmenter  ou 
diminuer  à  l'infini,  le  côté  qui  sert  de  base  demeurant  t0U|0iirs 
le  même,  on  conçoit  qu'il  y  en  peut  avoir  un  nombre  infini  de 
différentes  espèces;  et  même,  ce  que  je  prie  que  l'on  consid're 
ici,  l'esprit  aperçoit  en  quelque  manière  ce  nombre  iniini, 
quoiqu'on  n'en  puisse  imaginer  que  très  peu,  et  qu'on  ne  [misse 
en  môme  temps  avoir  des  idées  particulières  et  distinctes  de 

'  Voyez  le  clia|).  3,  de  la  2°  partie  de  la  métliode,  et  l'éclaiicissemcm  sur 
ce  nirinc  chap.  c'est  à  dire  sur  l'efficace  attribuée  auv  causes  i-econdcs,  n'a 
Malebranche  a  |):irf;iitemeiit  exposé  et  résumé  sa  doctrinn  sur  ce  point  Ainda- 
meiUat  de  sa  pliilosopliie. 


DE   L'ESPRIT   PUR,   2'   Partie.  321 

beaucoup  de  triangles  de  différentes  espèces.  Mais  ce  qu'il  faut 
principalement  remarquer,  c'est  que  celte  idée  générale  qu'a 
l'esprit  de  ce  nombre  infini  de  triangles  de  différentes  espèces, 
prouve  assez  que  si  l'on  ne  conçoit  point  par  des  idées  particu- 
lières tous  ces  différents  triangles,  en  un  mot,  si  on  ne  com- 
prend pas  l'infini,  ce  n'est  pas  faute  d'idées,  ou  que  l'infini  ne 
nous  soit  présent;  mais  c'est  seulement  faute  de  capacité  et 
d'étendue  d'esprit.  Si  un  homme  s'appliquait  à  considérer  les 
propriétés  de  toutes  les  diverses  espèces  de  triangles,  quand 
même  il  continuerait  éternellement  cette  sorte  d'étude ,  il  ne 
manquerait  jamais  d'idées  nouvelles  et  particulières;  mais  som* 
esprit  se  lasserait  inutilement. 

Ce  que  je  viens  de  dire  des  triangles  se  peut  appliquer  aux 
figures  de  cinq,  de  six,  de  cent,  de  mille,  de  dix  mille  côtés, 
et  ainsi  à  l'inlini.  Et  si  les  côtés  d'un  triangle  pouvant  avoir 
des  rapports  infinis  les  uns  avec  les  autres,  sont  des  triangles 
d'une  infiiiilé  d'espèces,  il  est  facile  devoir  que  les  figures  de 
quatre,  de  cinq,  ou  d'un  million  de  côiés,  sont  capables  de  diffé- 
rences encore  bien  plus  grandes;  puisqu'elles  sont  capables  d'un 
plus  grand  nombre  de  rapports  et  de  combinaisons  de  leurs 
côtés  que  les  simples  triangle:^.  /' 

L'esprit  voit  donc  toutes  ces  choses  ;  il  en  a  des  idées,  il  est 
sûr  que  ces  idées  ne  lui  manqueront  jamais,  quand  il  em- 
ploierait des  siècles  infinis  à  la  considération  même  d'une  seule 
figure,  et  que  s'il  n'apercevait  pas  ces  figures  infinies  tout  d'un 
coup,  ou  s'il  ne  comprend  pas  l'infini,  c'est  seulement  que  son 
étendue  est  très  limitée.  Il  a  donc  un  nombre  infini  d'idées  ; 
que  dis-je  un  nombre  infini  ?  il  a  autant  de  nombres  infinis 
d'idées,  qu'il  y  a  de  différentes  figures;  de  sorte  que  puisqu'il 
y  a  un  nombre  infini  de  différentes  figures,  il  faut  pour  con- 
naître seulement  les  figures,  que  l'esprit  ait  une  infinité  de 
nombres  infinis  d'idées. 

Or  je  demande  s'il  est  vraisemblable  que  Dieu  ait  crée  tant 
de  choses  avec  l'esprit  de  l'homme.  Pour  moi  cela  ne  me  parait 
pas  ainsi;  principalement  puisque  cela  se  pculj  l'aire 
d'une  autre  manière  très  simple  et  très  facile,  comme  nous 
verrons  bientôt.  Car  comme  Dieu  agit  toujours  par  les  voies 
les  plus  simples,  il  ne  parait  pas  raisonnable  d'expliquer  com- 
ment nous  connaissons   les  objets,   en   admettant   la  crcaiion 


,322  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

d'une  infinité  d'êtres,  puisqu'on  peut  résoudre    cette  difficulté 
d'une  manière  plus  facile  et  plus  naturelle. 

Mais,  quand  même  l'esprit  aurait  un  magasin  de  toutes  les 
idées  qui  lui  sont  nécessaires  pour  voir  les  objets,  il  serait 
néanmoins  impossible  d'expliquer  comment  l'âme  pourrait  les 
choisir  pour  se  les  représenter,  comment  par  exemple  il  se 
pourrait  faire  qu'elle  aperçût,  dans  l'instant  même  qu'elle  ouvre 
les  yeux  au  milieu  d'une  campagne,  tous  ces  divers  oijjets, 
"dont  elle  découvre  la  grandeur,  la  figure,  la  distance,  et  le 
mouvement.  Elle  ne  pourrait  pas  même  par  cette  voie  apercevoir 
un  seul  objet  comme  le  soleil,  lorsqu'il  serait  présent  aux  yeux 
du  corps.  Car  puisque  l'image  que  le  soleil  imprime  dans  le 
cerveau  ne  ressemble  point  à  l'idée  que  nous  en  avons,  comme 
on  l'a  prouvé  ailleurs,  et  même  que  l'âme  n'aperçoit  pas  le 
ncouvement  que  le  soleil  produit  dans  le  fond  des  yeux  et  dans 
le  cerveau,  il  n'est  pas  concevable  qu'elle  ptit  justement  devi- 
ner parmi  ce  nombre  infini  d'idées  qu'elle  aurait,  laquelle  il 
faudrait  qu'elle  se  représentât  pour  imaginer  ou  pour  voir  le 
soleil,  et  le  voir  de  telle  ou  de  telle  grandeur  déterminée.  On 
ne  peut  donc  pas  dire  que  les  idées  des  choses  soient  créées 
avec  nous,  et  que  cela  suffit  afin  que  nous  voyions  les  objets 
qui  nous  environnent. 

On  ne  peut  pas  dire  aussi  que  Dieu  en  produise  à  tous  mo- 
ments autant  de  nouvelles  que  nous  apercevons  de  choses  diffé- 
rentes. Cela  est  assez  réfuté  par  ce  que  l'on  vient  de  dire  dans 
ce  chapitre.  De  plus  il  est  nécessaire  qu'en  tout  temps  nous 
ayons  actuellement  dans  nous-mêmes  les  idées  de  toutes 
choses,  puisqu'en  tout  temps  nous  pouvons  vouloir  penser  à 
toutes  choses,  ce  que  nous  ne  pourrions  pas,  si  nous  ne  les 
apercevions  déjà  confusément,  c'est-à-dire,  si  un  nombre  infini 
d'idées  n'était  présent  à  notre  esprit,  car  enfin  on  ne  peut  pas 
vouloir  penser  à  des  objets  dont  on  n'a  aucune  idée.  De  plus,  il 
est  évident  que  l'idée  ou  l'objet  immédiat  de  notre  esprit, 
lorsque  nous  pensons  à  des  espaces  immenses,  à  un  cercle  en 
général,  à  l'être  indéterminé  n'est  rien  de  créé.  Car  toute 
réafilé  créée  ne  peut  être  ni  infinie  ni  même  générale,  tel 
qu'est  ce  que  nous  apercevons  alors.  Mais  tout  cela  se  verra 
plus  claii  ement  dans  la  suite. 


DE    L'ESPRIT    PUR,    2o    Partie.  323 

CHAPITRE  V 

Que  l'e.prit  ne  voit  ni  l'essence,  ni  l'existence  des  objets  en  consi.lér.mt  sâ. 
propres  pe.1ect.ons.  Quil  n'y  a  que  D.eu  qui  les  voL    en  cetr,,';"  re 

La  quatrième  opinion  est,  que  l'esprit  n'a  besoin  que  do  soi- 
mcnie  pour  «percevoir  les  objets;  et  qu'il  peut,  en  se  considé- 
rant et  ses  propres  perfections,  découvrir  toutes  les  choses  oui 
sont  au  dehors.  ^ 

Il  est  certain  que  l'âme   voit  dans  elle-même  et   sans  idées 
toutes  les  sensations  et  toutes  les  passions  dont  elle  est  actuel- 
lement  touchée,  le  plaisir,  la  douleur,  le  froid,    la  chalei.r  les 
couleurs,  les  sons,  les  odeurs,  les  saveurs,  son  amour,  sa  haine 
sa  joie,  sa  tristesse,  et  les  autres,  parce  que  toutes  les  sensa- 
tions et  toutes  les  passions  de  1  âme  ne  représentent  rien  qui 
soit  hors  d'elle  qui  leur  ressemble,    et  que  ce  ne  sont  que  des 
rnr  hhcations  dont  un  esprit  est  capable  K  Mais  la  difficulté  est 
de  savoir,  SI  les  idées  qui  représentent    quelque  chose   qui  est 
hors  de  lame,  et  qui  leur  ressemble  en  quelque  façon,  comme 
les  Idées  du  soleil,  d'une  maison,    d'un   cheval,  d'^ne  rivière 
:etc.  ne  sont  que  des  moditicaiions  de  l'âme  :  de  sorte  que  l'es' 
prit  n  au  besoin  que  de  lui-même  pour  se  représenter  toutes  les 
choses  qui  sont  hors  de  lui. 

Il  y  a  des  personnes  qui  ne  font  point  de  difficulté  d'assurer 
que  lame  étant  faite  pour  penser,  elle  a  dans  elle-même  je 
veux  dire  en  considérant  ses  propres  perfections,  tout  ce  qu'il 
faut  pour  apercevoir  les  objei s;  parce  qu'en  effet  étant  plus 
noble  que  toutes  les  choses  qu'elle  ,  conçoit  dislinctemeut  oq 
peut  dire  quelle  contient  en  quelque  sorte  éminonmèni  2^ 
comme  parle  1  école,  c'est-à-dire,  d'une  mani.u-e  plus  noble  e[ 
pl'us  relevée  quelles  ne  sont  eu  elles-mêmes.  Ils  prétendent  c^-,e 
les  choses  supérieures  comprennent  en  cette  sorte  les  perfec- 
tions des  mférieures.  Ainsi  étant  les  plus  nobles  des  créatures 
qu  Ils  connaissent,  ils  se  tla-item  d'avoir  dans  eux-mêmes  d'une 
manière  spirituelle  tout  ce  qui  est  dans  le  monde  visible,  et  de 

brlnlSï"-'  '"  ""'"■  "'  ""  Z"'^^**''^  ""^-  •>«  ''■  A-'-auld.  (Note  de  M..,, 
•  C'est-à-dii-e.  moins  les  bornes  et  le^  imyc.fecliOM. 


931  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VI-.UITÊ. 

pouvoir,  en  se  modifiant  diversement,  apercevoir  tout  ce  que 
Jcsprit  humain  est  capable  de  connaître  En  un  mot,  .Is  valent 
que  l'âme  soit  comme  un  monde  intellig.ble,  qm  compr  nden 
soi  tout  ce  que  comprend  le  monde  matériel  et  sensible,  et 
même  inlinimeni  davantage. 

Mais  il  me  semble  que  c'est  être  bien  hard.,  que  de   voulon 
soutenu-  cette  pensée  K  C'est,  si  je  ne  me  trompe,  la  vamtê  na- 
ur  lie.  l'amour  de  l'indépendance,   et  le  désir  de  ressemb 
à  celui  qui  comprend  en  soi  tous  les    êtres,   qm  nous  brouille 
l'espi^t  et  qui  nous  porte  à  imaginer  que  nous  possédons  ce  que 
XV  ^     nous  n'avons  point.  «  Ne  dites  pas  que  vous  soyez  a  vous-m.me 
^  :     votre  lumière"  -  dit  saint  Augustin,  car  il  n'y  a  que  Dieu  qu 
loua  lui-même  sa  lumière,  et   qui   puisse  en  se  considérant 
voir  tout  ce  qu'il  a  produit  et  qu'il  peut  produire. 

n  est  indubitable  qu'il  n'y  avait  que  Dieu  seul  avant  que  1 
monde  fût  créé,  et  qu'il  n'a  pu  le  produire  sans  connaissance  e 
sans  idée  :  que  par   conséquent  ces  idées  que  D.eu  en  a  eues 
ne  sont  point  différentes  de  lui-même,    et  qu'ainsi  toutes  le 
créatures,  même  les  plus  matérielles  et  les  plus  terrestres,  sont 
en  Dieu,  quoique  d'une  manière  toute  spirituelle  et  que  nous  ne 
poumon    comprendre  3.  Dieu  voit  donc  au  dedans  de  lui-mcme 
tous  les  êtres,  en  considérant  ses  propres  perfec lions  qui  les  1  i 
renréscnlont.   Il  connaît  encore    parfaitement  leur  existence, 
narce  que  dépendant  tous  de  sa  volonté  pour  exister  et  ne  pou- 
'  n  ionorer  ses  propres  volontés,  il  s'ensuit  qu'il  ne  peutigno.er 
I^ur  existence,  et  par.  conséquent  Dieu  voit  en  lui-mon^  non 
.eulomont  l'essence  des  choses,  mais  aussi  leur  exislenct    . 

lais  il  n'en  est  pas  de  même  des  esprits  créés,  ils  ne  peuvent 
voir  dans  eux-mêmes  ni  l'essence  des  choses,  m  leur  exis- 
icnce.  Ils  n'en  peuvent  voir  l'existence  dans  eux-mêmes,  pms- 

h:<-   cilaircissiiiiciu.  Jorni^^p«    lignes  à  la   dcriiicre 

.  Mulcbianchc   a    aussi    ajouté  ces  deux    dernières    n.nes 

édition. 


DE   L'ESPRIT   PCR,    2«   Partie.  325 

qu'étant  très  limites,  ils  ne  contiennent  pas  tous  les  éiros 
comme  Dieu  que  l'on  peut  appeler  l'être  universel,  ou  simple- 
ment celui  qui  est  i,  comme  il  se  nomme  lui-même. 
Puis  donc  que  l'esprit  humain  peut  connaître  tous  les 
êtres,  et  des  êtres  infinis,  et  qu'il  ne  les  contient  pas,  c'est 
une  preuve  certaine  qu'il  ne  voit  pas  leur  essence  dans  lui- 
même.  Car  l'esprit  ne  voit  pas  seulement  tantôt  une  chose  et 
tantôt  une  autre  successivement,  il  aperçoit  même  actuellement 
l'infini,  quoiqu'il  ne  le  comprenne  pas,  comme  nous  avons  lit 
dans  le  chapitre  précédent.  De  sorte  que  n'étant  point  actuel- 
lement infini,  ni  capable  de  modifications  infinies  dans  le  même 
temps,  il  est  absolument  impossible  qu'il  voie  dans  lui-même 
ce  qui  n'y  est  pas.  Il  ne  voit  donc  pas  l'essence  des  choses  en 
considérant  ses  propres  perfections,  ou  en  se  modifiant  diver- 
sement. 

Il  ne  voit  pas  aussi  leur  existence  dans  lui-même,  parce 
qu'elles  ne  dépendent  point  de  sa  volonté  pour  e.xister,'et  que 
les  idées  de  ces  choses  peuvent  être  présentes  à  l'esprit,  quoi- 
qu'elles n'existent  pas  2.  Car  tout  le  monde  peut  avoir  l'idée 
d'une  montagne  d'or,  sans  qu'il  y  ait  une  montagne  d'or  dans 
la  nature  ;  et  quoique  l'on  s'appuie  sur  les  rapports  de  ses 
sens  pour  juger  de  l'existence  des  objets,  néanmoins  la  raison 
ne  nous  assure  point  que  nous  devions  toujours  en  croire  nos 
sens,  puisque  nous  découvrons  clairement  qu'ils  nous  trompent. 
Quand  un  homme  par  exemple  a  le  sang  fort  échauffé,  ou  sim- 
plement quand  il  dort,  il  voit  quelquefois  devant  ses  yeux  des 
campagnes,  des  combats  et  choses  semblables,  qui  toutefois  ne 
=;ont  point  présents,  et  qui  ne  furent  peut-être  jamais.  11  est 
donc  indubitable  que  ce  n'est  pas  en  soi-même  ni  par  soi-même, 
que  l'esprit  voit  l'existence  des  choses,  mais  qu'il  dépend  en 
cela  de  quelque  autre  chose. 

'  Exol.  3,  14. 

Ml  imporie  de  bien  remaïquor  le  soms  que  donne  .Malcbranrhe  au  moi 
Idée,  ,■■  la  d,liercm-e  de  De.cartes.  Dans  Descarte,  l'idée  est  la  eoSnais.n  ce 
même,  selon  Malebranrhe.  elle  est  rohjet  de  la  connaissance.  Selo?  d2  c" S 
c  est  un  acte  de  1  cspnt ;  selon  .Malebranchc  c'est  une  réalité  indepcndan  de 
esprit  et  supérieure  à  l'esprit;  l'idée,  et  non  les  choses  extérieu  es  so„" 
es  objet>  de  la  perception  qu,  est  fugitive  et  périssable,  tandis  qei.^j.,;" 
sont  eternelios.  La  perception,  selon  Malebran.lie.  dificre  de  l'Idée  cornu  e  % 
-lui  connaît    de  ce    qui    est  connu.   Sur  cette    opposition    entre  De  c"  ' 

.Mu,c.r..-...-".e,  .1  laut  consulter  les  vraies  et  hs  fausse,  idées  d'-Arnauld 


T     I. 


to 


326 


DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 


CHAPITRE   VI 
Qnc  nous  voyons  toutes  choses  en  Dieu  «. 
Nous  avons  examiné,  dans   les  chapi.ves  précédents   q,>a.« 
m°Li..  manières   dont   l'e.pril  peut  vmr  les  o  y*  de  de- 
to,s,  lesquelles  ne  nons  para.ssent  pas  7"^™*  «li'»^- J  . Jl 
reste  plus  que  la  cinquième  qui  parait  seule  confo.me  a  la  .ai 
son  et  la  plus  propre  pour  faire  connaître  la  dépendance  que  les 

esprits  ont  de  Dieu  dans  ^^^^^^'^llll'^^Ze.i.   de  ce  qu'on 

Pnnv  la  bien  comprendre,  il  taut  se    souveuu  m 

vicTdVdh.  dans  le  chapitre  précédent,  qu'il  est  absolutnent 
nSss  ut  que  Dieu  ait  en  lui-mêmeles  idées  de  tous  les  êtres 
nuTu  c  éés  puisqu-auuemenl  il  n'aurait  pas  pu  les  produire, 
irou  ab  i     voit  tous  ces  êtres  en  considérant  les  perfecttons 
"a 'rienferme  auxquelles  ils  ont  rapport.  Il  faut  de  plus  savoir 
^ue  1  icu  est  très  étroitement  uni  à  nos  âmes  par  sa  présence, 
d    s  r  e  qu  on  peut  dire  qu'il  est  le  lieu  des  esprits,  de  morne 
'  auc        espaces  sont  en  un  sens  le  lieu  des  corps.  Ces  deux 
se'  étan   supposées,  il  est  certain  que  l'esprit  peut  voir  ce 
au^  V  a  dans  Dieu  qm  représente  les  êtres  créés,  puisque  cela 
rli  spirituel   .és^eUi,!^ 

:rD"^^.ii:"^nM^— 

:I-é  ent     Or  voici  les  raisons  qui  semblent  prouver  qu  il  le 
:  cull^^t  que  de  créer  un  nombre  infini  d'idées  dans  chaque 

''^^L  seulement  il  est  très  conforme  à  la  raison,  mais  encore 
a  p.  -L  paXonomie  de  toute  la  nature,  que  Dieu  ne  lai 
,.^1   pai  des  voies  très  difficiles,  ce  qui  se  peut  faire  par  dos 
C    t£  sin^ples  et  très  faciles;  car  Dieu  ne  fait  rien  uiutde- 
;:::  ^Z  l' ison.  ce  qm  marque  sa  sagesse  et  sa  puissance 

Pôle  d  ns  -.a  philosophie  de^  "  l»  '^  ^^  ^'^  ,  ^^■,,,,  foio.  Mais  il  vn  e.t 
a  donne  lieu  la  theone  ^c^,  'J,^.  !^,  ,,  ^  ,.  ^.,„.  avons  dit  d.n»  n„ire 
an-pUMUfiit  .|Ut-Uon  dan<  k^  ^^"  ''"'",.  l'ob^nion  de  mettre  le  i.iir- 
,.uî;„u,tio„,  connneul  ^^  ;•  "^'  ^..ï'e^  ..  i''  '"'  de  1-ctondue  in.eMi^.ùc 


DE   LESPRIT   PUR,    i>«   Partie.  3^7 


n  est  pas  de  faire  de  petites  choses  par  de  grands  raovens  ;  cela 
est  contre  la  raison,  et  marque  une  intelligence  bornée    Mais  -     - 
au  contraire,  c'est  de  faire  de  grandes  choses  par  des  movens    ■' 
lr..s  simples  et  très  faciles.  C'est  ainsi  qu'avec  l'étendue  tm.ie    ^' 
seule,  Il  produit  tout  ce  que  nous  voyons  d'admirable  dans  la 
nature,  et  même  ce  qui  donne  la  vie  et  le  mouvement  aux  ani- 
maux. Car  ceux  qui  veulent  absolument  des  formes  subs-an- 
tiel  es,  des  facultés  et  des  âmes  dans  les  animaux,  difiërentes 
de  leur  sang  et  des  organes  de  leurs  corps,  pour  faire  toutes 
leurs  fonctions,  veulent  en  même  temps  que  Dieu  manque  d'in- 
telligence, ou  qu'il  ne  puisse  pas  faire  ces  choses  admirables 
avec  1  étendue  toute  seule.  Ils  mesurent  la  puissance  de  Dieu    t  ^ 
et  la  souveraine  sagesse  par  la  petitesse  de  leur  esprit   Puis 
donc  que  Dieu  peut  faire  voir  aux  esprits  toutes  choses   en 
voulant  simplement  qu'ils  voient  ce  qui  est  au  milieu  d'eux- 
mêmes,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  dans  lui-même  qui  a  rapport' à 
ces  choses  et  qui  les  représente,  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'il 
le  fasse  autrement,  et  qu'il  produise  pour  cela  autant  d'intinité. 
de  nombres  infinis  d'idées  qu'il  v  a  d'esprits  créés 

Mais   il  faut    bien  remarquer  qu'on  ne   peut  pas  conclure 
que  les   esprits  voient  l'essence  de  Dieu,  de  ce  qu'Us  voient  -,.,  . 
toutes  choses  en  Dieu  de  <;ette  manière.  L'essence  de  Dieu 
c  est  son  être  absolu,  et  les  esprits  ne  voient  point  la  substance 
livine  prise  absolument,  mais  seulement  en  tant  que  relative 
aux  créatures  ou  participable  par  elles.  Ce  qu'ils  voient  en    - 
Dieu  est  très  imparfait,  et  Dieu  est  très  parfait.  Ils  voient  de 
la  matière  divisible,  figurée,  etc.  Et  en  Dieu  il  n'v  a  rien  qui      ' 
soa  divisible  ou  figuré  :  car  Dieu  est  tout  être,  parce  qu'il  est 
inhniet  qu'il  comprend  tout  ;  mais  il  n'est  aucun  être  en  par- 
ticulier. Cependant  ce  que  nous  voyons  n'est  quun  ou  plusieurs 
Mes  en  particulier  ;  et  nous  ne  comprenons  point  celle  sim- 
plicité parla.te  de  Dieu  qui  renferme  tous  les  êtres.  Outre  qu'on\^ 
peut  dire,  qu'on  ne  voit  pas  tant  les  idées  des  choses,  que  les^""  ' 
choses   mêmes  que  les  idées  représentent;    car  loi-squ'on  voit ">: 
un  carré,  par  exemple,  on  ne  dit  pas  que  l'on  voit  lidee  de  V 
-s  carré,  qui  est  unie  à  lesprit,   mais  seulexï.ent  le  carré  qui      1 
eM  au  dehors.  ^ 

La  seconde  raison  qui  peut  faire  penser  que  nous  vovons 
lous  les  êtres  a  cause  que  Dieu  veut  que  ce  qui  est  en  lui'  qui 


328  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

les  représente  nous  soit  découvert,  et  non  point  parce  que  nous 
avons  autant  d'idées  créées  avec  nous  que  nous  pouvons  voir 
de  choses,  c'est  que  cela  met  les  esprits  créés  dans  une  en- 
tière dépendance  de  Dieu  et  la  plus  grande  qui  puisse  être. 
Car  cela  étant  ainsi  non  seulement  nous  ne  saurions  rien  voir, 
que  Dieu  ne  veuille  bien  que  nous  ne  voyons,  mais  nous  ne 
saurions  rien  voir  que  Dieu  même  ne  nous  le  fasse  voir,  (a) 
Non  sumus  sufficientes  cogitare  aliquid  à  nobis,  tanquara  ex 
nobis,  sed  sufficientia  uostra  ex  Deo  est.  »  C'est  Dieu  même  qui 
éclaire  les  philosophes  dans  les  connaissances  que  les  hommes 
ingrats  appellent  naturelles,  quoiqu'elles  ne  leur  viennent  que 
du  ciel  :  {b)  «  Deus  enim  illis  manifestavit.  »  C'est  lui  qui  est 
proprement  la  lumière  de  l'esprit  et  le  père  des  lumières,  (c) 
«  Pater  luminum  »  ;  c'est  lui  qui  enseigne  la  science  aux  hommes  : 

(d)  «  Qui  docet  horainem  scienliam.  »  En  un  mot,  c'est  la  véri- 
table lumière  qui  éclaire  tous  ceux  qui  viennent  en  ce  monde  : 

(e)  «.  Lux  vera  quœ  illuminât  omnem  hominem  venientem  in 
hune  raundum.  » 

Car  enfin  il  est  assez  difficile  de  comprendre  distinctement 
la  dépendance  que  nos  esprits  ont  de  Dieu  dans  toutes  leurs 
actions  particulières,  supposé  qu'ils  aient  tout  ce  que  nous 
connaissons  distinctement,  leur  étve  nécessaire  pour  agir,  ou 
toutes  les  idées  des  choses  présentes  à  leur  esprit.  Et  ce  mot 
général  et  confus  de  concours,  par  lequel  on  prétend  expli- 
quer la  dépendance  que  les  créatures  ont  de  Dieu,  ne  réveille 
dans  un  esprit  attentif  aucune  idée  distincte  ;  et  cependant  il 
est  bon  que  les  hommes  sachent  très  distinctement  comment  ils 
ne  peuvent  rien  sans  Dieu. 

Mais  la  plus  forte  de  toutes  les  raisons,  c'est  la  manière  dont 
l'esprit  aperçoit  toutes  choses.  Il  est  constant,  et  tout  le 
monde  le  sait  par  expérience,  que  lorsque  nous  voulons  penser 
a  quelque  chose  en  particulier,  nous  jetons  d'abord  la  vue  sur 
lous  les  êtres  et  nous  nous  appliquons  ensuite  à  la  considération 
de  l'objet  auquel  nous  souhaitons  de  penser.  Or  il  est  indubitable 


[a]  2,  ad  Cor.  3,  5. 

[b]  Rom.  1,  10. 

[c]  Jac.  1,  17. 

[d]  Ps.  1)3,  10. 

[e]  Joaii.  1,  9. 


DE   L'ESPRIT   PUR,   2»   Partie.  339 

que  nous  ne  saurions  désirer  de  voir  un  objet  particulier,  que 
nous  ne  le  voyions  déjà,  quoique  confusément  et  en  général  ; 
de  sorte  que  pouvant  désirer  de  voir  tous  les  êtres,  tantôt  l'un 
et  tantôt  l'autre,  il  est  certain  que  tous  les  êtres  sont  présents  à 
notre  esprit;  et  il  semble  que  tous  les  êtres  ne  puissent  étre^ 
présents  à  notre  esprit,  que  parce  que  Dieu  lui  est  présent,  Jl , 
c'est-à-dire,  celui  qui  renferme  toutes  choses  dans  la  simplicité 
de  son  être. 

Il  semble  même  que  l'esprit  ne  serait  pas  capable  de  se  re-  -'  -"d 
présenter  des  idées  universelles  de  genre,  d'espèce,  etc.,  s'il  ne    J^-"^? 
voyait  tous  les  êtres  renfermés  en  un.  Car  toute  créature  étant     "•-  '  ' 
im  être  particulier,  on  ne  peut  pas  dire  qu'on  voie  quelque 
chose  de  créé,  lorqu'on  voit,  par  exemple,  un  triangle  en  gé- 
néral. Entin  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  bien  rendre  raison  de 
la  manière  dont  l'esprit  connaît  plusieurs  vérités  abstraites  et 
générales,  que  par  la  présence  de  celui  qui  peut  éclairer  l'es- 
prit en  une  infinité  de  façons  différentes. 

Enfin  la  preuve  »  de  l'existence  de  Dieu  la  plus  belle,  la  plus 
relevée,  la  plus  solide,  et  la  première,  ou  celle  qui  suppose  le  : 
moms  de  choses,  c'est  l'idée  que  nous  avons  de  l'infini  2.    Car    :. 
il  est  constant  que  l'esprit  aperçoit  l'infini,  quoiqu'il    ne  le    ^   :^ 
comprenne  pas  ;  et  qu'il  a  une  idée  très  distincte  de  Dieu,  qu'il 
ne  peut  avoir  que  par  l'union  qu'il  a  avec  lui,   puisqu'on  ne 
peut  pas  concevoir,  que  l'idée  d'un  être  infiniment  parfait,  qui 
est  celle  que  nous  avons  de  Dieu,  soit  quelque  chose  de  créé. 
Mais  non  seulement  l'esprit  a  l'idée  de  l'infini,  il  la  même 
avant  celle  du  fini..  Car  nous  concevons  l'être  infini,  de  cela     ^'"^ 
seul  que  nous   concevons  l'être,   sans  penser  s'il  est  fini  ou    '•■^'  ' 
infini.  Mais  afin  que  nous  concevions   un  être  fini,  il   faut  né-      ^  '^ 
cessairement  retrancher  quelque  chose  de  cette  notion  générale 
de  l'être,  laquelle  par  conséquent  doit  précéder.  Ainsi  l'esprit 
nuMerçoit  aucune  chose  que  dans  l'idée  qu'il  a  de  l'infini-  et 
tant  s'en  faut  que  cette  idée  soit  formée  de  l'assemblage  confus 
de  toutes  les  idées  des  ê  res  particuliers,  comme  le  pensent  les 
philosophes,   qu'au  contraire  toutes  ces  idées  particulières  ne 
sont  que  des  participations  de  l'idée  générale  de  l'infini;  de 

I  On  troDvera  cette  prouve  expliquée  au  l.mgdans  le  livre  suivnnt.  chap  \I 

<.  i.t  la  preuve  de  Dc.carles  que  Malobrouche  a  d'ailleurs  .iusi  résuuiée' 

S.  D.eu  est  pense,  U  faut  qu'il  soil.  Voir  le  cliap.  10  du  livre  4         '''"'"'*'• 


330  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

même  que  Dieu  ne  tient  pas  son  èlre  des  créatures  mais  toutes 
les  créatures  ne  sont  que  des  participations  imparfaites  de  l'être 
divin. 

Voici  une  preuve,  qui  fera  peut-être  une  démonstration  pour 
ceux  qui  sont  accoutumés   aux  raisonnements  abstraits.  Il  est 
certain  que  les  idées  sont  efficaces,  puisqu'elles  agissent  dans 
l'esprit  et  qu'elles  l'éclairent,  puisqu'elles  le  rendent  heureux 
ou  malheureux  par  les  perceptions  agréables  ou  désagréables 
dont  elles  l'affectent.  Or  rien  ne  peut  agir  immédiatement  dans 
l'esprit,  s'il  ne  lui  est  supérieur;  rien  ne  le  peut  que  Dieu  seul; 
car  il  n'y  a  que  l'auteur  de  notre   être   qui  en  puisse  changer 
les  modifications.  Donc  il  est  nécessaire  que  toutes  nos  idées 
se  trouvent  dans  la  substance  efficace  de  la  Divinité,  qui  seule 
n'est  intelligible  ou  capable  de  nous  éclairer,  que  parce  qu'elle 
seule  peut  affecter  les  intelligences  K  «.  Insinuavit  nobis  Chris- 
ius,  dit  saint  Augustin,  animam  humanam  et  mentem  rationalem 
non  vegetari,  non  beatificari,  NON  ILLUMINARI  NISI  AB  IPSA 
SUBSTANTIA  DEI.  » 
l'i^'  '    Enfin  il  n'est  pas  possible  que  Dieu  ait  d'autre  fin  principale 
»•    ^^  de  ses  actions  que  lui-même  :  c'est  une  notion  commune  à  tout 
»-       homme  capable  de  quelque  réilexion,  et  l'écriture  sainte  ne 
nous  permet  pas  de    douter  que  Dieu  n'ait  fait  toutes  choses 
pour  lui.  Il  est  donc  nécessaire  que  non  seulement  notre  amour 
naturel,  je  veux  dire  le  mouvement  qu'il  produit  dans  notre 
esprit,  tende  vers  lui  ;  mais  encore  que  la  connaissance  et  que 
la  lumière  qu'il  lui  donne  nous  fassent  connaître  quelque  chose 
qui  soit  en  lui  ;  car  tout  ce  qui  vient  de  Dieu  ne  peut  être  que 
pour  Dieu.  Si  Dieu  faisait  un  esprit  et  lui  donnait  pour  idée, 
ou  pour  l'objet  immédiat  de  sa  connaissance  -le  soleil.  Dieu 
ferait,  ce  me  semble,  cet  esprit  et  l'idée  de  cet  esprit  pour  le 
soleil  et  non  pas  pour  lui. 

Dieu  ne  peut  donc  faire  un  esprit  pour  connaître  ses  ou- 
vrages, si  ce  n'est  que  cet  esprit  voie  en  quelque  façon  Dieu 
en  voyant  ses  ouvrages.  De  sorte  que  l'on  peut  dire,  que  si 
nous  ne  voyions  Dieu  en  quelque  manière,  nous  ne  verrions 
aucune  chose  2  :  de  même  que  si  nous  n'aimions  Dieu,  je  veux 
dire,  si  Dieu  n'imprimait  sans  cesse  en  nous  l'amour  du  bien 

'  in  Joaii.  Tract. 
»  Liv.  I,  cliap.l. 


DE   L'ESPRIT    PUR,    2=    Partie.  331 

en  général,  nous  n'aimerions  aucune  chose.  Car  cet  amour 
ctanl  notre  volonté,  nous  ne  pouvons  rien  aimer,  ni  rien  vou- 
loir sans  lui  ;  puisque  nous  ne  pouvons  aimer  des  biens  parti- 
culiers qu'en  déterminant  vers  ces  biens  le  meuvement  d'amour 
que  Dieu  nous  donne  pour  lui.  Ainsi  comme  nous  n'aimons 
aucune  chose  que  par  l'amour  nécessaire  que  nous  avons  pour 
Dieu,  nous  ne  voyons  aucune  chose  que  par  la  connaissance 
naturelle  que  nous  avons  de  Dieu:  et  toutes-les  idées  particu- 
lières que  nous  avons  des  créatures,  ne  sont  que  des  limitations 
dii  l'idée  du  Créateur,  comme  tous  les  mouvements  de  la  vo- 
lonté pour  les  créatures  ne  sont  que  des  déterminations'  du 
mouvement  pour  le  Créateur. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  de  théologiens  qui  ne  tombent 
d'accord  que  les  impies  aiment  Dieu  de  cet  amour  naturel  dont 
je  parle  ;  et  saint  Augustin  et  quelques  autres  pères  assurent 
comme  une  chose  indubitable,  que  les  impies  voient  dans  Dieu 
les  règle.s  des  moeurs  et  les  vérités  éternelles.  De  sorte  que 
l'opinion  que  j'explique  ne  doit  faire  peine  à  personne  *.  Voici 
comme  parle  saint  Augustin  :  «  Ab  illa  incommutabilis  luce 
voritatis  etiam  impius,  dum  ab  ea  avertitur,  quodammodo 
tangitur.  Hinc  est  quod  etiam  impii  cogitant  aeternitatem,  et 
multa  recte  reprehendunt,  rectèque  laudant  in  hominum  mo- 
ribus.  Quibus  ea  tandem  regulis  judicant,  nisi  in  quibus  vident, 
quemadmodura  quisque  vivere  debeat,  etiamsi  nec  ipsi  eodem 
modo  vivant?  Uubi  autera  eas  vident?  Neque  enim  in  sua  na- 
tura.  Nam  cum  procul  dubio  mente  ista  videantur,  eorumque 
mentes  constet  esse  mutabiles,  quis  vero  régulas  imraulabiles 
videat,  has  quis  in  eis  et  hoc  videre  potuerit...  uhinam  ergo 
sunt  istffi  regulse  scriptse,  nisi  in  libro  lucis  illius,  quae  veritas 
dicilur,  unde  lex  omnis  justa  describitur...  in  qua  videt  quid 
oporandum  sit,  etiam  qui  operatur  injustitiam,  et  ipse  est  qui 
ab  illa  luca  avertitur  à  qua  tamen  tangitur  -.  » 

Il  y  a  dans  saint  Augustin  une  infinité  de  passages  semblables 
à  celui-ci,  par  lesquels  il  prouve  que  nous  voyons  Dieu  dès 
cette  vie,  par  la  connaissance  que  nous  avons  des  vérités  éter- 
nelles. La  vérité  est  incrééc,  immuable,  immense,  éternelle, 

*  Voyez  la  préface  des  entretiens  sur  la   Métaphysique,   et    la  réponse  aux 
vraies  et  fausses  idées,  cli.  7  et  21.  (Note  de  Malebranctie.) 
»  Liv.  14,  (le  Trtn.  ch.  is. 


^•;>  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

au-dessus  de  toutes  choses.  Elle  est  vraie  par  elle-même.  Elle 
ne  tient  sa  perfection  d'aucune  chose.  Elle  rond  les  créatures 
pli;s  parfaites,  et  tous  les  esprits  cherclient  naturellement  à  la 
connailre.  Il  n'y  a  rien  qui  puisse  avoir  toutes  ces  porfeclions 
que  Dieu.  Donc  la  vérité  est  Dieu.  Nous  voyous  de  ces  vérités 
immuables  el  éternelles.  Donc  nous  voyons  Dieu.  Ce  sont  là  les 
raisons  de  saint  Augustin,  les  nôtres  en  sont  un  peu  différentes; 
el  nous  ne  voulons  point  nous  servir  injustement  de  l'autoiùté 
d'un  si  grand    homme   pour  appuyer  notre  sentiment. 

Nous  pensons  donc  que  les  vérités,  même  celles  qui  sont 
éternelles,  comme  que  deux  fois  deux  font  quatre,  ne  sont  pas 
seulement  des  êtres  absolus,  tant  s'en  faut  que  nous  croyon? 
qu'elles  soient  Dieu  même.  Car  il  est  visible  que  celte  vérité  ni 
consiste  que  dans  un  rapport  d'égalité,  qui  est  entre  deux  fois 
deux  et  quatre.  Ainsi  nous  ne  disons  pas  que  nous  voyons 
Dieu  en  voyant  les  vérités,  comme  le  dit  saint  Augustin,  mais 
en  voyant  les  idées  de  ces  vérités  :  car  les  idées  sont  réelles, 
mais  l'égalité  entre  les  idées,  qui  est  la  vérité ,  n'est  rien  de 
réel.  Quand  par  exemple,  on  dit  que  du  drap  que  l'on  mesure 
a  trois  aunes,  le  drap  et  les  aunes  sont  réelles.  Mais  l'égalité 
entre  trois  aunes  et  le  drap  n'est  point  un  être  réel;  ce  n'est 
qu'un  rapport,  qui  se  trouve  entre  les  trois  aunes  el  le  drap. 
Lorsqu'on  dit  que  deux  fois  deux  font  quatre,  les  idées  des 
nombres  sont  réelles;  mais  l'égalité  qui  est  entre  eux  n'est  qu'un 
rapport.  Ainsi,  selon  notre  sentiment,  nous  voyons  Dieu,  lorsque 
nous  voyons  des  vérités  éternelles,  non  que  ces  vérités  soient 
Dieu,  mais  parce  que  les  idées  dnnt  ces  vérités  dépendent  sont 
en  Dieu;  peut-être  même  que  saint  Augustin  l'a  entendu  ainsi. 
Nous  croyons  aussi  que  l'on  conpaîl  en  Dieu  les  choses  clian^ 
géantes  et  corruptibles,  quoique  saint  Augustin  ne  parle  que 
des  choses  immuables  et  incorruptibles,  parce  qu'il  n'est  pas 
nécessaire  pour  cela  de  mettre  quelque  imperfection  en  Dieu  ; 
puisqu'il  suflit,  comme  nous  avons  déjà  dit,  que  Dieu  nous  fasse 
voir  ce  qu'il  y  a  dans  lui  qui  a  rapport  à  ces  choses. 

Mais  (pioique  je  dise  que  nous  voyons  en  Dieu  les  choses 
maiérielles  et  sensibles,  il  faut  bien  prendre  garde  que  je  ne 
dis  pas, que  nous  en  ayions  en  Dieu  les  sentiments,  mais  scule- 
moul  que  c'est  Dieu  qui  agit  en  nous  ;  car  Dieu  connaît  bien  les 
choses  sensibles,  mais  il  ne  les  sent  pas.  Lorsque  nous  aperce- 


DE   L'ESPRIT   PUR,    2.   Partie.  333 

vons  quelque  chose  de  sensible,  il  se  trouve  dans  notre  nor- 
c.^Uon  senhment  et  idée  pure.  Le  sentiment  est  une  Id    _ 
c.t.on  de  notre  âme,  et  c'est  Dieu  qui  la  cause  en  nou^     il 
1    peut  causer  quoiqu'il  ne  l'ait  pas,  parce  qu'il  voit  dans   -idé 
quil  a  de  notre  ame,  quelle  en  est  capable.  Pour  l'idée  qui  se 
îi-ouve  joune  avec  le   sentiment,   elle  est  en  D,eu  et  nou      a 
voyons,  parce  qu'il  lui  plait  de  nous  la  découvrir;  et  Dieu  foiit  ^  ^ 
a  sensation  à  l'idée ,  lorsque  les  objets  sont  prés'e^ts       n'7       ' 
no      le    royions  amsi,  et  que  nous  entrions  dans  les  s  ntiment 
et  dans  les  passions  que  nous  devons  avoir  par  rapport  à  eu 

nenes'aSTiir'"^  T  '''''  '''  ''''''  ^«^^"^  '^  ^^  ^'- 
neiies  auss    bien  que  les  autres  choses  en  Dieu,  mais  avec 

quelque  différence.  Ils  connaissent  l'ordre  et  les  véHtés  éter      - 

I  ecl    vfS  P%^— ^ue  ces  esprits  ont  nécessairement^'-- 

Zt    UV     \  '"^"'''  ^'  ^'^"  ^"'  ^''  «éclaire,  comme  or^  ,  ^ 

Ment  de  1  expliquer.   Mais,  c'est  l'impression   qu'ils  reçoivent 
^ns  cesse  de  la  volonté  de  Dieu,   lequel  les  po  -te  vers  1    'e      '" 

e,  pour  amsi  dire,  de  rendre  leur  volonté  enlièrenntem 
blable  a  la  sienne,  qu'ils  connaissent  que  l'ordre  immuableTj 
eur  loi  indispensable,  ordre  qui  comprend  ainsi  ,01, 
aernelles  :  comme,    qu'il  faut  aimer  le  bien,  et  fiur  le  m  ■ 

qui  faut  aimer  la  justice  plus  que  toutes  le     rich  sses   au' i    ' 
vaut  mieux  obéira  Dieu  que  de  commander  a  x  ho  ™;'  e 
une  inhnitc  d'autres  lois  naturelles    far  1.  /.     "«'""^^^  et 
;-scesloisouderobli,ation^Ï:.f:'/:jr^^^ 
oulre  immuable,  n'est  pas  différente  de  la  connaissance  deTette 
mpression,   qu'Us   sentent  toujours   en  eux-mêmes    quolu 
ne  la  suivent  pas  toujours  par  le  choix  libre  de  le  1     00 
et  qu  ds  savent  être  commune  à  tons  i«w,.    -,  ■-    ^^'°'"^' 

...  ».  .„i.„..,  ,„„  ;',•,•.;:■;:.':•,;■':"■  '"■'"■•"•  - 

T.  I. 

19. 


3.3.i  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

esprit  au  verbe  du  Père,  et  à  l'amour  du  Père  et  du  Fils  sera 
rétablie  et  rendue  ineffaçable.  Nous  serons  semblables  à  Dieu^ 
si  nous  sommes  semblables  à  l'Homme-Dieu.  Enfin  Dieu  sera 
tout  en  nous,  et  nous  tout  en  Dieu,  d'une  manière  bien  plus 
parfaite,  que  celle  par  laquelle  il  est  nécessaire,  afin  que  nous 
subsistions,  que  nous  soyons  en  lui,  et  qu'il  soit  en  nous. 

Voilà  quelques  raisons  qui  peuvent  faire  croire,  que  les  es- 
prits aperçoivent  toutes  choses  par  la  présence  intime  de  celui 
qui  comprend  tout  dans  la  simplicité  de  son  ètrei.  Chacun  en 
jugera  selon  la  conviction  intérieure  qu'il  en  recevra,  après  y 
avoir  sérieusement  pensé.  Mais  on  croit  qu'il  n'y  a  aucune  vrai- 
semblance dans  toutes  les  autres  manières  d'expliquer  ces  choses, 
et  que  cette  dernière  paraîtra  plus  que  vraisemblable.  Ainsi  nos 
âmes  dépendent  de  Dieu  en  toutes  farons.  Car  de  même  que 
c'est  lui  qui  leur  fait  sentir  la  douleur,  le  plaisir,  et  toutes  les 
autres  sensations  par  l'union  naturelle  qu'il  a  mise  entre  elles  çt 
nos  corps,  qui  n'est  autre  que  son  décret  et  sa  volonté  géné- 
rale, ainsi  c'est  lui  qui  par  l'union  naturelle  qu'il  a  mise  aussi 
entre  la  volonté  de  l'homme,  et  la  représentation  des  idées  que 
renferme  l'immensité  de  l'être  Divin,  leur  fait  connaître  tout  ce 
qu'elles  connaissent,  et  cette  union  naturelle  n'est  aussi  que  sa 
volonlé  générale.  De  sorte  qu'il  n'y  a  que  lui  qui  nous  puisse 
éclairer,  en  nous  représentant,  toutes  choses  ;  de  même  qu'il 
n'y  a  que  lui  qui  nous  puisse  rendre  heureux,  en  nous  laissant 
goûter  toutes  sortes  de  plaisirs. 

Demeurons  donc  dans  ce  sentiment,  que  Dieu  est  le  monde 
intelligible,  ou  le  lieu  des  esprits,  de  même  que  le  monde  ma- 
tériel est  le  lieu  des  corps  :  que  c'est  de  sa  puissance  qu'ils  re- 
çmvi.nt  toutes  leurs- modifications,  que  c'est  dans  sa  sagesse 
qu'ils  trouvent  toutes  leurs  idées,  et  que  c'est  par  son  amour 
qu'ils  sont  agités  de  tous  leurs  mouvements  réglés  ;  et  parce 
que  sa  puissance  et  son  amour  ne  sont  que  lui,  croyons  saint 
Puul,  qu'il  n'est  pas  loin  de  chacun  de  nous,  et  que  c'est  en  lui 
que  nous   avons  la  vie,  le  mouvement  et  l'être  2.   «  Non  longe 

'  Voyez  It'S  Eclaircissemenl-i ,  la  réponse  au  livre  des  vraies  etfausfes 
idi't's ,  In  première  lettre  contient  la  défense  opposée  a  cette  réponse.  1  es 
d  iix  premiers  entreii(!ns  sur  la  nielapliysiqiie,  la  réponse  à  M.  Résis,  et 
siiriiiiii  ma  ii'ponse  à  une  IcUre  de  M.  Arnaud.  Vous  trouverez,  peut-éire  1» 
uinn  veiiliniiMil  plus  cl.iireinent  démontré,  isoio  do  -Malebranclie.) 

*  Xc\.   Ap.  cil.  17,28. 


DE    L'ESPUiT    l'UU,    2=    Partie.  333 

est  ab  uno  qiioque  nostrum,  iu  ipso  euim  viviraus,  movemus  et 
sumus.  » 


CHAPITRE  VII 

I.  Quatre  différentes  manières  de  voir  les  choses.  —  II.  Comment  on  con- 
nnîl  llieu.— ni.  Comment  on  cnnii.itt  les  corps.  —  IV.  Comment  oaconiiu't 
son  âme.  —  V.  Comment  on  coiinait  les  âmes  des  autres  hommes  ei  les 
purs  esprits. 

Afin  d'abréger  et  d'éclaircir  le  sentimeul  que  je  viens  d'éta- 
blir touchant  la  manière  dont  l'esprit  aperçoit  tous  les  dil'fcrcnts 
objets  de  ses  connaissances  il  est  nécessaire  que  je  distingue 
en  lui  quatre  manières  de  connaître. 

I.  La  première,  est  de  connaitre  les  choses  par  elles-mêmes. 

La  seconde,  de  les  connaitre  par  leurs  idées,  c'est-à-dire, 
comme  je  l'entends  ici,  par  quelque  chose  qui  soit  différent 
d'elles. 

La  troisième,  de  les  connaître  par  conscience,  ou  par  senti- 
mjent  intérieur. 

La  quatrième,  de  les  connaitre  par  conjecture. 

On  connaît  les  choses  par  elles-mêmes  et  sans  idées,  lors- 
qu'elles sont  intellii;ibles  par  elles-mêmes,  c'est-à-dire,  lors- 
qu'elles peuvent  agir  sur  l'esprit  et  par  là  se  découvrir  à  lui. 
Car  l'entendement  est  une  faculté  de  l'âme  puremeul  passive, 
et  l'activité  ne  se  trouve  que  dans  la  volonté.  Ses  désirs  mêmes 
ne  sont  point  les  causes  véritables  des  idées,  ils  ne  sont  que 
les  causes  occasionnelles  ou  naturelles  de  leur  présence,  en 
conséquence  des  lois  naturelles  de  l'union  de  notre  àme  avec 
la  raison  universelle,  ainsi  que  je  l'expliquerai  ailleurs.  On 
connaît  les  choses  par  leurs  idées,  lorsqu'elles  ne  sont  point 
intelligibles  par  elles-mêmes,  soit  parce  qu'elles  sont  corpo- 
relles, soit  parce  qu'elles  ne  peuvent  affecter  l'esprit  ou  se  dé- 
couvrir à  lui.  On  connaît  par  conscience  toutes  les  choses  qui 
ne  sont  point  distinguées  de  soi.  Enfin  on  connaît  par  coiijeclure 
les  clioses  qui  sont  diffcrenles  de  soi  et  de  celles  que  l'on  con- 
naît en  elles-mêmes  et  par  des  idées,  comme  lorsqu'on  pense 
que  certaines  choses  sont  semblables  à  quelques  autres  que 
l'on  connaît. 


v^ 


336  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

II,  Il  n'y  a  que  Dieu  que  l'on  connaisse  par  lui-mêine;  car 
encore  qu'il  y  ail  d'autres  èlres  spiriluels  que  lui,  et  qui  sem- 
blent être  intelligibles  par  leur  nature,  il  n'y  a  que  lui  seul 
qui  puisse  agir  dans  l'esprit,  et  se  découvrir  à  lui.  Il  n'y  a  que 
Dieu  que  nous  voyions  d'une  vue  immédiate  et  directe.  Il  n'y  a 
que  lui  qui  puisse  éclairer  l'esprit  par  sa  propre  subslauce. 
Enfin,  dans  celle  vie,  ce  n'est  que  par  l'union  que  nous  avons 
avec  lui,  que  nous  s  mimes  capables  de  connaître  ce  que  nous 
connaissons,  ainsi  que  nous  avons  expliqué  dans  le  chapitre 
précédent  ^  ;  car  c'est  notre  seul  maître  qui  préside  à  notre 
esprit,  selon  saint  Augustin,  sans  l'entremise  d'aucune  créature 

On  ne  peut  concevoir  que  quelque  chose  de  créé  puisse  re- 
présenter l'infini,  que  l'être  sans  restriction,  l'être  immense, 
l'être  universel  puisse  être  aperçu  par  une  idée,  c'est-à-dire, 
par  un  être  particulier,  par  un  être  différent  de  l'être  universel 
et  infini.  Mais,  pour  les  êtres  particuliers,  il  n'est  pas  difficile  de 
concevoir  qu'ils  puissent  être  représentés  par  l'être  infini  qui 
les  renferme  dans  sa  substance  très  elficace  et  par  conséquent 
très  intelligible.  Ainsi  il  est  nécessaire  de  dire,  que  l'on  connaît 
Dieu  par  lui-même,  quoique  la  connaissance  que  l'on  a  en  cette 
vie  soit  très  imparfaite,  et  que  l'on  connaît  les  choses  corpo- 
relles par  leurs  idées,  c'est-à-dire,  en  Dieu,  puisqu'il  n'y  a  que 
Dieu  qui  renferme  le  monde  intelligible,  oii  se  trouvent  les 
idées  de  toutes  choses. 

Mais  encore  que  l'on  puisse  voir  toutes  choses  en  Dieu,  il  ne 
s'eusuit  pas  qu'on  les  y  voie  toutes;  on  ne  voit  en  Dieu  que 
les  choses  dont  on  a  des  idées  et  il  y  a  des  choses  que  l'on  voit 
sans  idées,  ou  qu'on  ne  connaît  que  par  sentiment. 

III.  Toutes  les  choses  qui  sont  en  ce  monde,  dont  nous  ayons 
quelque  connaissance,  sont  des  corps  ou  des  esprits,  propriétés 
de  corps,  propriétés  d'esprits.  On  ne  peut  douter  que  l'on  ne 
voie  les  corps  avec  leurs  propriétés  par  leurs  idées,  parce  que 
n'étant  pas  intelligibles  par  eux-mêmes,  nous  ne  les  pouvons 
voir  que  dans  l'être,  qui  les  renferme  d'une  manière  intelligi- 
ble. Ainsi  c'est  en  Dieu  et  par  leurs  idées,  que  nous  voyons  les. 
corps  avec  leurs  propriétés  ;  et  c'est  pour  cela  que  la  connais- 
sance que  nous  en  avons   est  très  parfaite  :  je  veux  dire  que 

'  îluiiiniiU  mentibus  nulla  interposita  natura  pracsidet.  Aug  l.  de  vcra 
rolig.  (;ai).  55. 


DE   L'ESPRIT    PUR,    2=    Partie.  337 

l'idée  i;ue  nous  avons  de  l'étendue  suffit  pour  nous  faire  con- 
naître toutes  les  propriétés  dont  l'étendue  est  capable,  et  que 
nous  ne  pouvons  désirer  d'avoir  une  idée  plus  distincte  et  plus 
féconde  de  l'étendue,  des  figures  et  des  mouvements  que  celle 
que  Dieu  nous  en  donne. 

Comme  les  idées  des  choses  qui  sont  en  Dieu  renferment 
toutes  leurs  propriétés,  qui  en  voit  les  idées  en  peut  voir  suc- 
cessivement toutes  les  propriétés  ;  car  lorsqu'on  voit  les 
choses  comme  elles  sont  en  Dieu,  on  les  voit  toujours  d'une 
manière  très  parfaite,  si  l'esprit  qui  les  y  voit  était  intini.  Ce  qui 
manque  à  la  connaissance  que  nous  avons  de  l'étendue,  des 
figures  et  des  mouvements,  n'est  point  un  défaut  de  l'idée  qui 
la  représente,  mais  de  notre  esprit  qui  la  considère.  .^^"^ 

IV.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'âme,  nous  ne  la  connaissons 
point  par  son  idée  :  nous  ne  la  voyons  point  en  Dieu;  nous  uela 
connaissons  que  par  conscience,  et  c'est  pour  cela  que  la  con- 
naissance que  nous  en  avons  est  imparfaite.  Nous  ne  savons 
de  notre  âme  que  ce  que  nous  sentons  se  f  asser  en  nous.  Si 
nous  n'avions  jamais  senti  de  douleur ,  de  ciialeur,  de  lu- 
mière, etc.,  nous  ne  pourrions  savoir  si  notre  âme  en  serait 
capable,  parce  que  nous  ne  la  connaissons  point  par  son  idée. 
Mais  si  nous  voyions  eu  Dieu  l'idée  qui  répond  à  notre  âme, 
nous  connaîtrions  en  même  temps,  ou  nous  pourrions  connaître 
toutes  les  propriétés  dont  elle  est  capable;  comme  nous  con- 
naissons ou  nous  pouvons  connaître  toutes  les  propriétés  dont 
l'cteudue  est  capable,  parce  que  nous  connaissons  l'étendue 
par  son  idée. 

11  est  vrai  que  nous  connaissons  assez  par  notre  conscience, 
ou  par  le  sentiment  intérieur  que  nous  avons  de  nous-mêmes, 
que  notre  âme  est  quelque  chose  de  grand,  mais  il  se  peut 
faire  que  ce  que  nous  en  connaissons  ne  soit  presque  rien  de 
ce  qu'elle  est  en  elle-mcmo.  Si  on  ne  connaissait  de  la  matière 
que  vingt  ou  trente  figures  dont  elle  aurait  été  modifiée,  ceilai- 
nemeut  on  n'en  connaîtrait  presque  rien,  en  comparaison  de  ce 
que  l'on  en  peut  connaître  par  l'idée  qui  la  réprésente.  Il  ne 
suffit  donc  pas  pour  connaître  parfaitement  l'âme,  de  savoir  ce 
que  nous  en  savons  par  le  seul  sentiment  intérieur  ;  puisque  la 
conscience  que  nous  avons  de  nous-mêmes  ne  nous  montro 
peut-être  que  la  moindre  partie  de  notre  être. 


338  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

On  peut  conclure  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  qu'encore 
que  nous  connaissions  plus  distinctement  l'existence  de  notre 
âme  que  l'exislenee  de  notre  corps,  et  de  ceux  qui  nous  environ- 
nent, cependant  nous  n'avons  pas  une  connaissance  si  parfaite 
de  la  nature  de  l'âme  que  de  la  nature  des  corps  :  et  cela  peut 
servir  à  accorder  les  diftcrents  i  sentiments  de  ceux  qui  disent, 
qu'il  n'y  a  rien  qu'on  connaisse  mieux  que  l'âme,  et  de  ceux 
qui  assurent  qu'il  n'y  a  rien  qu'ils  connaissent  moins. 

Cela  peut  aussi  servir  à  prouver  que  les  idées  qui  nous  re- 
présentent quelque  chose  hors  de  nous,  ne  sont  point  des  mo- 
difications de  notre  âme.  Car  si  l'âme  voyait  toutes  choses  en 
considérant  ses  propres  modifications,  elle  devrait  connaître 
plus  clairement  son  essence  ou  sa  nature  que  celle  des  corps, 
et  toutes  les  sensations  ou  modifications  dont  elle  est  capable, 
que  les  figures  ou  modifications  dont  les  corps  sont  capables. 
Cependant  elle  ne  connaît  point  qu'elle  soit  capable  d'une  telle 
sensation  par  la  vue  qu'elle  a  d'elle-même  en  consultant  son 
idée,  mais  seulement  par  expérience;  au  lieu  qu'elle  connaît 
que  l'étendue  est  capable  d'un  nombre  infini  de  figures  par 
l'idée  qu'elle  a  de  l'étendue.  Il  y  a  même  de  certaines  sen- 
sations comme  les  couleurs  et  les  sons,  que  la  plupart  des 
hommes  ne  peuvent  reconnaître,  si  elles  sont  ou  ne  sont  pas 
des  modifications  de  l'âme  ;  et  il  n'y  a  point  de  figures  que  tous 
les  hommes  par  l'idée*  qu'ils  ont  de  l'étendue,  ne  reconnaissent 
être  des  modifications  des  corps. 

Ce  que  je  viens  de  flire  fait  aussi  voir  la  raison  pour  laquelle 
on  ne  peut  pas  donner  de  définition,  qui  fasse  connaître  les 
modifications  de  l'âme  ;  car  puisqu'on  ne  connaît  ni  l'âme,  ni 
ses  modifications-par  des  idées,  mais  seulement  par  des  senti- 
ments, et  que  tels  sentiments,  de  plaisir,  par  exemple,  de  dou- 
leur, de  chaleur,  etc.,  ne  sont  point  attachés  aux  mois,  il  est 
clair  que  si  quelqu'un  n'avait  jamais  vu  de  couleur  ni  senti  de 
chaleur,  on  ne  pourrait  lui  faire  connaître  ces  sensations  nar 
toutes  les  définitions  qu'on  lui  en  donnerait.  Or  les  lioniines 
l'ayant   leurs  sentiments  qu'à  cause  du  corps,    et  leur  c  rps 

Voyez  les  Kclairciixemeni.i,  liv.  xi^  où  il  se  justifie  contr'-  |)lii>i!^;iri 
carlésiens,  tels  qti'ArnaïKi  et  Régi*,  d'avoir  abandonné  en  ce  [loi'ni  in mi-- 
tant  la  fJflrtriue  de  l>e<carles,  d  aprè-;  laquelle  l'Oiue  e«t  plus  rU.'ir  •  i|iir  l'j 
corps.  C'est  une  question  sur  laquelle  d'ailleurs  Malehrandie  reviciu  JVe- 
queinment  dans  \d  Reche\  che  et  dans  ses  auires  oin rages. 


DE   L'ESPRIT   PUR.    2e   Partie.  35^ 

L  L'tant  pas  disposé  eu  tout  de  la  même  manière,  il  arrive  sou- 
vent que  les  mots  sont  équivoques,  que  ceux  dont  on  se  sert 
pour  exprimer  les  modifications  de  son  âme  signifient  tout  le 
contraire  de  ce  qu'on  prétend,  et  que  souvent  on  fait  penser  à 
laraertume,  par  exemple,  lorsqu'on  croit  faire  penser  à  la  dou- 
ceur. 

Encore  que  nous  n'ayons  pas  une  entière  connaissance  de  notre 
âme,  celle  que  nous  en  avons  par  conscience  ou  sentiment  mté- 
rieuf,  suftit  pour  en  démontrer  l'immortalité,  la  spiritualité,  la  li-- 
berlé,  et  quelques  autres  attributs  qu'il  est  nécessaire  que  nous 
sachions  ;  et  c'est  apparemment  pour  cela  que  Dieu  ne  nous  la 
foit  point  connaître  par  sonidée,  comme  il  nous  fait  connaître  les 
corps.  La  connaissance  que  nous  avons  de  notre  âme  par  cons- 
cience est  imparfaite,  il  est  vrai,  mais  elle  n'est  point  fausse.  La 
connaissance  au  contraire  que  nous  avons  des  corps  par  sentiment 
ou  par  conscience,  si  on  peut  appeler  conscience  le  sentiment 
confus  que  nous  avons  de  ce  qui  se  passe  dans  notre  corps, 
n'est  pas  seulement  imparfaite,  mais  elle  est  fausse.  Il  nous 
fallait  donc  une  idée  des  corps  pour  corriger  les  sentiments 
que  nous  en  avons  ;  mais  nous  n'avons  point  besoin  de  l'idée  de 
notre  âme,  puisque  la  conscience  que  nous  en  avons  ne  nous 
engage  point  dans  l'erreur;  et  que  pour  ne  nous  point  tromper 
dans  sa  connaissance,,  il  suffit  de  ne  la  point  confondre  avec  le 
corps,  ce  que  nous  pouvons  faire  par  la  raison,  puisque  l'idée 
que  nous  avons  du  corps  nous  découvre  que  les  modalités  dont 
il  est  capable,  sont  bien  différentes  de  celles  que  nous  sentons. 
Enfin  si  nous  avions  une  idée  de  l'âme  aussi  claire  que  celle 
que  nous  avons  du  corps,  cette  idée  nous  l'eût  trop  fait  consi- 
dérer comme  séparée  de  lui.  Ainsi  elle  eût  diminué  l'union  de 
notre  àme  avec  notre  corps,  en  nous  empêchant  de  la  regarder 
comme  répandue  dans  tous  nos  membres,  ce  que  je  n'explique 
pas  davantage. 

V.  De  tous  les  objets  de  notre  connaissance,  il  ne  nous  reste 
plus  que  les  âmes  des  autres  hommes,  et  que  les  pures  intelli- 
gences; et  il  est  manifeste  que  nous  ne  les  connaissons  que  par 
conjecture.  Nous  ne  les  connaissons  présentement  ni  eu  elles- 
mêmes,  ni  par  leurs  idées;  et  comme  elles  sont  ditférenles  de 
nous,  il  n'est  pas  possible  que  nous  les  connaissions  par  cons- 
cience. Nous  conjectin-ons  -lue  les  ànins  des  autres  hommes 


340  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

sont  de  même  espèce  que  la  nôtre.  Ce  que  nous  sentons  en 
nous-mêmes,  nous  prétendons  qu'ils  le  sentent  ;  et  même  lors- 
que ces  sentiments  n'ont  point  de  rapport  a'i  corps,  nous  sommes 
assures  que  nous  ne  nous  trompons  point,  parce  que  nous 
voyons  en  Dieu  certaines  idées  et  certaines  lois  immuables, 
selon  lesquelles  nous  savons  avec  certitude  que  Dieu  agit  éga- 
lement dans  tous  les  esprils. 

Je  sais  que  deux  fois  deux  font  quatre,  qu'il  vaut  mieux  être 
juste  que  d'être  riche,  et  je  ne  me  trompe  point  de  croire  que 
les  autres  connaissent  ces  vérités  aussi  bi'm  que  moi.  J'aime  le 
bien  et  le  plaisir,  je  hais  le  mal  et  la  douleur,  je  veux  être  heu- 
reux, et  je  ne  me  trompe  point  de  croire,  que  les  hommes,  les 
anges  et  les  démons  mêmes  ont  ces  inclinations.  Je  sais  même 
que  Dieu  ne  fera  jamais  d'esprits  qui  ne  désirent  d'être  heu- 
reux, ou  qui  puissent  désirer  d'être  malheureux.  Mais  je  le  sais 
avec  évidence  et  certitude,  parce  que  c'est  Dieu  qui  me  l'ap. 
prend;  car  quel  autre  que  Dieu  pourrait  me  faire  connaître  les 
desseins  et  les  volontés  de  Dieu  ?  Mais  lorsque  le  corps  a  quoique 
part  à  ce  qui  se  passe  en  moi,  je  me  trompe  presque  toujours,  si 
je  juge  des  autres  par  moi-même.  Je  sens  de  la  chaleur,  je  vois 
une  telle  grandeur  ou  une  telle  couleur;  je  goûte  une  telle  ou 
telle  saveur  à  l'approche  de  certains  corps;  je  me  trompe  si  je 
juge  desautres  par  moi-même.  Jesuissujet  àcerlaines  passions, 
j'ai  de  l'amitié  ou  de  l'aversion  pour  telles  ou  telles  choses,  et 
)e  juge  que  les  autres  me  ressemblent  ;  ma  conjecture  est  sou- 
vent fausse.  Ainsi  la  connaissance  que  nous  avons  des  autres 
hommes  est  fort  sujette  à  l'erreur,  si  nous  n'en  jugeons  que  par 
les  sentiments  que  nous  avons  de  nous-mêmes. 

S'il  y  a  quelques  êtres  différents  de  Dieu,  de  nous-mêmes, 
des  corps  et  des  purs  esprits,  cela  nous  est  inconnu.  Nous 
avons  de  la  peme  a  nous  persuader  qu'il  y  en  ait  ;  et  après 
avoir  examiné  les  raisons  de  certains  philosophes  qui  prétendent 
le  contraire,  nous  les  avons  trouvées  fausses  ;  ce  qui  nous  a  con- 
firmé dans  le  sentiment  que  nous  avions,  qu'étant  tous  hommes 
de  même  nature,  nous  avions  tous  les  mêmes  idées  :  parce  que 
nous  avons  tous  besoin  de  connaître  les  mêmes  clioses. 


DE  L'ESPRIT    PLU,    2«    Partie.  .VI 


CHAPITRE  VIII 

I.  La  présence  intime  de  l'idéa  va?ac  de  l'être  ea  général  esl  la  cause  de 
lojtes  les  abstractions  dérL';,'lfes  de  l'esprit,  et  de  la  plupart  des  chiniéres 
de  ia  i)niio-;u|iliie  ordinaire,  qui  empêchent  beaucoup  de  philosophes  de 
reconnaflre  la  solidité  des  vrais  principes  de  phVîiijue.  —  II.  Exemple 
touchant  l'essence  de  la  matière. 

I.  Celte  présence  claire,  intime,  nécessaire  de  Dieu,  je  veu.x 
dire  de  l'être,  sans  restriction  particulière,  de  l'être  infini,  de 
l'être  en  général,  à  l'esprit  de  l'homme,  agit  sur  lui  plus  forte- 
ment que  la  présence  de  tous  les  objets  finis.  Il  est  impossible 
qu'il  se  défasse  entièrement  de  cette  idée  générale  de  l'être, 
parce  qu'il  ne  peut  subsister  hors  de  Dieu.  Peut-être  pourrait- 
on  dire  qu'il  s'en  peut  éloigner,  à  cause  qu'il  peut  penser  à  des 
êtres  particuliers  ;  mais  on  se  tromperait.  Car  quand  l'esprit 
considère  quelque  être  en  particulier,  ce  n'est  pas  tant  qu'il 
s'éloigne  de  Dieu,  que  c'est  plutôt  qu'il  s'approche,  s'il  est 
permis  de  parler  ainsi,  de  quelqu'une  de  ses  perfections  repré- 
sentatives decet  être,  en  s'éloignant  de  toutes  les  autres.  Tou- 
tefois il  s'en  éloigne  de  telle  manière,  qu'il  ne  les  perd  point 
eniièrement  de  vue,  et  qu'il  est  presque  toujours  en  état  de  les 
aller  chercher  et  de  s'en  approcher.  Elles  sont  toujours  pré- 
sentes à  l'esprit,  mais  l'esprit  ne  les  aperçoit  que  dans  une 
confusion  inexplicable  à  cause  de  sa  petitesse  et  de  la  grandeur 
de  l'idée  de  l'être.  On  peut  bien  être  quelque  temps  sans  penser 
à  soi-même;  mais  on  ne  saurait,  ce  me  semble,  substituer  un 
moment  sans  penser  à  l'être  ;  et  dans  le  même  temps  qu'on 
croit  ne  penser  à  rien,  on  est  nécessairement  plein  de  l'idée 
vague  et  générale  de  l'être.  Mais  pai'-ce  que  les  choses  qui  nous 
sont  fort  ordinaires,  et  qui  ne  nous  touchent  point,  ne  réveillent 
point  l'esprit  avec  quelque  force,  et  ne  l'obligent  point  à  faire 
quelque  réflexion  sur  elles;  celte  idée  de  l'être,  quelque  grande, 
Vîaste,  réelle  et  positive  qu'elle  soit,  nous  est  si  familière  et  nous 
.'ouche  si  peu,  que  nous  croyons  quasi  ne  la  point  voir,  que 
nous  n'y  faisons  point  de  réflexion,  que  nous  jugeons  ensuite 
qu'elle  a  peu  de  réalité,  et  qu'elle  n'est  formée  que  de  l'assem- 
blage confus  de  toutes  les  idées  particulières,  quoiqu'au  con- 


U%  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    YERlTÉ. 

traire  ce  soit  dans  elle  seule  et  par  elle  seule  que  nous  aperce- 
vons tous  les  êtres  eu  particulier. 

Quoique  celte  idée,  que  nous  recevons  par  l'union  immédiate 
que  nous  avons  avec  le  verbe  de  Dieu,  la  souveraine  raisou,  ne  • 
flous  trompe  jamais  par  elle-même,  comme  celles  que  nous  re- 
cevons à  cause  de  l'union  que  nous  avons  avec  notre  corps 
lesquelles  nous  représentent  les  choses  autrement  qu'elles  sont  ; 
cependant  je  ne  crains  point   de  dire   que  nous  faisons  un  si 
mauvais  usage  des  meilleures  choses,  que  la  présence  ineffa- 
çable de  cette  idée,  est  une  des  principales  causes  de  toutes  le? 
abstractions  déréglées  de  l'esprit,  et  par  conséquent  de  toute 
cette  philosophie  abstraite  et  chimérique,  qui  exphque  tous  les 
effets  naturels  par   des  termes  généraux  d'acte,  de  pmssance, 
de  cause   d'effet,  de  formes  substantielles,  de  facultés,  de  qua- 
lités occultes,  etc.  Car  il  est  constant  que  tous  ces  termes  el 
plusieurs  autres  ne  réveillent  point  d'autres  idées  dans  l'esprit, 
que  des  idées  vagues  et   générales,   c'est-à-dire  de  ces  idées 
qui  se  présentent  à  l'esprit  d'elles-mêmes,  sans  peine  et  sans 
application  de  notre  part,  de  ces  idées  que  renferme  l'idée  inef- 
façable de  l'être.  ^,r  ■  ■ 

Qu'on  lise  avec  toute  l'attention  possible  toutes  les  définitions, 
et  toutes  les  explications  que  l'on  donne-  des  formes  substan- 
tielles que  l'on  cherche  avec  soin  en  quoi  consiste  l'essence 
de  toutes  ces  entités,  que  les  philosophes  imaginent  comme  il 
leur  plaît,  et  en  si  grand  nombre,  qu'ils  sont  obligés  d'en  faire 
plusieurs  divisions  et  subdivisions;  et  je  m'assure  qu  on  no  ré- 
veillera jamais  dans  son  esprit  d'autre  idée  de  toutes  ces  choses, 
que  celles  de  l'être  et  de  la  cause  en  général. 

Car  voici  ce  qui  arrive  ordinairement  aux  philosophes.  Us 
voient  quelque  effet  nouveau,  Us  imaginent  aussitôt  une  entité 
nouvelle  pour  le  produire.  Le  feu  échauffe;  il  y  a  donc  dans  le 
feu  quelque  entité  qui  produit  cet  effet,  laquelle  est  différente 
de  la  matière  dont  le  feu  est  composé.  Et  parce  que  le  feu  est 
capable  de  plusieurs  effets  différents,  comme  de  séparer  eç  ■ 
corps,  de  les  réduire  en  cendre  et  en  verre,  de  les  sécher,  les 
durcir,  les  amollir,  les  dilater,  les  purifier,  de  nous  échauffer, 
nous  éclairer,  etc,  ils  donnent  libéralement  au  feu  autant  de 
facultés  on  de  qualités  réelles  qu'il  est  capable  de  produire 
d'effets  différents. 


DE   L'ESPRIT    PUR,    2=   Partie.  343 

Mais  si  Ion  faU  reflexion  ù  toutes  les  dcfinilions  qu'ils  donnen, 
de  ces  facultés,  on  reconnailra  que  ce  ne  sont  que  des  défini- 
tions de  logique,  et  qu  elles  ne  réveillent  point  d'autres  iaces 
que  celle  de  l'être  et  de  la  cause  en  gcnéraK  que  l'esprit  rap- 
porte à  reflet  qui  se  produit,  de  sorte  qu'on  n'en  est  pas  plus 
savant  quand  on  les  a  fort  étudiées.  Car  tout  ce  qu'on  retire  de 
cette  sorte  d'étude,  c'est  qu'on  s'imagine  savoir  mieux  que  les 
autres,  ce  que  toutefois  on  sait  beaucoup  moins  ;  non  seulement 
parce  qu'on  admet  plusieurs  entités  qui  ne  furent  jamais,  mais 
encore,  parce  qu'étant  préoccupé,  on  se  rend  incapable  de  con- 
cevoir, comment  il  se  peut  faire  que  de  la  matière  toute  seule 
comme  celle  du  feu,  étant  mue  contre  des  corps  différemment  ' 
disposés,  y  produise  tous  les  différents  effets  que  nous  voyons 
que  le  feu  produit. 

Il  est  manifeste  à  tous  ceux  qui  ont  un  peu  lu,  que  presque 
tous  les  livres  de  science,  et  principalement  ceux  qui  traitenf. 
de  la  physique,  de  la  médecine,  de  la  chimie  et  de  toutes  les 
choses  particulières  de  la  nature,  sont  tous  pleins  de  raisonne- 
ments fondés  sur  les  qualités  élémentaires  et  sur  les  qualités 
secondes,  comme  les  attracfrices,  les  rétentrices,  les  con- 
coctrices,  les  expullrices,  et  autres  semblables;  sur  d'autres 
qu'ils  appellent  occultes,  sur  les  vertus  spécifiques,  et  sur  plu- 
sieurs autres  entités  que  les  hommes  composent  de  l'idée  géné- 
rale de  l'être  et  de  celle  de  la  cause  de  l'effet  qu'ils  voient. 
Ce  qui  semble  ne  pouvoir  arriver  qu'à  cause  de  la  facilita; 
qu'ils  ont  à  considérer  l'idée  de  l'être  en  général,  qui  est  tou- 
jours présente  à  leur  esprit  par  la  présence  intime  de  celui  qui 
renferme  tous  les  êtres. 

Si  les  philosophes  ordinaires  se  contentaient  de  donner  leu;- 
physique  simplement  comme  une  logique,  qui  fournirait  d.'s  " 
termes  propres  pour  parler  des  choses  de  la  nature ,  et  s'ils 
iais>aient  en  repos  ceux  qui  attachent  à  ces  termes  des  idées  r" 
distinctes  et  particulières  afin  de  se  faire  entendre,  on  ne  trou- 
verait rien  à  reprendre  dans  leur  conduite.  Mais  ils  prétendent 
eux-mêmes  expliquer  la  nature  par  leurs  idées  générales  et 
abstraites,  comme  si  la  nature  était  abstraite;  et  ils  veulent 
absolument  que  la  physique  de  leur  maître  Aristote  soit  une 
véritable  physique,  qui  explique  le  fond  des  choses,  et  non  pas 
smiplement  une  logique,  quoiqu'elle  ne  contienne  rien  de  sup- 


3.44  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

portable  que  quelques  détinilioas  si  vagues  et  quelques  termes 
si  généraux,  qu'ils  peuvent  servir  dans  toute  sorte  de  philoso- 
phie; ils  sont  enfin  si  fort  entêtés  de  toutes  ces  entités  imagi- 
naires et  de  ces  idées  vagues  et  indéterminées  qui  leur  naissent 
naturellement  dans  l'esprit,  qu'ils  sont  incapables  de  s'arrêter 
assez  longtemps  à  considérer  les  idées  réelles  des  choses,  pour 
en  reconnaître  la  solidité  et  l'évidence,  et  c'eêt  ce  qui  est  la 
cause  de  l'extrême  ignorance  où  ils  sont  des  vrais  principes  de 
physique.  Il  en  faut  donner  quelque  preuve. 

II.  Les  philosophes  tombent  assez  d'accord,  qu'on  doit  re- 
garder comme  l'essence  '  d'une  chose,  ce  que  l'on  reconnaît  de 
premier  dans  cette  chose,  ce  qui  en  est  inséparable,  et  d'où 
dépendent  toutes  les  propriétés  qui  lui  conviennent.  De  sorte 
que  pour  découvrir  en  quoi  consiste  l'essence  de  la  matière,  il 
faut  regarder  toutes  les  propriétés  qui  lui  conviennent,  ou  qui 
sont  renfermées  dans  l'idée  qu'on  en  a  :  comme  la  dureté,  la 
mollesse,  la  fluidité,  le  mouvement,  le  repos,  la  figure,  la  divi- 
sibilité, I  impénétrabilité  et  l'étendue,  et  considérer  d'abord 
lequel  de  tous  ses  attributs  en  est  inséparable.  Ainsi  la  fluidité, 
la  dureté,  la  mollesse,  le  mouvement  et  le  repos  se  pouvant 
séparer  de  la  matière,  puisqu'il  y  a  plusieurs  corps  qui  sont 
sans  dureté,  ou  sans  fluiJiic,  ou  sans  mollesse,  qui  ne  sont 
point  en  mouvement,  ou  eafm  qui  ne  sont  point  en  repos ,  il 
s'ensuit  clairement  que  tous  ces  attributs  ne  lui  sont  point  essen- 
tiels. 

Mais  il  en  reste  encore  quatre,  que  nous  concevons  insépa- 
rables de  la  matière,  savoir  :  la  figure,  la  divisibilité,  l'impéné- 
trabilité et  l'étendue.  De  sorte  que  pour  voir  quel  est  l'attribut 
qu'on  doit  prendre  pour  l'essence,  il  ne  faut  plus  songer  à  les 
séparer  ;  mais  seulement  examiner  lequel  est  le  premier,  et  qui 
n'en  suppose  point  d'autre.  On  reconnaît  facilement,  que  la 
figure,  la  divisibilité  et  l'impénétrabilité  supposent  l'étendue,  et 
que  l'étendue  ne  suppose  rien;  mais  que,  dès  qu'elle  est  donnée, 
la  divisibilité,  l'impénétrabilité  et  la  figure  sont  données.  Ainsi 
on  doit  conclure  que  l'étendue  est  l'essence  de  la  matière,  sup- 

•  Si  on  reçoit  celte  définition  du  mot  essence,  tout  le  reste  eft  absolu- 
ment démontré;  fi  on  ne  la  reçoit  pas.  ce  n'fst  plus  qu'une  question  de 
nom;  de  savoir  en  ^juoi  consiste  l'essence  de  la  matière,  ou  plutôt  cela  ne 
peut  entrer  en  question.  (Note  de  Malebrancbe.; 


DE   L'ESPRIT   PUR,    2»   Partie.  3/i5 

posé  qu'elle  n'ait  que  les  attributs  dont  nous  venons  de  parler, 
ou  d'autres  semblables;  et  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  personne 
a-u  monde  qui  en  puisse  douter,  après  y  avoir  sérieusement 
pense. 

Mais  la  difficulté  est  de  savoir,  si  la  matière  n'a  point  encore 
quelques  autres  attributs  diifcrents  de  l'étendue  et  de  ceux  qui 
en  dépendent;  de  sorte  que  l'étendue  même  ne  lui  soit  point 
essentielle,  et  qu'elle  suppose  quelque  chose  qui  en  soit  le  sujet 
et  le  principe. 

Plusieurs  personnes  après  avoir  considéré  ti'ès  attentivement 
l'idée  qu'ils  avaient  de  la  matière  par  tous  les  attributs  qui  en 
sont  connus,  après  avoir  aussi  médité  les  effets  de  la  nature, 
autant  que  la  force  et  la  capacité  de  l'esprit  le  peut  permettre, 
se  sont  fortement  persuadées  que  l'étendue  ne  suppose  aucune 
chose  dans  la  matière,  soit  parce  qu'ils  n'ont  pas  eu  d'idée 
distincte  et  particulière  de  cette  prétendue  chose  qui  précède 
l'étendue,  soit  encore  parce  qu'ils  n'ont  vu  aucun  effet  qui  la 
prouve. 

Car  de  même  que  pour  se  persuader,  qu'une  montre  n'a 
point  quelque  entité  différente  de  la  matière  dont  elle  est  com- 
posée, il  suftit  de  savoir  comment  la  différente  disposition  des 
roues  peut  produire  tous  les  mouvements  d'une  montre,  et  de 
n'avoir  outre  cela  aucune  idée  distincte  de  ce  qui  pourrait  être 
cause  de  ces  mouvements,  quoiqu'on  en  ait  plusieurs  de  logi- 
que. Ainsi,  parce  que  ces  personnes  n'ont  point  d'idée  distincte 
de  ce  qui  pourrait  être  dans  la  matière,  si  l'étendue  en  était 
olée,  qu'ils  ne  voient  aucun  attribut  qui  le  fasse  connaître,  que 
l'étendue  étant  donnée,  tous  les  attributs  que  l'on  conçoit  appar- 
tenir à  la  matière  sont  donnés,  et  que  la  matière  n'est  cause 
d'aucun  effet,  qu'on  ne  puisse  concevoir  que  de  l'étendue  diver- 
sement configurée  et  diversement  agitée  ne  puisse  produire,  ils 
se  sont  j)ersuadés  de  là  que  l'étendue  était  l'essence  de  la  ma- 
tière. 

Mais  de  même  que  les  hommes  n'ont  point  de  démonstration 
certaine  qu'il  n'y  a  point  quelque  intelligence,  ou  quelque 
entité  nouvellement  créée  dans  les  roues  d'une  montre,  ainsi 
personne  ne  peut  sans  une  révélation  particulière,  assurer 
comme  une  démonstration  de  géométrie,  qu'il  n'y  a  que  de  l'é- 
tendue diversement  conligurée  dans  une  pierre.  Car  il  se  peut 


346  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

absolurneat  faire  que  retendue  soit  jointe  avec  quelque  autre 
chose  que  nous  ne  concevons  pas,  parce  que  nous  n'en  avons 
point  d'idée,  quoiqu'il  semble  fort  déraisonnable  de  le  croire  et 
de  l'assurer  ;  puisqu'il  est  contre  la  raison  d'assurer  ce  qu'on 
ne  sait  point  et  ce  qu'on  ne  conçoit  point. 

Toutefois  quand  on  supposerait,  qu'il  y  aurait  quelqu'autre 
chose  que  l'élendue  dans  la  matière,  cela  n'empêcherait  pas,  si 
ou  y  prend  bien  garde,  que  l'élendue  n'en  fût  l'essence,  selon 
la  détinition  que  l'on  vient  de  donner  de  ce  mot.  Car  enlin  il 
est  absolument  nécessaire  que  tout  ce  qu'il  y  a  au  monde,  soit 
ou  bien  un  être,  ou  bien  la  manière  d'un  être,  un  esprit  atten- 
tif ne  le  peut  nier.  Or  l'étendue  n'est  pas  la  manière  d'un  être  : 
donc  c'est  un  être.  Mais,  puisque  la  matière  n'est  point  un  com- 
posé de  plusieurs  êtres  comme-  l'homme,  qui  est  composé  de 
€orps  et  d'esprit,  puisque  la  matière  n'est  qu'un  seul  être,  il  est 
manifeste  que  la  matière  n'est  rien  autre  chose  que  l'élendue. 
Pour  prouver  maintenant  que  l'étendue  n'est  pas  la  manière 
d'un  être,  mais  que  c'est  vérilablomenl  un  être,  il  faut  remar- 
quer qu'on  ne  peut  concevoir  la  manière  d'un  être,  qu'on  ne 
conçoive  en  même  temps  l'être  dont  il  est  la  manière.  On  ne 
peut  concevoir  de  rondeur,  par  exemple,  qu'on  ne  conçoive  de 
l'étendue,  parce  que  la  manière  d'un  être  n'étant  que  l'être 
même  d'une  telle  façon,  la  rondeur,  par  exemple,  de  la  cire 
n'étant  que  la  cire  même  d'une  telle  façon,  il  est  visible  qu'on 
ne  peut  concevoir  la  manière  sans  l'être.  Si  donc  l'étendue 
était  la  manière  d'un  être,  on  ne  pourrait  concevoir  l'étendue 
sans  cet  être,  dont  l'étendue  serait  la  manière.  Cependant  on 
la  conçoit  fort  facilement  toute  seule.  Donc  elle  n'est  point  la 
manière  d'aucun  être,  et  par  conséquent  elle  est  elle-même 
un  être.  Ainsi  elle  fait  l'essence  de  la  matière,  puisque  la 
matière  n'est  qu'un  être,  et  non  pas  un  composé  de  plu- 
sieurs êtres,  comme  nous  venons  de  dire. 

Mais  plusieurs  philosophes  sont  si  fort  accoutumés  aux  idées 
généi-ales  et  aux  entités  de  logique ,  que  leur  esprit  en  est  plus 
occupé  que  de  celles  qui  sont  particulières,  distinctes  et  de 
physique.  Cela  parait  assez  de  ce  que  les  raisonnements  qu'ils 
font  sur  les  choses  naturelles,  ne  sont  appuyés  que  sur  des 
notions  de  logicpie,  d'acte  et  de  puissance,  cl  d'un  nombre  in- 
fini d'entités  imaginaires,  qu  ils  ne  discernent  point  de  celles  qui 


DE    L'ESPRIT    PUR,    2'   Partie.  347 

sont  réelles.  Ces  personnes  donc  trouvant  une  merveilleuse 
facilité  de  voir  en  leur  manière  ce  qui  leur  plait  de  voir,  s'ima- 
gineijt  qu'ils  ont  meilleure  vue  que  les  autres,  et  qu'ils  voient 
distinctement  que  l'étendue  suppose  quelque  chose ,  et  qu'elle 
n'est  qu'une  propriété  de  la  matière,  de  laquelle  même  elle 
peut  être  dépouillée. 

Toutefois,  si  on  leur  demande  qu'ils  expliquent  cette  chose, 
qu'ils  prétendent  apercevoir  dans  la  matière  par  delà  l'éten- 
due, ils  le  font  en  plusieurs  façons   qui  font  toutes  voir   qu'ils 
n'en  ont  point  d'autre  idée  que  celle  de  l'être  ou  de  la  subs- 
tance   en    général.    Cela    parait    clairement   lorsqu'on   prend 
garde,  que  cette  idée  ne  renferme  point  daltributs  particuliers 
qui  conviennent  à  la  matière.  Car  si  on  ôte  l'étendue  de  la  ma- 
tière, on  ôte  tous  les  attributs  et  toutes  les  propriétés  que  l'on 
conçoit  distinctement  lui  appartenir,  quand  même  on  y  laisse- 
rait cette  chose  qu'ils  s'imaginent  en  être  l'essence  ;  il  est  visible 
qu'on  n'en  pourrait  pas  faire  un  ciel,  une  terre,  ni  rien  de  ce 
que  nous  voyons.  Et  tout  au  contraire  si  on  ôte  ce  qu'ils  ima- 
ginent êlrq  l'essence  de  la  matière,  pourvu  qu'on  laisse  l'éten- 
due, on  laisse  tous  les  attributs  et  toutes  les  propriétés  que  l'on 
conçoit  distinctement  renfermés  dans  l'idée  de  la  matière;  car 
il  est  certain  qu'on  peut  former  avec  de  l'étendue  toute  seule 
un  ciel,  une  terre,  et  tout  le  monde  que  nous  voyons,  et  encore 
une  infinité  d'autres.  Ainsi  ce  quelque  chose  qu'ils  supposent  au 
.  delà  de   l'étendue  n'ayant  point  d'attributs  que  l'on  conçoive 
listiuctoment  lui  appartenir,  et  qui  soient  clairement  renfermés 
dans  l'idée  qu'on  en  a,  n'est  rien  de  réel  si  l'on  en  croit  la 
raison  ;  et  même  ne  peut  de  rien  servir  pour  expliquer  les  effets 
naturels.  Et  ce  qu'on  dit  que  c'est  le  sujet  et  le  principe  de 
retendue  se  dit  gratis,  et  sans  que  l'on  conçoive  distinctement 
ce  qu'on  dit  ;  c'est-à-dire  sans  qu'on  en  ait  d'autre  idée  qu'une 
générale  et  de  logique,  comme  de  sujet  et  de  principe.  De  sorte 
que  l'on  pourrait  encore  irhaginer  un  nouveau  sujet  et  un  nou- 
veau principe  de  ce  sujet  de  l'étendue,  et  ainsi  à  lintini,  parce 
que  l'esprit  se  représente  des  idées  générales  de  sujet,  et  de 
principe  comme  il  lui  plait. 

11  est  vrai-qu'il  y  a  grande  apparence,  que  les  hommes  n'au- 
raient pas  obscurci  si  fort  l'idée  qu'ils  ont  'de  la  matière,  s'ils 
navuient  eu  quelque  raison  pour  cela;  et  que  plusieurs' sou- 


348  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

tiennent  des  senlimeats  contraires  à  ceux-ci  par  des  principes 
de  théologie.  Sans  doute  l'étendue  n'est  point  l'essence  de  la 
matière,  si  cela  est  contraire  à  la  foi,  on  y  ^°"f  f  •  ^o;;^^^;' 
ovàce  à  Dieu,  très  persuadé  de  la  faiblesse  et  de  la  limitation 
de  respnt  humain.  On  sait  qu'il  a  trop  peu  d'étendue  pour  me- 
surer une  puissance  infinie,  que  Dieu  peut  infiniment  plus  que 
nous  ne  pouvons  concevoir,  qu'il  ne  nous  donne  des  idées  que 
pour  connaître  les  choses  qui  arrivent  par  l'ordre  de  la  natuie, 
et  qu'il  nous  cache  le  reste.  On  est  donc  toujours  prêt  a  sou- 
mettre l'esprit  à  la  foi;  mais  il  faut  d'autres  preuves  que  celles 
qu-on  apporte  ordinairement  pour  ruiner  les  raisons  que  Ion 
vient  de  dire  ;  parce  que  les  manières  dont  on  explique  les 
mystères  de  la  foi,  ne  sont  pas  de  foi,  et  qu'on  les  croit  même 
sans  comprendre  qu'on  en  puisse  jamais  expliquer  nctlemout  la 

manière.  ...  v^ 

On  croit,  par  exemple,  le  mystère  de  la  trmile,  quoique  1  e  - 
prit  humain  ne  le  puisse  concevoir:  et  on  ne  laisse  pas  de 
croire,  que  deux  choses  qui  ne  diiYcrent  point  d  une  troisième, 
ne  diffèrent  point  entre  elles,  quoique  celte  proposition  semble 
le  détruire.  Car  on  est  persuadé  qu'il  ne  faut  faire  usage  de  son 
esprit  que  sur  des  sujets  proportionnés  à  sa  capacité,  et  qu  on 
ne  doit  pas  regarder  fixement  nos  mystères,  de  peiir  d  en  ê tie 
éblouis,  selon  cet  avertissement  du  saint  esprit:  «  Qui  scruta- 
tor  est  majeslatis  opprimelur  a  gloria.  » 

Si  toutefois  on  croyait  qu'il  fût  à  propos  pour  la  satisfaction 
de  quelques  esprits,  d'expliquer  comment  le  sentiment  (juon  a 
de  la  matière,  s'accorde  avec  ce  qae  la  foi  nous  enseigne  de  la 
transubstanliation,  on  le  ferait  peut-être  d'une  nianiere  assez 
nelle  et  assez  distincte,  et  qui  certainement  ne  choquerait  en 
,-,cn  les  décisions  de  l'Église  ;  mais  on  croit  se  pouvoir  dispea 
s.rde  donner  celte  explication ,  principalement  dans  ceL  ou^ 

V  r  a  ""6 . 

l^iril  faut  remarquer  que  les  Saints-Pères  ont  presque  toujours 
parle  de  ce  mystère,  comme  d'un  mystère  incompréhensible; 
qu'ils  n'ont  point  philosophé  pour  l'expliquer,  et  qu'ils  se  sont 
contentés  pour  l'ordinaire  de  comparaisons  peu  exactes  ph.s 
propres  pour  faire  connaitre  le  dogme,  que  pouv  en  doar.er 
une  explication  qui  contenlât  l'esprit,  qu'ainsi  la  irad.tion  est 
pour  ceux  qui  ne  philosophent  point  sur  ce  mystère,  et   qia 


DE   L'ESPRIT   PUR,   2»   Partie.  349 

soumettent  leur  esprit  à  la  foi,  sans  s'embarrasser  inutilemeiu 
dans  ces  questions  très  clifticiles. 

■  On  aurait  donc  tort  de  demander  aux  philosophes  qu'ils  don- 
nassent des  explications  claires  et  faciles  de  la  manière  dont  le 
corps  de  Jésus-Christ  est  dans  l'eucharistie  ;  car  ce  serait  leui 
demander  qu'ils  disent  des  nouveautés  en  théologie,  et  si  les 
philosophes  repondaient  imprudemment  à  cette ''demande,  il 
semble  qu'ils  ne  pourraient  éviter  la  condamnation  ou  de  leur 
philosophie,  ou  de  leur  théologie.  Car  si  leurs  explications 
étaient  obscures,  on  mépriserait  avec  raison  les  principes  de 
leur  philosophie;  et  si  leur  réponse  était  claire  ou  facile,  ou 
appréhenderait  peut-être  encore  la  nouveauté  de  leur  théologie, 
quoique  conforme  au  dogme  de  la  transubstantiation. 

Puis  donc  que  la  nouveauté  en  matière  de  théologie  porte  le 
caractère  de  l'erreur,  et  qu'on  a  droit  de  mépriser  des  opinions 
pour  cela  seul  qu'elles  sont  nouvelles  et  sans  fondement  dans 
la  tradition^  on  ne  doit  pas  sans  de  pressantes  raisons,  entre- 
prendre de  donner  des  explications  faciles  et  intelligibles  des 
choses,  que  les  Pères  et  les  Conciles  n'ont  point  entièrement 
expliquées;  et  il  suffit  de  tenir  le  dogme  de  la  transubstantia- 
tion, sans  en  vouloir  expliquer  la  manière.  Car  autrement 
ce  serait  jeter  des  semences  nouvelles  de  disputes  et  de  que- 
relles, dont  il  n'y  a  déjà  que  trop  ;  et  les  ennemis  de  la  vérité 
ne  manqueraient  pas  de  s'en  servir  malicieusement  pour  oppri- 
mer leurs  adversaires. 

Les  disputes  en  matière  d'explications  de  théologie  semblent 
être  des  plus  inutiles  et  des  plus  dangereuses;  et  elles  sont 
d'autant  plus  à  craindi-e,  que  les  personnes  mêmes  de  piété 
s'imaginent  souvent  qu'elles  ont  droit  de  rompre  la  charité  avec 
ceux  qui  n'entrent  point  dans  leurs  sentiments.  On  n'en  a  que 
trop  d'expériences,  et  la  cause  n'en  est  pas  fort  cachée  1.  Ainsi, 
c'est  toujours  le  meilleur  et  le  plus  sûr  de  ne  point  se  presser 
de  parler  des  choses  dont  on  n'a  point  d'évidence ,  et  que  les 
autres  ne  sont  pas  disposés  à  concevoir. 

Il  ne  faut  pas  aussi  que  des  explications  obscures  et  incer- 
taines des  mystères  de  la  foi,  lesquelles  on  n'est  point  obligé 
de  croire,  nous  servent  de  règle  et  de  principes  pour  raisonner 

'  Il  fait  sans  doute  aIlu>ion  à  ses  quercllu,  avec  Arnaud,  avec  Bossuct, 
avec  les  jésuites  au  sujet  do  questions  llu'olugiques. 

T.   I 

±0 


l^riO  DE  LA  RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

ea  philosophie,  où  il  n'y  a  que  l'évidence  qiù  nous  doive  per- 
suader. Il  ne  faut  pas  changer  les  idées  claires  et  distinctes 
d'étendue,  de  figure  et  du  mouvement  local  pour  ces  idées 
générales  et  confuses  de  principe,  ou  de  sujet  d'étendue,  de 
forme,  de  quiddités,  de  qualités  réelles,  et  de  tous  ces  mouve- 
ments de  génération,  de  corruption ,  d'altération,  et  d'autres 
semblables  qui  ditfèrent  du  mouvement  local.  Les  idées  réelles 
produiront  une  science  réelle  ;  mais  les  idées  générales  et  de 
lop:ique  ne  produiront  jamais  qu'une  science  vague,  superfi- 
cielle et  stérile  i.  Il  faut  donc  considérer  avec  assez  d'attention 
ces  idées  distinctes  et  particulières  des  choses,  pour  reconnaître 
les  propriétés  qu'elles  renferment,  et  étudier  ainsi  la  nature,  au 
lieu  de  se  perdre  dans  des  chimères  qui  n'existent  que  dans  la 
raison  de  quelques  philosophes. 

Au  reste,  cette  vérité  que  l'àme  est  spirituelle  et  immortelle 
est  essentielle  à  la  religion  et  à  la  morale,  et  le  dernier  con- 
cile de  Latran  -  ordonne  aux  philosophes  de  l'enseigner  et  de 
réfuter  les  raisonnements  qui  la  combattent.  Or  si  l'on  suppose 
que  l'essence  de  la  matière  n'est  point  l'étendue  en  longueur, 
largeur  et  profondeur,  mais  quelque  autre  chose  qu'on  ne  con- 
naît point,  comment  réfiitera-t-on  l'erreur  d'un  libertin,  qui 
soutient  et  qui  prouve,  même  par  des  raisons  sensibles  et  appa- 
rentes, que  c'est  la  matière  dont  le  cerveau  est  composé,  qui 
pense,  raisonne,  veut,  et  le  reste.  Peut-on  prouver  qu'une 
chose  qu'on  ne  connaît  point,  n'a  point  telle  ou  telle  propriété, 
et  convaincre  d'erreur  celui  qui  sait  que,  le  cerveau  blessé,  on 
ne  pense  plus,  ou  qu'on  pense  mal. 

Mais  de  plus  comme  les  pères,  et  saint  Augustin  entre  autres, 
a  toujours  reconnu  que  l'étendue  était  l'essence  de  la  matière,  et 
que  personne  ne  concevra  jamais  distinctement  qu'un  corps 
organisé,  tel  qu'est  celui  de  Jésus-Christ,  puisse  être  réduit, 
je  ne  dis  pas  en  un  point  physique  (car  on  conçûlt  clairement 
que  Dieu  peut  réduire  dans  l'étendue  d'un  grain  de  sabîj  milic 
n)illions  de  corps  organisés,  puisque  cette  étendue  est  divisible 
à  1  infini),  je  dis  en  un  point  mathématique,  croit-on  favoriser 
le  dogme  de  la  transubstanliation  et  ramener  les  hérétiques  à 

'  Tout  ce   qui  suit  jusqu'à   la  lin  du  cliapilie   a   été    ajouté    à   l'édition 
de  1712. 
*  Session  M. 


I 


DE   L'ESPRIT   PUR,  2=    Partie.  351 

la  foi,  en  soutenant  que  le  corps  de  Jésus-Christ  est  sans 
aucune  étendue  dans  l'Eucharistie  ?  Ne  doit-on  pas  craindre  au 
contraire  de  le  détruire,  s'il  n'est  pas'  certain  que  saint  Au- 
gustin s'est  trompé,  lorsqu'il  a  dit  :  Otez  aux  coi'ps  l'étendue, 
et  vous  les  anéantirez.  Croyons  donc  les  dogmes  décidés  par 
rÉglise,  car  elle  est  infaillible,  mais  suspendons  notre  juge- 
ment à  l'égard  des  expUcations  qu'on  en  donne  *. 

CHAPITRE  IX 

L  DerDièce  cause  générale  de  nos  erreurs.  —  II.  Que  les  idées  des  choses 
ne  sont  pas  toujours  présentes  à  l'esprit  dès  qu'on  le  souhaite.  —  III.  Que 
tout  esprit  fini  est  sujet  a  l'erreur,  et  Mourqudi.  —  IV.  Qu'on  ne  doit  pas 
juger  qu'il  n'y  ait  rien  de  créé  que  des  corps  ou  des  esprits,  ni  que  Dieu 
soit  esprit,  comme  nous  concevons  les  esprits. 

I.  Nous  avons  parlé  jusqu'ici  des  erreurs,  dont  on  peut  assigner 
quelque  cause  occasionnelle  dans  la  nature  de  l'entendement 
pur,  ou  de  l'esprit  considéré  en  lui-même,  et  dans  la  nature 
des  idées,  c'est-à-dire,  dans  la  manière  dont  l'esprit  aperçoit 
les  objets  de  dehors.  Il  ne  reste  maintenant  qu'à  expliquer  une 
cause,  que  l'on  peut  appeler  universelle  et  générale  de  toutes 
nos  erreurs,  parce  qu'on  ne  conçoit  point  d'erreur  qui  n'en 
dépende  en  quelque  manière.  Cette  cause  est,  que  le   néant 

*  Voyez  ma  défense  contre  les  accusations  de  .;.  Louis  de  la  Ville.  Elle 
est  i:iipriraée  à  la  fin  du  traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Voyez  aussi  les 
Entretiens  sur  la  métaphysique  et  la  religion,  entretien  13  depuis  le 
nombre  lo,  jusqu'à  la  fia.  (Note  d    Malebranche.) 

Si  Malebranche  dans  ce  chapitre  insiste  si  vivement  sur  l'inutilité,  sur  la 
gratuité  de  la  supposition  de  tout  principe  de  la  matière  plus  intime  et  pus 
essentiel  que  l'étendue,  sans  toutefois  o<er  nier  dune  manière  absolue  qu'i 
puisse  y  en  avoir,c'est  à  r  use  des  querelles  suscitées  contre  la  cartésianisme 
par  d'imprudentes  explicaf  jns  du  mystère  de  l'Eucharistie  fi>ndée>sur  l'etcidiie 
en  tant 'lu'essence  de  la  matière.  De<cartes,  d'ordinaire  plus  circonspect,  avait 
eu  Ir  tort  den  donner  lui-même  l'exemple  dans  ses  deux  lettres  au  père 
Mesland  qui  n'étaient  pas  d'ailleurs  destinées  à  la  publicité.  Des  disciples 
téméroires  entrèrent  plus  hardiment  dans  cette  même  voie.  De  là  l'accusa 
lion  d'avoir  des  senti  iients  opposés  à  ceux  de  l'Église  et  conformes  à  ceux  de 
Calvin;  c'est  le  titre  même  de  l'ouvrage  du  père  Valois,  un  des  plus  re  louta- 
bles  qui  aient  été  publiés  contre  la  philivsophie  nouvelle.  Mallebranche  dit 
qu'il  pourrait,  lui  aussi,  donner  du  même  ray«tère  une  explicati.m  claire 
mais  il  a  la  sagesse  de  ne  pas  la  donner,  quoique  d'ailleurs  i!  ait  si  son- 
vent  fait  intervenir  sa  philosophie  dans  l'expliculion  d'autres  mystères.  Voir 
mon  histoire  de  la  phtlosophie  cartésienne,  i"  vol.  sur  celte  querelle  eucha 
ristique  à  propos  de  l'essence  de  la  matière. 


352  DE   LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

n'ayant  point  d'idée  qui  le  représente,  l'esprit  est  porté  à  croire 
que  les  choses  dont  il  n'a  point  d'idée  n'existent  pas. 

Il  est  constant  que  la'  source  générale  de  nos  erreurs,  comme 
nous  avons  déjà  dit  plusieurs  fois,  c'est  que  nos  jugements  ont 
plus  d'étendue  que  nos  perceptions.  Car  lorsque  nou-  considé- 
rons quelque  objet,  nons  ne  l'envisageons  ordinairement  que 
par  un  côté,  et  nous  ne  nous  contentons  pas  de  juger  du  côté 
que  nous  avons  considéré,  mais  nous  jugeons  de  l'objet  tout 
entier.  Ainsi  il  arrive  souvent  que  nous  nous  trompons,  parce 
que  bien  que  la  chose  soit  vraie  du  côté  que  nous  l'avons 
examinée,  elle  se  trouve  ordinairement  fausse  de  l'autre  ;  et  ce 
que  nous  croyons  vrai,  n'est  seulement  que  vraisemblable.  Or, 
il  est  visible  que  nous  ne  jugerions  pas  absolument  des  choses 
comme  nous  faisons,  si  nous  ne  pensions  pas  en  avoir  consi- 
déré tous  les  côtés  ou  si  nous  ne  les  supposions  pas  semblables 
à  celui  que  nous  avons  examiné.  Ainsi  la  cause  générale  de 
nos  erreurs,  c'est  que  n'ayant  point  d'idée  des  autres  côtés  de 
notre  objet,  ou  de  leur  différence  d'avec  celui  qui  est  présent  à 
notre  esprit,  nous  croyons  que  ces  autres  côtés  ne  sont  point  ; 
ou  tout  au  moins  nous  supposons  qu'ils  n'ont  point  de  différence 
particulière. 

Cette  manière  d'agir  nous  parait  assez  raisonnable.  Car  le 
néant  ne  formant  point  d'idée  dans  l'esprit,  on  a  quelque  sujet 
de  croire  que  les  clioses  qui  ne  forment  point  d'idée  dans  l'es- 
prit, dans  le  temps  qu'on  les  examine,  ressemblent  au  néant. 
Et  ce  qui  nous  confirma  dans  ce  sentiment,  c'est  que  nous 
sommes  persuadés  par  une  espèce  d'instinct,  que  les  idées  des 
choses  sont  dues  à  notre  nature,  et  qu'elles  sont  soumises  de 
telle  manière  à  l'esprit,  qu'elles  doivent  se  représenter  à  lui  dès 
qu'il  le  souhaite. 

II.  Cependant  si  nous  faisions  quelque  réflexion  à  l'état  pré- 
sent de  notre  nature,  nous  n'aurions  pas  tant  de  pe  chant  à 
croire  que  nous  avons  toutes  les  idées  des  choses  dès  que  nous 
le  voulons.  L'homme  pour  ainsi  dire  n'est  que  chair  et  que 
sang  depuis  le  péché.  La  moindre  impression  de  ses  sens  et 
de  ses  passions  rompt  la  plus  forte  attention  de  son  esprit;  et 
le  cours  des  esprits  et  du  sang  l'emporte  avec  soi,  et  le  pousse 
continuellement  vers  les  objets  sensibles.  C'est  souvent  en  vain 
qu'il  se  raidit  contre  ce  torrent  qui  l'entraîne  ;  et  c'est  rarement 


DE   L'ESPRIT    PLIt,    :>^   P.rt.e.  353 

qu'il  s'avise  d-v  résister;  car  al  y  a  trop  de  douceur  à  le  suivre 
et  trop  de  fat.gue  a  s  y  opposer.  L'espru  donc  se  rei^re; 
.sabat  aussuot  qu-il  a  fait  quelque  effort  pour  se  p.end  e  e 
pur  sarreter  a  quelque  véntô;  et  il  est  absolument  Vu.  dan 
létal  ou  nous  sommes,  que  les  idées  des  choses  soient  nré 
sentes  a  notre  esprit  toutes  les  fois  que  nous  les    ouZ   c'en-" 
n  V  int7;el"'°,  devons  pomt  juger  que  les  choses  ne 
m  T.  f  ''     ''"'  "'"'  °''°  ^^^°^  a"C"°e  idée 

111.  Mais  quand  nous  supposerions  l'homme  maître  abso'u  de 
jon  osp,,  et  de  ses  idées,  il  serait  encore  nécessair'mrnt  "ne 
a    erreur  par  sa  nature.  Car  l'esprit  de  l'homme  estl  i  e  'e 
lout  esprit  limite  est  par  sa  nature  sujet  à  l'erreur    La    w  on 

:;;tnt':';rrr  ''''-'  ^^  ^^-  -^-^  ^^^^ 

lappoits,  et  qui    faut  un  esprit  infini  pour  les  comprendre 
Ain.iun  esprit  limité  ne  pouvant  embrasser  ni  comprendre 

:;  ^'ST'^'''^'^  ^"'"  ^--'  ^'  est  porte  rdot 
que  ceux    qu,l  n aperçoit  pas  n'e.xistent  point,  principalement 

de  son  e.put,  ce  qui  lui  est  fort  ordinaire.  Ainsi  la  limitation 

dtir r  "  ''-''  -'-'''''  --  -^  ^^  -p-^'^  ^etr 

Toutefois  si  les  hommes,  dans  l'état   même  où  ils  sont  de 

•b  I  e.  Ils  ne  se  tromperaient  jamais.  Et  c'est  pour  cela  que 
tout  homme  qui  tombe  dans  l'erreur  est  blâmé  avec  ju.  ice  el 
n^onte  même  d'être  puni;  car  il  suffit  pour  ne  se  po  nt  t  ômper 
de  ne  juger  que  de  ce  qu'on  voit,  et  de  ne  faire  iàmais  des 
jugements  entiers,  que  des  choses  que  l'on  est  a'suré  d'avo 

.    .u'ii        '^\^'^^^'  "^'^"-^  s'assujettir  à  l'erreur  que  de  s'as- 

«n  nombre  infini  d'e  reurf     s  -Tr"'  '''!'^'^'^'  ^-^ 
assez  incertains  ^'"'  '""^'^"^  ^^^  j"^^™^'^^^ 

i  e.pnt.  te  n  est  pas  que  je  prétende  assurer  qu'U  y  ait 

T.  I. 

20. 


354  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

quelque  substance  qui  ne  soit  ni  corps  ni  esprit;  car  on  ne 
doit  pas  assurer  que  des  choses  existent,  lorsqu'on  n'en  a  point 
de  connaissance,  puisqu'il  semble  que  Dieu  qui  ne  nous  cache 
point  ses  ouvrages,  nous  en  aurait  donné  quelque  idée.  Cepen- 
dant je  crois  qu'on  ne  doit  rien  déterminer  touchant  le  nombre 
des  genres  d'êtres  que  Dieu  a  créés,  par  les  idées  que  l'on  en  a, 
puisqu'il  se  peut  absolument  faire  que  Dieu  ait  des  raisons  de 
nous  les  cacher  que  nous  ne  sachions  pas  ;  quand  ce  ne  serait 
qu'à  cause  que  ces  êtres  n'ayant  aucun  rapport  à  nous,  il  nous 
serait  assez  inutile  de  les  connaître  :  de  même  qu'il  ne  nous  a 
pas  donné  des  yeux  assez  bons  pour  compter  les  dents  d'un 
ciron,  parce  qu'il  est  assez  inutile  pour  la  conservation  de  notre 
corps,  que  nous  ayons  la  vue  si  perçante. 

Mais  quoique  l'on  ne  pense  pas  devoir  juger  avec  précipita- 
tion, que  tous  les  êtres  soient  esprits  oueorps  ;  on  croit  cepen- 
dant qu'il  est  tout  à  fait  contre  la  raison,  que  des  philosophes 
pour  expliquer  les  effets  naturels  se  servent  d'autres  idées,  que 
de  celles  qui  dépendent  de  la  pensée  et  de  l'étendue,  puisqu'en 
effet  ce  sont  les  seules  que  nous  ayons  qui  soient  distinctes  ou 
particulières. 

Il  n'y  a  rien  de  si  déraisonnable,  que  de  s'imaginer  une  infi- 
nité d'êtres  sur  de  simples  idées  de  logique,  de  leur  attribuer 
une  infinité  de  propriétés  ;  et  de  vouloir  ainsi  expliquer  des 
choses  qu'on  n'entend  point,  par  des  choses  que  non  seulement 
on  ne  conçoit  pas,  mais  quil  n'est  pas  même  possible  de  con- 
cevoir. C'est  faire  de  même  que  les  aveugles  qui  voulant  parler 
entre  eux  des  couleurs  et  en  soutenir  des  thèses,  se  serviraient 
pour  cela  des  définitions  que  les  philosophes  leur  donnent,  des- 
quelles  ils  tireraient  plusieurs    conclusions.  Car  comme  ces 
aveugles  ne  pourraient  faire  que  des  raisonnements  plaisants  et 
ridicules  sur  les  couleurs,  parce  qu'ils  n'eu  auraient  pas  des 
idées  distinctes,  et  qu'ils  en  voudraient  raisonner  sur  des  idées 
générales  et  de  logique,  ainsi   des  philosophes  ne  peuvent  pas 
faire  des  raisonnements  solides  sur  les  effets  do  la  nature,  lors- 
qu'ils ne  se  servent  pour  cela  que  des  idées  générales  et  de 
logique,  d'acte,  de  puissance,  d'être,  de  cause,  de  principe,  de 
forme,   de  qualité  et  d'autres  semblables.   Il  est  absolument 
nécessaire  qu'ils  ne   s'appuient  que  sur  les  idées  distinctes  et 
pîirliculières  de  la  pensée  et  de  l'étendue,  et  de  celles  qu'elles 


DE  L'ESPRIT   PUR,   ie  Pabtie.  355 

renfermeut,  ou  bieu  que  Ion  en  peut  déduire.  Car  on  ne  doit 
point  s'attendre  de  connaître  la  nature  sans  la  considération 
des  idées  distinctes  qu'on  en  a  ;  et  il  vaut  mieux  ne  point 
méditer  que  de  méditer  sur  des  chimères. 

On  ne  doit  pas  toutefois  assurer  qu'il  n'y  ait  que  des  esprits 
et  des  corps,  des  êtres  qui  pensent  et  des  êtres  étendus,  parce 
qu'on  s'y  peut  tromper.  Car  quoiqu'ils  suffisent  pour  expliquer 
la  nature,  et  par  conséquent  que  Ion  puisse  conclure  sans 
cramte  de  se  tromper,  que  les  choses  naturelles  dont  nous 
avons  quelque  connaissance,  dépendent  de  l'étendue  et  de  la 
pensée,  cependant  il  se  peut  absolument  faire  qu'ily  en  ait  quel- 
ques autres  dont  nous  n'ayons  aucune  idée,  et  dont  nous  ne 
voyons  aucuns  effets 

Les  hommes  font  donc  un  jugement  précipité,  quand  ils 
jugent  comme  un  principe  indubitable,  que  toute  substance  est 
corps  ou  esprit.  Mais  ils  en  tirent  encore  une  conclusion  préci- 
pitée, lorsqu'Us  concluent  par  la  seule  lumière  de  la  raison 
que  Dieu  est  un  esprit.  Il  est  vrai  que,  puisque  nous  sommes 
crées  a  son  image  et  à  sa  ressemblance,  et  que  l'Écriture 
Sainte  nous  apprend  en  plusieurs  endroits  que  Dieu  est  un 
esprit,  nous  le  devons  croire,  et  l'appeler  ainsi  ;  mais  la  raison 
toute  seule  ne  nous  le  peut  apprendre.  Elle  nous  dit  seulement 
que  Dieu  est  un  être  infiniment  parfait,  et  qu'il  doit  être  plutôt 
esprit  que  son  corps,  puisque  notre  âme  est  plus  parfaite  que 
notre  corps,  mais  elle  ne  nous  assure  pas  q,-  1  n'v  ait  point 
encore  des  êtres  plus  parfaits  que  nos  esprits,  c<  ulus'au-dessus 
de  nos  esprits  que  nos  esprits  ne  sont  au-de^o.r,  de  nos  corp^ 

Or  supposé  qu'il  y  eût  de  ces  êtres,  comme  il  parait  même 
mdubiiaijle  par  la  raison  que  Dieu  en  a  pu  créer,  il  est  clair 
qu'ils  re.ssembleraient  plus  à  Dieu  que  nous.  Ainsi  jà  même  rai- 
son nous  apprend  que  Dieu  aurait  plutôt  leurs  perfections  que 
les  nôtres,  qui  ne  seraient  que  des  imperfections  à  leur  égard, 
il  ne  faut  donc  pas  s'imaginer  avec  précipitation,  que  le  mot 
d'esprit  dont  nous  nous  servons  pour  exprimer  ce  qu'est  Dieu 
et  ce  que  nous  sommes,  soit  un  terme  univoque,  et  qui  sio-nifie 
les  mêmes  choses  ou  des  choses  fort  semblables.  Dieu  est  esprit 
il  pense,  il  veut;  mais  ne  l'humanisons  pas,  il  ne  pense  et  ne 
veut  pas  comme  nous.  Dieu  est  plus  au-dessus  des  corps,  et  on 
ne  doit  pas  tant  appeler  Dieu  im  esprit  pour  montrer  positivement 


356  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

ce  qu'il  est  que  pour  sign  iler  qu'il  n'est  pas  matériel.  C'est  un 
être  infiniment  parlait,  on  n'en  peut  pas  douter.  Mais  comme  il 
ne  faut  pas  s'imaginer  avec  les  anlhropomorphiles,  qu'il  doive 
avoir  la  figure  humaine,  à  cause  qu'elle  parait  la  plus  parfaite, 
quand  môme  nous  le  supposerions  corporel,  il  ne  faut  pas  aussi 
penser  que  l'esprit  de  Dieu  ait  des  pensées  humaines, et  que  son 
esprit  soit  semblable  au  nôtre,  à  cause  que  nous  ne  connaissons 
rien  de  plus  parfait  que  notre  esprit.  Il  faut  plutôt  croire  ((ue, 
comme  il  renferme  dans  lui-même  les  perfections  de  la  matière 
sans  être  matériel,  puisqu'il  est  certain  que  la  matière  a  rapport 
à  quelque  perfection  qui  est  en  Dieu  ;  il  comprend  aussi  les  per- 
fections des  esprits  créés,  sans  être  esprit  de  la  manière  que 
nous  concevons  les  esprits,  que  son  nom  véritable  est,  celui  qui 
est,  c'est-à-dire,  l'être  sans  restriction,  tout  être,  l'être  intini 
et  universel. 

CHAPITRE    X 

exemples  de  quelques  erreurs  de  physique,  dans  lesquelles  on  tombe,  parce 
qu'on  suppose  que  des  êtres  qui  ilil'f(.'rein  de  leur  nature,  leurs  qualités, 
leur  étendue,  leur  durée  et  leur  proporlion  sont  semblables  en  toutes  ces 
choses. 

Nous  avons  vu  dans  le  chapitre  précédent,  que  les  hommes 
font  un  jugement  précipité,  quand  ils  jugent  que  tous  les  êtres 
ne  sont  que  de  deux  sortes,  esprits  ou  corps.  Nous  montrerons 
dans  ceux  qui  suivent,  qu'ils  ne  font  pas  seulement  des  juge- 
ments précipités,  mais  qu'ils  en  font  de  très  faux,  et  qui  sont 
les  principes  d'un  nombre  infini  d'erreurs,  lorsqu'ils  jugent  que 
les  êtres  ne  sont  pas  différents  dans  leurs  rapports  ni  dans  leurs 
manières,  à  cause  qu'ils  n'ont  point  d'idée  de  ces  différences. 

Il  est  constant  que  l'esprit  de  l'homme  ne  cherche  que  les 
rapports  des  choses  :  premièrement  ceux  que  les  objets  qu'il 
considère  peuvent  avoir  avec  lui,  et  ensuite  ceux  qu'ils  ont  les 
uns  avec  les  autres.  Car  l'esprit  de  l'homme  ne  cherche  que  son 
bien,  et  la  vérité.  Pour  trouver  son  bien,  il  considère  avec  soin 
par  la  raison,  et  par  le  goût  ou  le  sentiment,  si  les  objets  ont 
un  rapport  do  convenance  avec  lui.  Pour  trouver  la  vérité,  i- 
considère  si  les  objets  ont  rapport  d'égalité,  ou  de  ressemblance 
les  uns  avec  les  autres,  ou  quelle  est  précisément  la  grandeur 


DE   L'ESPRIT   PUR,    2'   Partie.  357 

qui  est  égale  à  leur  inégalité.  Car  de  même  que  le  bien  n'est  le 
bien  de  l'esprit,  que  parce  qu'il  lui  est  convenable,  ainsi  la 
venté  n'est  vérité,  que  par  le  rapport  d'égalité,  ou  de  ressem- 
blance qui  se  trouve  entre  deu.v  ou  plusieurs  choses,  soit  entre 
deux  ou  plusieurs  objets,  comme  entre  une  aune,  et  de  la  toile; 
car  il  est  vrai  que  celte  toile  a  une  aune,  parce  qu'il  v  a  é^raUté 
entre  l'aune  et  la  toile,  soit  entre  deux  ou  plusieurs  idées,  comme 
entre  les  deux  idées  de  trois  et  trois  et  celle  de  six;  car  il  est 
vrai  que  trois  et  trois  font  six,  à  cause  qu'il  v  a  égalité  entre  les 
deux  idées  de   trois  et  trois   et  celle  de  six;  soit   enfin   entre 
les  idées  et  les  choses,  quand  les  idées  représentent  ce  que  les 
choses  sont  ;  car  lorsque  je  dis  qu'il  y  a  un  soleil,  ma  proposi- 
tion est  vraie,  parce  que  les  idées  que  j'ai  d'existence  et  de  soleil 
représentent  que  le  soleil  existe,  et  que  le  soleil  existe  vérita- 
blement; toute  l'action  et  toute  l'attention  de  l'esprit  aux  objets 
n'est  donc  que  pour  tâcher  d'en  découvrir  les   rapports,  puis- 
qu'on ne  s'applique  aux  choses  que  pour  en  reconnaître  la  vérité 
ou  la  bonté. 

Mais,  comme  nous  avons  déjà  dit,  dans  le  chapitre  précédent, 
1  attention  fatigue  beaucoup  l'esprit.  Il  se  lasse  bientôt  de  résister 
a  1  impression  des  sens  qui  le  détourne  de  son  objet,  et  qui 
l'emporte  vers  d'autres,  que  l'amour  qu'il  a  pour  son  corps  lui 
rend  agréables.  Il  est  extrêmement  borné,  et  ainsi  les  diffé- 
rences qui  sont  entre  les  sujets  qu'il  examine,  étant  infimes  ou 
presque  infimes,  il  n'est  pas  capable  de  les  distinguer.  L'esprit 
suppose  donc  des  ressemblances  imaginaires,  où  il  ne  remar- 
que pas  de  différences  positives  et  réelles,  les  idées  de  ressem- 
blance Im  étant  plus  présentes,  plus  familières,  et  plus  simples 
que  les  autres.  Car  il  est  visible  que  la  ressemblance  ne  ren- 
ferme q,.\m  rapport,  et  qu'il  ne  faut  qu'une  seule  idée  pour 
ju-er  me  mille  choses  sont  semblables,  au  lieu  que  pour  ju  er 
sa  ;s  crainte  de  se  tromper,  que  mille  objets  sont  dinéreuts 
entre  -mx,  il  est  absolument  nécessaire  d'avoir  présentes  à  l'es- 
prii  mille  idées  ditierentes. 

Lps  hommes  s'imaj;inent  donc  que  les  choses  de  diilorente 
nat  11-  .ont  de  même  nature,  et  que  toutes  les  choses  de  même 
csf)oce  ne  différent  presque  point  les  unes  des  autres.  Ils  |u<rent 
que  les  choses  inégales,  sont  égales  ;  que  celles  qui  sont  iucons- 
tauies  sont  constantes,  et  que  colles  qui  sont  sans  ordre  et  sans 


358  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

proportion,  sont  très  ordonnées,  et  très  proportionnées.  En  un 
mot  ils  croient  souvent  que  des  choses  dilTérentes  en  nature, 
en  qualité,  en  étendue,  en  durée  et  en  proportion,  sont  sem- 
blables en  toutes  ces  choses.  Mais  cela  mérite  d'être  expliqué 
plus  au  long  par  quelques  exemples,  parce  que  c'est  la  cause 
d'un  nombre  infini  d'erreurs. 

L'esprit  et  le  corps,  la  substance  qui  pense,  et  celle  qui  est 
étendue,  sont  deux  genres  d'êtres  tout  à  fait  différents,  t't  en- 
tièrement opposés  ;  ce  qui  convient  à  l'un  ne  peut  convenir  à 
l'autre.  Cependant  la  plupart  des  hommes  faisant  peu  d'atten- 
tion aux  propriétés  de  la  pensée,  et  étant  continuellement  tou- 
chés par  les  corps,  oat  regardé  l'âme  et  le  corps  comme  une 
seule  et  même  cliose  ;  ils  ont  imaginé  de  la  ressemblance  entre 
deux  choses  si  différentes.  Ils  ont  voulu  que  l'âme  fût  matérielle 
c'est-à-dire  étendue  dans  tout  le  corps,  et  figurée  comme  le 
corps,  ils  ont  attribué  à  l'esprit  ce  qui  ne  peut  convenir  qu'au 
corps. 

De  plus  les  hommes  sentant  du  plaisir, de  la  douleur, des  odeurs, 
des  saveurs,  etc.  et  leur  corps  leur  étant  plus  présent  que  leur 
âme  même,  c'est-à-dire  s'imaginant  facilement  leur  corps,  et  ne 
pouvant  imaginer  leur  âme,  ils  lui  ont  attribué  les  facultés  de 
sentir,  d'imaginer,  et  quelquefois  même  celle  de  concevoir, 
qui  ne  peuvent  appartenir  qu'à  l'âme.  Mais  les  exemples  sui- 
vants seront  plus  sensibles. 

Il  est  certain  que  tous  les  corps  naturels,  ceux-là  même  que 
l'on  appelle  de  même  espèce,  diffèrent  les  uns  des  autres;  que 
de  l'or  n'est  pas  tout  à  fait  semblable  à  de  l'or,  et  qu'un«i|^outte 
d'eau  est  différente  d'une  autre  goutte  d'eau  :  il  en  est  de  tous 
les  corps  de  même  espèce  comme  des  visages.  Tous  les  visages 
ont  deux  yeux,  un  nez,  une  bouche,  etc.,  ce  sont  tous  des  visages, 
et  des  visages  d'hommes,  et  cependant  on  peut  dire  qu'il  n'y  en 
eut  jamais  deux  tout  à  fait  semblables.  De  même  un  morceau 
d'or  a  des  parties  fort  semblables  à  un  autre  morceau  d'or, 
et  une  goutte  d'eau  a  assurément  beaucoup  de  ressemblance 
avec  une  autre  goutte  d'eau  ;  néanmoins  on  peut  assurer  que 
l'on  n'en  peut  pas  donner  deux  gouttes,  fussent-elles  prises  de 
la  même  rivière,  qui  oe  ressemblent  entièrement.  Toutefois  les 
philosophes  supposent  sans  rétlexion  des  ressemblances  essen- 
tielles entre  les  corps  de  même  espèce,  ou  des  ressemblances 


DE    L'ESPRIT   PUR,    2«   Partie.  359 

qui  cousistoat  dans  Tiadivisible;  car  les  essences  des  choses 
consistent  dans  un  indivisible  selon  leur  fausse  opinion. 

La  raison  pour  laquelle  ils  tombent  dans  une  erreur  si  gros- 
sière, c'est  qu'ils  ne  veulent  pas  considérer  avec  quelque  soin 
les  choses  sur  lesquelles  cependant  ils  composent  de  gros 
volumes.  Car  de  même  qu'on  ne  met  pas  une  parfaite 
ressemblance  entre  les  visages,  parce  que  l'on  a  soin  de  les 
regarder  de  près,  et  que  l'habitude  qu'on  a  prise  de  les  dis- 
tinguer, fait  que  l'on  en  remarque  les  plus  petites  différences, 
ainsi,  si  les  philosophes  considéraient  la  nature  aveo  quelque 
attention,  ils  reconnaitraient  assez  de  causes  de  diversités  dans 
les  choses  mêmes  qui  nous  causent  les  mêmes  sensations,  et 
que  nous  appelons  pour  cela  de  même  espèce  ;  et  ils  n'y  suppo- 
seraient pas  facilement  des  ressemblances  essentielles.  Des 
aveugles  auraient  tort,  s'ils  supposaient  une  ressemblance 
essentielle  entre  les  visages,  qui  consistât  dans  l'indivisible,  à 
cause  qu'ils  n'en  aperçaivent  pas  sensiblement  les  différences. 
Les  philosophes  ne  doivent  donc  pas  supposer  de  telles  ressem- 
blances dans  les  corps  de  même  espèce,  à  cause  qu'ils  n'y 
remarquent  point  de  différences. 

L'inclination  que  nous  avons  à  supposer  de  la  ressemblance 
dans  les  choses,  nous  porte  encore  à  croire  qu'il  y  a  un  nombre 
déterminé  de  différences  et  de  formes,  et  que  ces  formes  ne 
sont  point  capables  de  plus  et  de  moins.  Nous  pensons  que 
tous  les  corps  diffèrent  les  uns  des  autres  comme  par  degrés  ; 
que  ces  degrés  même  gardent  de  certaines  proportions  entre 
eux.  F  un  mot,  nous  jugeons  des  choses  matérielles  comme 
des  n.uibres. 

Il  est  clair  que  cela  vient  de  ce  que  l'esprit  se  perd  dans  les 
rapports  des  choses  incommensurables,  comme  sont  les  diffé- 
rences infinies  qui  se  trouvent  dans  les  corps  naturels,  et  qu'il 
se  soulage  quand  il  imagine  quelque  ressemblance,  ou  quelque 
\  proportion  entre  elles,  parce  qu'alors  il  se  représente  plusieurs 
[.  choses  avec  une  très  grande  facilité.  Car  comme  j'ai  déjà  dit, 
;'  ne  faut  qu'une  idée  pour  juger  que  plusieurs  choses  se  res- 

mblent,  et  il  en  faut  plusieurs  pour  juger  qu'elles  ditiorent 
(  ulre  elles.  Par  exemple,  si  l'on  sait  le  -  jmbre  des  anges,  et 
<iue  pour  chaque  ange  il  y  ait  dix  arclianges,  et  que  pour  ciia- 
que  arcliange  il  y  ail  dix  trônes,  et  ainsi  ife  suite-   en  gardauu 


360  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

la  mAme  proportion  d'ua  à  dix  jusqu'au  dernier  ordre  des  in- 
teiligenccs,  l'esprit  peut  savoir,  quand  il  voudra,  le  nombre  de 
tous  ces  esprits  bien  heureux,  et  même  en  juger  à  peu  prî-s  tout 
d'une  vue  en  y  faisant  une  forte  attention,  ce  qui  lui  plaît  inti- 
niment.  Et  c'est  ce  qui  peut  avoir  porté  quelques  personnes  â 
juger  ainsi  du  nombre  des  esprits  célestes,  comme  il  est  arrive 
à  quelques  philosophes,  qui  ont  mis  une  proportion  décuple  de 
pesanteur  et  de  légèreté  entre  les  éléments,  supposant  le  feu 
dix  fois  plus  léger  que  l'air,  ainsi  des  autres. 

Quand  l'esprit  se  trouve  obligé  d'admettre  des  différences 
entre  les  corps  par  les  différentes  sensations  qu'il  en  a,  et 
encore  par  quelques  autres  raisons  particulières,  il  n'en  met 
toujours  que  le  moins  qu'il  peut.  C'est  par  cette  raison  qu'il  se 
persuade  tflcilement  que  les  essences  des  choses  consistent  dans 
l'indivisible  et  qu'elles  sont  semblables  aux  nombres,  comme 
nous  venons  de  dire,  parce  qu'alors  il  ne  lui  faut  qu'une  idée 
pour  se  représenter  tous  les  corps  qu'ils  appellent  de  même 
espèce.  Si  on  met,  par  exemple,  un  verre  d'eau  dans  un  muid 
de  vin,  les  philosophes  veulent  que  l'essence  du  vin  demeure 
toujours  la  même,  et  que  l'eau  soit  convertie  en  vin.  Que  de 
môme  qu'entre  trois  et  quatre  il  ne  peut  y  avoir  de  nombre, 
puisque  la  véritable  unité  est  indivisible,  qu'ainsi  il  est  néces- 
saire que  l'eau  soit  convertie  en  la  nature  et  en  l'essence  du 
vin,  ou  que  le  vin  perde  sa  nature.  Que  de  môme  que  tous  les 
nombres  de  quatre  sont  tout  à  fait  semblables;  qu'ainsi  l'es 
scnce  de  l'eau  est  tout  à  fait  semblable  dans  toutes  les  eaux 
Que  comme  le  nombre  de  trois  diffère  essentiellement  du  nombre 
de  deux,  et  qu'il  ne  peut  avoir  les  mômes  propriétés  que  lui, 
qu'ainsi  deux  corps  de  différente  espèce  diffèrent  essentielle- 
ment, et  d'une  telle  manière  qu'ils  n'ont  jamais  les  mômes  pro- 
priétés qui  viennent  de  l'essence,  et  d'autres  semblables.  Cepen- 
dant si  les  hommes  considéraient  les  véritables  idées  des  choses 
avec  quelque  altcnlion,  ils  décnuvi-iraicnt  bientôt  que  tous  les 
corps  étant  étendus,  leur  nature  ou  leur  essence  n'a  rien  de 
semblable  aux  nombres,  et  qu'elle  ne  peut  consister  dans  l'in- 
divisible. 

Les  hommes  ne  suj)posent  pas  seulement  l'idenLité  de  la  res- 
semblance, ou  (le  la  ijroporliou  dans  la  nature,  dans  le  nombre 
et  dans  les  différences  cssoutii^U'js  des  sul)slances,  ils  en  sup- 


DE  L'ESPKIT  PUR,  2»  Partie.  361 

posent  dans  tout  ce  qu'ils  aperçoivent.  Presque  tous  les  hommes 
jugent  que  toutes  les  étoiles  fixes  sont  attachées  au  ciel  comme 
à  une  voûte  dans  une  égale  distance  de  la  terre.  Les  astro- 
nomes ont  prétendu  pendant  longtemps,  que  les  planètes  tour- 
naient par  des  cercles  parfaits;  et  ils  en  ont  inventé  un  très 
grand  nombre,  comme  les  concentriques,  les  excentriques,  les 
épicycles,  les  déférants  et  les  équants,  pour  expliquer  les  phé- 
nomènes qui  contredisent  leur  préjugé. 

II  est  vrai  que  dans  ces  derniers  siècles  les  plus  habiles  ont 
corrigé  l'erreur  des  anciens,  et  qu'ils  croient  que  les  planètes 
décrivent  certaines  ellipses  par  leur  mouvement.  Mais  s'ils  pré- 
tendent que  ces  ellipses  soient  régulières,  comme  on  est  porté 
à  le  croire,  à  cause  que  l'esprit  suppose  la  régularité,  où  il  no 
voit  pas  d'irrégularité,  ils  tombent  dans  une  erreur  d'autant 
plus  difficile  à  corriger,  que  les  observations  que  l'on  peut 
faire  sur  le  cours  des  planètes,  ne  peuvent  pas  être  assez 
«xactes,  ni  assez  justes  pour  montrer  l'irrégularité  de  leurs 
mouvements.  Il  n'y  a  que  la  physique  qui  puisse  corriger  cette 
erreur;  car  elle  est  bien  moins  sensible  que  celle  qui  se  ren- 
contre dans  le  système  des  cercles  parfaits. 

Mais  il  est  arrivé  une  chose  assez  particulière  touchant  la 
distance  et  le  mouvement  des  planètes.  Car  les  astronomes  n'y 
ayant  pu  trouver  de  proportion  arithmétique  ou  géométrique, 
cela  répugnant  manifestement  aux  observations,  quelques-uns 
se  sont  imaginé  qu'elles  gardaient  une  sorte  de  proportion 
qu'on  appelle  harmonique,  dans  leurs  distances  et  dans  leurs 
mouvements.  De  là  vient  qu'un  astronome  de  ce  siècle  dans  son 
Almagcsle  nouveau,  commence  la  section  qui  a  pour  titre  :  de 
systemate  mundi  harmonico,  par  ces  paroles  :  «  Il  n'y  a  point 
d'astronome  qui  ne  reconnaisse  une  espèce  d'harmonie  dans  le 
mouvement  et  les  intervalles  des  planètes,  s'il  considère  atten- 
tivement l'ordre  qui  se  trouve  dans  les  cieux.  »  Ce  n'est  pas 
que  cet  auteur  soit  de  ce  sentiment,  car  les  observations  qu'on 
a  faites  lui  ont  assez  fait  connaître  l'extravagance  de  cette 
harmonie  imaginaire,  qui  a  été  cependant  l'admiration  de 
plusieurs  auteurs  anciens  et  nouveaux,  dont  le  père  Riccioli  ^ 
rapporte  et  réfute  les  sentiments.  On  attribue  même  à  Pvlha- 

'P.  Ri.-cioli,  vol.  2 

T.  l.  21 


.  362  DE  là  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

gore  et  a  ses  sectateurs  d'avoir  cru  que  les  cieux  faisaient  par 
leurs  mouvements  réglés  un  merveilleux  concert,  que  les 
hommes  n'entendent  point,  parce  qu'ils  y  sont  accoutumées  ;  de 
même,  disait-il,  que  ceux  qui  habitent  auprès  des  chutes  des 
eaux  du  Nil,  n'en  entendent  pas  le  bruit.  Mais  je  n'apporte  celte 
opinion  particulière  de  la  proportion  harmonique  des  distances 
et  des  mouvements  de  planètes,  que  pour  faire  voir  que  l'es- 
prit se  plaît  dans  les  proportions,  et  que  souvent  il  les  miagine 
où  elles  ne  sont  pas. 

L'esprit  suppose  aussi  l'uniformité  dans  la  durée  des  choses, 
et  lî  si<image  qu'elles  ne  sont  point  sujettes  au  changement  el 
à  l'insiabililé,  quand  il  n'est  point  comme  forcé  par  les  rap- 
ports des  sens  d'en  juger  autrement. 

Toutes  les  choses  matérielles  étant  étendues  sont  capables 
de  division,  et  par  conséquent  de  corruption  ;  quand  on  fait  un 
peu  de  réflexion  sur  la  nature  des  corps,  on  reconnaît  visible- 
ment qu'ils  sont  corruptibles.  Cependant  il  y  a  eu  un  très  grand 
nombre  de  philosophes  qui  se  sont  persuadé  que  les  cieux, 
quoique  matériels,  étaient  incorruptibles. 

Les  cieux  sont  trop  éloignés  de  nous  pour  y  pouvoir  décou- 
rir les  changements  qui  y  arrivent  :  et  il  est  rare  qu'il  s'y  en 
fasse  d'assez  grands  pour  être  vus  d'ici-bas.  Cela  a  suffi  à 
une  infinité  de  personnes,  pour  croire  qu'ils  étaient  en  effet 
incorruptibles.  Ce  qui  les  a  encore  confirmés  dans  leur  opinion, 
c'est  qu'ils  attribuent  à  la  contrariété  des  qualités  la  corrup- 
tion qui  arrive  aux  corps  sublunaircs.  Car  comme  ils  n'ont  ja- 
mais été  dans  les  cisux  pour  voir  ce  qui  s'y  passe,  ils  n'ont 
point  eu  d'expérience  que  celle  contrariété  de  qualités  s'y  ren- 
contrât; ce  qui  les  a  portés  à  croire  qu'etfectivement  elle  ne 
s'y  rencontre  point.  Ainsi  ils  ont  conclu  que  les  cieux  étaient 
exempts  de  corruption,  par  celle  raison,  que  ce  qui  corrompt, 
selon  leur  sentiment,  tous  les  corps  d'ici-bas,  ne  se  trouve 
point  là-haut. 

11  est  visible  que  ce  raisonnement  n'a  aucune  solidité;  car 
on  ne  voit  point  pourquoi  il  ne  se  peut  pas  trouver  quelque 
autre  cause  de  corruption,  que  celte  contrariété  de  qualités  qu'ils 
imaginent,  ni  sur  quel  fondement  ils  peuvent  assurer  qu'il  n'y 
a  ni  chaleur,  ni  froideur,  ni  sécheresse,  ni  humidité  dans  les 
cieux;  que  le  soleil  n'est  pas  chaud,  el  que  Saturne  n'est  pas  froid. 


DE   L'ESPRIT   PUR,   2"   Partie.  363 

II  j  a  quelque  apparence  de  raison  de  dire  que  des  pierres 
forl  dures,  du  verre  et  d'autres  corps  de  cette  nature  ne  se 
corrompent  pas,  puisqu'on  voit  qu'ils  subsistent  longtemps  en 
même  état,  et  que  l'on  en  est  assez  proche  pour  voir  les  chan- 
gements qui  leur  arriveraient.  Mais  étant  aussi  éloignés  des  oiaux 
que  nous  en  sommes,  il  est  tout  à  fait  contre  la  raison  de  con- 
clure qu'ils  ne  se  corrompent  pas,  à  cause  que  l'on  n'y  sent  pas 
de  qualités  contraires,  et  qu'on  ne  voit  pas  qu'ils  se  corrom- 
pent. Cependant  on  ne  dit  pas  seulement  qu'ils  ne  se  corrom- 
pent pas,  on  dit  absolument  qu'ils  sont  inaltérables  .et  incor- 
ruptibles, peu  s'en  faut  que  quelques  péripatéticiens  ne  disent 
que  les  corps  célestes  sont  autant  de  divinités,  comme  Aristote 
leur  maître  l'a  cru. 

La  beauté  de  l'univers  ne  consiste  pas  dans  l'incorruptibilité 
de  ses  parties,  mais  dans  la  variété  qui  s'y  trouve;  et  ce  grand 
ouvrage  du  monde  ne  serait  pas  si  admirable  sans  cette  vicis- 
situde de  choses  que  l'on  y  remarque.  Une  matière  infiniment 
étendue,  sans  mouvement,  et  par  conséquent  sans  forme  et 
sans  corruption,  ferait  bien  connaître  la  puissance  infinie  de 
son  auteur,  mais  elle  ne  donnerait  aucune  idée  de  sa  sagesse. 
C'est  pour  cela  que  toutes  les  choses  corporelles  sont  corrup- 
tibles, et  qu'il  n'y  a  point  de  corps  auquel  il  n'arrive  quelque 
changement  qui  l'altère  et  le  corrompe  avec  le  temps.  Los  pierres 
et  le  verre  même  servent  peut-être  de  nourriture  à  quelqies  in- 
sectes 1.  Ces  corps  quoique  fort  durs  et  fort  secs,  ne  laissent 
pas  de  se  corrompre  avec  le  temps.  L'air  et  le  soleil  auxquels 
ils  sont  exposés  changent  quelques-unes  de  leurs  parties,  et  il 
se  trouve  des  vers  qui  s'en  nourrissent,  selon  l'expérience  que 
l'on  en  rapporte. 

Il  n'y  a  point  d'autre  différence  entre  ces  corps  fort  durs  et 
fort  secs  et  les  autres,  si  ce  n'est  qu'ils  sont  composés  de  par- 
lies  fort  grosses  et  fort  solides,  et  par  conséquent  moins  capa- 
bles d'être  agitées,  et  séparées  les  unes  des  autres  par  le  mou- 
vement de  celles  qui  viennent  heurter  contre  elles  ;  ce  qui  fait 
qu'on  les  regarde  comme  incorruptibles.  Néanmoins  ils  ne  sont 
point  tels  de  leur  nature,  comme  le  temps,  l'expérience  et  la 
raison  le  font  assez  connaître. 

*  Journal  des  SaeaiiU,  du  19  août  1666.  (Note  de  Malebranche.) 


364  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA   VÉRITÉ.  . 

Mais  pour  les  cieux,  ils  sont  composés  de  la  matière  la  plus 
fluide  et  la  plus  subtile,  et  principalement  le  soleil  ;  et  tant  s'en 
faut  qu'il  soit  sans  chaleur  et  incorruptible,  comme  disent  les 
sectateurs  d'Aristote,  qu'au  contraire  c'est  de  tous  les  corps  et 
le  plus  chaud  et  le  plus  sujet  au  changement.  C'est  même  lui 
qui  échauife,  qui  agite,  et  qui  change  toutes  choses  ;  car  c'es^^ 
lui  qui  produit  par  son  action,  et  qui  n'est  autre  chose  que  sa 
chiileur,  ou  le  mouvement  de  ses  parties,  tout  ce  que  nous 
voyons  de  nouveau  dans  les  changements  des  saisons.  La  rai- 
son démontre  ces  choses  :  mais  si  on  ne  peut  résister  à  la  raison, 
on  ne  peut  résister  à  l'expérience.  Car  puisqu'on  a  découvert 
dans  le  soleil,  par  le  moyen  de  télescopes  ou  grandes  lunettes, 
des  taches  aussi  grandes  que  toute  la  terre,  qui  s'y  sont  for- 
mées, et  qui  se  sont  dissipées  en  peu  de  temps,  on  ne  peut  pas 
davantage  nier,  qu'il  ne  soit  beaucoup  plus  sujet  au  change- 
ment que  la  terre  que  nous  habitons. 

Tous  les  corps  sont  donc  dans  un  mouvement  et  dans  un 
changement  continuel,  et  principalement  ceux  qui  sont  [les  plus 
fluides,  comme  le  feu,  l'air  et  l'eau  ;  puis  les  parties  des  corps 
vivants,  comme  la  chair  et  même  les  os,  et  enfin  les  plus  durs. 
Et  l'esprit  ne  doit  pas  supposer  une  espèce  d'immutabilité  dans 
les  choses  par  cette  raison,  qu'il  n'y  voit  point  de  corruption, 
ni  de  changement.  Car  .ce  n'est  pas  une  preuve  qu'une  chose 
soit  toujours  semblable  à  elle-même,  à  cause  qu'on  n'y  recon- 
naît point  de  différence,  ni  que  des  choses  ne  soient  pas,  à  cause 
que  l'on  n'en  a  point  d'idée  ou  de  connaissance. 

.    CHAPITRE  XI 

Exemples    de  quelques  erreurs  de  morale  qui  dépendent  du  même    principe. 
Conclusion  des  trois  premiers  livres. 

Cette  facilité  que  l'esprit  trouve  à  imaginer  et  à  supposer 
des  ressemblances,  partout  où  il  ne  reconnaît  pas  visiblement 
de  différences,  jette  aussi  la  plupart  des  hommes  dans  des 
erreurs  très    dangereuses  en  matière  de  morale. 

En  voici  quelques  exemples  : 

Un  Français  se  rencontre  avec  un  Anglais,  ou  un  Italien.  Cet 
étranger  a  ses  humeurs    particulières  ;  il  a  de  la  délicaiesse 


DE  L'ESPRIT   PUR,   2'   Partie.  363 

d'esprit,  ou  si  vous  voulez,  il  est  fier  et  incommode.  Cela  por- 
tera d'abord  ce  Français  à  juger  que  tous  les  Anglais,  ou  tous 
les  Italiens  ont  le  même  caractère  d'esprit  que  celui  qu'il  a 
fréquenté.  Il  les  louera  ou  les  blâmera  tous  en  général;  et  s'il 
en  rencontre  quelqu'un,  il  se  préoccupera  d'abord  qu'il  est 
semblable  à  celui  qu'il  a  déjà  vu,  et  il  se  laissera  aller  à  quel- 
que affection,  ou  à  quelque  aversion  secrète.  En  un  luot,  il 
jugera  de  tous  les  particuliers  de  ces  nations  par  cette  belle 
preuve,  qu'il  en  a  vu  un  ou  plusieurs  qui  avaient  de  certaines 
qualités  d'esprit,  parce  que  ne  sachant  point  d'ailleurs  si  les 
autres  diffèrent,  ils  les  suppose  tous  semblables. 

Un  religieux  de  quelque  ordre  tombe  dans  une  faute;  cela 
suffit  afin  que  la  plupart  de  ceux  qui  le  savent,  condamnent 
indifféremment  tous  les  particuliers  du  même  ordre.  Ils  portent 
tous  le  même  habit  et  le  même  nom,  ils  se  ressemblent  en  cela; 
c'est  assez  afin  que  le  commun  des  hommes  s'imagine  qu'ils  se 
ressemblent  en  tout.  On  suppose  qu'ils  sont  semblables,  parce 
que  ne  pénétrant  pas  le  fond  de  leurs  cœurs,  on  ne  peut  pas 
voir  positivement  s'ils  diffèrent. 

Les  calomniateurs,  qui  s'étudient  aux  moyens  de  ternir  la  répu- 
tationdeleurs  ennemis,  seserventd'ordinairedecelni-ci,  et  Texpé- 
rience  nous  apprend  qu'il  réussit  presque  toujours.  En  effet, 
il  est  très  proportionné  à  la  portée  du  commun  des  hommes  ; 
et  il  n'est  pas  difficile  de  trouver  dans-des  communautés,  si 
saintes  qu'elles  soient,  quelques  personnes  peu  réglées,  ou 
dans  de  mauvais  sentiments,  puisque  dans  la  compagnie  des 
apôtres,,  dont  Jésus-Christ  même  était  le  chef,  il  s'est  trouvé 
un  larron,  un  traître,  un  hypocrite,  en  un  mot,  un  Judas. 

Les  Juifs  auraient  eu  sans  doute  grand  tort,  s'ils  eussent 
porté  des  jugements  désavantageux  contre  la  compagnie  la  plus 
sainte  qui  fut  jamais,  à  cause  de  l'avarice  et  du  dérègleniL'nt 
de  Judas;  et  s'ils  les  eussent  tous  condamnés  dans  leur  cœur,  à 
cause  qu'ils  souffra.ient  avec  eux  ce  méchant  homme,  et  que 
Jésus-Christ  même  ne  le  punissait  pas,  quoiqu'il  connût  ses 
crimes. 

Il  est  donc  manifestement  contre  la  raison  et  contre  lâcha- 
nte do  prétendre  qu'une  communauté  est  dans  quelque  erreur, 
parce  qu'il  se  trouve  {jnelques  particuliers  qui  y  sont  tombés, 
quand  même  les  chefs  la  dissiamleraieui,  ou  qu'ils  en  seraient 


366  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

«ux-mêmes  les  partisans.  Il  est  vrai  que  lorsque  tous  les  par- 
ticuliers veulent  soutenir  l'erreur,  ou  la  faute  de  leur  frère,  on 
doii  juger  que  toute  la  communauté  est  coupable.  Mais  on  peut 
dire,  que  cela  n'arrive  presque  jamais  :  car  il  parait  raorale- 
ineiit  impossible,  que  tous  les  particuliers  d'un  ordre  soient 
dans  les  mêmes  sentiments. 

Les  hommes  ne  devraient  donc  jamais  conclure  de  cette  sorte 
du  particulier  au  général;  mais  ils  ne  sauraient  juger  simple- 
ment de  ce  qu'ils  voient,  ils  vont  toujours  dans  l'excès.  Un  re- 
ligieux d'un  tel  ordre  est  un  grand  iiomme,  un  homme  de  bien; 
ils  en  concluent  que  tout  l'ordre  est  rempli  de  grands  hommes, 
€t  de  gens  de  bien.  De  même,  un  religieux  d'un  ordre  est  dans 
de  mauvais  sentiments,  donc  tout  cet  ordre  est  corrompu,  et 
dans  de  mauvais  sentiments.  Mais  ces  derniers  jugemonls  sont 
bien  plus  dangereux  que  les  premiers,  parce  qu'on  doit  toujours 
bien  juger  de  son  prochain,  et  que  la  malignité  de  l'homme 
fait  que  les  mauvais  jug'^ments  et  les  discours  tenus  contre  la 
réputation  des  autres  plaisent  beaucoup  plus,  et  s'impriment 
plus  fortement  dans  l'esprit  que  les  jugements  et  les  discours 
avantageux  qu'on  en  fait. 

Quand  un  homme  du  monde  et  qui  suit  ses  passions  s'attache 
fortement  à  son  opinion,  et  qu'il  prétend,  dans  les  mouvements 
de  sa  passion,  qu'il  a  raison  de  la  suivre,  on  juge  avec  sujet  que 
c'est  un  opiniâtre  et  il,  le  reconnaît  lui-même  dès  que  sa  passion 
est  passée.  De  même,  quand  une  pirsonne  de  piété  qui  est 
pénétré  de  ce  qu'il  dit,  et  qui  a  reconnu  la  vérité  de  la  reli- 
gion, et  la  vanité  des  choses  du  monde,  veut  sur  ses  lumières 
résister  aux  dérèglements  des  autres,  et  qu'il  les  reprend  avec 
quelque  zèle,  les  gens  du  monde  jugent  aussi  que  c'est  un  opi- 
niâtre ;  et  ainsi  ils  concluent  que  les  dévôls  sont  opiniâtres,  ils 
jui^ent  même  que  les  gens  de  bien  sont  beaucoup  plus  opi- 
niâtres que  les  déréglés  et  les  méchants,  parce  que  ces  der- 
nier- ne  défendant  leurs  opinions  que  selon  les  difllérentes 
agitations  du  sang  et  des  passions,  ils  ne  peuvent  pas  demeu- 
rer longtemps  dans  leurs  sentiments;  ils  en  reviennent.  Au 
lieu  que  les  personnes  de  piété  y  demeurent  fermes,  parce 
qu'ils  ne  s'appuient  que  sur  dus  fondements  immobiles,  qui  ne 
dépendent  pas  d'une  chose  aussi  inconstante  que  la  circulation 
des  humeurs  et  du  sang. 


I 


DE  L'ESPRIT  PUR,  2*  PARTIE  .  367 

Voici  donc  pourquoi  le  commun  des  hommes  juge,  que  les 
personnes  de  piété  sont  opiniâtres  aussi  bien  que  les  personnes 
vicieuses.  C'est  que  les  gens  de  bien  sont  passionnés  pour  la 
vérité  et  pour  la  vertu,  comme  les  méchants  le  sont  pour  le 
vice  et  pour  le  mensonge.  Les  uns  et  les  autres  parlent  presque 
de  la  même  manière  pour  soutenir  leurs  sentiments;  ils  sont 
semblables  en  cela,  quoiqu'ils  différent  dans  le  fond.  En  voilà 
assez,  afin  que  le  monde  qui  ne  pénètre  pas  la  différence  des 
raisons,  juge  qu'ils  sont  semblables  en  tout,  à  cause  qu'ils  sont 
semblables  en  la  manière  dont  tout  le  monde  est  capable  de 
juger. 

Les  dévots  ne  sont  donc  pas  opiniâtres,  ils  sont  seulement 
fermes  comme  ils  le  doivent  être,  et  les  vicieux  et  les  libertins 
sont  toujours  opiniâtres,  quand  ils  ne  demeureraient  qu'une 
heure  dans  leur  sentiment,  parce  qu'on  est  seulement  opi- 
niâtre, lorsqu'on  défend  une  fausse  opinion,  quand  même  on  ne 
la  défendrait  que  peu  de  temps. 

Il  en  est  de  même  de  certains  philosophes,  qui  ont  soutenu 
des  opinions  cliimériques,  dont  ils  reviennent.  Ils  veulent  que 
les  auTres  qui  défendent  des  vérités  constantes,  et  dont  iis 
voient  la  certitude  avec  évidence,  les  quittent  comme  de  simples 
opinions,  ainsi  qu'ils  ont  fait  de  celles  dont  ils  s'étaient  entêtés 
mal  à  propos.  Et  parce  qu'il  n'est  pas  facile  d'avoir  de  la  défé- 
rence pour  eux  au  préjudice  de  la  vérité,  et  que  l'amour  qu'on 
a  naturellement  pour  elle  porte  à  la  délendre  avec  ardeur,  ils 
jugent  que  l'on  est  opiniâtre. 

Ces  personnes  avaient  tort  de  défendre  avec  obstination  leurs 
chimères;  mais  les  autres  ont  raison  de  soutenir  la  vérité  avec 
force  et  fermeté  d'esprit.  La  manière  des  uns  et  des  autres  est 
la  même,  mais  les  sentiments  sont  différents  et  c'est  celte  diffé- 
rence de  sentiments,  qui  fait  que  les  uns  sont  fermes  et  que  les 
autres  étaient  des  opiniâtres. 

CONCLUSION   DES  TROIS    PREMIERS  LIVRES. 

Dès  le  commencement  de  cet  ouvrage,  j'ai  distingué  comme 
deux  parties  dans  l'être  simple  et  indi\  isible  de  l'àme,  l'une  pure- 
ment passive,  et  l'autre  passive  et  active  tout  ensemble.  La  pre- 
mière est  l'esprit  ou  l'ealeadement,  la  seconde  est  la  volonté. 


368  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VERITE 

J'ai  attribué  à  l'esprit  trois  facultés,  parce  qu'il  reçoit  ses  modi- 
fications et  ses  idées  de  l'auteur  de  la  nature  en  trois  manières. 
Je  l'ai  appelé  sens,  lorsqu'il  reçoit  de  Dieu  des  idées  confon- 
dues avec  des  sensatiooLS,  c'est-à-dire  des  idées  sensibles,  à 
l'occasioD  de  certains  mouvements  qui  se  passent  dans  les 
organes  de  ses  sens  à  la  présence  des  objets.  Je  l'ai  appelé  ima- 
gination et  mémoire,  lorsqu'il  reçoit  de  Dieu  des  idées  con- 
fondues avec  des  images,  lesquelles  sont  une  espèce  de  sensa- 
tions faibles  et  languissantes,  que  l'esprit  ne  reçoit,  qu'à  cause 
de  quelques  traces  qui  se  produisent,  ou  qui  se  réveillent  dans 
le  cerveau  par  le  cours  des  esprits.  Enfin  je  l'ai  appelé  esprit 
pur,  ou  entendement  pur,  lorsqu'il  reçoit  de  Dieu  les  idées 
toutes  pures  de  la  vérité,  sans  mélange  de  sensations  et  d'i- 
mages; non  par  l'union  qu'il  a  avec  le  corps,  mais  par  celle 
qu'il  a  avec  le  verbe,  ou  la  sagesse  de  Dieu  ;  non  parce  qu'il 
est  dans  le  monde  matériel  et  sensible,  mais  parce  qu'il  subsiste 
dans  le  monde  immatériel  et  intelligible;  non  pour  connaître 
des  choses  muables,  propres  à  la  conservation  de  la  vie  du 
corps  ;  mais  pour  pénétrer  des  vérités  immuables,  lesquelles 
conservent  en  nous  la  vie  de  l'esprit. 

J'ai  fait  voir  dans  le  premier  et  le  second  livre,  que  nos  sens 
et  notre  imagination  nous  sont  fort  utiles  pour  connaître  les 
rapports  que  les  corps  de  dehors  ont  avec  le  nôtre,  que 
toutes  les  idées  que  l'esprit  reçoit  par  le  corps  sont  toutes 
pour  le  corps,  qu'il  est  impossible  de  découvrir  quelque  vérité 
que  ce  soit  avec  évidence,  par  les  idées  des  sens  et  de  l'ima- 
gination, que  ces  idées  confuses  ne  servent  qu'à  nous  atta- 
cher à  notre  corps  et  par  notre  corps  à  toutes  les  choses  sen- 
sibles; et  qu'enfin  si  nous  voulons  éviter  l'erreur  nous  no 
devons  point  nous  y  fier.  Je  conclus  de  môme,  qu'il  est 
moralement  impossible  de  connaître,  par  les  idées  pures  de 
^  l'esprit,  les  rapports  que  les  corps  ont  avec  le  nôtre  :  qu'il 
'W  ne  faut  point  raisonner,  selon  ces  idées,  pour  savoir  si  une 
fjj^O  pomme  ou  une  pierre  sont  bonnes  à  manger,  qu'il  en  faut  goii- 
ter;  et  qu'encore  que  l'on  puisse  se  servir  de  son  esprit  pour 
connaître  confusément  les  rapports  des  corps  étrangers  avec 
le  notre,  c'est  toujours  le  plus  sûr  de  se  servir  de  ses  sens.  Je 
donne  encore  un  exemple,  car  on  ne  peut  trop  imprimer  dans 
l'esprit  des  vérités  si  essentielles  et  si  nécessaires. 


1 


DE  L'ESPRIT    PUR,  1'  Partie.  369 

Je  veux  examiner,  par  exemple,  ce  qui  m'est  le  plus  avan- 
tageux d'être  juste,  ou  d'ètra  riche.  Si  j'ouvre  les  yeux  du 
corps,  la  justice  me  parait  une  chimère  ;  je  n'y  vois  point  d'at- 
traits. Je  vois  des  justes  misérables,  abandonnés,  persécutés, 
sans  défense  et  sans  consolation;  car  celui  qui  les  console  et 
qui  les  soutient  ne  parait  point  à  mes  yeux.  En  un  mot,  je  ne 
vois  pas  de  que!  usage  peut  être  la  justice  et  la  vertu.  Mais  si 
fe  considère  les  richesses  les  yeux  ouverts,  j'en  vois  d'abord 
l'éclat,  et  j'en  suis  ébloui.  La  puissance,  la  g'  andeur,  les  plai- 
sirs et  tous  les  biens  sensibles  accompagnent  les  richesses  ;  et 
je  ne  puis  douter  qu'il  ne  faille  être  ricbe  pour  être  heureux. 
De  môme,  si  je  me  sers  de  mes  oreilles,  j'entends  que  tous  les 
hommes  estiment  les  richesses,  qu'on  ne  parle  que  des  moyens 
d'en  avoir,  que  l'on  loue  et  que  l'on  honore  sans  cesse  ceux 
qui  les  possèdent.  Ce  sens  et  tous  les  autres  me  disent  donc 
qu'il  faut  être  riche  pour  être  heureux.  Que  si  je  me  ferme 
les  yeux  et  les  oreilles  et  que  j'interroge  mon  imagination,  elle 
me  représentera  sans  cesse  ce  que  mes  yeux  auront  vu,  ce 
qu'ils  auront  lu,  et  ce  que  mes  oreilles  auront  entendu  à  l'a- 
vantage des  richesses.  Mais  elle  me  représentera  encore  ces 
choses  tout  d'une  autre  manière  que  mes  sens;  car  l'imagina- 
tion augmente  toujours  les  idées  des  choses  qui  ont  rapport  au 
corps  et  que  l'on  aime.  Si  je  la  laisse  donc  fair(3,  elle  me  con- 
duira bientôt  dans  un  palais  enchanté,  semblable  à  ceux  dont 
les  poètes  et  les  faiseurs  de  romans  font  des  descriptions  si 
magnifiques  :  et  là  je  verrai  des  beautés  qu'il  est  inutile  que  je 
décrive,  lesquelles  me  convaincront  que  le  Dieu  des  richesses 
qui  l'habile  est  le  seul  capable  de  me  rendre  heureux.  Voilà  ce 
que  mon  corps  est  capable  de  me  persuader;  car  il  ne  parle 
que  pour  lui,  et  il  est  nécessaire  pour  son  bien,  que  l'imagi- 
nation s'abatte  devant  la  grandeur  et  l'éclat  des  richesses. 

Mais  si  je  considère  que  le  corps  est  infiniment  au-dessous 
de  l'esprit,  qu'il  ne  peut  en  être  le  maître,  qu'il  ne  peut  l'ins- 
truire de  la  vérité,  ni  produire  en  lui  la  lumière,  et  que  dans 
cette  vue  je  rentre  en  moi-même,  et  que  je  me  demande,  ou 
plutôt  (puisque  je  ne  suis  pas  à  moi-même,  ni  mon  maître,  ni 
ma  lumière)  si  je  m'approche  de  Dieu,  et  que  dans  le  silence 
de  mes  sens  et  de  mes  passions,  je  lui  demande  si  je  dois  pré- 
férer les  richesses  à  la  vertu,  ou  la  vertu  aux  richesses,  j'en- 


,370  Di:    LA  REGHIinCllE  DE  LA  VÉRITÉ. 

tendrai  une  réponse  claire  et  distincte  de  ce  que  je  dois  faire, 
réponse  éternelle  qui  a  toujours  été  dite,  qui  se  dit  et  qui  se  dira 
toujours,  réponse  qu'il  n'est  point  nécessaire  que  j'explique, 
parce  que  tout  le  monde  la  sait,  ceux  qui  lisent  ceci,  et  ceux  qui 
no  le  lisent  pas,  qui  n'est  ni  grocque,  ni  latine,  ni  française,  ni 
alleiuande,  et  que  toutes  les  nations  conçoivent  :  réponse  enfin 
qui  console  les  justes  dans  leur  pauvreté,  et  qui  désole  les  pé- 
cheurs au  milieu  de  leurs  richesses.  J'entendrai  celte  réponse  et 
j'en  demeurerai  convaincu.  Je  me  rirai  des  visions  démon  ima- 
gination et  des  illusions  de  mes  sens.  L'homme  intérieur  qui 
est  en  moi  se  moquera  de  l'homme  animal  et  terrestre  que  je 
porte.  Enfin  cet  iiomme  nouveau  croîtra,  et  le  vieil  homme  sera 
détruit,  pourvu  néanmoins  que  j'obéisse  toujours  à  la  voix  de 
celui  qui  me  parle  si  clairement  dans  le  plus  secret  de  ma 
raison,  et  qui  s'élant  rendu  sensible  pour  s'accommoder  à  ma 
faiblesse  et  à  ma  corruption,  et  pour  me  donner  la  vie  par  ce 
qui  me  donnait  la  mort,  ine  parle  ■  encore  d'une  manière  très 
forte,  très  vive  et  très  familière  par  mes  sens,  je  veux  dire  par 
la  prédication  de  son  Évangile.  Que  si  je  l'interroge  dans  toutes 
les  questions  métaphysiques,  naturelles,  et  de  pure  philosophie, 
aussi  bien  que  dans  celles  qui  regardent  le  règlement  des 
mœurs,  j'aurai  toujours  un  maître  fidèle  qui  ne  me  trompera 
jamais;  non  seulement  je  serai  chrétien,  mais  je  serai  philo- 
sophe; je  penserai  bien,  et  j'aimerai  de  bonnes  choses;  en  un 
mot  je  suivrai  le  chemin  qui  conduit  à  toute  la  perfection  dont 
je  sui£  capable,  par  la  grâce  et  par  la  nature. 

11  faut  donc  conclure  de  tout  ce  que  j'ai  dit,  que  pour  faire 
le  meilleur  usage,  qui  se  puisse,  des  facultés  de  notre  àme,  de 
nos  sens,  de  notre  imagination  et  de  notre  esprit,  nous  ne  de- 
vons les  appliquer  qu'aux  choses  pour  lesquelles  elles  nous  sont 
données.  Il  faut  distinguer  avec  soin  nos  sensations  et  nos  ima- 
ginations d'avec  nos  idées  pures;  et  juger  selon  nos  sensations 
et  nos  imaginations  des  rapports  que  les  corps  de  dehors  ont 
avec  le  nôtre,  sans  nous  en  servir  pour  découvrir  les  vérités 
qu'elles  confondent  toujours;  et  il  faut  nous  servir  des. idées 
pures  de  l'esprit  pour  découvrir  les  vérités,  sans  nous  en  ser- 
vir ()Our  juger  des  rapports  que  les  corps  de  dehors  ont  avec 
le  nôtre,  parce  que  les  idées  n'ont  jamais  assez  d'étendue  pour 
nous  les  représenter  parfaitement. 


DE  L'ESPRIT   PUR,  2»  Partie.  371 

Il  est  impossible  que  les  hommes  connaissent  assez  toutes  les 
figures,  et  tous  les  mouvements  des  petites  parties  de  leur  corps 
et  de  leur  sang,  et  de  celles  û'un  certain  fruit  dans  un  certain 
temps  de  leur  maladie,  pour  connaiire  qu'il  y  a  un  rapport  de 
convenance  entre  ce  fruit  et  leur  corps,  et  que  s'ils  en  mangeai 
ils  seront  guéris  i.  Ainsi  nos  sens  seuls  sont  plus  utiles  à  la  con- 
servation de  notre  santé  que  les  règles  de  la  médecine  expéri- 
menlale,  et  la  médecine  expérimentale  que  la  médecine  rai- 
sonnée.  Mais  la  médecine  raisonnée,  qui  défère  beaucoup  à 
l'expérience,  et  encore  plus  aux  sens,  est  la  meilleure,  parce 
qu'il  faut  joindre  toutes  ces  choses  ensemble. 

On  se  peut  donc  servir  de  sa  raison  en  toutes  choses,  et  c'est 
le  privilège  qu'elle  a  sur  les  sens  et  sur  l'imagination,  qui  sont 
limités  aux  choses  sensibles  ;  mais  il  faut  s'en  servir  avec 
règle.  Car  quoique  ce  soit  la  principale  partie  de  nous-mêmes, 
il  arrive  souvent  qu'on  se  trompe  en  la  laissant  trop  agir 
parce  qu'elle  ne  peut  assez  agir  sans  se  lasser,  je  veux  dire 
qu'elle  ne  peut  assez  connaître  pour  bien  juger,  et  que  cepen- 
dant on  veut  juger. 

•  Voyçz  le  13e  éclaircissement  sur  la  conclusion  des  trois  premiers  livres 
où  il  se  défend,  non  tans  quelque  malice,  contre  le  reproche  qu'on  pourrait 
loi  faire  de  donner  à  penser  que  les  médecins  et  les  directeurs  sont  inutiles. 


LIVRE  QUATRIÈME 

DES  INCLINATIONS  OU  DES  MOUVEMENTS 
NATURELS  DE  L'ESPRIl 


1 


CHAPITRE  PREMIER 

I.  Les  esprits  doivent  avoir  des  incl  nations ,  comme  les  corps  on 
des  mouvements.  —  H.  D.eu  ne  donne  aux  esprits  du  mouvement  que^ 
pour  lui.  —  III.  Les  esprits  ne  se  por  eut  aux  hiens  particuliers  que  par 
le  mouvement  qu'ils  ont  pour  le  bien  en  t^éiiérl.  —  IV.  Origine  des  prin- 
cipales inclinations  uatmelles  qui  feront  la  division  de  ce  quatrième  livre. 

Il  ne  serait  pas  nécessaire  de  trait>T  des  inclinations  natu- 
relles, comme  nous  allons  faiie  dans  ce  quatrième  livre,  ni  des 
passions,  comme  nous  ferons  dans  le  suiy;int,  pour  découvrir 
les  causes  des  erreurs  des  hommes,  si  l'entendement  ne  dépen- 
dait point  de  la  volonté  dans  la  percepiion  des  objets;  mais 
parce  qu'il  reçoit  d'elle  sa  direction,  que  c'est  elle  qui  le  déter- 
mine, et  qui  l'applique  à  quelques  obje  s  plutôt  qu'à  d'autres, 
il  est  absolument  nécessaire  de  bien  comprendre  ses  inclina- 
lions,  afin  de  pénétrer  les  causes  des  erreurs  auxquelles  nous 
sommes  sujets. 

I.  Si  Dieu  en  créant  le  monde  eût  produit  une  matière  infini- 
ment étendue  sans  lui  imprimer  aucun  mouvement,  tous  les 
corps  n'auraient  point  été  différents  les  uns  des  autres.  Tout 
ce  monde  visible  ne  serait  encore  à  présent  qu'une  masse  de 
matière  ou  d'éiendue,  qui  pourrait  bien  servir  à  faire  connaître 
la  grandeur  et  la  puissunce  ue  sou  auteur  :  mais  il  n'y  aurait 
pas  ctîtte  succession  de  formes  et  cette  variété  de  corps,  qui 
fait  toute  la  beauté  de  l'univers,  et  qui  porte  tous  les  esprits  à 
admirer  la  sagesse  infinie  de  celui  qui  le  gouverne. 

Or  il  me  semble  que  les  inclinations  des  esprits  sont  au 
monde  spirituel,  ce  que  le  mouvement  est  au  monde  matériel; 
et  que  si  tous  les  esprits  étaient  sans  inclinalions,  ou  s'ils  ne 
voulaient  jamais  rien,  il  ne  se  trouverait  pas  dans  l'ordre  des 
choses  spirituelles  cette  variété,  qui  ne  fait  pas  seulement 
admirer  la  profondeur  de  la  sagesse  de  Dieu,  comme  fait  la. 


DES    INCLINATIONS.  375 

diversité  qui  se  renconlre  dans  les  choses  matérielles,  mais 
aussi  sa  miséricorde,  sa  justice,  sa  bonté,  et  généralement  tous 
ses  autres  attributs.  La  différence  des  inclinations  fait  donc 
dans  les  esprits  un  effet  assez  semblable  à  celui  que  la  diffé- 
rence des  mouvements  produit  dans  les  corps;  et  les  inclina- 
tions des  esprits  et  les  mouvements  des  corps  sont  ensemble 
toute  la  beauté  des  êtres  créés.  Ainsi  tous  les  esprits  doivent 
avoir  quelques  inclinations,  de  même  que  les  corps  ont  diffé- 
rents mouvements.  Mais  tâchons  de  découvrir  quelles  inclina- 
tions ils  doivent  avoir. 

Si  notre  nature  n'était  point  corrompue,  il  ne  serait  pas  né- 
cessaire de  chercher  par  la  raison,  ainsi  que  nous  allons  faire, 
quelles  doivent  être  les  inclinations  naturelles  des  esprits  créés: 
nous  n  aurions  pour  cela  qu'à  nous  consulter  nous-mêmes,  et 
nous  reconnaîtrions  par  le  sentiment  intérieur  que  nous  avons 
de  ce  qui  se  passe  en  nous,  toutes  les  inclinations  que  nous 
devons  avoir  naturellement.  .Mais  parce  que  nous  savons  par 
la  foi  que  le  péché  a  renversé  l'ordre  do  la  nature,  et  que  la 
raison  même  nous  apprend  que  nos  inclinations  sont  déréglées, 
comme  on  le  verra  mieux  dans  la  suite,  nous  sommes  obligés 
de  prendre  un  autre  tour.  Ne  pouvant  nous  fier  à  ce  que  nous 
sentons,  nous  sommes  obligés  d' expliquer  les  choses  d'une  ma- 
nière plus  relevée,  mais  qui  semblera  sans  doute  peu  solide  à 
ceux  qui  n'estiment  que  ce  qui  se  fait  sentira 

II.  C'est  une  vérité  incontestable,  que  Dieu  no  peut  avoir 
d'autre  tin  principale  de  ses  opérations  que  lui-même,  et  qu'il 
peut  avoir  plusieurs  (ins  moins  principales,  qui  tendent  toutes 
à  la  conservation  des  êtres  qu'il  a  créés.  Il  ne  peut  avoir  d'autre 
fin  principale  que  lui-même,  parce  qu'il  ne  peut  pas  error,  ou 
mettre  sa  dernière  tin  dans  les  êtres  qui  ne  renferment  pas 
toutes  sortes  de  biens.  Mais  il  peut  avoir  pour  fin  moins  prin- 
cipale la  conservation  des  êtres  créés,  parce  que  participant 
tous  de  sa  bonté,  ils  sont  nécessairement  bons  et  même  très 
bons,  si.'lon  l'écriture,  «  vaUle  bona  >k  Ainsi  Dieu  les  aime,  et  c'est 
nirnie  son  amour  qui  les  conserve;  car  tous  les  êtres  ne  sub- 
sistent que  parce  que  Dieu  les  aime.  «  Diiigis  omnia  quae  sunt, 

(^eiie  manière  plus  relevée,  comme  dit  Malcbranche,  est  peu  conforme  à 
la  méthndo  Hc  Dc?cartos.  ''est  (1r  la  nature  de  Dieu,  telle  <iu'il  la  suppose, 
que  Malcbranche  va  déduire  les  iucliuations  di  l'humme. 


374  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

dit  le  Sage,  et  nihil  odisli  eorum  quse  fccisli  :  nec  enim  odiens 
aliquid  constituisli  et  fecisli.  Quomodo  autem  posset  aliquid 
permanere,  nisi  lu  voluisses  :  aut  qiiod  à  te  vocalum  non 
esset  conservarelur.  »  En  effet,  il  n'est  pas  possible  de  conce- 
voir que  des  choses,  qui  ne  plaisent  pas  à  un  être  infiniment 
parlait  et  tout  puissant  subsistent,  puisque  toutes  choses  ne 
subsistent  que  par  sa  volonté.  Dieu  vent  donc  sa  gloire  comme 
sa  fin  principale,  ei  la  conservation  de  ses  créatures,  mais  pour 
sa  gloire. 

Les  inclinations  naturelles  des  esprits,  étant  certainement  des 
impressions  continuelles  de  la  volonté  de  celui  qui  les  a  créés 
et  qui  les  conserve,  il  est,  ce  me  semble,  nécessaire  que  ces 
inclinations  soient  entièrement  semblables  à  celles  de  leur 
créateur  et  de  leur  conservateur.  Elles  ne  peuvent  donc  avoir 
naturellement  d'autre  fin  principale  que  sa  gloire,  ni  d'autre 
fin  seconde  que  leur  propre  conservation  et  celle  des  autres 
mais  toujours  par  rapport  à  celui  qui  leur  donne  l'être.  Car 
enfin  il  me  parait  incontestable  que  Dieu  ne  pouvant  vouloir 
que  les  volontés  qu'il  crée  aiment  davantage  un  moindre  bien 
qu'un  plus  grand  bien,  c'est-à  dire,  qu'elles  aiment  davantage 
ce  qui  est  moins  aimable  que  ce  qui  est  plus  aimable,  il  en 
peut  créer  aucune  créature  sans  la  tourner  vers  lui-même,  et 
lui  commander  de  l'aimer  plus  que  toutes  choses,  quoiqu'il 
puisse  la  créer  libre  et  avec  la  puissance  de  se  détacher  et  de 
se  détourner  de  lui. 

in.  Comme  il  n'y  a  probablement  qu'un  amour  en  Dieu,  qui 
est  l'amour  de  lui-même,  et  que  Dieu  ne  peut  rien  aimer  que 
par  cet  amour,  puisque  Dieu  ne  peut  rien  aimer  que  par  rap- 
port à  lui,  aussi  Dieu  n'imprime  qu'un  amour  en  nous,  qui  est 
l'amour  du  bien  en  général;  et  nous  ne  pouvons  rien  aimer 
que  par  cet  amour,  puisque  nous  ne  pouvons  rien  aimer  qui  ne 
soit  ou  qui  ne  paraisse  un  bien.  C'est  Tamour  du  bien  en  géné- 
ral qui  est  le  principe  de  tous  nos  amours  particufiers,  parce 
qu'en  effet  cet  amour  n'est  que  notre  volonté;  car,  comme  j'ai 
déjà  dit  ailleurs,  la  volonté  n'est  autre  chose  que  l'impression 
couiiniielle  de  l'auteur  de  la  nature  qui  porte  l'esprit  de 
l'homme  vers  le  bien  en  général.  Certainement  il  ne  faut  pas 
s'imaginer  que  cette  puissance  que  nous  avons  d'aimer  vienne 
ou  dépende  de  nous.  Il  n'y  a  que  la  puissance  de  mal  aimer, 


DES  INGLINATIO.NS.  315 

OU  plutôt  de  bien  aimer,  ce  que  nous  ne  devons  point  aimer 
qui  dépende  de  nous;  parce  qu'éiant  libres,  nous  pouvons  dé- 
terminer, et  nous  déterminons  en  effet  à  des  biens  particuliers, 
et  par  conséquent  à  de  faux  biens,  le  bon  amour  que  Dieu  ne 
cesse  point  d'imprimer  en  nous,  tant  qu'il  ne  cesse  point  de 
nous  conserver. 

Mais  non  seulement  notre  volonté,  ou  notre  amour  pour  le 
bien  eu  général  vient  de  Dieu,  nos  inclinations  pour  des  biens 
particuliers  lesquelles  sont  communes  à  tous  les  hommes,  quoi- 
qu'inégalement  fortes  dans  tous  les  hommes,  comme  notre  in- 
clination pour  la  conservation  de  notre  être,  et  de  ceux  avec 
lesquels  nous  sommes  unis  par  la  nature,  sont  encore  des  im- 
pressions de  la  volonté  de  Dieu  sur  nous  ;  car  j'appelle  ici 
indifféremment  du  nom  d'inclination  naturelle,  toutes  les  im- 
pressions de  l'auteur  de  la  nature,  qui  sont  communes  à  tous 
les  esprits. 

IV.  Je  viens  de  dire  que  Dieu  aimait  ses  créatures,  et  que 
■c'était  même  son  amour  qui  leur  donnait  et  leur  conservait 
l'être.  Ainsi  Dieu  imprimant  sans  cesse  en  nous  un  amour  pa- 
reil au  sien,  puisque  c'est  sa  volonté  qui  fait  et  qui  règle  la 
nôtre,  il  donne  aussi  toutes  ses  inclinations  naturelles  qui  ne 
dépendent  point  de  notre  choix,  et  qui  nous  portent  nécessaire- 
ment à  la  conservation  de  notre  être,  et  de  ceux  avec  lesquels 
nous  vivons. 

Car  quoique  le  péché  ait  corrompu  toutes  choses,  il  ne  les  a 
pas  détruites.  Quoique  nos  inclinations  naturelles  n'aient  pa^ 
toujours  Dieu  pour  fin  par  le  choix  libre  de  notre  volonté,  elles 
ont  toujours  Dieu  pour  fin  dans  l'institution  de  la  nature  :  car 
Dieu  qui  les  produit  et  qui  les  conserve  en  nous,  ne  les  produit 
et  ne  les  conserve  que  pour  lui.  Tous  les  pécheurs  tendent  à 
Dieu  par  l'impression  qu'ils  reçoivent  de  Dieu,  quoiqu'ils  s'en 
éloignent  par  l'erreur  et  l'égarement  de  leur  e-prit.  Ils  aiment 
bien,  car  on  ne  peut  jamais  mal  aimer,  puisque  c'est  Dieu  qui 
fait  aimer.  Mais  ils  aiment  de  mauvaises  choses,  mauvaises 
seulement,  parce  que  Dieu  qui  donne  même  aux  pécheurs  le 
pouvoir  d'aimer,  leur  défend  de  les  aimer,  à  cause  que  depuis 
le  péché  elles  les  détournent  de  son  amour.  Car  les  iiommes" 
s'imaginant  que  les  créatures  causent  en  eux  le  plaisir  qu'ils 
sentent  à  leur  occasion,  se  portent  avec  fureur  vers  les  corps, 


376  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VERITE. 

et  tombent  dans  un  entier  oubli  de  Dieu,   qui  ne  paraît  point  à 
leurs  yeux. 

Nous  avons  donc  encore  aujourd'hui  les  mêmes  inclinalions 
naturelles,  ou  les  mêmes  impressions  de  l'auleurde  la  nature 
qu'avait  Adam  avant  son  péché.  Nous  avons  même  les 
inclinations  qu'ont  les  bienheureux  dans  le  ciel,  car  Dieu  ne 
fait  et  ne  conserve  point  des  créatures  qu'il  ne  leur  donne  un 
amour  pareil  au  sien.  Il  s'aime,  il  nous  aime,  il  aime  toutes  ses 
créatures  ;  il  ne  fait  donc  point  d'esprits  qu'il  ne  les  porte  à  l'ai- 
mer, à  s'aimer  et  à  aimer  toutes  les  créatures. 

Mais  comme  toutes  nos  inclinations  ne  sont  que  des  impres- 
sions de  l'auteur  de  la  nature,  lesquelles  nous  portent  à  l'ai- 
mer, et  toutes  choses  pour  lui,  elles  ne  peuvent  être  réglées, 
que  lorsque  nous  aimons  Dieu  de  toutes  nos  forces,  et  toutes 
choses  pour  Dieu,  par  le  choix  libre  de  noire  volonté.  Car 
nous  ne  pouvons  sans  injustice  abuser  de  l'amour  que  Dieu 
ûous  donne  pour  lui,  en  aimant  par  cet  amour  autre  chose  que 
lui  et  sans  rapport  à  lui.  Ainsi  nous  connaissons  présentement 
non  seulement  quelles  sont  nos  inclinations  naturelles,  mais 
encore  ce  qu'elles  doivent  être,  afin  qu'elles  soient  bien  et 
selon  l'institution  do  leur  auteur. 

Nous  avons  donc  premièrement  une  inclination  pour  le  bien 
en  général,  laquelle  est  le  principe  de  toutes  nos  inclinations 
naturelles,  de  toutes  nos  passions,  et  même  de  tous  les  amours 
libres  de  notre  àme,  parce  que  c'est  de  cette  inclination  pour  le 
bien  en  général  que  nous  avons  la  force  de  suspendre  notre 
consentement  à  l'égard  des  biens  particuliers  qui  ne  la  rem- 
plissent pas  entièrement. 

En  second  lieu,  nous  avons  de  l'inclination  pour  la  con- 
servation de  notre  être. 

En  troisième  lieu,  nous  avons  tous  de  l'inclination  pour  les 
autres  créatures,  lesquelles  sont  utiles,  ou  à  nous-mêmes,  ou  à 
ceux  que  nous  aimons.  Nous  avons  encore  beaucoup  d'autres 
inclinations  particulières  qui  dépendent  de  celles-ci,  mais  je  ne 
donne  Cflte  division  que  pour  me  faire  quelque  ordre.  Je  pré- 
tends seulement  rapporter  dans  ce  quatrième  livre  les  erreurs 
■  de  nos  inclinations  à  ces  trois  chefs:  à  l'inclination  que  nous 
avons  pour  le  bien  en  général,  à  l'araour  de  nous-mêmes,  et  à 
l'amour  du  prochain. 


DES  L\CLLNATIONS  377 


CHAPITRE  II 

I.  L'inclination  pour  le  bien  en  général  est  le  principe  de  l'inquiétude  de 
Botre  volonté.  —II.  Et  p.r  coiisé|uent  de  noirf  peu  d'application  et  de 
not'C  ignorance.  —  III.  Premier  exemple,  la  morale  peu  conn  ^e  du  commun 
des  hommes.  —  IV.  Second  exemple,  l'immortalité  de  I  âme  contestce  par 
quelques  personnes.  —  V.  Que  notre  ignorance  est  extrême  à  l'égard  des 
choses  abstraite-,  on  qui  n'ont  guère  de  rapport  à  iiou<. 

I.  Celte  vaste  capacité  qu'a  la  volonté  pour  tous  les  biens  en 
général,  à  cause  qu'elle  n'est  faite  que  pour  un  bien  qui  ren- 
ferme en  soi  tous  les  biens,  ne  peut  élre  remplie  par  toutes  les 
choses  que  l'esprit  lui  représente,  et  cependant  ce  mouvement 
continuel  que  Dieu  lui  imprime  vers  le  bien  ne  peut  s'arrêter. 
Ce  mouvement  ne  cessant  jamais,  donne  nécessairement  à 
l'esprit  une  agitation  continuelle.  La  volonté  qui  cherche  ce 
qu  elle  désire,  oblige  l'esprit  de  se  représenter  toutes  sortes 
d'objets.  L'esprit  se  les  représente,  mais  l'àme  ne  les  goûte 
pas;  ou  si  elle  les  goûte,  elle  ne  s'en  contente  pas.  L'àme  ne 
les  goûte  pas,  parce  que  souvent  la  vue  de  l'esprit  n'est  point 
accompagnée  de  plaisir  ;  car  c'est  par  le  plaisir  que  l'àme 
goûte  son  bien,  et  l'àme  ne  s'en  contente  pas,  parce  qu'il  n'y  a 
rien  qui  puisse  arrêter  le  mouvement  de  l'àme,  que  celui  qui  le 
lui  imprime.  Tout  ce  que  l'esprit  se  représente  comme  son  bien, 
est  fini;  et  tout  ce  qui  est  fini,  peut  détourner  pour  im  moment 
notre  amour,  mais  il  ne  le  peut  fixer.  Lorsque  l'esprit  considère 
des  objets  fort  nouveaux  et  fort  extraordinaires,  ou  qui  tiennent 
quelque  chose  de  l'infini,  la  volonté  soutire  pour  quelque 
temps  qu'il  les  examine  avec  attention,  parce  qu'elle  espère  y 
trouver  ce  qu'elle  cherche,  et  que  ce  qui  est  grand  et  parait 
infini,  porte  le  caractère  de  son  vrai  bien;  mais  avec  le  temps 
elle  s'en  dégoûte  aussi  bien  que  des  autres.  Elle  est  donc  tou- 
jours inquiète,  parce  qu'elle  est  portée  à  cherclier  ce  qu'elle  ne 
peut  jamais  trouver,  et  ce  qu'elle  espère  toujours  de  trouver  : 
et  elle  aime  le  grand,  l'extraordinaire,  et  ce  qui  tient  de  l'infini, 
parce  que  n'ayant  pas  trouvé  son  vrai  bien  dans  les  fchoses  com- 
munes et  familières,  elle  s'imagine  le  trouver  dans  celles  qui 
ne  lui  sont  point  connues.  Nous  ferons  voir  dans  ce  chapitre, 
que  l'inquiétude  de  notre  volonté  est  une  des  principales 
causes  de  l'ignorance  où  nous  sommes,  et  des  erreurs  où  nous 


3"8  DE  LA  UECHEKGHE   DE   LA   VEliiTt: 

lombous  sur  une  infinité  de  sujets;  et  dans  les  deux  suivants 
nous  expliquerons  ce  que  produit  en  nous  l'inclination  que  nous 
avons  pour  tout  ce  qui  a  quelque  chose  de  grand  et  d'extraor- 
dinaire. 

II.  Il  est  assez  évident  par  les  choses  que  l'on  a  dites,  prô- 
mièrement  que  la  volonté  n'applique  guère  l'entendement  qu'à 
des  objets  qui  ont  quelque  rapport  avec  nous,  et  qu'elle  néglige 
fort  les  autres;  car  souhaitant  toujours  la  félicité  avec  ardi'ur, 
el  par  l'impression  de  la  nature,  elle  ne  tourne  l'entendement 
que  vers  les  choses  qui  nous  paraissent  utiles  et  qui  nous 
causent  quelque  plaisir. 

Secondement,  que  la  volonté  ne  permet  pas  que  l'enlende- 
menl  s'occupe  longtemps  à  des  choses  mêmes  qui  lui  donnent 
quelque  plaisir,  parce  que,  comme  on  vient  de  dire,  toutes  les 
choses  créées  peuvent  bien  nous  plaire  pour  quelque  temps, 
mais  nous  nous  en  dégoûtons  bientôt  après,  et  alors  notre  esprit 
s'en  détourne  et  cherche  ailleurs  de  quoi  se  satisfaire. 

Troisièmement,  que  la  volonté  est  excitée  à  faire  ainsi  courir 
l'esprit  d'objet  en  objet,  parce  qu'il  n'est  jamais  sans  lui  repré- 
senter confusément,  et  comme  de  loin,  celui  qui  contient  en  soi 
tous  les  êtres,  comme  nous  l'avons  dit  dans  le  troisième  livre. 
Car  Ja  volonté  voulant,  pour  ainsi  dire,  approclier  davanlage 
de  soi  son  vrai  bien  pour  être  touchée,  et  pour  en  recevoir  le 
mouvement  qui  l'anime,  elle  excite  l'entendement  à  se  le  re- 
présenter par  quelque  endroit.  Mais  alors  ce  n'est  point  l'être 
général  el  universel,  ce  n'est  plus  l'être  intiuimeut  parfait  rjue 
l'esprit  aperçoit;  c'est  quelque  chose  de  borné  et  d'imparfait, 
qui  ne  pouvant  arrêter  le  mouvement  delà  volon*é,  ni  lui  [)laire 
longtemps,  elle  l'abandonne  pour  courir  après  quelque  autre 
objet. 

Cependant  l'attention  et  l'explication  de  l'esprit  étant  absolu- 
ment nécessaire  pour  découvrir  les  vérités  un  peu  cachées,  il. 
est  manifeste  que  le  commun  des  hommes  doit  être  dans  une 
ignorance  très  grossière  à  l'égard  même  des  chc>ses  qui  ont 
quelqae  rapport  à  eux;  et  qu'ils  sont  dans  un  aveuglement 
inconcevable  à  l'égard  de  toutes  les  vérités  abstraites,  et  (jui 
n'ont  point  de  rapport  sensible  avec  eux.  Mais  il  faut  tacher  de 
faire  sentir  ces    choses  par  des  exemples. 

III.  li  n'y  a  point  de  science  qui  ait  tant  de  rapport  à  nous 


DES  LNCLINATIOiNS.  379 

que  la  morale;  c'est  elle  qui  nous  apprend  tous  nos  devoirs 
à  l'égard  de. Dieu,  de  notre  prince,  de  nos  parents,  de  nos 
amis,  et  généralement  de  tout  ce  qui  nous  environne.  Elle  nous 
enseigne  même  le  chemin  qu'il  faut  suivre  pour  devenir  éter- 
nellemenl  heureux;  et  tous  les  hommes  sont  dans  une  obliga- 
tion essentielle,  ou  plutôt  dans  la  nécessité  indispensable  de 
s'y  appliquer  uniquement.  Cependant  il  y  a  six  mille  ans  qu'il 
y  a  des  hommes  et  cette  science  est  encore  fort  imparfaite. 

Cette  partie  de  la  morale  qui  regarde  ce  que  l'on  doit  à 
Dieu,  et  qui  sans  doute  est  la  principale,  puisqu'elle  a  rapport 
à  l'éternité,  n'a  presque  point  été  connue  des  plus  savants;  et 
l'on  trouve  encore  à  présent  des  personnes  d'esprit  qui  n'en 
ont  aucune  connaissance.  Cependant  c'est  la  partie  de  la  morale 
la  plus  facile.  Car  premièrement  quelle  difficulté  y  a-t-il  à  re- 
connaître qu'il  y  a  un  Dieu?  Tout  ce  que  Dieu  a  fait  le  prouve  ; 
tout  ce  que  les  hommes  et  les  bêtes  font  le  prouve;  tout  ce 
que  nous. pensons,  tout  ce  que  nous  voyons,  tout  ce  que  nous 
sentons,  le  prouve.  En  un  mol  il  n\v  a  rien  qui  ne  prouve 
l'existence  de  Dieu,  ou  qui  ne  la  puisse  prouver  à  des  espritsr 
attentifs,  et  qui  s'appliquent  sérieusement  à  rechercher  l'auleu 
de  toutes  choses.  ' 

Eq  second  lieu,  il  est  évident  qu'il  faut  suivre  les  ordres  de 
Dieu  pour  être  heureux  :  car  étant  puissant  et  juste,  on  ne  peut 
lui  désobéir  sans  être  puni,  ni  lui  obéir  sans  être  récompensé. 
Mais  que  demande-t-il  de  nous  ?  que  nous  l'aimions,  que  notre 
esprit  soit  occupé  de  lui,  que  notre  coeur  soit  tourné  vers  lui. 
Car  pourquoi  a-t-il  créé  les  esprits?  Certainement  il  ne  peut 
rien  faire  que  pour  lui  :  il  ne  nous  a  donc  laits  que  pour  lui,  et 
nous  sommes  indispensablement  obligés  à  ne  point  détourner 
ailleurs  l'impression  d'amour  qu'il  conserve  sans  cesse  en  nous, 
afin  que  nous  l'aimions  sans  cesse. 

Ces  vérités  ne  sont  pas  fort  difficiles  à  découvrir  pour  peu 
que  l'on  s'y  applique.  Cependant  ce  seul  principe  de  morale  : 
Que  pour  être  vertueux  et  heureux  il  est  absolument  nécessaire 
d'aimer  Dieu  sur  toutes  choses  et  en  toutes  choses,  est  le  fon- 
dement de  toute  la  morale  chrétienne.  Il  ne  faut  pas  aussi 
s'appliquer  extrêmement  pour  en  tirer  toutes  les  conséquences 
dont  nous  avons  besoin,  pour  établir  les  règles  générales  de 
notre  conduite,  quoiqu'il  y  ait  très  pcy  de  personnes  qui  les 


380  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

tirent,  et  que  l'on  dispute  encore  tous  les  jours  sur  des  ques- 
tions de  morale,  qui  sont  des  suites  immédiates  et  nécessaires 
d'un  principe  aussi  évident  qu'est  celui-là. 

Les  géomètres  font  toujours  quelques  nouvelles  découvertes 
dans  leur  science,  ou  s'ils  ne  la  perfectionnent  pas  beaucoup, 
c'est  qu'ils  ont  déjà  tiré  de  leurs  principes  les  conséquences 
les  plus  utiles  et  les  plus  nécessaires.  Mais  la  plupart  des 
hommes  semblent  incapables  de  rien  conclure  du  premier  prin- 
cipe de  la  morale.  Toutes  leurs  idées  s'évanouissent  et  se  dis- 
sipent lorsqu'ils  veulent  seulement  y  penser,  parce  qu'ils  ne 
veulent  pas  comme  il  faut,  et  ils  ne  le  veulent  pas,  parce 
qu'ils  ne  le  goûtent  pas,  ou  parce  qu'ils  s'en  dégoûtent  trop  tôt 
après  qu'ils  l'ont  goûté.  Ce  principe  est  abstrait,  métaphysique, 
purement  intelligible .  il  ne  se  sent  pas,  il  ne  s'imagine  pas.  Il 
ne  parait  donc  pas  solide  à  des  yeux  charnels  ou  à  des  esprits 
qui  ne  voient  que  par  les  yeux.  Il  ne  se  trouve  rien  dans  la 
considération  sèche  et  abstraite  de  ce  principe,  qui  puisse  faire 
cesser  l'inquiétude  de  leur  volonté,  et  qui  puisse  fixer  la  vue  de 
leur  esprit  pour  le  considérer  avec  quelque  attention.  Quelle 
espérance  donc  qu'ils  le  voient  bien,  qu'ils  le  comprennent 
bien,  et  qu'ils  en  concluent  directement  ce'  qu'ils  en  doivent 
conclure  ! 

Si  les  hommes  ne  comprenaient  qu'imparfaitement  cette  pro- 
position de  géométrie  :  Que  les  côtés  des  triangles  semblables 
sont  proportionnels  entre  eux,  certainement  ils  ne  seraient  pas 
de  grands  géomètres.  Mais  si,  outre  cette  vue  confuse  et  impar- 
faite de  celte  proposition  fondamentale  de  la  géométrie,  ils 
avaient  encore  quelque  intérêt  que  les  côtés  des  triangles  sem- 
blables ne  fussent  pas  proportionnels,  et  que  la  fausse  géomé- 
trie fût  aussi  commode  pour  leurs  inclinations  perverses  que 
la  fausse  morale,  ils  pourraient  bien  faire  des  paralogismes 
aussi  absurdes  en  géométrie  qu'eit  matière  de  morale,  parce 
que  les  erreurs  leur  seraient  agréables,  et  que  la  vérité  na 
ferait  que  les  embarrasser,  que  les  étourdir  et  que  les  fâcher. 

11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  l'aveuglement  des  hommes 
qui  vivaient  dans  les  siècles  passés,  pendant  lesquels  l'idolà- 
trie  régnait  dans  le  monde,  ou  de  ceux  qui  vivent  maintenant, 
et  qui  ne  sont  point  encore  éclairés  par  la  lumière  de  1" Évan- 
gile. Il  fallait  que  la  sagesse  éternelle  se  rendit  enfin  sensible. 


DES  INCLINATIONS.  381 

pour  instruire  des  hommes  qui  n'interrogent  que  leurs  sens.  II 
y  avait  quatre  mille  ans  que  la  vérité  parlait  à  leur  esprit  : 
mais  ne  rentrant  point  dans  eux-mêmes,  ils  ne  l'entendaient 
pas,  il  fallait  qii'elle  parlât  à  leurs  oreilles.  La  lumière  qui 
éclaire  tous  les  honimes,  luisait  dans  leurs  ténèbres  sans  les 
dissiper,  ils  ne  pouvaient  même  la  regarder.  Il  fallait  que  la 
lumiore  intelligible  se  voilât  et  se  rendit  visible  ;  il  fallait  que 
le  Verbe  se  fit  chair  et  que  la  sagesse  cachée  et  inaccessible 
aux  hommes  charnels  les  instruisit  d'une  manière  charnelle, 
«  carnaliter,  »  ^  dit  saint  Bernard.  La  plupart  des  hommes,  et 
principalement  les  pauvres  qui  sont  le  plus  digne  objet  de  la 
miséricorde  et  de  la  providence  du  créateur,  ceux  qui  sont 
obligés  de  travailler  pour  gagner  leur  vie,  sont  extrêmement 
grossiers  .et  stupides.  Ils  n'entendent  que  parce  qu'ils  ont  des 
oreilles,  ils  ne  voient  que  parce  qu'ils  ont  des  yeux.  Ils  sont 
incapables  de  rentrer  en  eux-mêmes  par  quelque  effort  d'es- 
prit, pour  y  interroger  la  vérité  dans  le  sileiice  de  leurs  sens 
et  de  leurs  passions.  Ils  ne  peuvent  s'appliquer  à  la  vérité, 
parce  qu'ils  ne  peuvent  la  goûter,  et  souvent  ils  ne  s'avisent 
pas  môme  de  s'y  appliquer,  parce  qu'ils  ne  s'avisent  pas  de 
s'appliquer  à  ce  qui  ne  les  touche  pas.  Leur  volonté  inquiète  et 
volage  tourne  incessamment  la  vue  de  leur  esprit  vers  tous 
les  objets  sensibles  qui  leur  plaisent  et  qui  les  divertissent  par 
leur  variété  ;  car  la  multiplicité  et  la  diversité  des  biens  sen- 
sibles sont  cause  que  l'on  en  reconnaît  moins  la  vanité,  et  ^ue 
l'on  est  toujours  dans  l'espérance  d'y  rencontrer  le  vrai  bien 
que  l'on  désire. 

Ainsi  quoique  les  conseils  que  Jésus-Christ  comme  homme, 
comme  voie,  comme  auteur  de  notre  foi  nous  donne  dans 
l'Évangile,  soient  beaucoup  plus  proportionnes  à  la  faiblesse  de 
notre  esprit,  que  ceux  que  le  même  Jésus-Christ  comme 
sagesse  éternelle,  comme  vérité  intérieure,  comme  lumière  intel- 
ligible nous  inspire  dans  le  plus  secret  de  notre  raison,  quoi- 
que Jésus-Christ  rende  ces  conseils  agréables  par  sa  grâce, 
sensibles  par  son  exemple,  convaincants  par  ses  miracles,  les 
hommes  sont  si  stupides,  et  si  incapables  de  réllexion,  môme 
sur  les  choses  qu'il  leur  est  de  la  dernière  conséquence   de  biea 

*.  Senn.  39.  de  nalali  Doniini. 


382  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

savoir,  qu'ils  n'y  pensent  presque  jamais  comme  ils  le  doivent. 
Peu  de  gens  voient  la  beauté  de  l'Évangile.  Peu  de  gens  con- 
çoivent la  solidité  et  la  nécessité  des  conseils  de  Jésus-Cbrist, 
peu  les  méditent,  peu  s'en  nourrissent  et  s'en  fortifient;  l'agi- 
tation continuelle  de  la  volonté  qui  cherche  le  goût  du  bien,  ne 
permettant  pas  que  l'on  s'arrête  à  des  vérités  qui  semblent 
l'en  priver.  Voici  une  autre  preuve  de  ce  que  je  dis. 

IV.  Les  impies  doivent  sans  doute  se  mettre  fort  en  peine  de 
savoir  si  leur  àme  est  mortelle,  comme  ils  le  pensent,  ou  si 
elle  est  immortelle,  comme  la  foi  et  la  raisonnons  l'apprennent. 
C'est  là  une  chose  de  la  dernière  conséquence  pour  eux  ;  il  y 
va  de  leur  éternité,  et  le  repos  même  de  leur  esprit  en  dépend. 
D'où  vient  donc  qu'ils  ne  le  savent  pas,  ou  qu'ils  demeurent 
dans  le  doute,  si  ce  n'est  qu'ils  ne  sont  pas  capables  d'une  at- 
tention un  peu  sérieuse,  et  que  leur  volonté  inquiète  et  cor- 
rompue ne  permet  pas  à  leur  esprit  de  regarder  fixement  les 
raisons,  qui  sont  contraires  aux  sentiments  qu'ils  voudraient 
être  véritables.  Car  enfin  est-ce  une  chose  si  difficile  à  recon- 
naiire  que  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'âme  et  le  corps,  entre 
ce  qui  pense  et  ce  qui  est  étendu  ?  Faut-il  apporter  une  s 
grande  attention  d'esprit  pour  voir  qu'une  pensée  n'est  rien 
de  rond  ni  carré,  que  de  l'étendue  n'est  capable  que  de  diffé- 
rentes figures  et  de  différents  mouvements,  et  non  pas  de 
pensée  et  de  raisonnement,  et  qu'ainsi  ce  qui  pense,  et  ce  qui 
est  étendu,  sont  deux  êtres  tout  à  fait  opposés  ?  Cependant  cela 
seul  suffit  pour  démontrer  que  l'àme  est  immortelle,  et  quelle 
ne  peut  périr  quand  même  le  corps  serait  anéanti. 

Lorsqu'une  substance  périt,  il  est  vrai  que  les  modes  ou  les 
manières  d'être  de  cette  substance  périssent  avec  elle.  Si  un 
morceau  de  cire  était  anéanti,  il  est  vrai  que  les  figures  de  cette 
cire  feraient  aussi  anéanties  avec  elle,  parce  que  la  romieur 
par  exemple  de  la  cire,  n'est"  en  effet  que  la  cire  même  d'une 
telle  façon  ;  ainsi  elle  ne  peut  subsister  sans  la  cire.  Mais  quaod 
Dieu  détruirait  toute  la  cire  qui  est  au  monde,  il  ne  s'ensa'i- 
vrait  pas  pourtant  de  là  qu'aucune  autre  substance,  ni.qiw?'  les 
moiles  d'aucune  autre  substance  fussent  anéantis.  Toutes  les 
pierres,  par  exemple,  subsisteraient  avec  tous  leurs  modes, 
parce  que  les  pierres  sont  des  substances  ou  des  êtres,  et  non 
pas  des  manières  d'être  de  la  cire. 


DES  INCLINATIOxXS.  383 

De  même,  quand  Dieu  anéantirait  la  moitié  de  quelque  oorps, 
il  ne  s'ensuivrait  pas  que  l'autre  moitié  fût  anéantie.  Cette  der- 
nière moitié  est  unie  avec  l'autre,  mais  elle  n'est  pas  unie  avec 
elle.  Ainsi  une  moitié  étant  anéantie,  il  s'ensuit  bien,  selon  la 
lumière  de  la  raison,  que  l'autre  moitié  n'y  a  plus  de  rapport, 
mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  ne  soit  plus,  puisque  son  être 
étant  différent,  il  ne  peut  être  réduit  au  néant  par  l'anéantisse- 
ment de  l'autre.  Il  est  donc  clair  que  la  pensée  n'étant  point  la 
modification  de  l'étendue,  notre  àme  n'est  point  anéantie,  quand 
même  on  supposerait  que  la  mort  anéantirait  notre  corps. 

Mais  on  n'a  pas  raison  do  s'imaginer  que  le  corps  même  soit 
anéanti  lorsqu'il  est  détruit.  Les  parties  qui  le  composent  se 
dissipent  en  vapeur  et  se  résolvent  en  poussière  ;  on  ne  les  voit 
plus,  et  on  ne  les  reconnaît  plus  il  est  vrai,  mais  on  n'en  doit  pas 
conclure  qu'elles  ne  sont  plus,  car  l'esprit  les  aperçoit  toujours. 
Si  l'on  sépare  un  grain  de  moutarde  en  deux,  en  quatre,  en 
vingt  parties,  on  l'anéantit  à  nos  yeux,  car  on  ne  les  voit  plus; 
mais  ou  ne  l'anéantit  pas  en  lui-même,  on  ne  l'anéantit  pas 
à  l'esprit;  car  l'esprit  le  voit,  quand  même  on  le  diviserait  en 
mille  ou  cent  raille  parties. 

C'est  une  notion  commune  à  tout  homme  qui  se  sert  plutôt 
de  sa  raison  que  de  ses  sens,  que  rien  ne  peut  s'anéantir 
par  les  forces  ordinaires  de  la  nature;  car  de  même  qu'il 
ne  se  peut  faire  naturellement  quelque  chose  de  rien,  il  ne 
se  peut  faire  aussi  qu'une  substance,  ou  qu'un  être  devienne 
rien.  Le  passage  de  l'être  au  néant,  ou  du  néant  à  l'être  est 
également  impossible.  Les  corps  peuvent  donc  se  corrompre, 
si  l'on  veut  appeler  corruption  les  changements  qui  leur  arri- 
vent, mais  ils  ne  peuvent  pas  s'anéantir.  Ce  qui  est  rond  peut 
devenir  carré,  ce  qui  est  chair  peut  devenir  terre,  vapeur,  et 
tout  ce  qu'il  vous  plaira;  car  toute  étendue  est  capable  de  toute 
sorte  de  configuration,  mais  la  substance  de  ce  qui  est  rond 
et  "le  ce  qui  est  chair,  ne  peut  périr.  Il  y  a  certaines  lois  éta- 
blie dans  la  nature,  selon  lesquelles  les  corps  changent  suc- 
cessif."ment  de  formes;  la  variété  successive  de  ces  formes  lait 
la  beaui"  de  l'univers,  et  donne  do  l'admiration  pour  sou  au- 
teur :  mais  il  n'y  a  point  de  loi  dans  l;i  nature  pour  l'anéantis- 
sement d'aucun  être,  parce  que  le  noaut  n'a  rien  de  beau 
ni    de    rien   bon,    et   que    l'auteur    de    la   nature    aime    son 


384  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

ouvrage.  Les  corps  peuvent  donc  changer,  mais  ils  ne  peuvent 
pas  périr. 

Mais  si  en  s'arrêtant  au  rapport  de  ses  sens  on  veut  soutenir 
avec  opiniâtreté  que  la  résolution  des  corps  est  un  véritable 
anéantissement,  à  cause  que  les  parties  dans  lesquelles  ils  se 
résolvent,  sont  imperceptibles  à  nos  yeux,  qu'on  se  souvienne 
au  moins  que  les  corps  ne  peuvent  se  diviser  en  ces  parties 
imperceptibles,  que  parce  qu'ils  sont  étendus.  Car  si  l'esprit 
n'est  point  étendu,  il  ne  sera  pas  divisible;  et  s'il  n'est  pas  di- 
visible, il  faudra  demeurer  d'accord  qu'en  ce  sens  il  ne  sera 
pas  corruptible.  Mais  comment  pourrait -on  s'imaginer  que  l'es- 
prit fut  étendu  et  divisible?  On  peut  par  une  ligne  droite  cou- 
per un  carré  en  deux  triangles,  en  deux  parallélogrammes,  en 
deux  trapèzes;  mais  par  quelle  ligne  peut-on  concevoir  qu'un 
plaisir,  qu'une  douleur,  qu'un  désir  se  puisse  couper?  et  quelle 
figure  résulterait  de  cette  division?  Certainement  je  ne  crois 
pas  que  l'imagination  soit  assez  féconde  en  fausses  idées  pour 
se  satisfaire  là-dessus. 

L'esprit  n'est  donc  point  étendu,  il  n'est  point  divisible,  il 
n'est  point  susceptible  des  mêmes  changements  que  le  corps; 
néanmoins  il  faut  tomber  d'accord  qu'il  n'est  pas  immuable 
par  sa  nature.  Si  le  corps  est  capable  d'un  nombre  infini  de 
différentes  figures  et  de  différentes  configurations,  l'esprit  est 
aussi  capable  d'un  nombre  infini  de  différentes  perceptions,  de 
différentes  modifications.  Comme  après  notre  mort  la  substance 
de  notre  chair  se  résoudra  en  terre,  en  vapeurs  et  en  une  in- 
finité d'autres  corps  sans  s'anéantir  :  de  même  notre  âme  sans 
rentrer  dans  le  néant,  aura  des  pensées,  et  des  sentiments  bien 
•lill'érents  de  ceux  qu'elle  a  pendant  cette  vie.  Il  est  nécessaire 
maintenant  que  nous  vivions,  que  notre  corps  soit  composé  de 
chîiir  et. d'os,  il  est  aussi  nécessaire  pour  vivre  que  notre  àme 
ail  les  idées,  et  les  sentiments  qu'elle  a  par  rapport  au  corps 
auquel  elle  est  unie.  Mais  lorsqu'elle  sera  séparée  de  son  corps, 
elle  sera  en  pleine  liberté  de  recevoir  toutes  sortes  d'idées  et 
de  modifications  bien  différentes  de  celles  qu'elle  a  présente- 
ment; comme  notre  corps  de  son  côté  sera  capable  de  rece- 
voir toutes  sortes  de  figures  et  de  configurations  bien  diffé- 
rentes de  celles  qu'il  est  nécessaire  qu'il  ait  pour  être  le  corps 
d'un  homme  vivant. 


DES    INCLINATIONS.  385 

Les  choses  que  je  viens  de  dire  font,  ce  me  semble,  assez 
voir  que  l'immortalité  de  l'âme  n'est  pas  une  chose  si  difficile 
à  comprendre.  D'où  peut  donc  venir  que  tant  de  gens  en  dou- 
tent, si  ce  n'est  qu'il  ne  leur  plaît  pas  d'apporter,  aux  raisons 
qui  la  prouvent,  le  peu  d'attention  qui  est  nécessaire  pour  s'en 
convaincre  ?  Et  d'oii  vient  qu'ils  ne  veulent  pas  ?  si  ce  n'est 
que  leur  volonté,  étant  inquiète  et  inconstante,  agite  sans  cesse 
leur  entendement;  de  sorte  qu'il  n'a  pas  le  loisir  d'apercevoir 
[lislinctement  les  idées  mêmes  qui  lui  sont  les  plus  présentes, 
comme  sont  celles  de  la  pensée  et  de  l'étendue  ;  de  même 
qu'un  homme  agité  par  quelque  passion,  et  qui  tourne  inces- 
samment les  yeux  de  tous  côtés,  ne  dislingue  pas  le  plus  sou- 
vent les  objets  les  plus  proches  et  les  plus  exposés  à  sa  vue. 
Car  enfin  la  question  de  l'immortalité  de  l'âme  est  une  des 
questions  les  plus  faciles  à  résoudre,  lorsque,  sans  écouter  son 
imagmation,  l'on  considère  avec  quelque  attention  d'esprit, 
l'idée  claire  et  distincte  de  l'étendue,  pour  reconnaître  qu'elle 
ne  peut  avoir  de  rapport  avec  la  pensée. 

Si  l'inconstance  et  la  légèreté  de  notre  volonté  ne  permet 
pas  à  notre  entendement  de  pénétrer  le  fond  des  choses  qui 
lui  sont  très  présentes,  et  qu'il  nous  est  de  la  dernière  consé- 
quence de  savoir,  il  est  facile  de  juger  qu'elle  nous  permettra 
encore  moins  de  méditer  celles  qui  sont  éloignées  et  qui  n'ont 
aucun  rapport  à  nous.  De  sorte  que  si  nous  sommes  dans  une 
ignorance  très  grossière  de  la  plupart  des  choses  qu'il  nous  est 
très  nécessaire  de  savoir,  nous  ne  serons  pas  fort  éclairés  dans 
celles  qui  nous  paraissent  entièrement  vaines  et  inutiles. 

Il  n'est  pas  fort  nécessaire  que  je  m'arrête  à  prouver  ceci 
par  des  exemples  ennuyeux  et  qui  ne  renferment  point  de  vé- 
rités considérables  :  car  s'il  y  a  des  choses  que  l'on  doive 
ignorer,  ce  sont  celles  qui  ne  servent  à  rien.  Quoiqu'il  y  ait 
peu  de  gens  qui  s'appliquent  sérieusement  à  des  choses  emiè- 
rement  vaineset  inutiles,  il  n'y  en  a  encore  que  trop;  mais  il 
ne  peut  y  avoir  trop  de  gens  qui  ne  s'y  appliquent  pas  et  qui 
les  méprisent,  pourvu  seulement  qu'ils  n'en  jugent  pas.  Ce  n'est 
pas  un  défaut  à  un  esprit  borné,  que  de  ne  pas  savoir  certaines 
choses  ;  c'est  seulement  un  défaut  d'en  juger.  L'ignorance  est 
un  mal  nécessaire,  mais  on  peut  et  on  doit  éviter  l'erreur.  Ainsi 
je  ne  condamne  pas  dans  les  hommes  l'ignorance  de  beaucoup 
T.  I.  22 


386  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ 

de  choses,  mais  seulement  les  jugements  téméraires  qu'ils  en 
portent. 

V.  Lorsque  les  elio'es  ont  beaucoup  de  rapport  à  nous, 
qu'elles  sont  sensibles  et  qu'elles  tombent  aisément  sous  l'ima- 
ginai ion,  l'on  peut  dire  que  l'esprit  s'y  applique,  et  qu'il  en 
peut  avoir  quelque  connaissance.  Car  lorsque  nous  savons  que 
des  choses  ont  rapport  à  nous,  nous  y  pensons  avec  quelque 
inclination;  et  lorsque  nous  sentons  qu'elles  nous  touchent, 
nous  nous  y  appliquons  avec  plaisir.  De  sorte  que  nous  de- 
vrions être  plus  savants  quo  nous  no  sommes  dans  beaucoup 
de  choses,  si  l'inquiétude  et  l'agitation  de  notre  volonté  ne 
troublait  et  ne  fatiguait  sans  cesse  notre  attention. 

Mais  lorsque  les  choses  sont  abstraites  et  peu  sensibles,  nous 
n'en  pouvons  que  difficilement  avoir  quelque  connaissance 
assurée;  non  que  les  vérités  abstraites  soient  d'elles-mêmes 
fort  embarrassées,  mais  à  cause  que  l'attention  et  la  vue  de 
l'esprit  commence  et  finit  d'ordinaire  en  même  temps  que  la 
vue  sensib'e  des  objets,  parce  que  l'on  ne  pense  guère  qu'à  ce 
que  l'on  voit  et  que  l'on  sent,  et  qu'autant  de  temps  qu'on  le 
voit  et  qu'on  le  sent. 

11  est  certain  que  si  l'esprit  pouvait  facilement  s'appliquer 
aux  idées  claires  et  distinctes,  sans  être  comme  soutenu  par 
quelque  sentiment,  et  si  l'inquiétude  de  la  volonté  ne  détour- 
nait point  sans  cesse  son  application,  nous  ne  trouverions  pa& 
de  fort  grandes  difficultés  dans  une  infinité  de  questions  natu- 
relles que  nous  regardons  comme  inexplicables,  et  nous  pour- 
rions en  peu  de  temps  nous  délivrer  de  noire  ignorance  et  de 
nos  en"eurs  à  leur  égard. 

C'est,  par  exemple,  une  vérité  incontestable  à  tout  homme 
qui  fait  usage  de  son  esprit,  que  la  création  et  l'anéantissement 
surpassent  les  forces  ordinaires  de  la  nature.  Si  l'on  demeurait 
donc  attentif  à  cette  notion  pure  de  l'esprit  et  de  la  raison,  on 
n'admettrait  pas- avec  tant  de  facilité. la  création  et  l'auéantisse- 
raeiil  d'un  nombre  infini  de  nouveaux  êtres,  comme  des  formes 
substantielles,  des  qualités,  des  facultés  réelles,  etc.  On  cherche- 
rail  dans  les  idées  distinctes  que  l'on  a  de  l'étendue,  de  la  figure 
et  du  mouvement,  la  raison  des  effets  naturels,  ce  qui  n'est  pas 
toujuurs  si  difficile  qu'on  se  l'imagine  ;  car  toutes  les  choses 
de  la  nature  se  tiennent  et  se  prouvent  les  unes  les  autres. 


DES  LNCLINATIONS.  381 

Les  effets  du  feu,  comme  ceux  des  canons  et  des  mines  sont 
forts  surprenants,  et  leur  cause  est  assez  cachée.  Néanmoins 
si  les  hommes,  au  lieu  de  s'attacher  aux  impressions  de  leurs 
sens  et  à  quelques  expériences  fausses  ou  trompeuses,  s'arrê- 
taient fortement  à  cette  seule  notion  de  l'esprit  pur  :  qu'il  n'est 
pas  possible  qu'un  corps  qui  est  très  peu  agité  produise  un 
mouvement  violent,  puisqu'il  ne  peut  pas  donner  à  celui  qu'il 
choque  plus  de  vitesse  qu'il  n'en  a  lui-mèrae,  il  serait  facile 
de  cela  seul  de  conclure  qu'il  y  a  une  matière  subtile  et  invi- 
sible, quelle  est  très  agitée,  qu'elle  est  répandue  généralement 
dans  tous  les  corps,  et  plusieurs  autres  choses  semblables  qui 
nous  feraient  connaître  la  nature  du  feu,  et  qui  nous  serviraient 
encore  à  découvrir  d'autres  vérités  plus  cachées. 

Car  puisqu'il  se  fait  de  si  grands  mouvements  dans  un  canon 
et  dans  une  mine,  et  que  tous  les  corps  visibles  qui  les  envi- 
ronnent ne  sont  point  dans  une  assez  grande  agitation  pour  les 
produire,  c'est  une  preuve  certaine  qu'il  y  en  a  d'autres  invi- 
sibles et  insensibles,  qui  ont  pour  le  moins  autant  d'agitation 
que  le  boulet  de  canon  :  mais  qui  étant  très  subtils  et  très 
déliés,  peuvent  tous  seuls  passer  librement  et  sans  rien  rompre 
par  les  pores  du  canon,  avant  que  le  feu  y  soit,  c'est-à-dire, 
comme  on  le  peut  voir  expliqué  plus  au  long  et  avec  quelque 
vraisemblance  dans  M.  Descartes  i,  avant  qu'ils  aient  entouré 
les  parties  dures  et  grossières  du  salpêtre  dont  la  poudre  est 
composée.  Mais  lorsque  le  feu  y  est,  c'est-à-dire,  lorsque  ces 
parties  très  subtiles  et  très  agitées  ont  environné  les  parties 
grossières  et  solides  du  salpêtre,  et  leur  ont  ainsi  communiqué 
leur  mouvement  très  fort  et  très  violent,  alors  il  est  nécessaire 
que  tout  crève,  parce  que  les  pores  du  canon,  qui  laissai'  nt 
des  passages  libres  de  tous  côtés  aux  parties  subtiles  dont  nous 
parlons,  lorsqu'elles  étaient  seules,  ne  sont  point  assez  grands 
pour  laisser  passer  les  parties  grossières  du  salpêtre,  et  quel- 
ques autres  dont  la  poudre  est  composée,  lorsqu'elles  ont  reçu 
l'agitation  des  parties  subtiles  qui  les   enviroiuieat. 

Car,  de  même  que  l'eau  des  rivières  qui  coule  sous  les  ponts 
ne  les  ébranle  pas,  à  cause  de  la  petilesso.  de  ses  parties,  ainsi 
la  matière  très  subtile  et  très  déliée  dont  on  vient  de  parier 

1  Piiucipes  de  P'iil.,  4*  parue,  art.  112  et  113. 


388  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

passe  coalinuellemenl  au  travers  des  pores  de  tous  les  corps 
saus  y  faire  des  cliangemenis  sensibles.  Mais  de  même  aussi  que 
celle  rivière  est  capable  de  renverser  un  pont,  lorsque  traînant 
dans  le  cours  de  ses  eaux  Quelques  grandes  masses  de  glaces, 
ou  quelques  autres  corps  plus  solides,  elle  les  pousse  contre 
lui  avec  le  même  mouvement  qu'elle  a,  ainsi  la  matière  sublile 
est  capable  de  faire  les  effets  surprenants  que  nous  voyons 
dans  les  canons  et  dans  les  raines,  lorsqu'ayant  communiqué 
aux  parties  de  la  poudre,  qui  nagent  au  milieu  d'elle,  son 
mouvement  infiniment  plus  violent  et  plus  rapide  que  celui  des 
rivières  et  des  torrents,  ces  mêmes  parties  de  la  poudre  ne 
peuvent  pas  librement  passer  par  les  pores  du  corps  qui  les 
enferme,  à  cause  qu'elles  sont  trop  grossières;  de  sorte  qu'elles 
les  rompent  avec  violence  pour  se  faire  un  passage  libre. 

Mais  les  hommes  ne  peuvent  pas  si  facilement  se  représenter 
des  parties  subtiles  et  déliées,  et  ils  les  regardent  comme  des 
chimères,  à  cause  qu'ils  ne  les  voient  pas  :  «  contemplalio  ferè 
desiniî  cum  aspectu  »,  dit  Bacon.  La  plupart  même  des  philo- 
soplies  aiment  mieux  inventer  quelque  nouvelle  entité  pour  ne 
se  pas  taire  sur  ces  choses  qu'ils  ignorent.  Et  si  on  objecte 
contre  leurs  fausses  et  incompréhensibles  suppositions,  qu'il 
est  nécessaire  que  le  feu  soit  composé  de  parties  très  agitées, 
puisciu'il  produit  des  mouvements  si  violents,  et  qu'une  chose 
ne  peut  communiquer  ce  qu'elle  n'a  pas,  ce  qui  cerlainement 
est  une  objection  très  claire  et  très  solide;  ils  ne  manquent  pas 
de  tout  confondre  par  quelque  distinction  frivole  et  imaginaire, 
comme  celle  des  causes  équivoques  et  umvoques,  afin  de 
paraître  dire  quelque  chose,  lorsqu'en  effet  ils  ne  disent  rien. 
Car  cnlin,  c'est  une  notion  commune  à  des  e.-^prits  attenlils  qu'il 
ne  peut  pas  y  avoir  dans  la  nature  de  véritable  cause  équivoque 
au  ^ens  qu'ils  l'entendenl,  et  que  l'ignorance  seule  des  hommes 
les  a  inventées. 

Les  hommes  doivent  donc  s'attacher  davantage  à  la  considé- 
ration des  notions  claires  et  distinctes,  s'ils  veulent  connaître 
la  nalure;  ils  doivent  un  peu  réprimer  et  arrêter  l'incoustance 
et  la  légèreté  de  leur  volonlé,  s'ils  veulent  pénétrer  le  fond  des 
choses;  car  leurs  esprits  seront  toujours  faibles,  superficiels  et 
discursifs,  si  leurs  vulontés  d.'mourcnî  iniijoui-s  hJgoi'os,  mcoti- 
stanles  et  vtKi^es. 


DES  INCLINATIONS.  3g9 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  quelque  fatigue,  et  qu'il  faut  se  con- 
traindre pour  se  rendre  attentif  et  pour  pénétrer  le  fond  des 
chosps  que  l'on  veut  savoir;  mais  on  n'a  rien  sans  peine.  Il  est 
honteux  que  des  personnes  d'esprit,  et  des  philosophes,  qui 
soiii  obliger,  par  toute=  sortes  de  raisons  à  la  recherche  et  à  la 
d  r.'ns..  de  la  vérité,  parlent  sans  savoir  ce  qu'ils  disent^  et  se 
co  1  nk-nt  de  termes  qui  ne  réveillent  aucune  idée  distincte 
dans  lis  esprits  attentifs. 

CHAPITRE  III 

I.  La    Mri...itiestnalarelle  et  nécessaire.  -  II.  Trois  règles  poar  la  modérer 
—  Il      b\plicatioa  de  la  première  de  ces  règles. 

1  ThuI  que  les  hommes  auront  de  l'inclination  pour  un  bien 
qv  ^ :.:pa>"e  leurs  lo-res,  et  qu'ils  ne  le  posséderont  pas,  ils 
au  .  ■■  toujours  une  secrète  inclination  pour  tout  ce  qui  porte 
le  .•  r.  1ère  du  nouveau  et  de  Textraor.iinaire;  ils  courront 
sans  .  osse  après  les  cliosfs  qu'ils  n'auront  point  encore  consi- 
dcri-,  dans  l'espérance  d'y  trouver  ce  qu'ils  cherchent,  et 
leurs  esprits  ne  pouvant  se  satisfaire  entièrement  que  par  la 
vue  .!..  celui  pour  qui  ils  sont  faits,  ils  seront  toujours  dans 
l'iM.pii.Hu^ie  et  dans  l'agitation,  jusqu'à  ce  qu'il  leur  paraisse 
dans  va  gloire. 

Celte  disposition  des  esprits  est  sans  doute  très  conforme  à 
leur  eiat;  car  il  vaut  infiniment  mieux  chercher  avec  inquié- 
tude la  vérité  et  le  bonheur  qu'on  ne  possède  pas,  que  de 
demeurer  dans  un  fau.x  repos,  en  se  contentant  du  mensonge 
et  de  faux  biens  dont  on  se  repait  ordinairement.  Les  hommes 
ne  doivent  pas  être  insensibles  à  la  vérité  et  à  leur  bonheur, 
le  nouveau  et  l'extraordinaire  les  doit  donc  réveiller,  et  il  y  a 
une  curiosité  qui  leur  doit  être  permise,  ou  plutôt  qui  leur  d'oit 
ètr^  recommandée.  Ainsi  les  choses  communes  et  ordinaires  ne 
renferment  pas  le  vrai  bien,  et  les  opinions  anciennes  des 
philosophes  étant  très  incertaines,  il  est  juste  que  nous  soyons 
curieux  pour  les  nouvelles  découvertes,  et  toujours  inquiets 
dans  la  jouissance  des  biens  ordinaires. 

Si  un  géomètre  nous  venait  donner  de  nouvelles  propositions 
contraires  à  celles  d'Euclide,  s'il  prétendait  prouver  que  cette 
science  est  pleine  d'erreurs,  comme  Hobbes  l'a  voulu  Hiire  dans 


390  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

le  livre  qu'il  a  composé  contre  le  faste  des  géomètres,  j'avoue 
qu'on  aurait  tort  de  se  plaire  clans  cette  sorte  de  nouveauté  ; 
parce  que  quand  on  a  trouvé  la  vérité,  il  y  faut  demeurer  ferme, 
puisque  la  curiosité  ne  nous  est  donnée  que  pour  nous  porter  à 
la  découvrir.  Aussi  n'est-ce  pas  un  défaut  ordinaire  aux  géo- 
mètres d'être  curieux  des  opinions  nouvelles  de  ijéométrie.  Ils 
se  dégoûteraient  bientôt  d'un  livre  qui  ne  contiendrait  que  des 
proi-ositions  contraires  à  celles  d'Euclide,  parce  qu'étant  très 
certains  de  la  vérité  de  ces  propositions  par  des  démonstra- 
tions incontestables,  toute  noire  curiosité  cesse  à  leur  égard, 
marque  infaillible  que  les  hommes  n'ont  de  l'inclination  pour 
la  nouveauté,  que  parce  qu'ils  ne  voient  point  avec  évidence  la 
vérité  des  choses  qu'ils  désirent  naturellement  de  savoir,  et  qu'ils 
ne  possèdent  point  des  biens  infinis  qu'ils  souhaitent  naturel- 
lement de  posséder. 

IL  II  est  donc  juste  que  les  hommes  soient  excités  par  la 
nouveauté,  et  qu'ils  l'aiment  ;  mais  il  y  a  pourtant  des  excep- 
tions à  faire,  et  ils  doivent  observer  certaines  règles  qu'il  est 
facile  de  tirer  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  l'inclination 
pour  la  nouveauté  ne  nous  est  donnée  que  pour  la  recherche 
de  la  vérité  et  de  notre  véritable  bien. 

11  V  en  a  trois  dont  la  première  est,  que  les  hommes  ne 
doivent  point  aimer  la  nouveauté  dans  les  choses  de  la  foi  qui 
ne  sont  point  soumises  à  la  raison. 

La  seconde,  que  la  nouveauté  n'est  pas  une  raison  qui  nous 
doive  porter  à  croire  que  les  choses  sont  bonnes  ou  vraies; 
c'est-à-dire,  que  nous  ne  devons  point  juger  que  les  opinions 
sont  vraies,  à  cause  qu'elles  sont  nouvelles  ;  ni  que  des  biens 
sont  capables  de  nous  contenter,  à  cause  qu'ils  sont  nouveaux 
et  extraordinaires,  et  que  nous  ne  les  avons  point  encore  pos- 
sédés. 

La  troisième,  que  lorsque  nous  sommes  assurés  d'ailleurs 
que  (l>s  vérités  sont  si  cachées,  qu'il  est  moralement  impossible 
de  le-  découvrir,  et  que  les  biens  sont  si  petits  et  si  minces 
qu'ils  ne  peuvent  pas  nous  satisfaire;  nous  ne  devons  pas  nous 
laisser  exciter  par  la  nouveauté  qui  s'y  rencontre,  ni  nous  laisser 
séduire  sur  de  fausses  espérances.  Mais  il  faut  expliquer  ces 
ré;ilts  plus  au  long,  et  faire  voir  que  faute  de  les  observer, 
nous  tombons  dans  un  très  grand  nombre  d'erreurs. 


l 


DES  IXCLINATIONS.  391 

III.  On  trouve  assez  souvent  des  esprits  de  deux  humeurs 
bien  ditiérenles  :  les  uns  veulent  toujours  croire  aveuglément, 
les.  autres  veulent  toujours  voir  évidemment.  Les  premi'^rs 
n'ayant  presque  jamais  fait  usage  Je  leur  esprit,  croient  sans 
discernement  tout  ce  qu'on  leur  dit,  les  autres  voulant  toujours 
faire  usage  de  leur  esprit  sur  des  matières  même  qui  les  sur- 
passent intiniment,  méprisent  indifféremment  toutes  sortes  d'au- 
torités. Les  premiers  sont  ordinairement  des  stupides  et  des 
esprits  faibles,  comme  les  enl'anls  et  les  femmes;  les  autres 
sont  des  esprits  superbes  et  libertms,  comme  les  hérétiques  et 
les  philosophes. 

Il  est  extrêmement  rare  de  trouver  des  personnes  qui  soii-nt 
justement  au  milieu  de  ces  deux  excès,  et  qui  ne  cherriir^ut 
jamais  d'évidence  dans  les  choses  de  la  foi  par  une  vaine  agi- 
tation d'esprit,  ou  qui  ne  croient  pas  quelifuefois  sans  évidouce 
des  opinions  fausses  touchant  les  choses  de  la  nature,  par  une 
déférence  indiscrète  et  par  une  basse  soumission  d'esprit.  Si  ce 
sont  des  personnes  de  piété  et  fort  soumises  à  l'autorité  de 
l'Église,  leur  foi  s'étend  quelquefois,  s'il  m'est  permis  de  le  dire 
ainsi,  jusqu'à  des  opinions  purement  philosophiques;  ils  les 
regardent  souvent  avec  le  même  respect  que  les  vérités  de  la 
religion.  Ils  condamnent  par  un  faux  zèle  avec  une  trop  grande 
facilité  ceux  qui  ne  sont  pas  de  leur  sentiment.  Ils  entrent  dans 
des  soupçons  injurieux  contre  les  personnes  qui  font  de  nou- 
velles découve;:-tes.  C'est  assez,  afin  de  passer  pour  libertin 
dans  leur  esprit,  que  de  nier  qu'il  y  ait  des  formes  subsian- 
Melles,  que  les  animaux  sentent  de  la  douleur  et  du  plaisir  '  et 
d'autres  opinions  de  philosophie,  qu'ils  croient  vraies  sans 
raison  évidente,  seulement  à  cause  qu'ils  s'imaginent  des  liaisons 
nécessaires  entre  ces  opinions  et  les  vérités  de  la  foi. 

Mais  si  ce  sont  des  personnes  trop  hardies,  leur  orgueil  les 
pone  à  mépriser  l'autorité  de  l'Église,  ce  n'esi  qu'avec  peine 
qu'ils  s'y  souraeltenl.  Ils  se  plaisent  dans  des  opinions  dures  et 
téméraires  :  ils  atlèctcnl  de  passer  pour  esprits  forts;  et  dans 
celte  vue  ils  parlent  des  choses  divines  sans  respect  et  avec 
une  espèce  de  fierté.  Ils  méprisent  comme  trop  crédules  ceux 
qui  parlent  avec  modestie  de  certains  sentiments  reçus.   Eniia 

*  Mrtiebranche  consiitcre.  toujours  rautomatisrae  des  bêtes  comme  une  def 
vérités  les  mieux  démontrées  de  la  pbiloso|ibie  noivelle. 


392  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

ils  sont  extrêmement  portés  à  douter  de  tout  et  entièrement 
opposés  à  ceux  qui  ont  une  trop  grande  facilité  à  se  soumettre 
à  rautorilé   des    hommes. 

II  est  manifeste  que  ces  deux  extrémités  ne  valent  rien,  et  que 
les  personnes  qui  ne  veulent  point  d'évidence  dans  les  ques- 
tions naturelles,  sont  blâmables  aussi  bien  que  les  autres  qui 
demandent  de  Tévidcnce  dans  les  mystères  de  la  foi.  Mais  ceux 
qui  se  mettent  en  danger  de  se  tromper  dans  ilos  questions  de 
philosophie  en  croyant  trop  facilement,  sont  sans  doute  plus 
excusables  que  les  autres,  qui  se  mettent  en  danger  de  tomber 
dans  quelque  hérésie  en  doutant  témérairement.  Car  entin  il 
est  moins  dangereux  de  tomber  dans  une  infinité  d'erreurs  de 
philosophie,  faute  de  les  examiner,  que  de  tomber  dans  une 
seule  hérésie  faute  de  se  soumeitro  avec  humilité  à  l'autorilé  de 
l'Église. 

L'esprit  se  repose  quand  il  trouve  de  l'évidence,  et  il  s'agite 
quand  il  n'en  trouve  pas,  parce  que  l'évidence  est  le  caractère 
de  la  vérité.  Ainsi  l'erreur  des  libertins  et  des  hérétiques  vient 
de  ce  qu'ils  doutent  que  la  vérité  se  rencontre  dans  les  décisions 
de  l'Église,  parce  qu'ils  n'y  voient  pas  d'évidence  et  qu'ils  espè- 
rent que  les  vérités  de  la  foi  ne  se  peuvent  connaître  avec  évi- 
dence. Or  leur  amour  pour  la  nouveauté  est  déréglé,  puisque 
possédant  la  vérité  dans  la  foi  de  l'Église,  il  ne  doivent  plus 
rien  chercher  ;  outre  que  les  vérités  de  la  foi  étant  infiniment 
au-dessus  de  leur  esprit,  ils  ne  pourraient  pas  les  découvrir 
supposé,  selon  leur  fausse  pensée,  que  l'Église  fût  tombée  dans 
l'erreur. 

Mais  s'il  y  a  plusieurs  personnes  qui  se  trompent  en  refusant 
de  se  soumettre  à  l'autorité  de  l'Eglise,  '1  n'y  en  a  pas  moins 
qui  se  trompent  en  se  soumettant  à  l'autorité  des  hommes.  Il 
faut  se  soumettre  à  l'autorité  de  l'Église,  parce  qu'elle  ne  |)eut 
jamais  se  tromper;  mais  il  ne  faut  jamais  se  soumettre  aveuglé- 
ment à  l'autorité  des  hommes,  parce  qu'ils  peuvent  toujours  se 
tromper  ^ 

Ce  que  l'Église  nous  apprend  est  infiniment  au-dessus  des 
forces  de  la  raison;  ce  que  les  hommes  nous  apprennent  est 
soumis  à  ni)tre  raison.  De  sorte   que   si  c'est  un  crime  et  une 

♦  Voyez  le  13  et  le  14.  Entretien  sur  la  métaphysique.  (Note  de  Malebr) 


DES  INCLINATIONS  393 

* 
vanité  insupportable  que  de  chercher  par  son  esprit  la  vérité 
dans  des  matières  de  la  foi,  sans  avoir  égard  à  l'autorité  de 
l'Église,  c'est  aussi  une  légèreté  et  une  bassesse  d'esprit  mé- 
prisable, que  de  croire  aveuglément  à  l'autorité  des  lioinmes 
dan.5  des  sujets  qui  dépendent  de  la  raison. 

Cependant  on  peut  dire  que  la  plupart  de  ceux  que  l'on 
appelle  savants  dans  le  monde,  n'ont  acquis  cette  réputation, 
que  parce  qu'ils  savent  par  mémoire  les  opinions  d'Aristote,  de 
Platon,  d'Épicure,  et  de  quelques  autres  philosophes  ;  iju'ils  se 
rendent  aveuglément  à  leurs  sentiments,  et  qu'ils  les  défendent 
avec  opiniâtreté. 

Pour  avoir  quelques  degrés  et  quelques  marques  extérieures 
de  doctrine  dans  les  universités,  il  suffit  de  savoir  les  senti- 
ments de  quelques  philosophes.  Pourvu  que  l'on  veuille  jurer 
in  verba  magisiri,  avec  un  peu  de  mémoire,  on  devient  bientôt 
docteur.  Presque  toutes  les  communautés  ont  une  doctrine  qui 
leur  est  propre,  et  qu'il  est  défendu  aux  particuliers  d'aban- 
donner. Ce  qui  est  vrai  chez  les  uns,  est  souvent  faux  chez 
les  autres.  Ils  font  gloire  quelquefois  de  soutenir  la  doctrine 
de  leur  Ordre  contre  la  raison  et  l'expérience;  et  ils  se  croient 
obligés  de  donner  des  contorsions  à  la  vérité  ou  à  leurs  au- 
teurs pour  les  accorder  l'un  avec  l'autre  :  ce  qui  produit  un 
nombre  infini  de  distinctions  frivoles,  lesquelles  sont  autant  de 
détours  qui  conduisent  infailliblement  à  l'erreur  ^. 

Si  l'on  découvre  quelque  vérité,  il  faut  encore  à  présent 
qu'Aristote  l'ait  vue  ;  ou  si  Aristote  y  est  contraire,  la  décou- 
verte sera  fausse.  Les  uns  font  parler  ce  philosophe  d'une 
façon,  les  autres  d'une  autre;  car  tous  ceux  qui  veulent 
passer  pour  savants,  lui  font  parler  leur  langage.  Il  n'y  a 
point  d'impertinence  qu'on  ne  lui  fasse  dire 2,  et  il  y  ;i 
peu  de  nouvelles  découvertes  qui  ne  se  trouvent  énigniati- 
quemenl  dans  quelque  recoin  de  ses  livres.  En  un  mot,  il 
se  contredit  presque  toujours,  si  ce  n'est  dans  ses  ouvrages, 
c'est  au  moins  dans  la  bouche  de  ceux  qui  l'enseignent.  Car 
encore  que  les  philosophes  protestent  et  prétendent  même  d'en- 

*  Cela  est  sans  doute  dirigé  contre  l'ordre  des  jésuites  ennemi  des  orato- 
riens  et  de  la  pliilosophic   nouA'elle. 

»  CCS  iinpertiaejices  sont  biea  autant  le  fait  de  Malebranclie  que  des 
;  dvcrsaircs  de  la  pliilosoiihie  nouvelle. 


394  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

se^ner  sa  doctrine,  il  est  difficile  d'en  trouver  deux  qui  soient 
d'accord  sur  ses  sentiments,  parce  qu'on  effet  les  livres  d'Aris- 
tote  sont  si  obscurs  et  remplis  de  termes  si  vagues  et  si  géné- 
raux, qu'on  peut  lui  attribuer  avec  quelque  vraisemblance  les 
sentiments  de  ceux  qui  lui  sont  les  plus  opposés.  On  peut  lui 
faire  dire  tout  ce  qu'on  veut  dans  quelques-uns  de  ses  ou- 
vrages, parce  qu'il  n'y  dit  presque  rien,  quoiqu'il  fasse  beau- 
coup de  bruit;  de  même  quelles  enfants  font  dire  au  son  des 
cloclies  tout  ce  qui  leur  plail  parce  que  les  cloches  font  grand 
bruit  et  ne  disent  rien. 

^  Il  est  vrai  qu'il  parait  fort  raisonnable  de  fixer  et  d'arrêter 
l'esprit  de  l'homme  à  des  opinions  particulières,  afin  de  l'empé- 
3her  d'f'xtravaguor.  Mais  quoi'?  faut-il  que  ce  soit  par  le  men- 
songe et  par  l'erreur?  ou  plutôt  croit-on  que  l'erreur  puisse 
reunir  les  esprits  ?  Que  l'on  examine  combien  il  est  rare  de 
trouver  des  personnes  d'esprit  qui  soient  satisfaites  de  la  lecture 
d'Ari^lote,  et  qui  soient  persuadées  d'avoir  acquis  une  véritable 
science,  après  même  qu'ils  ont  vieilli  sur  ses  livres;  et  on  re- 
connaîtra manifestement  qu'il  n'y  a  que  la  vérité  et  l'évidence 
qui  arrêtent  l'agitation  de  l'esprit;  que  les  disputes,  les  aver- 
sions, les  erreurs  et  les  hérésies  même  sont  entretenues  et  for- 
tifiées par  la  mauvaise  manière  dont  on  étudie.  La  vérité  con- 
si^ste  dans  un  indivisible,  elle  n'est  pas  capable  de  variété,  et  il 
n'y  a  qu'elle  qui  puisse  réunir  les  esprits  :  mais  le  mensonge  et 
l'erreur  ne  peuvent  que  les  diviser  et  les  agiter. 
^  Je  ne  doute  pas  ([u'il  n'y  ait  quelques  personnes  qui  croient 
Ce  bonne  foi  que  celui  qu'ils  appellent  le  Prince  des  philoso- 
phes n'est  point  dans  l'erreur,  et  que  c'est  dans  ces  ouvrages 
que  se  trouvent  la  véritable  et  solide  piiilosophie.  Il  v  a  des 
gens  qui  s'imaginent  que  depuis  deux  mille  ans  qu'Aristole  a 
écrit,  on  n'a  pu  encore  découvrir  qu'il  fût  tombé  dans  quelque 
erreur;  qu'ainsi,' étant  infaillible  en  quelque  manière,  ils 
peuvent  le  suivre  aveuglément  et  le  citer  comme  infaillible. 
Mais  on  ne  veut  pas  s'arrêter  à  répondre  à  ces  personnes, 
parce  qu'il  faut  qu'elles  soient  dans  une  ignorance  trop  gros- 
sière, et  plus  digne  d'être  méprisée  que  d'être  combattue.  On 
leur  demande  seulement  que  s'ils  savent  qu'Aristote  ou  quel- 
qu'un de  ceux  qui  l'ont  suivi,  aient  jamais  déduit  quelque  vé- 
rité des  principes  de  physique  qui  lui  soiert  particuliers,  ou  si 


DES  IXCLINATIONS.  395 

peul-être  ils  l'ont  fait  eux-mêmes,  qu'ils  se  déclarent,  qu'ils 
l'expliquent  et  qu'ils  la  prouvent,  et  on  leur  promet  de  ne  plus 
parler  d'Aristote  qu'avec  éloge.  On  ne  dira  plus  que  ces  prin-- 
cipes  sont  inutiles,  puisqu'ils  auront  enfin  servi  à  prouver  une 
vérité  ;  mais  il  n'y  a  pas  lieu  de  l'espérer.  Il  y  a  déjà  longtemps 
qu'on  en  a  fait  le  défi,  et  M,  Descartes  entre  autres  dans  les 
Méditations  méta-plujsiques,  avec  promesse  même  de  démon- 
trer la  fausseté  de  cette  vérité  prétendue.  Et  il  va  grande 
apparence,  que  personne  ne  se  hasardera  jamais  de  faire  ce 
que  les  plus  grands  ennemis  de  M.  Descartes  et  les  plus  zélés 
détenseurs  de  la  philosophie  d'Aristote  n'ont  point  encore  osé 
entreprendre. 

Qu'il  soit  donc  permis  après  cela  de  dire  que  c'est  aveugle- 
ment, bassesse  d'esprit,  stupidité  que  de  se  rendre  ainsi  à  l'au- 
torité d'Aristote,  de  Platon,  ou  de  quelqu'autre  -philosophe  que 
ce  soit,  que  l'on  perd  son  temps  à  les  lire  quand  on  n'a  point 
d'auire  dessein  que  d'en  retenir  les  opinions,  et  qu'on  le  fait 
perdre  à  ceux  à  qui  on  les  apprend  de  cette  sorte.  Qu'il  soit 
permis  de  dire  avec  saint  Augustin  i  :  Que  c'est  être  sottement 
curieux,  que  d'envoyer  son  fils  au  collège,  afin  qu'il  y  ap- 
prenne les  sentiments  de  son  maître,  que  les  philosophes  ne 
peuvent  point  nous  instruire  par  leur  autorité,  et  que  s'ils  le 
prétendent  ils  sont  injustes,  que  c'est  une  espèce  de  folie  et 
d'impiété  que  de  jurer  solennellement  leur  défense;  et  enfin, 
que  c'est  tenir  injustement  la  vérité  captive,  que  de  s'opposer 
par  intérêt  aux  opinions  nouvelles  de  pliilosophio  qui  pouvenl: 
être  vraies,  pour  conserver  celles  que  l'on  sait  assez  être 
fausses  ou  inutiles. 

CHAPITRE  IV 

Continuation  du  même  sujet.  —  I.  Explication  delà  seconde  règle  de 
la  curiosité.  —  II.  Explication  de  la  troisième.      . 

I.  La  seconde  règle  que  l'on  doit  observer,  c'est  que  la  nou- 
veauté ne  doit  jamais  nous  servir  déraison  pour  croire  que  les 
choses  sont  véritables.  Nous  avons  déjà  dit  plusieurs  fois  que 


396  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ. 

les  liommcs  ne  doivent  pas  se  reposer  dans  l'erreur,  et  dans  les 
faux  biens  dont  ils  jouissent,  qu'il  est  juste  qu'ils  cherchent 
l'évidence  de  la  vérité,  et  le  vrai  bien  qu'ils  ne  possèdent  pas; 
et  par  conséquent  qu'ils  se  portent  aux  choses  qui  leur  sont 
nouvelles  et  extraordinaires.  Mais  ils  ne  doivent  pas  pour  cela 
toujours  s'y  attacher,  ni  croire  par  légèreté  d'esprit,  que  les 
opinions  nouvelles  sont  vraies,  à  cause  qu'elles  sont  nouvelles 
et  que  des  biens  sont  véritables,  parce  qu'ils  n'en  ont  pas 
encore  joui.  La  nouveauté  les  doit  seulement  pousser  à  exa- 
miner avec  soin  les  choses  nouvelles.  Ils  ne  les  doivent  pas 
mépriser,  puisqu'ils  ne  les  connaissent  pas,  ni  croire  aussi  té- 
mérairement qu'elle  renferment  ce  qu'ils  souhaitent  et  ce  qu'ils 
espèrent. 

Mais  voici  ce  qui  arrive  assez  souvent.  Les  hommes  après  avoir 
examiné  les  opinions  anciennes  et  communes,  n'y  ont  point  re- 
connu la  lumière  de  la  vérité;  après  avoir  goiàté  les  biens 
ordinaires,  ils  n'y  ont  point  trouvé  le  plaisir  solide  qui  doit 
accompagner  la  possession  du  bien;  leurs  désirs  et  leurs  em- 
pressements ne  se  sont  point  apaisés  par  les  opinions  et  les 
biens  ordinaires.  Si  donc  on  leur  parle  de  quelque  chose  de 
nouveau  et  d'extraordinaire,  l'idée  de  la  nouveauté  leur  fait 
d'abord  espérer  que  c'est  justement  ce  qu'ils  cherchent.  Et 
parce  qu'on  se  flatte  ordinairement,  et  qu'on  croit  volontiers 
que  les  choses  sont  comme  on  souhaite  qu'elles  soient;  leurs 
espérances  se  fortifient  à  proportion  que  leurs  désirs  s'augmen- 
tent, et  enfin  elles  se  changent  insensiblement  en  des  assu- 
rances imaginaires.  Ils  attachent  ensuite  si  fortement  l'idée  de 
la  nouveauté  avec  l'idée  de  la  vérité  que  l'une  ne  se  repré- 
sente jamais  sans  l'autre,  et  ce  qui  est  plus  nouveau  leur  pa- 
raît toujours  plus  vrai  et  meilleur  que  ce  qui  est  plus  ordinaire 
et  plus  commun,  bien  différents  en  cela  de  quelques-uns,  qui 
ayant  joint  par  aversion  pour  les  hérésies,  l'idée  de  la  nou- 
veauté avec  celle  de  la  fausseté,  s'imaginent  que  toutes  les  opi- 
nions nouvelles  sont  fausses,  et  qu'elles  renferment  quelque 
chose  de  dangereux. 

On  peut  donc  dire  que  cette  disposition  ordinaire  de  l'esprit 
et  du  cœur  des  hommes  à  l'égard  de  tout  ce  qui  porte  le  carac- 
li  re  de  la  nouvcaulé,  est  une  des  causes  les  plus  générales  de 
leurs  erreurs;  car  elles  ne  les  conduit  presque  jamais  à  la  vé- 


DES  INCLINATIONS.  397 

rite   Lorqu'elle  les  y  conduit,  ce  n'est  que  par  nasard  et  par 
bonheur,  et  enfin  elle  les  détourne  toujours  de  leur  véritable  bien 
en  les  arrêtant  dans  cette  multiplicité  de  divertissements  et  de 
faux  biens  dont  le  monde  est  rempli,  ce  qui  est  l'erreur  la  plus 
dangereuse  dans  laquelle  on  puisse  tomber. 

II.  La  troisième  règle  contre  les  désirs  excessifs  de  la  nou- 
veauté est,  que  lorsque  nous  sommes  assurés  d'ailleurs  que  des 
ventes  sont  si  cachées  qu'ils  est  moralement  impossible  de  les 
découvrir,  et  que  les  biens  sont  si  petits  et  si  minces  qu'ils  ne 
peuvent  nous  rendre  heureux,  nous  ne  devons  pas  nous  laisser 
exciter  par  la  nouveauté  qui  s'y  rencontre. 
Tout  le  monde  peut  savoir  par  la  foi,  par  la  raison  et  paT) 
expérience,  que  tous  les  biens  créés  ne  peuvent  pas  remplir 
a  capacité  infinie  de  la  volonté.  La  foi  nous  apprend  que  toutes 
les  choses  du  monde  ne  sont  que  vanité,  et  que  notre  bonheur 
ne  consiste  pas  dans  les  honneurs  ni  dans  les  riclies^es    La 
raison  nous  assure  que,  puisqu'il  n'est  pas  en  notre  pouvoir  de 
borner  nos  désirs,  et  que  nous  sommes  portés  par  une  inclina- 
tion naturelle  à  aimer  tous  les  biens,  nous  ne  pouvons  devenir 
heureux  qu  en  possédant  celui  qui  les  renferme   tous    xNotre 
propre  expérience  nous  fait  sentir  que  nous  ne  sommes  pas 
heureux  dans  la  possession  des  biens  dont  nous  jouissons,  puisque 
nous  en  souhaitons  encore  d'autres.  Enfin  nous  vovons  tous  les 
jours  que  les  grands  biens  dont  les  princes  et  les  rois  mêmes 
les  plus  puissants. jouissent   sur  la  terre,   ne  sont  pas  encore 
capables  de  contenter  leurs  désirs,  qu'ils  ont  même  plus  d'in- 
quietudes  et  de  déplaisirs  que  les  autres,  et  qu'étant  pour  ainsi 
dire    au  haut  do  la  fortune,   ils  doivent  être  infiniment  plus 
agités    et    plus  secoués  par  son   mouvement,    que  ceux   qui 
son    au-dessous  et  plus  proches  du  centre.  Car  enfin  ils    ne 
tombent  jamais  que  du  haut,  ils  ne   reçoivent  jau.ais  que  de 
grandes  blessures;  et  toute   cette  grandeur  .,ui  les  accompa- 
gne et  qu  Ils  attachent  à  leur  être  propre  ne  fait  que  les  grossir 
et  les  étendre,  afin   qu'ils   soient  capables    d'un  plus^grand 
nombre  de  blessures,  et  plus  exposés  aux  coups  do  la  fonuno     '^ 
La  loi  donc,  la  raison  et  l'expérience,  nous  convainquant  qur* 
les  biens  et  es  plaisirs  de  la  terre,  desquels  nous  n'avons  p^îi^ 
encore  goûté,  ne  nous  rendraient  pas  heureux  quand  nous  -05 
p  .sscdcrions,  nous  devons  bien  prendre  garde,  selou  .^imm]- 

T.   I. 

23 


398  DE   L\   RECHERCHE   DE    LA   VKRITÉ. 

sième  règle,  à  ne  pas  nous  laisser  sottement  flatter  d'une  vaine 
espérance  de  bonheur,  laquelle  s'augmentant  peu  à  peu,  à  pro- 
portion de  noire  passion  et  de  nos  désirs,  se  changerait  a  la 
Hn  en  une  fausse  assurance.  Car  lorsqu'on  est  extrêmement 
passionné  pour  quelque  bien,  on  se  l'imagine  toujours  très  grand, 
et  l'on  se  persuade  même  insensiblement  qu'on  sera  heureux 
quand  on  le  possédera. 

Il  faut  donc  résister  à  ses  vains  désirs,  puisque  ce  serait  inu- 
tilement que  l'on  tâcherait  de  les  contenter.  Mais  principale- 
ment encore,  parce  que  quand  on  se  laisse  aller  à  ses  passions, 
et  que  l'on  emploie  son  temps  pour  les  satisfaire,  on  perd  Dieu 
et  toutes  choses  avec  lui.  On  ne  fait  que  courir  d'un  faux  bien 
après  un  autre  bien,  on  vit  toujours  dans  de  fausses  espé- 
rances, on  se  dissipe,  on  s'agite  en  manières  différentes  :  on 
trouve  partout  des  oppositions  à  cause  que  les  biens  que  l'on 
recherche  sont  désirés  de  plusieurs  et  ne  peuvent  être  possédés 
de  plusieurs  et  enlin  on  meurt  et  on  ne  possède  plus  rien.  Car, 
comme  nous  apprend  saint  Paul  i  :  «  Ceux  qui  veulent  devenir 
riches,  tombent  dans  la  tentation  et  dans  le  piège  du  Diable, 
et  en  divers  désirs  inutiles  et  pernicieux  qui  précipitent  les 
hommes  dan^  rabime  de  la  perdition  et  de  la  damnation -,  car 
la  cupidité  est  la  racine  de  tous  les  maux.  » 

Que  si  nous  ne  devons  pas  nous  porter  à  la  recherche  de^ 
biens  de  la  terre  qui  nous  sont  nouveaux,  parce  que  nous 
sommes  assurés  que  nous  n'y  trouverons  pas  le  bonheur  que 
nous  cherchons,  nous  ne  devons  pas  aussi  av(îir  le  moindre 
désir  de  savoir  les  opinions  nouvelles  sur  un  très  grand  nombre 
de  questions  difticiles,  parce  que  nous  savons  d'ailleurs  que 
l'esprit  de  l'homme  n'en  saurait  découvrir  la  vérité.  La  plu- 
part des  questions  que  l'on  traite  dans  la  morale  et  prin- 
cipalement dans  la  physique,  sont  de  cette  nature,  et  nous 
devons  par  cette  raison  nous  défier  beaucoup  des  livres  que 
Ton  compose  tous  les  jours  sur  ces  matières  très  obscures 
et  très  embarrassées.  Car,  quoiqn'absolument  parlant,  les 
questions  qu'ils  contiennent  se  juiissent  résoudre,  cependant 
il  y  a  encore  si  peu  de  vérités  découvertes,  et  il  y  eu  a 
lanl  d'autres  à  savoir  avant  que  de  venir  à  celles  dont  traitent 

'  Chap.  6,  à  Tiinotliée 


DES    INCLINATIONS.  399 

ces   livres,    qu'on  peut  ne  les  pas  lire  sans  se  hasarder  de 
perdre  beaucoup. 

Cependant  ce  n'est  pas  ainsi  que  les  hommes  se  conduisent; 
ils  font  tous  le  contraire,  ils  n'examinent  point  si  ce  qu'on  leur 
dit  est  possible.  Il  ny  a  qu'à  leur  promettre  des  choses  extra- 
ordinaires comme  la  réparation  de  la  chaleur  naturelle,  de  Vliu- 
mide  radical  des  esprits  vitaux,  ou  d'autres  choses  qu'ils  n'en- 
tendent point,  pour  exciter  leur  vaine  curiosité,  et  pour  les 
préoccuper.  Il  suffît  pour  les  éblouir  et  pour  les  gao-ner,  de 
leur  proposer  des  paradoxes,  de  se  servir  de  paroles  obscures, 
de  termes  d'intluences,  de  l'autorité  de  quelques  auteurs  in- 
connus ;  ou  bien  de  faire  quelque  expérience  fort  sensible  et 
tort  extraordinaire,  quoiqu'elle  n'ait  même  aucun  rapport  à  ce 
qu'on  avance,  car  il  suffit  de  les  étourdir  pour  les  convaincre. 
Si  un  médecin,  un  chirurgien,  un  empirique  citent  des 
passages  grecs  et  latins,  et  se  servent  de  termes  nouveaux  et 
extraordinaires  pour  ceux  qui  les  écoutent,  ce  sont  de  grands 
hommes.  On  leur  donne  droit  de  vie  et  de  mort  :  on  les  croit 
com.me  des  oracles  :  ils  s'imaginent  eux-mêmes  qu'ils  sont  au- 
dessus  du  commun  des  hommes,  et  qu'ils  pénètrent  le  fond  des 
choses.  Et  si  l'on  est  assez  indiscret  pour  témoigner  qu'on  ne 
prend  pas  pour  raison  cinq  ou  six  mots  qui  ne  signifient  et  qui 
ne  prouvent  rien,  ils  s'imaginent  qu'on  n'a  pas  le  sens  commun, 
et  que  l'on  nie  les  premiers  principes.  Eneffet  les  premiers  prin- 
cipes de  ces  gens-là  sont  cinq  ou  six  mots  latins  d'un  auteur, 
ou  bien  quelque  passage  grec  s'ils  sont  plus  habiles. 

U  est  même  nécessaire  que  les  savants  médecins  parlent 
quelquefois  une  langue  que  leurs  malades  n'entendent  pas,  pour 
acquérir  quelque  réputation  et  pour  se  fiiire  obéir. 

Un  médecin  qui  ne  sait  que  du  latin,  peut  bien  être  estimé 
au  village  parce  que  du  latin,  c'est  du  grec  et  de  l'arabe  pour 
des  paysans.  Mais  si  im  médecin  ne  sait  au  moins  lire  le  grec 
pour  apprendre  quelque  aphorisme  d'Hippocrate,  il  ne  faut^pas 
qu'd  s'attende  de  passer  pour  savant  homme  dans  l'esprit  des 
gens  de  ville,  qui  savent  ordinairement  du  latin.  Ainsi  les  mé- 
decins même  les  plus  savants  connaissant  cette  fantaisie  des 
hommes,  se  trouvent  obligés  de  parler  comme  les  alfronteurs 
et  les  ignorants,  et  l'on  ne  doit  pas  toujours  juger  de  leur  capa- 
cité et  de  leur  bon  sens,  par  les  choses  qu'ils  peuvent  dire  dans 


400  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

leurs  visites.  S'ils  parlent  grec  quelquefois,  c'est  pour  charmer 
le  malade  et  non  pas  la  maladie,  car  ils  savent  bien  qu'un  pas- 
sage grec  n'a  jamais  guéri  personne  ^ 


CHAPITRE  V 

I.  De  la  seconde  inclination  naturelle  ou  de  l'amour-propre. —  II.  Il  se  divise 
en  l'amour  de  l'être  et  du  bien-être,  ou  de  la  grandeur  et  du  plaisir. 

L  La  seconde  inclination  que  l'Auteur  de  la  nature  imprime 
sans  cesse  dans  notre  volonté,  c'est  l'amour  de  nous-mêmes  ou 
de  notre  propre  conservation. 

Nous  avons  déjà  dit  que  Dieu  aime  tous  ses  ouvrages,  que 
c'est  l'amour  seul  qu'il  a  pour  eux  qui  les  conserve,  et  qu'il 
veut  que  tous  les  esprits  créés  aient  les  mêmes  inclinations  que 
lui.  Il  veut  donc  qu'ils  aient,  tous  une  inclination  naturelle  pour 
leur  conservation  aussi  bien  que  leur  bonheur;  car  ils  ne  peu- 
vent être  heureux  sans  être.  Cependant  il  n'est  pas  juste  de 
mettre  sa  dernière  fin  dans  soi-même,  et  de  ne  se  pas  aimer  par 
rapport  à  Dieu,  puisqu'en'  effet  n'ayant  de  nous-mêmes  aucune 
bonté  ni  aucune  subsistance,  n'ayant  aucun  pouvoir  de  nous 
rendre  heureux  et  parfaits,  nous  ne  devons  nous  aimer  que 
par  2  rapport  à  Dieu  qui  seul  peut  être  notre  souverain  bien, 
et  nous  rendre  parfaits. 

Si  la  foi  et  la  raison  nous  apprennent  qu'il  n'y  a  que  Dieu 
qui  soit  le  souverain  bien,  et  que  lui  seul  peut  nous  combler  de 
plaisirs,  nous  concevons  facilement  qu'il  faut  donc  l'aimer,  et 
nous  nous  y  portons  avec  assez  de  facilité;  mais  sans  la  grâce, 
c'est  toujours  imparfaitement  et  par  amour-propre  que  nous 
l'aimons,  je  veux  dire  par  un  amour-propre  injuste  et  déréglé. 
Car  quoique  nous  l'aimions  peut-être  comme  ayant  la  puissance 
de  nous  rendre  heureux,  nous  ne  l'aimons  pas  tel  qu'il  est.  Nou 

'  H  y  a  dans  ce  passage  «uielque  chose  du  génie  railleur  de  Molière  i 
l'égard  des  médecins.  Il  faut  lire  r,c  qu'il  dit  des  médecins  dans  Iel3«ecla.^- 

■cissemcnt.  ,        j        ,     n-  „:,a  ^i 

'  Je  m'en  expliquerai  plus   clairement  et  plus  au  Ion?  dans  le  liaile  tfi 

l'amour  île  Dieu,  et  dans  la  Troisième  Irllre  nu  P.  i.amij.    (.ar    je    ne  p;u-lc 

pas  ici  des  inclinations  qu'en  passant,  et  pour  rapporter  avec  quelque  ordre 

•  les  causes  de  nos  erreurs.  f.Notc  de  .Malcbramhe.) 


DES  INCLINATIONS.  401 

l'aimons  comme  un  Dieu  humainement  débonnaire  et  accom- 
modant, et  nous  ne  voulons  point  nous  accommoder  à  sa  loi,  à 
l'ordre  immuable  de  ses  divines  perfections.  La  charité  toute 
pure  est  si  au-dessus  de  nos  forces,  que  tant  s'en  faut  que  nous 
puissions  aimer  Dieu  pour  lui-même,  que  la  raison  humaine  ne 
comprend  pas  facilement  que  l'on  puisse  aimer  autrement  que 
par  rapport  à  soi,  et  avoir  d'autre  dernière  fin  que  sa  propre 
satisfaction. 

II.  L'amour-propre  se  peut  diviser  en  deux  espèces,  savoir 
en  l'amour  de  la  grandeur,  et  en  l'amour  du  plaisir;  ou  bien 
en  l'amour  de  son  être  et  de  la  perfection  de  son  être,  et  en 
l'amour  de  son  bien  être  ou  de  la  félicilé. 

Par  l'amour  de  la  grandeur  nous  affectons  la  puissance,  l'élé- 
vation, l'indépendance,  et  que  notre  être  subsiste  par  lui-même. 
Nous  désirons  en  quelque  manière  d'avoir  l'être  nécessaire  ; 
nous  voulons  en  un  sens  être  comme  des  dieux.  Car  il  n'y  a 
que  Dieu  qui  ait  proprement  l'être,  et  qui  existe  nécessaire- 
ment, puisque  tout  ce  qui  est  dépendant  n'existe  que  par  la 
volonté  de  celui  dont  il  dépend.  Les  hommes  donc  souhaitant 
la  nécessité  de  leur  être,  souhaitent  aussi  la  puissance  et  l'in- 
dépendance qui  les  mettent  à  couvert  de  la  puissance  des  autres. 
Mais  par  l'amour  du  plaisir  ils  désirent  non  pas  simplement 
l'être,  mais  le  bien-être,  puisque  le  plaisir  est  la  manière  d'être 
qui  est  lameiHeure  et  la  plus  agréable  à  l'àme  :  je  dis  le  plaisir 
précisément,  en  tant  que  plaisir.  De  sorte  que  si  l'on  prend  le 
plaisir  en  général,  en  tant  qu'il  contient  les  plaisirs  raisonna- 
bles, aussi  bien  que  les  sensibles,  il  me  parait  certain  que  c'est 
le  principe  ou  le  motif  unique  de  l'amour  naturel,  ou  de  tous 
les  mouvements  de  l'âme  vers  quelque  bien  que  ce  puisse  être  ; 
car  on  ne  peut  aimer  que  ce  qui  plait.  Si  les  bienheureux  aiment 
les  perfections  divines,  Dieu  quel  qu'il  est,  c'est  que  la  vue  de 
ces  perfections  leur  plait.  Car  l'homme  étant  fait  pour  connaître 
<!t  aimer  Dieu,  il  fallait  que  la  vue  de  tout  ce  qui  est  parfait 
nous  fit  plaisir. 

Il  faut  remarquer  que  la  grandeur,  l'excellence,  et  l'indépen- 
dance de  la  créature,  ne  sont  pas  des  manières  d'être  qui  la 
rendent  plus  heureuse  par  elles-mêmes,  puisqu'il  arrive  souvent 
qu'on  devient  misérable  à  mesure  qu'on  s'agrandit.  Mais  pour 
le  plaisir,  c'est  une  manière  d'être  que  nous  ne  saurions  rece- 


402  DE    LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

voir  actuellement,  sans  devenir  actuellement  plus  heui'eux,  je 
ne  dis  pas  solidement  heureux.  La  grandeur  et  l'indépendance 
lo  plus  souvent  ne  sont  point  en  nous;  et  elles  ne  consistent 
d'ordinaire  que  dans  le  rapport  que  nous  avons  avec  les  choses 
qui  nous  environnent.  Mais  les  plaisirs  sont  dans  l'âme  même, 
et. elles  en  sont  des  manières  l'éelles  qui  la  moditient  et  qui  par 
leur  propre  nature  sont  capables  de  la  contenter.  Ainsi  nous 
regardons  l'excellence,  la  grandeur,  et  l'indépendance,  cunime 
des  choses  propres  pour  la  conservation  de  notre  être,  et  même 
quelquefois  comme  fort  utiles  selon  l'ordre  de  la  nature  pour 
la  conservation  du  bien-être,  mais  le  plaisir  est  toujours  la 
manière  d'être  de  l'esprit,  qui  par  elle-même  le  rend  heureux, 
et  s'il  est  solide  le  rend  parfaitement  content  ;  de  sorte  que  le 
plaisir  est  le  bien-être  et  l'amour  du  plaisir  l'amour  du  bien- 
être. 

Or  cet  amour  du  bien-être  est  plus  fort  en  nous  que  l'amour 
de  l'être,  et  l'amour-propre  nous  fait  quelquefois  désirer  le  non 
être,  parce  que  nous  n'avons  pas  le  bien-être.  Cela  arrive  à 
tous  les  damnés,  auxquels  il  serait  meilleur  selon  la  parole  de 
Jésus-Christ  de  n'être  point,  que  d'être  aussi  mal  qu'ils  sont  : 
parce  que  ces  malheureux  étant  ennemis  déclarés  de  celui  qui 
renferme  en  lui-même  toute  la  bouté,  et  qui  est  la  cause  seule 
des  plaisirs  et  des  douleurs  que  nous  sommes  capables  de  sentir, 
il  n'est  pas  possible  qu'ils  jouissent  de  quelque  satisfaction.  Us 
sont  et  ils  seront  éternellement  misérables,  parce  que  leur  vo- 
lonté sera  toujours  dans  la  même  disposition,  et  dans  le  même 
dérèglement.  L'amour  de  soi-même  renferme  doncdenx  amours, 
l'amour  de  la  grandeur,  de  la  puissance,  de  l'indépendance,  et 
généralement  de  toutes  les  choses  qui  nous  paraissent  [)n)pres 
])our  la  conservation  de  notre  être,  et  l'amour  du  plaisir  et  de 
toutes  les  choses  qui  nous  sont  nécessaires  pour  être  bien,  c'est- 
à-dire,  pour  être  heureux  et  conteuls. 

Ces  deux  amours  se  peuvent  diviser  en  plusieurs  manières  : 
soit  parce  que  nous  sommes  composés  de  deux  parties  tiitïé- 
renles,  d'âme  et  de  corps,  selon  lesquelles  on  les  peut  diviser, 
sôil  parce  qu'on  les  peut  distinguer  ou  les  spécifier  par  les  dif- 
férents objets  qui  nous  sont  utiles  pour  notre  conservation.  On 
ne  s'arrêtera  pas  toutefois  à  cela,  parce  que  notre  dessein  n'é- 
tant pas  de  faire   une  morale,  il  n'est  pas  nécessaire  de  faire 


DES    INCLINATIONS.  403 

une  recherche  et  une  division  exacte  de  toutes  les  choses  que 
nous  regardons  comme  nos  biens.  Il  a  seuleraenl  été  nécessaire 
de  faire  cette  division  pour  rapporter  avec  quelque  ordre  les 
causes  de  nos  erreurs. 

Nous  parlerons  donc  premièrement  des  erreurs  qui  ont  pour 
cause  l'inclination  que  nous  avons  pour  la  grandeur  et  pour 
tout  ce  qui  met  notre  être  hors  de  la  dépendance  des  autres, 
ensuite  nous  traiterons  de  celles  qui  viennent  de  l'inclinatioû 
que  nous  avons  pour  le  plaisir,  et  pour  tout  ce  qui  rend  notre 
être  le  meilleur  qui  puisse  être  pour  nous  ou  qui  nous  contente 
le  plus." 


CHAPITRE  YI 


I.  De  l'inclination  que  nous  avons  pour  tout  ce  qui  nous  élève  au-dessus 
des  autres.  —  II.  Des  faux  juiiemeuts  de  quelques  personnes  de  piété.  — 
lil.  Des  faux  jusrements  des  superstitieux  et  des  hypocrites.  —  IV.  De 
Voët  ennemi  de  M.  Descartes. 


I.  Toutes  les  choses  qui  nous  donnent  une  certaine  élévation 
au-dessus  des  autres,  en  nous  rendant  plus  parfaits,  comme  la 
science  et  la  vertu,  ou  bien  qui  nous  donnent  quelque  autorité 
sur  eux,  en  nous  rendant  plus  puissants,  comme  les  dignités  et 
les  richesses,  semblent  nous  rendre  en  quelque  sorte  indépen- 
dants. Tous  ceux  qui  sont  au-dessous  de  nous,  nous  révèrent 
et  nous  craignent,  ils  sont  toujours  prêts  à  faire  ce  qui  nous 
plaît  pour  notre  conservation,  et  ils  n'osent  nous  nuire  ni  nous 
résister  dans  nos  désirs.  Ainsi  les  hommes  tâchent  toujours  de 
posséder  ces  avantages  qui  les  élèvent  au-dessus  des  autres. 
Car  ils  ne  font  pas  rétlexion,  que  leur  être  et  leur  bien-être 
dépendent  selon  la  vérité,  de  Dieu  seul,  et  non  pas  des  hommes  ; 
et  que  la  véritable  grandeur  qui  les  rendra  éternellemont 
heureux,  ne  consiste  pas  dans  ce  rang  qu'ils  tiennent  dans 
l'imagination  des  autres  hommes,  aussi  faibles  et  aussi  misé- 
rables qu'eux-mêmes,  mais  dans  le  rang  honorable  qu'ils 
tiennent  dans  la  raison  divine,  dans  cette  raison  toute  puis- 
sante qui  rendra   éternellement  à   chacun   selon  ses  œuvres. 

Mai>  les  hommes  ne  désirent  pas  seulement  de  posséder 
effectivement  la   science  et  les  vertus,  les  dignités  et  les  ri- 


404  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

chesses,  ils  font  encore  tous  leurs  efforts,  afin  qu'on  croie  au 
moins  qu'ils  les  possèdent  véritablement.  Et  si  l'on  peut  dire 
qu'ils  se  mettent  moins  en  peine  de  paraître  riches  que  de  l'être 
effectivement,  on  peut  dire  aussi  qu'ils  se  mettent  souvent 
moins  en  peine  d'êtx'e  vertueux  que  de  le  paraître  ;  car  comme 
dit  agréablement  l'auteur  des  Réflexions  morales  :  «  La  vertu 
n'irait  pas  si  loin  si  la  vanité  ne  lui  tenait  compagnie.  » 

La  réputation  d'être  riche,  savant,  vertueux,  produit  dans 
l'imagination  de  ceux  qui  nous  environnent,  ou  qui  nous  touchent 
de  plus  près,  des  dispositions  très  commodes  poumons.  Elle  les 
abat  à  nos  pieds  :  elle  les  agite  en  notre  faveur  :  elle  leur  ins- 
pire tous  les  mouvements  qui  tendent  à  la  conservation  de  notre 
être,  et  à  l'augmentation  de  notre  grandeur.  Ainsi  les  hommes 
conservent  leur  réputation  comme  un  bien  dont  ils  ont  besoin 
pour  vivre  commodément  dans  le  monde. 

Tous  les  hommes  ont  donc  de  l'inclination  pour  la  vertu,  la 
science,  les  dignités  et  les  richesses,  et  pour  la  réputation  de 
posséder  ces  avantages.  Nous  allons  faii'e  voir  par  quelques 
exemples  comment  ces  inclinations  peuvent  les  engager  dans 
l'erreur.  Commençons  par  l'inclination  pour  la  vertu  ou  pour 
l'apparence  de  la  vertu. 

Los  personnes  qui  travaillent  sérieusement  à  se  rendre  ver- 
tueux, n'emploient  guère  leur  esprit  ni  leur  temps  que  pour 
connaître  la  religion,  et  s'exercer  dans  de  bonnes  œuvres.  Ils 
ne  veulent  savoir,  comme  saint  Paul,  que  Jésus-Christ  crucifié, 
le  remède  de  la  maladie  et  de  la  corruption  de  leur  nature.  Ils 
ne  souhaitent  point  d'autre  lumière  que  celle  qui  leur  est  né- 
cessaire pour  vivre  chrétiennement,  et  pour  reconnaître  leurs 
devoirs,  et  ensuite  ils  ne  s'appliquent  qu'à  les  remplir,  avec 
ferveur  et  avec  exactitude.  Ainsi  ils  ne  s'amusent  guère  à  des 
sciences  qui  paraissent  vaines  et  stériles  pour  leur  salut. 

II.  On  ne  trouve  rien  à  redire  à  cette  conduite,  on  l'estime 
infiniment  ;  on  se  croirait  heureux  de  la  tenir  exactement,  el 
on  se  repent  même  de  ne  l'avoir  pas  assez  suivie.  Mais  ce  que 
l'on  ne  peut  approuver,  c'est  qu'étant  constant  qu'il  y  a  dc« 
sciences  purement  humaines,  très  certaines  et  assez  utiles,  qui 
détachent  l'esprit  des  choses  sensibles,  et  qui  l'accoutument  ou 
le  préparent  peu  à  peu  à  goûter  les  vérités  de  l'Évangile, 
quelques  personnes  de  piété,  sans  les  avoir  examinées,  les 


DES   INCLINATIONS.  iO'i 

condamnent   trop  librement,   ou   comme  inutiles,   ou  comme 
incertaines. 

Il  est  vrai  que  la  plupart  des  sciences  sont  fort  incertaines 
et  fort  mutiles.  On  ne  se  trompe  pas  beaucoup  de  croire  quelles 
ne  contiennent  que  des  vérilés  de  peu  d'usage.  Il  est  permis 
de  ne  les  étudier  jamais,  et  il  vaut  mieux  les  mépriser  tout  à 
fait,  que  de  s'en  laisser  charmer  et  éblouir.  Néanmoins  on  peut 
assurer  qu'il  est  très  nécessaire  de  savoir  quelques  vérités  de 
métaphysique.  La  connaissance  de  la  cause  universelle  ou  de 
1  existence  d'un  Dieu  est  absolument  nécessaire,  puisque  même 
la  certitude  de  la  foi  dépend  de  la  connaissance  que  la  raison 
donne  de  l'existence  d'un  Dieu.  On  doit  savoir  que  c'est  .a 
volonté  qui  fait  et  qui  règle  la  nature,  que  la  force  ou  la  puis- 
sance des  causes  naturelles  n'est  que  sa  volonié,  en  un  mot  que 
toutes  clioses  dépendent  de  Dieu  en  toutes  manières. 

II  est  nécessaire  aussi  de  connaître  ce  que  c'est  que  la  vérité 
les  moyens  de  la  discerner  d'avec  l'erreur,  la  distinction  qui  se 
trouve  entre  les  esprits  et  les  corps,  les  conséquences  que  l'on 
en  peut  tirer,  comme  l'immortalité  de  l'àme,  et  plusieurs  autres 
semblables  qu'on  peut  connaître  avec  certitude. 

La  science  de  l'homme  ou  de  soi-même  est  une  science  que 
i  on  ne  peut  raisonn-ableraent  mépriser  ;  elle  est  remplie  d'une 
inhnite  de  choses  qu'il  est  absolument  nécessaire  de  connaître 
pour  avoir  quelque  justesse  et  quelque  pénétration  d'esprit  ;  et 
1  on  peut  dire  que  si  un  homme  grossier  et  stupide  est  infmi- 
ment  au-dessus  de  la  matière,  parce  qu'il  sait  qu'il  est,  et  que 
a  matière  ne  le  sait  pas  ;  ceux  qui  connaissent  l'homme,  sont 
beaucoup  au-dessus  des  personnes  grossières  et  stupides,  parce 
qu  Ils  savent  ce  qu'ils  sont,  et  que  les  autres  ne  le  savent 
point. 

Mais  la  science  de  l'homme  n'est  pas  seulement  estimable 
par.'c  (lu'elle  nous  élève  au-dessus  des  autres  ;  elle  l'est  beau- 
coup plus,  parce  qu'elle  nous  abaisse,  et  qu'elle  nous  humilie 
devant  Dieu.  Cette  science  nous  fait  parfaitement  connaître  la 
ch-pendance  que  nous  avons  de  lui  en  toutes  chosr-s,  et  même 
-Imis  nos  actions  les  plus  ordinaires  ;  elle  nous  découvre  ma- 
ii.lrslemont  la  corruption  de  notre  nature;  elle  nous  dispose  à 
recourir  ti  celui  qui  seul  peut  nous  guérir,  à  nous  attacher 
lui,  a  nous  défier  et  nous  détacher  de  uous-m.mes  ;  et  oiie  m 


\ 


lOUS 
T.    I. 


'23 


406  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

donne  ainsi  plusieurs   dispositions  d'esprit   très  propres  pour 
nous  soumettre  à  la  grâce  de  l'Évangile. 

On  ne  peut  guère  se  passer  d'avoir  au  moins  une  teinture 
grossière,  et  une  connaissance  générale  des  mathématiques  et 
de  la  nature.  On  doit  avoir  appris  ces  sciences  dès  sa  jeu- 
nesse :  elles  détachent  l'esprit  des  choses  sensibles,  et  elles 
l'empêchent  de  devenir 'mou  et  efféminé;  elles  sont  assez 
d'usage  dans  la  vie;  elles  nous  portent  même  à  Dieu;  la  connais- 
sance de  la  nature  le  faisant  par  elle-même,  et  celle  des  mathé- 
matiques par  le  dégoût  qu'elle  nous  inspire  pour  les  fausses 
impressions  de  nos  sens. 

Les  personnes  de  vertu  ne  doivent  point  mépriser  ces  sciences, 
ni  les  regarder  comme  incertaines  ou  comme  inutiles,  s'ils  ne 
sont  assurés  de  les  avoir  assez  étudiées  pour  en  juger  solide- 
ment, il  y  en  a  assez  d'autres  qu'ils  peuvent,  hardiment  mé- 
priser. Qu'ils  condamnent  au  feu  les  poètes  et  les  philosophes 
païens,  les  rabbins,  quelques  historiens,  et  un  grand  nombre 
d'autours  qui  font  la  gloire  et  l'érudition  de  quelques  savants, 
on  ne  s'en  mettra  guère  en  peine  •.  Mais  qu'ils  ne  condamnent 
pas  la  connaissance  de  la  nature  comme  contraire  à  la  reli- 
gion, puisque  la  nature  étant  réglée  par  la  volonté  de  Dieu,  la 
véritable  connaissance  de  la  nature  nous  fi  H  connaître  et  ad- 
mirer la  puissance,  la  grandeur,  et  la  sagesse  de  Dieu.  Car 
enfin  il  semble  que  Dieu  ait  formé  l'univeis  afin  que  les  esprits 
l'étudiont,  et  que  par  cette  étude  ils  soient  portés  à  connaître  et 
à  révérer  son  auteur.  De  sorte  que  ceux  qui  condamnent  l'étude 
de  la  nature,  semblent  s'opposer  à  la  volonté  de  Dieu  ;  si  ce 
n'est  qu'ils  prétendent  que  depuis  le  péché  l'esprit  de  l'homme 
ne  soit  pas  capable  de  cette  étude.  Qu'ils  ne  disent  pas  ausfi 
que  la  connaissance  de  l'homme  ne  fait  que  l'cnller  et  lui  donner 
lie  la  vanité,  à  cause  que  ceux  qui  passent  dans  le  monde  pour 
avf)ir  une  parfaite  connaissance  de  l'homme,  quoique  souvent 
ils  le  connaissent  très  mal,  sont  d'ordinaire  pleins  d'un  orgueil 
insupportable.  Car  il  est  évident  que  l'on  ne  peut  se  bien  con 
naître,  sans  sentir  ses  faiblesses  et  .ses  misères. 

IIL  .\ussi,  ce  ne  sont  pas  les  personnes  d'une  véritable  et  so- 


'  On  voit  le  peu  d'estime  que  fait  Malebianclie  de  l'iiistoire,  de  l'érudilion 
et  mêuie  de  la  uoésie. 


DES    LNCLI.NATIO.NS.  407 

lide  piété,  qui  condamnent  ordinairement  ce  qu'ils  n'entendent  pas, 
ce  sont  plutôt  les  superslitioux  et  les  hypocrites.  Les  supersti- 
tieux par  une  crainte  servile,  et  par  une  bassesse  et  une 
faiblesse  d'esprit,  s'effarouchent  dès  qu'ils  voient  quelque  esprit 
vif  et  pénétrant.  Il  n'y  a,  jiar  exemple,  qu'à  leur  donner  des 
raisons  naturelles  du  tonnerre  et  de  ses  effets,  pour  être  un 
athi'c  dans  leur  esprit.  Mais  les  hypocriîes,  par  une  malice  de 
démon ,  se  transforment  en  anjes  de  lumière.  Ils  se  servent 
des  apparences  des  vérités  saintes  et  révérées  de  tout  le  monde, 
pour  s'opposer  par  des  intérêts  particuliers  à  des  vérités  peu 
connues  et  peu  estimées.  Ils  combattent  la  vérité  par  l'image 
de  la  vérité  ;  et  se  moquant  quelquefois  dans  leur  cœur  de  ce 
que  tout  le  monde  respecte,  ils  s'établissent  dans  l'esprit  des 
hommes  une  réputation  d'autant  plus  solide  et  plus  à  craindre, 
que  la  chose  dont  ils  ont  abusé  est  plus  sainte. 

Ces  personnes  sont  donc  les  plus  forts,  les  plus  puissants  et 
les  plus  redoutables  ennemis  de  la  vérité.  Il  est  vrai  qu'ils  sont 
assez  rares,  mais  il  en  faut  peu  pour  faire  beaucoup  de  mal. 
L'apparence  de  la  vérité  et  de  la  vertu  fait  souvent  plus  de  mal 
que  la  vérité  et  la  vertu  ne  font  de  bien  ;  car  il  ne  faut  qu'un 
hypocrite  adroit  pour  renverser  ce  que  plusieurs  personnes 
vraiment  sages  et  vertueuses  ont  édifié  avec  beaucoup  de  peines 
et  de  travaux. 

IV.  M.  Descartes,  par  exemple,  a  prouvé  démonstrativement 
l'existence  d'un  Dieu,  l'immortalité  de  nos  âmes,  plusieurs 
autres  questions  métaphysiques,  et  un  très  grand  nombre  de. 
questions  de  physique,  et  notre  siècle  lui  a  des  obligations 
infinies  pour  les  vérités  qu'il  nous  a  découvertes.  Voici  cepen- 
dant qu'il  s'élève  un  petit  homme,  ardent  et  véhément  décla- 
mateur,  respecté  des  peuples  à  cause  du  zèle  qu'il  fait  paraître 
pour  leur  religion  :  il  compose  des  livres  pleins  d'injures  contre 
lui,  et  il  l'accuse  des  plus  grands  crimes  i.  Descartes  est  un 
catholique,  il  a  étudié  sous  les  PP.  Jésuites,  il  a  souvent  parlé 
'leux  avec  estime.  Cela  suffit  à  cet  esprit  malin  pour  persuader 


'  Voël  ou  Voetius,  Diini'iire  protestant,  proresseur  de  ihëoloirie  à  la  faralié 
d'Ulierlii,  fut  un  des  plus  violents  cl  des  plus  danjiereux  advrrsnire'i  de 
De<c:iries  eu  tlollànJe  Quelle  force  et  quelle  ironie  dans  le  porirail  (|a'en  a 
fait  Maletiranclie!  Voir  ddus  mon  Histoire  de  la  Phitusopkie  carlcuhèiue,  le 
ehaijitre  sur  le  cartésianisme  eu  Hollande.) 


W8  DE   LA    RFXHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ, 

à  des  peuples  ennemis  de  notre  religion  et  faciles  à  exciter 
sur  des  choses  aussi  délicates  que  sont  celles  de  la  rel'gion, 
que  c'est  un   émissaire  des  jésuites,  et  qui  a   de  dangereux 
desseins,  parce  que  les  moindres  apparences  de  vérité  sur  des 
matières  de  foi  ont  plus  de  force  sur  les  esprits,  que  les  vérités 
réelles  et  effectives  des  choses  de  physique  ou  de  métapliy- 
siquc,  desquelles  on  se  met  fort  peu  en  peine.  M.  Descaries  a 
écrit  de  l'existence  de  Dieu.  C'en  est  assez  à  ce  calomniateur 
pour  exercer  son  faux  zèle,  et  pour  opprimer  toutes  les  vérités 
que  défend  son  ennemi.  Il  l'accuse  d'être  un  athée,  et  même 
d'enseigner  finement  et  secrètement  l'athéisme,  ainsi  que  cet 
infâme  athée  nommé  Vanini  qui  fut  brûlé  à  Toulouse,  lequel 
couvrait  sa  malice  et  son  impiété  en  écrivant  pour  l'existence 
d'un  Dieu  ;  car  une  des  raisons  qu'il  apporte  que  son  ennemi  est 
un  atliée,  c'est  qu'il  écrivait  contre  les  athées,  comme  faisait 
Vanini,  qui  pour  couvrir  son  impiété  écrivait  contre  les  athées 
C'est  ainsi  qu'on  opprime  la  vérité  lorsqu'on  est  soutenu  par 
les  apparences  de  la  vérité,  et  que  Ton  s'est  acquis  beaucoup 
d'aulorilé  sur  les  esprits  faibles.  La  vérité  aime  la  douceur  et 
la  paix,  et  toute  forte  qu'elle  est,  elle  cède  quelquefois  à  l'or- 
gueil et  à  la  fierté  du  mensonge  qui  se  pare  et  qui  s'arme  de 
ses  apparences.  Elle  sait  bien  que  l'erreur  ne  peut  rien  contre 
elle;  et  si  elle  demeure  quelque  temps  comme  proscrite  et  dans 
l'obscurité,  ce  n'est  que  pour  attendre  des  occasions  plus  favo- 
rables de  se  montrer  au  jour  ;   car  enfin  elle  parait  presque 
toujours  plus  forte  et  plus  éclatante  que  jamais,  dans  le  lieu 
môme  de  son  oppression. 

On  n'est  pas  surpris  qu'un  ennemi  de  M.  Descaries,  qu'un 
homme  d'une  religion  différente  de  la  sienne,  qu'un  ambitieux 
qui  ne  songe  qu'à  s'élever  sur  les  ruines  des  personnes  qui 
sont  au-dessus  de  lui,  qu'un  déclauiateur  sans  jugement,  que 
VoH  parle  avec  mépris  de  ce  qu'il  n'entend  pas,  el  qu'il  ne 
veut  pas  entendre.  Mais  on  a  raison  de  s'étonner  que  des  gens 
qui  ne  sont  ennemis  ni  de  M.  Descartes,  ni  de  sa  religion,  aient 
pris  des  sentiments  d'aversion  et  de  mépris  contre  lui,  à  cause 
des  injures  qu'ils  ont  lues  dans  les  livres  composés  par  l'ennemi 
de  sa  personne  et  de  sa  religion. 

Le  livre  de  cet  hérétique   qui  a  pour  tilre   Dcspcrata  causa 
Pnpalus,  fait  assez  voir  son  impudence,  son  ignorance,  son  cm- 


DES    INCLINATIONS.  409 

portement,  et  le  désir  qu'il  a  de  paraître  zélé,  pour  acquénr 
par  ce  moyen  quelque  rcputalion  parmi  les  siens.  Ainsi  ce 
n'est  pas  un  homme  qu'on  doive  croire  sur  sa  parole.  Car  de 
môme  qu'on  ne  doit  pas  croire  toutes  les  fables  qu'il  a  ra- 
massées dans  ce  livre  contre  notre  religion,  l'on  ne  doit  pas 
aussi  croire  sur  sa  parole  les  accusations  atroces  et  injurieuses 
qu'il  a  inventées  contre  son  ennemi. 

Il  ne  laut  donc  pas  que  des  hommes  raisonnables  se  laissent 
persuader  que  M.  Descartes  est  un  homme  dangereux,  parce 
qu'ils  l'ont  lu  dans  quelque  livre,  ou  bien  parce  qu'ils  l'ont  ouï- 
dire  par  quelques  personnes  dont  ils  repectent  la  piété.  Il  n'est 
pas  permis  de  croire  les  hommes  sur  leur  parole,  lorsqu'ils 
accusent  les  autres  des  plus  grands  crimes.  Ce  n'est  pas  une 
preuve  suffisante  pour  croire  une  chose,  que  de  l'entendre  dire 
par  un  homme  qui  parle  avec  zèle  et  avec  gravité.  Car  entin 
ne  peut-on  jamais  dire  des  faussetés  et  des  sottises  de  la  même 
manière  qu'on  dit  de  bonnes  choses,  principalement  si  l'on  s'en 
est  laissé  persuader  par  simplicité  et  par  faiblesse. 

Il  est  facile  de  s'instruire  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté  des 
accusations  que  l'on  firme  contre  M.  Deseartes  ;  ses  écrits 
sont  faciles  à  trouver,  ( .  fort  aisés  à  comprendre,  lorsqu'on  est 
capable  d'attention.  Qu'on  lise  donc  ses  ouvrages,  afin  que 
l'on  puisse  avoir  d'autres  preuves  contre  lui  qu'un  simple  ouï- 
dire  ;  et  j'espère  qu'après  qu'on  les  aura  lus  et  qu'on  les  aura 
bien  médités,  on  ne  l'accusera  plus  d'athéisme,  et  que  l'on 
aura  au  contraire  tout  le  respect  qu'on  doit  avoir  pour  un 
homme  qui  a  démontré  d'une  manière  très  simple  et  très  évi- 
dente, non  seulement  l'existence  d'un  Dieu  et  l'immortalité  de 
l'àme,  mais  aussi  une  infinité  d'autres  vérités  qui  avaient  été 
inconnues  jusqu'alors. 


CHAPITRE  VII 

Dd  désir  de  la  science,  et  des  jugements  des  faux  savants. 

L'esprit  de  l'homme  a  sans  doute  fort  peu  de  capacité  et 
d'étendue,  et  cependant  il  n'y  a  rien  qu'il  ne  souhaite  de  savoir. 
Toutes  les  sciences  humaines  ne  peuvent  contenter  ses  désirs, 


410  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

et  sa  capacité  est  si  étroite,  qu'il  ne  peut  comprendre  parfaite- 
ment une  seule  science  particulière.  11  est  continuellement 
agité,  et  il  désire  toujours  de  savoir,  soit  parce  qu'il  espère 
trouver  ce  qu'il  cherche,  comme  nous  avons  dit  dans  les  cha- 
pitres précédents  ;  soit  parce  qu'il  se  persuade  que  son  âme  et 
son  esprit  sagrandissenl  par  la  vaine  possession  de  quelque 
connaissance  extraoï-dinaire.  Le  désir  déréglé  de  son  bonheui 
et  de  sa  grandeur  fait  qu'il  étudie  toutes  les  sciences,  espérant 
trouver  son  bonheur  dans  les  sciences  de  morale,  et  cherchant 
cetle  fausse  grandeur  dans  lès  sciences  spéculatives,  et  dans 
toutes  ces  sciences  vaines  et  extraordinaires  qui  élèvent,  dans 
l'espint  de  ceux  qui  les  ignorent,  ceux  qui  les  possèdent. 

D'où  vient  qu'il  y  a  des  personnes  qui  passent  toute  leur  vie 
à  lire  des  rabbins,  et  d'autres  livres  écrits  dans  les  langues 
étrangères,  obscures  et  corrompues,  et  par  des  auteurs  sans 
goût  el  sans  intelligence,  si  ce  n'est  parce  qu'ils  se  persuadent 
que  lorsqu'ils  savent  les  langues  orientales,  ils  sont  plus  grands 
et  plus  élevés  que  ceux  qui  les  ignorent  ?  Et  qui  peut  les  sou- 
tenir dans  leur  travail  ingrat,  désagréable,  pénible  el  inutile, 
si  ce  n'est  l'espérance  de  quelque  élévation,  et  la  vue  de  quel- 
que vaine  grandeur  ?  En  effet  on  les  regarde  comme  des 
hommes  rares  ;  on  leur  fait  des  compliments  sur  leur  profonde 
érudition,  on  les  écoule  plus  volontiers  que  les  autres;  et 
quoiqu'on  puisse  dire  que  ce  sont  ordinairement  les  moins  judi- 
cieux, quand  ce  ne  serait  qu'à  cause  qu'ils  ont  employé  toute 
leur  vie  à  une  chose  fort  inutile,  el  qui  ne  peut  les  rendre  ni 
plus  sages,  ni  jjIus  lieureux,  néanmoins  on  s'imagine  qu'ils  ont 
beaucoup  plus  desprit  et  de  jugement  que  les  autres;  étant 
plus  savants  dans  l'origine  des  mots,  on  se  laisse  persuader 
qu'ils  sont  savants  dans  la  nature  des  choses. 

C'est  pour  la  même  raison  que  les  astronomes  em])loient  leur 
temps  et  L'ur  bieu  pour  savoir  au  juste,  ce  qui  esl  non  seule- 
ment inutile,  mais  impossible  de  savoir.  Ils  veulent  trouver 
dans  le  cours  des  planètes  une  exacte  régularité  qui  ne  s'y 
rencontre  jamais,  et  dresser  des  tables  astronomi(iues  pour 
prédire  des  effets  dont  ils  ne  connaissent  pas  les  causes  i.  Ils 


*  Nous  avons  déjà  roninrqué  le  peu  de  c.ns  que  fait  Mnlebianciio  de'  i'as'.rû- 
nomie,  ce  qui  a  lieu  d'ctoniier  de  la  part  d'un  maUiémalicieii. 


DES    INCLINATIONS.  411 

ont  fait  la  sénélographie ,  ou  la  géographie  de  la  lime ,  comme 
si  Ton  avait  quelque  dessein  d"y  voyager.  Ils  Font  déjà  donnée 
0  partage  à  tous  ceux  qui  sont  illustres  dans  l'astronomie  ;  il  y 
en  a  peu  qui  n'aient  quelque  province  en  ce  pays,  comme  une 
récompense  de  leurs  grands  travaux;  et  je  ne  sais  s'ils  ne  tirent 
point  quelque  gloire  d'avoir  été  dans  les  bonnes  grâces  de  ce- 
lui qui  leur  a  distribué  si  magnitlquement  ces  royaumes. 

D'où  vient  que  ces  hommes  raisonnables  s'appliquent  si  fort 
à  cette  science,  et  demeurent  dans  des  erreurs  très  grossières 
à  l'égard  des  vérités  qu'il  leur  est  très  utile  de  savoir,  si  ce 
n'est  qu'il  leur' semble  que  c'est  quelque  chose  de  grand  que 
de  connaître  ce  qui  5e  passe  dans  le  ciel  ?  La  connaissance  de 
la  moindre  chose  qui  se  passe  là-haut,  leur  semble  plus  noble, 
plus  relevée,  et  plus  digne  de  la  grandeur  de  leur  esprit,  que 
la  connaissance  des  choses  viles,  abjectes  et  corruptibles, 
comme  sont,  selon  leur  sentiment,  les  seuls  corps  sublunaires  i. 
La  noblesse  d'une  science  se  tire  de  la  noblesse  de  son  objet  : 
c'est  un  grand  principe  !  La  connaissance  du  mouvement  des 
corps  inaltérables  et  incorruptibles  est  donc  la  plus  haute  et  la 
plus  relevée  de  toutes  les  sciences.  Ainsi  elle  leur  parait  digne 
de  la  grandeur  et  de  l'excellence  de  leur  esprit. 

C'est  ainsi  que  les  hommes  se  laissent  éblouir  par  une  fausse 
idée  de  grandeur  qui  les  tlatte  et  qui  les  agite.  Dès  que  leur 
imagination  en  est  frappée,  elle  s'abat  devant  ce  fentôme,  elle 
le  révère,  et  elle  renverse  et  aveugle  la  raison  qui  en  doit 
juger.  Il  semble  que  les  hommes  révent  quand  ils  jugent  des 
objets  de  leur  passion,  et  qu'ils  manquent  de  sens  commun. 
Car  enfin  qu'y  a-t-il  de  grand  dans  la  connaissance  des  mou- 
vements des  planètes,  et  n'en  savons  nous  pas  assez  présente- 
ment pour  régler  nos  mois  et  nos  années.  Qu'avons-nous  tant 
à  faire  de  savoir  si  Saturne  est  environné  d'un  anneau  ou  d'un 
grand  nombre  de  petites  lunes,  et  pourquoi  prendre  parti  là- 
dessus.  Pourquoi  se  glorifier  d'avoir  prédit  la  grandeur  d'une 
éclipse,  où  l'on  a  peut-èlre  mieux  rencontré  qu'un  autre , 
parce  qu'on  a  été  plus  heureux.  Il  y  a  des  personnes  destinées 
y.uv  l'ordre  du  prince  à  observer  les  astres,  contentons-nous  de 

'  !M;.leLManrhi',  de  même  que  Descartes,  a  du  peiuMiant  pour  ranalomic  et  il 
co  ii^iii  V  vemeiit  dans  plusieurs  pas^ayes,  le  déij'oilL  qu'elle  iuspire  aux  gen& 
(lu  muiide. 


412  ce    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

leurs  observations.  Ils  s'appliquent  à-  cet  emploi  avec  raison, 
car  ils  s'y  appliquent  par  devoir  :  c'est  leur  affaire.  Ils  y  tra- 
vaillent avec  succès,  car  ils  y  travaillent  sans  cesse  avec  art, 
avec  application  et  avec  l'exactitude  possible;  rien  ne  leur 
manque  pour  y  réussir.  Ainsi  nous  devons  être  pleinement 
satisfaits  sur  une  matière  qui  nous  touche  si  peu,  lorsqu'ils 
nous  font  part  de  leurs  découvertes 

Il  est  bon  que  plusieurs  personnes  s'appliquent  à  l'anatomie, 
puisqu'il  est  extrêmement  utile  de  la  savoir,  et  que  les  connais- 
sances auxquelles  nous  devons  aspirer,  sont  celles  qui  nous 
sont  les  plus  utiles.  Nous  pouvons  et  nous  devons  nous  appli- 
quer à  ce  qui  contribue  eu  quelque  chose  à  notre  bonheur,  ou 
plutôt  au  soulagement  de  nos  infirmités  et  de  nos  misères.  Mais 
passer  toutes  les  nuits  pendu  à  une  lunette  pour  découvrir 
dans  les  cieux  quelque  tache  ou  quelque  nouvelle  planète, 
perdre  sa  santé  et  son  bien,  et  abandonner  le  soin  de  ses 
affaires  pour  rendre  régulièrement  visite  aux  étoiles  et  pour  en 
mesurer  les  grandeurs  et  les  situations,  il  me  semble  que  c'est 
oublier  entièrement  et  ce  qu'on  est  présentement  et  ce  qu'on 
sera  un  jour. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  pour  reconnaître  la  grandeur 
de  celui  qui  a  fait  tous  ce-;  grands  objets.  Le  moindre  mouche- 
ron manifeste  davantage  la  puissance  et  la  sagesse  de  Dieu,  à  ' 
ceux  qui  le  considèrent  avec  attention,  et  sans  être  préoccu- 
pés de  sa  petitesse,  que  tout  ce  que  les  astronomes  savent  des 
cieux.  Néanmoins  les  hommes  ne  sont  pas  faits  pour  examiner 
toute  leur  vie  les  moucherons  et  les  insectes;  et  l'on  n'approuve 
pas  trop  la  peine  que  quelques  personnes  se  sont  donnée  pour 
nous  apprendre  comment  sont  faits  les  poux  de  chaque  espèce 
d'animal,  et  les  transformations  de  différents  vers  en  mouches 
et  en  papillons.  Il  est  permis  de  s'amuser  à  cela  quand  on  n'a 
rien  à  faire  et  pour  se  divertir;  mais  les  hommes  ne  doivent 
point  y  employer  tout  leur  temps,  s'ils  ne  sont  sensibles  à  leur 
misères. 

Ils  doivent  incessamment  s'a])pIiquor  à  la  connaissance  de» 
Dieu  et  d'eux-mêmes  travailler  sérieusement  à  se  défaire  de 
leurs  erreurs  et  de  leurs  préjugés,  de  leurs  passions  et  de  leurs 
inclinations  au  péché,  rechercher  avec  ardeur  les  vérités  qui 
leur  sont  les  plus  nécessaires.  Car  enfin  ceux-là  sont  les  plus 


DES    INCLINATIOxNS.  413 

judicieux  qui  recherchent  avec  pkis  de  soin  les  vérités  les  plus 
solides. 

La  principale  cause  qui  engage  les  hommes  dans  de  fausses 
études,  c'est  qu'ils  ont  attaché  l'idée  de  savant  à  des  connais- 
sances vaines  et  infructueuses,  au  lieu  de  ne  l'attacher  qu'aux 
sciences  solides  et  nécessaires. 

Car  quand  un  homme  se  met  en  tète  de  devenir  savant,  et 
que  l'esprit  de  polymathie  commence  à  l'agiter,  il  n'examine 
guère  quelles  sont  les  sciences  qui  lui  sont  les  plus  néces- 
saires, soit  pour  se  conduire  en  honnête  homme,  soit  pour 
perfectionner  sa  raison;  il  regarde  seulement  ceux  qui  passent 
pour  savants  dans  le  monde,  et  ce  qu'il  y  a  en  eux  qui  les  rend 
considérables.  Toutes  les  sciences  les  plus  solides  et  les  plus 
nécessaires  étant  assez  communes,  elles  ne  font  point  admirer 
ni  respecter  ceux  qui  les  possèdent  ;  car  on  regarde  sans  atten- 
tion et  sans  émotion  les  choses  communes,  quelque  belles  et 
quelque  admirables  qu'elles  soient  en  elles-mêmes.  Ceux  qui 
veulent  devenir  savants,  ne  s'arrêtent  donc  guère  aux  sciences 
nécessaires,  à  la  conduite  de  la  vie  et  à  la  perfection  de  l'es- 
prit. Ces  sciences  ne  réveillent  point  en  eux  cette  idée  des 
sciences  qu'ils  se  sont  formées,  car  ce  ne  sont  point  ces  sciences 
qu'ils  ont  admirées  dans  les  autres,  et  qu'ils  souhaitent  qu'on 
admire  en  eux. 

L'Évangile  et  la  morale  sont  des  connaissances  trop  com- 
munes et  trop  ordinaires,  ils  souhaitent  de  savoir  la  critique  de 
quelques  termes  qui  se  rencontrent  dans  les  philosophes  an- 
ciens, ou  dans  les  poètes  grecs.  Les  langues,  et  principale- 
ment celles  qui  ne  sont  point  en  usa  e  dans  leur  pays,  comme 
l'arabe  et  le  rabbinage  .ou  quelques  autres  seniblnbles  leur 
paraissent  dignes  de  leur  appHcation  et  de  leur  élude.  S'ils  lisent 
rÉcrilure  sainte,  ce  n'est  pas  pour  y  apprendre  la  religion  et  la 
pieté.  Les  points  de  chronologie,  de  géographie,  et  les  difticul- 
tés  de  grammaire,  les  occupent  tout  entiers  :  ils  désirent  avec 
plus  d'ardeur  la  connaissance  de  ces  choses,  que  les  vérités 
salutaires  de  l'Évangile.  Ils  veulent  pos.-éder  dans  eux-mêmes 
ia  science  qu'ils  ont  admirée  sottement  dans  les  autres,  et  que 
les  sots  ne  manqueront  pas  d'admirer  dans  eux. 

De  même  dans  les  connaissances  de  la  nature,  ils  ne  recher- 
chent guère  les  plus  utiles,  mais  les  moins  communes.  L'anato- 


414  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

mie  est  trop  basse  pour  eux,  mais  Tastronomie  est  plus  relevée. 
Les  expériences  ordinaires  sont  peu  dignes  de  leur  applica- 
tion; mais  ces  expériences  rares  et  surprenantes  qui  ne  nous 
peuvent  jamais  éclairer  l'esprit,  sont  celles  qu'ils  observent 
avec  plus  de  soin. 

Les  histoires  les  plus  rares  et  les  plus  anciennes  sont  celles 
qu'ils  font  gloire  de  savoir.  Ils  ne  savent  pas  la  généalogie  des 
princes  qui  régnent  présentement  ;  et  ils  reclierchent  avec  soin 
celle  des  hommes  qui  sont  morts  il  y  a  quatre  mille  ans.  Ils 
négligent  d'apprendre  les  histoires  de  leur  temps  les  plus  com- 
munes, et  ils  tâchent  de  savoir  exactement  les  fables  et  les 
fictions  des  poètes.  Ils  ne  connaissent  pas  même  leurs  propres 
parents;  mais  si  vous  le  souliaitez,  ils  vous  apporteront  plu- 
sieurs autorités  pour  vous  prouver  qu'un  citoyen  romain  était 
allié  d'un  empereur  et  d'autres  choses  semblables. 

A  peine  savent-ils  le  nom  des  vêtements  ordinaires  dont  on 
se  sert  de  leur  temps,  et  ils  s'amusent  à  la  recherche  de  ceux 
dont  se  servaient  les  Grecs  et  les  Romains.  Les  animaux  de 
leur  pays  leur  sont  peu  connus,  et  ils  ne  craindront  pas  d'em- 
ployer plusieurs  années  à  composer  de  grands  volumes  sur  les 
animaux  de  la  Bible,  pour  paraître  avoir  mieux  deviné  que  les 
autres  ce  que  signifient  des  termes  inconnus.  Un  tel  livre  fait 
les  délices  de  son  auteur  et  des  savants  qui  le  lisent,  parce 
qu'étant  tout  cousu  de  passages  grecs,  hébreux,  arabes,  etc., 
de  citations  de  rabbins,  et  d'autres  auteurs  obscurs  et  extraor- 
dinaires, il  satisfait  la  vanité  de  son  auteur,  et  la  sotte  curiosité 
de  ceux  qui  le  lisent,  qui  se  croiront  aussi  plus  savants  que  les 
autres,  quand  ils  pourront  assurer  avec  fierté,  qu'il  y  a  six 
mots  différents  dans  l'écriture  pour  signifier  un  lion,  ou  quel- 
que chose  de  semblable. 

La  carte  de  leur  pays  ou  même  de  leur  ville  leur  est  souvent 
inconnue,  dans  le  temps  qu'ils  étudient  les  cartes  de  la  Grèce 
ancienne,  de  l'Italie,  des  Gaules  du  temps  de  Jules  César,  ou 
les  rues  et  les  places  publiques  de  l'ancienne  Rome.  «  Labor  sul- 
torum,  dit  le  Sage,  affliget  eos,  qui  nescitmt  in  urbem  pergere.  >■ 
Ils  ne  savent  pas  le  chemin  de  leur  village,  et  ils  se  fatiguent 
sottement  dans  des  recherches  inutiles.  Ils  ne  savent  pas  les 
lois  ni  les  coutumes  des  lieux  où  ils  vivent  ;  mais  ils  étudient 
avec  soin  le  droit  ancien,  les  lois  des  douze  tables,  les  coutumes 


DES    INCLLNATlOiVS.  413 

des  Lacédémoniens  ou  des  Chinois,  ou  les  ordonnances  du 
Grand  Mogoli.  Enfin  ils  veulent  savoir  toutes  les  choses  rares, 
extraordinaires,  éloignées,  et  que  les  autres  ne  savent  pas, 
jiarce  qu'ils  ont  attaclié,  par  un  renversement  d'esprit,  l'idée  de 
savant  à  ces  choses,  et  qu'il  suffit  pour  être  estimé  savant  de 
savoir  ce  que  les  autres  ne  savent  pas,  quand  raérae  on  igno- 
rerait les  vérités  les  plus  nécessaires  et  les  plus  belles.  Il  est 
vrai  que  la  connaissance  de  toutes  ces  choses  et  d'autres  sem- 
blables est  appelée  science,  érudition,  doctrine,  l'usage  l'a 
voulu  :  mais  il  y  a  une  science  qui  n'est  que  folie  et  que  sot- 
tise ?elon  rÉcriiure  :  doctrina  sullorum  fatuitas.  Je  n'ai  point 
encore  remarqué  que  le  saint  esprit  qui  donne  tant  d'éloges  à  la 
science  dans  les  li\Tes  saints,  dise  quelque  chose  à  l'avantage 
de  cette  fausse  science  dont  je  viens  de  parler. 

CHAPITRE    Mil 

I.  Du  désir  de  paraître  savant.  —  II.  Des  conversations  de>  faax  savants.  — 
III.  —  De  leurs  ouvrages. 

I.  Si  le  désir  déréglé  de  devenir  savant  rend  souvent  les 
hommes  plus  ignorants,  le  désir  de  paraître  savant  ne  les  rend 
pas,  seidement  plus  ignorants,  mais  il  semble  qu'il  leur  ren- 
verse l'esprit  ;  car  il  y  a  une  infinité  de  gens  qui  perdent  le 
sens  commun,  parce  qu'ils  le  veulent  passer,  et  qui  ne  disent 
que  des  sottises,  parce  qu'ils  ne  veulent  dire  que  des  paradoxes. 
Ils  s'éloignent  si  fort  de  toutes  les  pensées  communes,  dans 
le  de>sein  qu'ils  ont  d'acquérir  la  qualité  d'esprit  rare  et  extra- 
ordinaire, qu'en  effet  ils  y  réussissent,  et  qu'on  ne  les  regarde 
plus,  ou  qu'avec  admiration,  ou  qu'avec  beaucoup  de  mépris. 

On  les  regarde  quelquefois  avec  admiration,  lorsqu'éiant 
élevés  à  quelque  dignité  qui  les  couvre,  on  s'imagine  qu'ils 
sont  autant  au-dessus  des  autres  par  leur  génie  et  par  leur 
érudition,  qu'ils  le  sont  par  leur  ran;  ou  par  leur  nais- 
sance. Mais  on  les  regarde  le  plus  souvent  avec  mépris,  cl 
quelquefois  même  comme  des  fous,  lorsiju'on  les  regarde  de 

*  Rapprocher  cette  spirituelle  critique  de  l'esprit  de  polyranihie  de  \'Her- 
ma'inrait  (]>.•  I.a  Bruyère,  qui  na  jirnnis  vu  et  qui  ne  verra  point  Versailles, 
niafs  qui  a  presque  vu  la  tour  de  Uabel.  et  qui  en  <'oinplc  les  degrés. 


416  DE    LA    RECHERCHE   DE   ^.A    VÉRITÉ. 

plus  près,  et  que  leur  grandeur  ne  les  cache  point  aux  yeux 
des  autres. 

Les  faux  savants  font  manifestement  paraître  ce  qu'ils  sont 
dans  les  livres  qu'ils  composent  et  dans  leurs  conversations  or- 
dinaires. Il  est  peut-être  à  propos  d'eu  dire  quelque  chose 

II.  Comme  c'est  la  vanité  et  le  désir  de  paraître  plus  que  les 
autres  qui  les  engage  dans  l'étude,  dès  qu'ils  se  sentent  en 
conversation,  la  passion  et  le  désir  de  l'élévation  se  réveille  en 
eux  et  les  emporte;  ils  montent  tout  d'un  coup  si  haut,  que  tout 
le  monde  les  perd  quasi  de  vue,  et  qu'ils  ne  savent  souvent 
eux-mêmes  où  ils  en  sont.  Ils  ont  si  peur  de  n'être  pas  au- 
dessus  de  tous  ceux  qui  les  écoulent,  qu'ils  se  fâchent  même 
qu'on  les  suive,  qu'ils  s'effarouchent  lors  qu'on  leur  demande 
quelque  éclaircissement  et  qu'ils  prennent  même  un  air  de 
fierté  à  la  moindre  opposition  qu'on  leur  fait.  Enfin  ils  disent 
des  choses  si  nouvelles  et  si  extraordinaires,  mais  si  éloignées 
du  sens  commun,  que  les  plus  sages  ont  bien  de  la  peine  à 
s'empêcher  de  rire,  lorsque  les  autres  en  demeurent  tout 
étourdis. 

Leur  première  fougue  passée,  si  quelque  esprit  assez  fort  et 
assez  ferme  pour  n'en  avoir  pas  été  renversé,  leur  montre  qu'ils 
se  trompent,  ils  ne  laissent  pas  de  demeurer  obstinément  atta- 
chés à  leurs  erreurs.  L'air  de  ceux  qu'ils  ont  étourdis  les 
étourdit  eux-mêmes  ;  la  vue  de  tant  d'approbateurs  qu'ils  ont 
convaincus  par  impression,  les  convainc  par  contre-coup,  ou 
si  cette  vue  ne  les  convainc  pas,  elle  leur  eutle  au  moins  assez 
le  courage  pour  soutenir  leurs  faux  sentiments.  La  vanité  ne 
leur  permet  pas  de  rétracter  leur  parole.  Ils  cherchent  toujours 
quelque  raison  pour  se  défendre;  ils  ne  parlent  même  jamais 
avec  plus  de  chaleur  et  d'empressement  que  lorsqu'ils  n'ont 
rien  à  dire  ;  ils  s'imaginent  qu'on  les  injurie  et  que  l'on  tâche 
de  les  rendre  méprisables  à  chaque  raison  qu'on  apporte 
contre  eux,  et  plus  elles  sont  fortes  et  judicieuses,  plus  elles 
irritent  leur  aversion  et  leur  orgueil. 

Le  meilleur  moyen  de  défendre  la  vérité  contre  eux  n'est  pas 
de  disputer;  car  enfin  il  vaut  mieux  et  pour  eux  et  pour  nous, 
les  laisser  dans  leurs  erreurs,  que  de  s'attirer  leur  aversion.  Il 
ne  faut  pas  leur  blesser  le  cœur,  lorsqu'on  veut  leur  guérir 
l'esprit,    puisque  les  plaies  du  cœur  sont  plus  dangereuses  que 


DES    INCLINATIONS.  417 

celles  de  l'espvit;  oulrc  qu'il  arrive  quelquefois  que  l'on  a  af- 
faire avec  un  homme  qui  est  véritablement  savant,  et  qu'on 
■pourrait  le  mépriser  faute  île  bien  concevoir  sa  pensée.  Il  faut 
donc  prier  ceux  qui  parlent  d'une  manière  décisive,  de  s'expli- 
quer le  plus  distinclement  qu'il  leur  sera  possible,  sans  leur 
permettre  de  changer  de  sujet,  ni  de  se  servir  de  termes 
obscurs  et  équivoques, et  si  ce  sont  des  personnes  éclaii'ées,  on 
apprendra  quelque  chose  avec  eux  ;  mais  si  ce  sont  des  faux 
savants,  ils  se  confondront  par  leurs  propres  paroles  sans 
aller  fort  loin,  et  ils  ne  pourront  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes. 
On  en  recevra  peut-être  quelque  instruction  et  même  quelque 
divertissement,  s'il  est  permis  de  se  divertir  de  la  faiblesse  des 
autres  en  tachant  d'y  remédier  ;  mais  ce  qui  est  plus  considé- 
rable, c'est  qu'on  empêchera  par-là  que  les  faibles  .qui  les  écou- 
taient avec  admiration,  ne  se  soumettent  à  l'erreur  en  suivant 
leurs  décisions. 

Car  il  faut  bien  remarquer  que  le  nombre  des  sots,  ou  de 
ceux  qui  se  laissent  conduire  machinalement  et  par  l'impres- 
sion sensible,  étant  infiniment  plus  grand  que  de  ceux  qui  ont 
quelque  ouverlure  d'esprit,  et  qui  ne  se  persuadent  que  par 
raison,  quand  un  de  ces  savants  parle,  et  décide  de  quelaue 
chose,  il  y  a  toujours  beaucoup  plus  de  personnes  qui  le  croient 
sur  sa  parole  que  d'autres  qui  s'en  défient.  Mais  parce  que  ces 
faux  savants  s'éloignent  le  plus  qu'ils  peuvent  des  pensées  com- 
munes, tant  par  le  désir  de  trouver  quelque  opposant  qu'ils 
maltraitent  pour  s'élever  et  pour  paraître,  que  par  renverse- 
ment d'esprit  ou  par  esprit  de  contradiction,  leurs  décisions 
sont  ordinairement  fausses  ou  obscures,  et  il  est  assez  rare 
qu'on  les  écoute  sans  tomber  dans  quelque  erreur. 

Or  cette  manière  de  découvrir  les  erreurs  des  autres  ou  la 
solidité  de  leurs  sentiments,  est  assez  difticile  à  mettre  en 
usage.  La  raison  de  ceci  est,  que  les  faux  savants  ne  sont  pas 
les  seuls  qui  veulent  paraître  ne  rien  ignorer,  presque  tous  les 
hommes  ont  ce  défaut,  principalement  ceux  qui  ont  ruelquc 
lecture  et  quelque  étude  ;  ce  qui  fait  qu'ils  veulent  toujoui'^ 
parler  et  explicjuer  leurs  sentiments,  sans  apporter  assez  d'at- 
tcnlion  pour  bien  comprendre  celui  des  autres.  Les  plus  com- 
plaisanis  et  les  plus  raisonnables  méprisant  dans  leur  cœur  le 
se;:linieut  des  autres,  inonlreut  seulement  une  mine  attentive, 


418  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

pendant  que  l'on  voit  dans  leurs,  yeux  qu'ils  pensent  à  toute 
autre  chose  qu'à  ce  qu'on  leur  dit,  et  qu'ils  ne  sont  occupes  que 
de  ce  qu'ils  veulent  nous  prouver,  sans  songer  à  nous  ré- 
pondre 1.  C'est  ce  qui  rend  souvent  les  conversations  très  désa- 
gréables. Car  de  même  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  doux,  et  qu'on 
ne  saurait  nous  faire  plus  d'iionneur,  que  d'entrer  dans  nos 
raisons,  et  d'approuver  nos  opinions ,  il  n'y  a  rien  aussi  de  si 
choquant  que  de  voir  qu'on  ne  les  comprend  pas,  et  qu'on  ne 
songe  pas  même  à  les  comprendre.  Car  enfin  on  ne  se  plait 
pas  à  converser  avec  des  statues ,  mais  qui  ne  sont  statues  à 
notre  égard,  que  parce  que  ce  sont  des  hommes  qui  n'ont  pas 
beaucoup  d'estime  pour  nous,  et  qui  ne  songent  point  à  nous 
plaire,  mais  seulement  à  se  contenter  eux-mêmes  en  tâchant  de 
se  faire  valoir.  Que  si  les  hommes  savaient  bien  écouter  et 
bien  répendre,  les  conversations  seraient  non  seulement  fort 
agréables,  mais  même  très  utiles;  au  lieu  que  chacun  tâchant 
de  paraître  savant,  on  ne  fait  que  s'entêter  et  disputer  sans 
s'entendre  ;  on  blesse  quelquefois  la  charité,  et  Ton  ne  découvre 
presque  jamais  la  vérité. 

Mais  les  égarements  où  tombent  les  faux  savants  dans  la 
conversation,  sont  en  quelque  manière  excusables.  On  peut 
dire  pour  eux  que  l'on  apporte  d'ordinaire  peu  d'application  à 
ce  qu'on  dit  dans  ce  temps-là,  que  les  personnes  les  plus 
exactes  y  disent  souvent  des  sottises,  et  qu'ils  ne  prétendent 
pas  qu'on  recueille  toutes  leurs  paroles  comme  l'on  a  fait  celles 
de  Scaliger  et  du  cardinal  du  Peri'on. 

Il  y  a  quelque  raison  dans  ces  excuses,  et  l'on  veut  bien 
croire  que  ces  sortes  de  fautes  sont  dignes  de  quelque  indul- 
gence. On  veut  parler  dans  la  conversation,  mais  il  y  a  des 
jours  malheureux  dans  lesquels  on  i-encontre  mal.  On  n'est  pas 
toujours  en  humeur  de  bien  penser  et  de  bien  dire  ;  et  le  temps 
est  si  court  dans  certaines  rencontres,  que  le  plus  petit  nuage 
et  la  plus  légère  absence  d'esprit  fait  malheureusement  tomber 
dans  des  absurdités  extravagantes  les  esprits  même  les  plus 
justes  et  les  plus  pénétrants. 

Mais  si  les  fautes  que  les  faux   savants  commettent  daos  les 

'  La  Roclicfourauld  aval',  déjà  peint  ces  gi'D-;  dans  les  youx  tit  dnns  l'es- 
prit de  qui  on  voito  un  égarement  pour  ce  qu'on  leur  dil  et  uîic  iirecipitation 
|K?ur  retourner  à  ce  qu'ils  veulent  dire  ». 


DES   LNCLINATIONS.  419 

nversations,  sont  excusables,  les  fautes  où  ils  tombent  dans 

urs  livres  après  y  avoir  sérieusement  pensé,  ne  sont  pas  par- 
onnables,  principalement  si  elles  sont  fréquentes  et  si  elles  ne 
>ont  point  réparées  par  quelques  bonnes  choses.  Car  enfin 
lorsque  l'on  a  composé  un  méchant  livre,  on  est  cause  qu'un 
très  grand  nombre  de  personnes  perdent  leur  temps  à  le  lire, 
qu'ils  tombent  souvent  dans  les  mêmes  erreurs  dans  lesquelles 
on  est  tombé,  et  qu'ils  en  déduisent  encore  plusieurs  autres,  ce 
qui  n'est  pas  un  petit  mal. 

Mais  quoique  ce  soit  une  faute  plus  grande  qu'on  ne  s'ima- 
gine, que  de  composer  un  méchant  livre,  ou  simplement  un 
livre  inutile,  c'est  une  faute  dont  on  est  plutôt  récompense 
(p'.'on  n'en  est  puni.  Car  il  y  a  des  crimes  que  les  hommes  ne 
punissent  pas,  soit  parce  qu'ils  sont  à  la  mode,  soit  parce 
qu'on  n'a  pas  d'ordinaire  une  raison  assez  ferme  pour  con- 
damner des  criminels  qu'on  estime  plus  que  soi. 

On  regarde  ordinairement  les  auteurs  comme  des  hommes 
rares  et  extraordinaires  et  beaucoup  élevés  au-dessus  des  au- 
tres ;  on  les  révère  donc  au  lieu  de  les  mépriser  et  de  les  pu- 
nir. Ainsi  il  n'y  a  guère  d'apparence  que  .'es  hommes  érigent 
jamais  un  tribunal  pour  examiner  et  pour  condamner  tous  les 
livres  qui  ne  font  que  corrompre  la  raison. 

C'est  pourquoi  l'on  ne  doit  jamais  espérer  que  la  république 
<lo5  lettres  soit  mieux  réglée  que  les  autres  républiques, 
])uisque  ce  sont  toujours  des  hommes  qui  la  composent.  11  est 
même  très  à  propos,  atin  que  l'on  puisse  se  délivrer  de  l'er- 
reur, qu'il  y  ait  plus  de  liberté  dans  la  république  des  lettres 
que  dans  les  autres,  où  la  nouveauté  est  fort  dangereuse.  Car 
ce  serait  nous  confirmer  dans  les  erreurs  où  nous  sommes, 
que  de  vouloir  ôler  la  liberté  aux  gens  d'étude,  et  que  de  con- 
damner sans  discernement  toutes  les  nouveautés. 

On  ne  doit  donc  point  trouver  à  redire  si  je  parle  contre  le 
gouvernement  de  la  répubhque  des  lettres,  et  si  je  tache  de 
montrer  que  souvent  ces  grands  hommes  qui  font  l'admiration 
dos  autres  pour  leur  profonde  érudition,  ne  sont  dans  le  fond 
que  des  hommes  vains  et  superbes,  sans  jugement  et  sans  au- 
cune vcrilablo  science.  Je  suis  oblige  d'en  parler  de  cette  sorte, 
atin  (ju'on  ne  se  rende  pas  aveuglément  à  leurs  dccisions,  et 
qu  on  ne  suive  pas  leurs  erreurs.  •      "*** 


420  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ, 

III.  Les  preuves  de  leur  vanité,  de  leur  peu  de  jugement  et 
de  leur  ignorance,  se  tirent  manifestement  de  leurs  ouvrages. 
Car  si  l'on  prend  la  peine  de  les  examiner,  avec  dessein  d'en 
juger  selon  les  lumières  du  sens  commun  et  sans  préoccupa- 
tion d'esprit  pour  ces  auteurs,  on  trouvera  que  la  plupart  des 
desseins  de  leurs  études  sont  des  desseins  qu'une  vanité  peu 
judicieuse  a  formés,  et  que  leur  principal  but  n'est  pas  de  per- 
fectionner leur  raison,  et  encore  moins  de  bien  régler  les 
mouvements  de  leur  cœur,  mais  seulement  d'étourdir  les  au- 
tres, et  de  paraître  plus  savants  qu'eux. 

C'est  dans  cette  vue  qu'ils  ne  traitent,  comme  nous  avons 
déjà  dit,  que  des  sujets  rares  et  extraordinaires,  et  qu'ils  ne 
s'expliquent  que  par  des  termes  rares  et  extraordinaires  et 
qu'ils  ne  citent  que  des  auteurs  rares  et  extraordinairr».  Ils  ne 
s'expliquent  guère  en  leur  langue,  elle  est  trop  commune  ;  ni 
avec  un  latin  simple,  net  et  facile  ;  ce  n'est  pas  pour  se  faire 
entendre  qu'ils  parlent,  mais  pour  parler  et  pour  se  faire  ad- 
mirer. Ils  s'appliquent  rarement  à  des  sujets  qui  peuvent  servir 
à  la  conduite  de  la  vie  ;  cela  leur  semble  trop  commun  ;  ce 
qu'ils  cherchent  n'ost  pas  d'être  utiles  aux  autres,  ni  à  eux- 
mêmes,  c'est  seulement  d'être  estimés  savants.  Ils  n'apportent 
point  de  raisons  des  choses  qu'ils  avancent,  ou  ce  sont  des 
raisons  mystérieuses  et  incompréhensibles,  que  ni  eux  ni 
personne  ne  conçoit  avec  évidence.  Ils  n'ont  point  de  raisons 
claires  :  mais  s'ils  en  avaient,  ils  ne  les  diraient  pas.  Ces  -rai» 
sons  ne  surprennent  point  l'esprit,  elles  semblent  trop  simples 
et  trop  communes;  tout  le  monde  en  est  capable.  Ils  apportent 
plutôt  des  autorités  pour  prouver,  ou  pour  faire  semblant  de 
prouver  leurs  pensées  :  car  souvent  les  autorités  dont  ils  se 
servent  ne  prouvent  rien  par  le  sens  qu'elles  contiennent  ;  elles 
ne 'prouvent,  que  parce  que  c'est  du  grec  ou  de  l'arabe.  Mais 
il  est  peut-être  à  propos  de  parler  de  leurs  citations,  cela  fera 
connaitre  en  quelque  manière  la  disposition  de  leur  esprit. 

Il  est,  ce  me  semble,  évident  qu'il  n'y  a  que  la  fausse  éru- 
dition et  l'esprit  de  polymathie  qui  ait  pu  rendre  les  ciiaiious 
à  la  mode  comme  elles  ont  été  jusqu'ici,  et  comme  elles 
sont  encore  maintenant  cliez  quelques  savants.  Car  il  n'est  pas 
•fort  difficile  de  trouver  des  auteurs  qui  citent  à  tous  mon.eut> 
de  grands  passages  sans  aucune  raison  de  citer,  soit  parce  que 


DES    INCLLNATIONS.  i2i 

les  choses  qu'ils  avancent  sont  si  claires  que  personne  n'en 
doute,  soit  parce  qu'elles  sont  si  cachées  que  l'autorité  de  leurs 
auteurs  ne  les  peut  pas  prouver,  puiscju'ils  n'en  pouvaient  rien 
savoir,  soit  enfin  parce  que  les  citations  qu'ils  apportent  ne 
peuvent  servir  d'aucun  ornement  à  ce  qu'ils  disent. 

D  est  contraire  au  sens  commun  d'apporter  un  grand  passage 
grec  pour  prouver  que  l'air  est  transparent,  parce  que  c  est 
une  chose  connue  à  tout  le  monde,  de  se  servir  de  l'autorité 
d'Aristote  pour  nous  faire  croire  qu'il  y  a  des  intelligences  qui 
remuent  les  cieux,  parce  qu'il  est  évident  qu'Aristote  n'en  pou- 
vait rien  savoir;  et  entin  de  mêler  des  langues  étrangères,  des 
proverbes  arabes  et  persans  dans  des  livres  français  ou  latins, 
faits  pour  tout  le  monde,  parce  que  ces  citations  n'y  peuvent 
servir  d'ornement,  ou  bien  ce  sont  des  ornements  bizarres  qui 
choquent  un  très  grand  nombre  de  personnes,  et  qui  n'en  peu- 
vent satisfaire  que  très  peu. 

Cependant  la  plupart  de  ceux  qui  veulent  paraître  savants  se 
plaisent  si  fort  dans  ces  soi'tes  de  citations,  qu'ils  n'ont  quel- 
quefois point  de  honte  d'en  rapporter  en  des  langues  mè'ae 
quils  n'entendent  point,  et  ils  fout  de  grands  etïorts  pour 
coudre  dans  leurs  livres  un  passage  arabe,  qu'ils  ne  savent 
quelquefois  pas  lire.  Ainsi  ils  s'embarrassent  fort  de  venir  à 
bout  d'une  chose  contraire  au  bon  sens,  mais  qui  contente  leur 
vanité  et  qui  les  fait  estimer  des  sots  i. 

Ils  ont  encore  un  autre  défaut  fort  considérable,  c'est  qu'ils 
se  soucient  fort  peu  de  paraître  avoir  lu  avec  choix  et  discer- 
nement ;  ils  veulent  seulement  paraître  avoir  beaucoup  lu,  et 
principalement  des  livres  obscurs,  afin  qu'on  les  croie  plus  sa- 
vants, des  livres  rares  et  chers,  afin  qu'on  s'imagine  que  rien 
no  leur  manque ,  des  livres  méchants  et  impies  que  les  hon- 
nêtes gens  n'osent  lire,  à  peu  près  par  le  même  esprit  que  des 
gens  se  vantent  d'avoir  fait  des  crimes  que  les  autres  n'osent 
faire.  Ainsi  ils  vous  citeront  plutôt  des  livres  fort  chers,  fort 
anciens  et  fort  obscurs,  que  non  pas  d'autres  livres  plus  com- 
muns et  plus  intelligibles,   des  livres  d'astrologie,  de  cabale  et 


'  Ou  peut  encore  rapprocher  ce  que  dit  Malobranclie  sur  la  manie  des  cita- 
tions du  portrait  qu"a  fiit  La  Bruyère  d'Herille  «  qui  fait  dire  au  prince  des 
philosophes  que  le  vin  enivre  et  à  lorateur  romain  que  fuau  le  tempère  ». 
«^liap.  sur  la  Société  et  la  Comcmalion 

T.   1  24 


422  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    VKKITK. 

de  magie,  que  de  boas  livres,  comme  s'Us  ne  voyaient  pas 
que  la  lecture  étant  la  même  chose  que  la  conversation,  ils 
doivent  souhaiter  de  paraître  avoir  l'echerché  avec  soin  la  lec- 
ture des  bons  livres  et  de  ceux  qui  sont  les  plus  intelligibles,  et 
non  pas  la  lecture  de  ceux  qui  sont  méchants  et  obscurs. 

Car  de  même  que  c'est  un  renversement  d'esprit  que  de  re- 
chercher la  conversation  ordinaire  des  gens  que  l'on  n'entend 
point  sans  interpr('>te,  lorsqu'on  peut  savoir  d'une  autre  ma- 
nière les  choses  qu'ils  nous  apprennent,  ainsi  il  est  ridicule  de 
ne  lire  que  des  livres  qu'on  ne  peut  entendre  sans  dictionnaire, 
lorsqu'on  peut  apprendre  ces  mêmes  choses  dans  ceux  qui  nous 
sont  plus  intelligibles.  Et  comme  c'est  une  marque  de  dérègle- 
ment que  d'affecter  la  compagnie  et  la  conversation  des  impies, 
c'est  aussi  le  caractère  d'un  cœur  corrompu  que  de  se  plaire 
dans  la  lecture  des  méchants  livres.  Mais  c'est  un  orgueil  extra- 
vagant que  de  vouloir  paraître  avoir  lu  ceux-là  même  qu'on 
n'a  pas  lus,  ce  qui  arrive  toutefois  assez  souvent.  Car  il  y  a 
des  personnes  de  trente  ans  qui  vous  citent  dans  leurs  ouvrages 
plus  de  méchants  livres  qu'ils  n'en  pourraient  avoir  lus  en  plu- 
sieurs siècles,  et  cependant  ils  veulent  persuader  aux  autre? 
qu'il  les  ont  lus  fort  exactement.  Mais  la  plupart  des  livres  ae 
certains  savants  ne  sont  fabriqués  qu'à  coups  de  dictionnaires, 
et  ils  n'ont  guère  lu  que  les  tables  des  livres  qu'ils  citent,  ou 
quelques  lieux  communs  ramassés  de  différents  auteurs. 

On  n'oserait  entrer  davantage  dans  le  détail  de  ces  choses 
ni  en  donner  des  exemples,  de  peur  de  choquer  des  personnes 
aussi  fières  et  aussi  bilieuses  que  le  sont  ces  faux  savants;  car 
on  ne  prend  pas  plaisir  à  se  faire  injurier  en  grec  et  en  arabe. 
Outre  qu'il  n'est  pas  nécessaire  pour  rendre  ce  que  je  dis 
plus  sensible,  d'en  donner  des  preuves  particulières  ;  l'esprit  de 
l'homme  étant  assez  porté  à  trouver  à  redire  à  la  conduite  des 
autres,  et  à  faire  application  de  ce  que  l'on  vient  de  dire.  Qu'ils 
se  repaissent  cependant,  puisqu'ils  le  veulent,  de  ce  vain  fan- 
tôme de  grandeur,  et  qu'ils  se  donnent  les  uns  aux  autres  le? 
applaudissements  que  nous  leur  refusons.  C'est  peut-être  les 
avoir  déjà  trop  inquiétés  dans  une  jouissance  qui  leur  semble 
si  douce  et  si  agréable. 


DES    INCLENATIONS.  *^3 


CHAPITRE    IX 

Comment  riiiclination  que  l'on  a  pour  Ins  dignités  et  les  ridie^sc;  lor'e  » 
.  ierreur. 

Les  dignités  et  les  richesses,  aussi  bien  que  la  vertu  et  les 
sciences  dont  nous  venons  de  parler,  sont  les  principales 
choses  qui  nous  élèvent  au-dessus  des  autres  hommes:  car  il 
semble  que  notre  être  s'agrandisse,  et  devienne  comme  indé- 
jiendant  par  la  possession  de  ces  avantages.  De  sorte  que 
i'aniour  que  nous  nous  portons  à  nous-mêmes,  se  répandant 
nûturelleraent  jusqu'aux  dignités  et  aux  richesses,  on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  personne  qui  n'ait  pour  elles  quelque  incli- 
nation petite  ou  grande.  Expliquons  en  peu  de  mots  commen.' 
ces  iiiclinations  nous  empêchent  de  trouver  la  vérité  et  nous 
eno-agent  dans  le  mensonge  et  dans  l'erreur. 

Nous  avons  montré  en  plusieurs  endroits  qu'il  faut  beau- 
coup de  temps  et  de  peine,  d'assiduité  et  de  contention  d'esprit 
pour  pénétrer  des  vérités  composées ,  environnées  des  difficul- 
tés, et  qui  dépendent  de  beaucoup  de  principes.  De  là  il  est 
facile  de  juger  que  les  personnes  publiques,  qui  sont  dans  de 
grands  emplois,  qui  ont  de  grands  biens  à  gouverner  et  de 
grandes  affaires  à  conduire,  et  qui  désirent  ardemment  les  di- 
gnités et  les  richesses,  ne  sont  guère  propres  à  la  recherche 
de  ces  vérités,  et  qu'ils  tombent  souvent  dans  Terreur  à  l'égard 
de  toutes  les  choses  qu'il  est  difficile  de  savoir,  lorsqu'ils  en 
veulent  juger  : 

1°  Parce  qu'ils  ont  fort  peu  de  temps  à  employer  à  la  reclier- 
che  de  la  vérité. 

2°  Parce  qu'ordinaii'eraent  ils  ne  se  p'aisent  guère  dans  cette 
rechercne. 

3°  Parce  qu'ils  sont  très  peu«  capables  d'attention,  à  cause 
que  la  capacité  de  leur  esprit  est  partagée  par  le  grand  nom- 
bre des  idées  des  choses  qu'ils  souhaitent,  et  desquelles  ils 
sont  occupés  même  malgré  eux. 

4°  Parce  qu'ils  s'imaginent  tout  savoir,  et  qu'ils  ont  do  la 
peiné  à  croire  que  des  gens  qui  leur  sont  inO.'rieurs  aiont  plus 
de  raison  qu'eux  ;  car  s'ils  souHrent  bien  qu'il  i  leur  apprennent 


i2i  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

quelques  faits,  ils  ne  souffrent  pas  volontiers  qu'ils  les  instrui- 
sent des  vérités  solides  et  nécessaires  ;  ils  s'emportent  lors- 
qu'on les  contredit  et  qu'on  les  détrompe. 

5°  Parce  qu'on  a  coutume  de  les  applaudir  en  toutes  leurs 
imaginations,  quelque  fausses  et  éloignées  du  sens  commun 
qu'elles  puissent  être,  et  de  railler  ceux  qui  ne  sont  pas  do 
leur  sentiment,  quoiqu'ils  ne  défendent  que  des  vérités  in- 
contestables. C'est  à  cause  des  lâches  llatleries  de  ceux  qui  les 
approchent,  qu'ils  se  confirment  dans  leurs  erreurs,  et  dans  la 
fausse  estime  qu'ils  ont  d'eux-mêmes,  et  qu'ils  se  mettent  en 
possession  de  juger  cavalièrement  de  toutes  choses. 

6°  Parce  qu'ils  ne  s'arrêtent  guère  qu'aux  notions  sensibles 
qui  sont  plus  propres  pour  les  conversations  ordinaires,  et  poui 
se  conserver  l'esprit  des  hommes,  que  les  idées  pures  et  abs 
traites  de  l'esprit  qui  servent  à  découvrir  la  vérité. 

7°  Parce  que  ceux  qui  aspirent  à  quelque  dignité,  tâchent 
autant  qu'ils  peuvent  de  s'accommoder  à  la  portée  des  autres, 
à  cause  qu'il  n'y  a  rien  qui  excite  si  fort  l'envie  et  l'aversion 
des  hommes  que  de  paraître  avoir  des  sentiments  peu  com- 
muns. Il  est  rare  que  ceux  qui  ont  l'esprit  et  le  cœur  occupés 
de  la  pensée  et  du  désir  de  faire  fortune,  puissent  découvrir 
des  vérités  cachées  ;  mais  lorsqu'ils  en  découvrent ,  ils  les 
abandonnent  souvent  par  intérêt,  et  parce  que  la  défense  de 
ces  vérités  ne  s'accorde  pas  avec  leur  ambition.  Il  faut  souvent 
consentir  à  l'injustice  pour  devenir  magistrat;  une  piété  solide 
et  peu  commune  éloigne  souvent  des  bénétices,  et  l'amour  gé- 
néreux de  la  vérité  fait  très  souvent  perdre  les  chaires  où  l'on 
ne  doit  enseigner  que  la  vérité  i. 

Toutes  ces  raisons  jointes  ensemble  font  que  les  hommes  qui 
sont  beaucoup  élevés  au-dessus  des  autres  par  leurs  dignités, 
leur  noblesse,  et  leurs  richesses,  ou  qui  ne  pensent  qu'à  s'éle- 
ver et  à  faire  quelque  fortune,  sont  extrêmement  sujets  à  l'er- 
reur, et  très  peu  capables  des  vérités  un  peu  cachées.  Car 
entre  les  choses  qui  sont  nécessaires  pour  éviter  l'erreur  dans 
les  questions  un  peu  difficiles,  il  y  en  a  deux  principales  qui  ne 
se  rencontrent  pas  ordinairement  dans  les  personnes  dont  nous 


Ml  y  a  là  san<;  doute    une  allusion  aux  professeurs  de  pliilnsopliie  dépos- 
sédés de  leurs  chaires  |iour  cause  d  atlaclu'mcnt  à  la  philosophie  nouvelle. 


DES    INCLINATIONS.  425 

parlons,  savoir  l'atteution  de  l'esprit  pour  bien  pénétrer  le 
fond  des  choses,  et  la  retenue  pour  n'en  pas  juger  avec  trop 
de  précipitation.  Ceux-là  même  qui  sont  choisis  pour  enseigner 
les  autres,  et  qui  ne  doivent  point  avoir  d'autre  but,  que  de  se 
rendre  habiles  pour  instruire  ceux  qui  sont  commis  à  leur  soin, 
deviennent  d'ordinaire  sujets  à  l'erreur,  aussitôt  qu'ils  devien- 
nent personnes  publiques;  soit  parce  qu'ayant  très  peu  de 
temps  à  eux,  ils  sont  incapables  d'attention  et  de  s'appliquer 
aux  choses  qui  en  demandent  beaucoup,  soit  parce  que  sou- 
haitant étrangement  de  paraître  savants,  ils  décident  hardi- 
ment de  toutes  choses  sans  aucune  retenue,  et  ne  souffrent 
qu'avec  peine  qu'on  leur  résiste  et  qu'on  les  instruise. 


CHAPITRE  X 


De  l'amour  du  plaisir  par  rapport  à  la  morale.—  I.  Il  faut  fuir  le  plaisir  quoi- 
•|u'il  rende  heureux.  —  II.  Il  ne  doit  pointnous  portera  l'amour  des  biens 
sensibles. 


Nous  venons  de  parler  dans  les  trois  chapitres  précédents  de 
l'inclination  que  nous  avons  pour  la  conservation  de  noire  être 
et  conmient  elle  est  cause  que  nous  tombons  dans  plusieurs 
erreurs.  Nous  parlerons  présentement  de  celle  que  nous  avons 
pour  le  bien-être,  c'est-à-dire  pour  les  plaisirs  et  pour  toutes 
les  choses  qui  nous  rendent  plus  heureux  et  plus  contents,  ou 
que  nous  croyons  capables  de  cela  ;  et  nous  tâcl.erons  de  dé- 
couvrir les  erreurs  qui  naissent  de  cette  inclination. 

Il  y  a  des  philosophes  qui  tâchent  de  persuader  aux  hommes, 
que  le  plaisir  n'est  point  un  bien,  et  que  la  douleur  n'est  point 
un  mal,  qu'on  peut  être  heureux  au  milieu  des  douleurs  les 
plus  violentes  e*.  qu'on  peut  être  mallieureux  au  miUou  des 
plus  grands  plaisirs.  Comme  ces  philosophes  sont  fort  pathé- 
tiques et  fort  Imaginatifs,  ils  enlèvent  bientôt  les  esprits  faibles 
et  qui  se  laissent  aller  à  l'impression,  que  ceux  qui  leur  parlent, 
produisent  en  eux  ;  car  les  sloïques  sont  un  peu  visionnaires, 
ot  les  visionnaires  sont  véhéments;  ainsi  ils  impriment  lacile- 
nicnl  dans  les  autres  les  faux  sentiments  dont  ils  sont  prévenus. 
T.  I.  24. 


426  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

Mais  comme  il  n'y  a  point  de  conviction  contre  l'expérience  et 
contre  notre  sentiment  intérieur,  toutes  ces  raisons  pompeuses 
et  magnifiques  qui  étourdissent  et  éblouissent  l'imagination  des 
hommes,  s'évanouissent  avec  tout  leur  éclat,  aussitôt  que  l'âme 
est  touchée  de  quelque  plaisir  ou  de  quelque  douleur  sensible , 
et  ceux  qui  ont  mis  toute  leur  confiance  dans  cette  fausse  per- 
suasion de  leur  /esprit,  se  trouvent  sans  sagesse  et  sans  force  à 
la  moindre  attaque  du  vice  ;  ils  sentent  qu'ils  ont  été  trompés 
et  qu'ils  sont  vaincus. 

I.  Si  les  philosophes  ne  peuvent  donner  à  leurs  disciples  la 
force  de  vaincre  leurs  passions,  du  moins  ne  doivent-ils  pas 
les  séduire  ni  leur  persuader  qu'ils  n'ont  point  d'ennemis  à 
combattre.  Il  faut  dire  les  choses  comme  elles  sont  :  le  plaisir 
est  toujours  un  bien,  et  la  douleur  toujoui's  un  mal;  mais  il 
n'est  pas  toujours  avantageux  de  jouir  du  plaisir,  et  il  est 
quelque  fois  avantageux  de  souffrir  la  douleur. 

Mais  pour  faire  bien  comprendre  ce  que  je  veux  dire,  il  faut 
savoir  : 

1°  Qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  assez  puissant  pour  agir  en 
•'.ous,  et  pour  nous  faire  sentir  le  plaisir  et  la  douleur.  Car  il 
est  évident  à  tout  homme  qui  consulte  sa  raison,  et  qui  méprise 
les  rapports  de  ses  sens,  que^ae  ne  sont  point  les  objets  que 
nous  sentons,  qui  agissent  effectivement  en  nous,  puisque  le 
corps  ne  peut  agir  sur  l'esprit,  et  que  ce  n'est  point  non  plus 
notre  âme  qui  cause  en  elle-même  son  plaisir  ni  sa  douleur  à 
leur  occasion  ;  car  s'il  dépendait  de  l'âme  de  sentir  la  douleur, 
elle  n'en  souffrirait  jamais. 

2°  Qu'on  ne  doit  donner  ordinairement  quelque  bien,  que 
pour  faire  faire  quelque  bonne  action  ou  pour  la  récompenser  : 
et  qu'on  ne  doit  ordinairement  faire  souffrir  quelque  mal,  que 
pour  détourner  d'une  méchante  action,  ou  pour  la  punir,  et 
qu'ainsi  Dieu  agissant  toujours  avec  ordre,  et  selon  les  règles 
de  la  justice,  tout  plaisir  dans  son  institution  nous  porte  à 
quelque  bonne  action,  ou  nous  en  récompense  ;  et  toute  dou- 
leur nous  délouj-ne  de  quelque  action  mauvaise  ou  nous  en 
punit. 

3°  Qu'il  y  a  des  actions  qui  sont  bonnes  en  un  sens,  et  mau- 
vaises en  un  autre.  C'est  par  exemple  une  mauvaise  action  que 
de  s'exposer  à  la  mort,   loi'sque  Dieu  le  défend;  mais  c'est 


DES    INCLINATIONS.  4^27 

aussi  une  bonne  action  que  de  s'y  exposer,  lorsque  Dieu  le  com- 
mande. Car  toutes  nos  actions  ne  sont  bonnes  ou  mauvaises, 
que  pai'ce  que  Dieu  les  a  commandées  ou  les  a  défendues,  ou 
par  la  loi  éternelle,  que  tout  homme  raisonnable  peut  consulter 
en  rentrant  en  lui-même,  ou  par  la  loi  écrite,  exposée  au  sens 
de  riiomme  sensible  et  charnel,  qui  depuis  le  péché  n'est  pas 
toujours  en  état  de  consulter  la  raison. 

Je  dis  donc  que  le  plaisir  est  toujours  bon,  mais  qu'il  n'est 
pas  toujours  avantageux  de  le  goûter  i. 

1"  Parce  qu'au  lieu  de  nous  attacher  à  celui  qui  seul  est  ca- 
pable de  le  causer  il  nous  en  détache,  pour  nous  unir  à  ce  iiui 
semble  faussement  le  causer,  il  nous  détache  de  Dieu  pouï 
nous  unir  à  une  vile  créature.  Il  est  toujours  avantageux  de 
goûter  le  plaisir  qui  se  rapporte  à  la  vraie  cause,  et  qui  en  est 
la  perception.  Car  comme  on  ne  peut  aimer  que  ce  qu'on  aper- 
çoit, ce  plaisir  ne  peut  exciter  qu'un  amour  juste,  que  l'aM.our 
de  la  cause  véritable  du  bonheur.  Mais  il  est  du  moins  fort 
dangereux  de  goûter  les  plaisirs  qui  se  rapportent  aux  objets 
sensibles,  et  qui  en  sont  la  perception,  parce  que  ces  plaisirs 
nous  portent  à  aimer  ce  qui  n'est  point  cause  de  notre  bonheur 
actuel.  Car  encore  que  ceux  qui  sont  éclairés  de  la  véritable 
philosophie,  pensent  quelquefois  que  le  plaisir  n'est  point  causé 
par  les  objets  de  dehors,  et  que  cela  puisse  en  quelque  manière 
les  porter  à  reconnaître  et  à  aimer  Dieu  en  toutes  choses, 
néanmoins  depuis  le  péché  la  raison  de  l'homme  est  si  faible, 
et  ses  sens  et  son  imagination  ont  tant  de  pouvoir  sur  son 
esprit  qu'ils  corrompent  bientôt  son  cœur,  lorsqu'on  ne  se  prive 
pas,  selon  le  conseil  de  l'Évangile  ,  de  toutes  les  choses  qui  ne 
portent  point  à  Dieu  par  elles-mêmes.  Car  la  meilleure  philo- 
sophie ne  saurait  guérir  l'esprit  ni  résister  aux  désordres  de  la 
volupté. 

2°  Parce  que  le  plaisir  étant  une  récompense,  c'est  faire  une* 
injustice  que  de  produire  dans   son  corps  des  mouvements  ([ui 
obligent  Dieu,  en  conséquence  des  lois  générales  qu'il  a  éta- 
blies, à  nous  faire  sentir  du  plaisir,  lorsque  nous  n'en  méritons 
pas  \  soit  parce  que  l'action  que  nous  faisons  est  inutile  ou  cri- 


*  Malebranche  a,    par    cetto    riistiiic'ion.    répondu   à  ceux   qui  l'accu!;;cieiit 
rie  favoriser  les  plaisirs  et  d'incliner  à  l'épicurcisme. 


428  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

miuelle,  soit  parce  qu'élani  pleins  de  péchés,  nous  ne  devons 
point  lui  demander  de  récompense.  L'Iiomme  avant  son  péché 
pouvait  avec  justice  goûter  les  plaisirs  sensibles  dans  ses  ac- 
tions réglées;  mais  depuis  le  péché  il  n'y  a  plus  de  plaisirs 
sensibles  entièrement  innocents,  ou  qui  ne  soient  capables  de 
nous  blesser  lorsque  nous  les  goûtons  ;  car  souvent  il  suffit  de 
les  goûter  pour  en  devenir  esclave. 

3°  Parce  que  Dieu  étant  juste,  il  ne  se  peut  faire  qu'il  ne 
punisse  un  jour  la  violence  qu'on  lui  fait,  lorsqu'on  l'oblige  de 
récompenser  par  le  plaisir  des  actions  criminelles  que  l'on 
commet  contre  lui.  Lorsque  notre  âme  ne  sera  plus  unie  à  no- 
tre corps,  Dieu  n'aura  plus  l'obligation  qu'il  s'est  imposée  de 
nous  donner  les  sonliments  qui  doivent  répondre  aux  traces  du 
cerveau,  et  il  aura  toujours  l'obligation  de  satisfaire  à  sa  jus- 
lice;  ainsi  ce  sera  le  temps  de  sa  vengeance  et  de  sa  colère. 
Il  punira  par  des  douleurs  qui  ne  finiront  jamais  les  injustes 
plaisirs  des  voluj  tueux. 

4°  Parce  que  la  certitude  que  l'on  a  dès  cette  vie,  qu'il  faut 
que  cette  justice  se  fasse,  agite  l'esprit  de  mortelles  inquiétudes 
et  le  jette  dans  une  espèce  de  désespoir,  qui  rend  les  voluptueux 
misérables  au  milieu  même  des  plus  grands  plaisirs. 

5°  Parce  qu'il  y  a  presque  toujours  des  remords  fâcheux  qui 
accon>pagnent  les  plaisirs  les  plus  innocents,  à  cause  que  nous 
sommes  assez  convaincus  que  nous  n'en  méritons  point,  et  ces 
remords  nous  privent  d'une  certaine  joie  intérieure  que  l'on 
trouve  môme  dans  la  douleur  de  la  pénitence. 

Ainsi,  quoique  le  plaisir  soit  un  bien,  il  faut  tomber  d'accord 
qu'il  n'est  pas  toujours  avantageux  de  le  goûter  par  toutes  ces 
raisons,  et  par  d'autres  semblables  qu'il  est  très  utile  de  savoir, 
et  qu'il  est  très  facile  de  déduire  de  celles-ci  ;  il  est  presque 
toujours  très  avantageux  de  souffrir  la  douleur,  quoiqu'elle  soit 
effectivemeiit  un  mal. 

Néanmoins  tout  plaisir  est  un  bien,  et  rend  actuellement  heu- 
reux celui  qui  le  goûte,  dans  l'instant  qu'il  le  goûte  et  autant 
qu'il  \ii  goûte;  et  toute  douleur  est  un  mal  et  rend  actu(>liemont 
malheureux  celui  qui  lasouffre,  dans  l'instant  qu'il  la  souffre,  et 
autant  qu'il  la  souffre.  On  peut  dire  que  sans  l'espérance  el 
l'avani-goût  des  biens  promis,  les  justes  et  les  saints  seraient 
en  cette  vie  les  plus  malheureux  de  tous  les  hommes,  et  les 


DES    INCLINATIONS.  l-*0 

plus  dignes  de  compassion  :  ■>  Si  in  vita  tantum  in  Chrislo  spe- 
raraus,  miserabiliores  sumus  omnibus  hominibus  *  »,  dit  samt 
Paul.  Car  ceux  qui  pleurent  et  ceux  qui  souffrent  persécution 
pour  la  justice,  ne  sont  point  heureux,  parce  qu'ils  souffrent 
pour  la  justice,  mais  parce  que  le  royaume  du  ciel  est  à  eux, 
et  qu'une  grande  récompense  leur  est  réservée  dans  le  ciel, 
c'esl-à-dire,  parce  qu'ils  seront  quelque  jour  heureux.  Ceux  qui 
souffrent  persécution  pour  la  justice  sont  en  cela  justes,  ver- 
tueux et  parfaits,  parce  qu'ils  sont  dans  l'ordre  de  Dieu,  et  que 
la  perfection  consiste  à  le  suivre  ;  mais  ils  ne  sont  pas  heureux 
à  cause  qu'ils  souffrent.  Un  jour  ils  ne  souffriront  plus,  et 
alors  ils  seront  heureux  aussi  bien  que  justes  et  parfaits. 
«  Omnes  boni  et  san^-ti,  dit  saint  Augustin,  etiam  in  tormentis 
quibushbet  divino  fulli  adjutorio,  spe  illils  finis  beati  vocau- 
tur,  Quo  FIXE  BEATI  ERLNT.  Nam  si  in  eisdem  tormentis  etatro- 
cissimis  doloribus  semper  essent  cum  qliblsi.ibet  virtltibus, 
esse  miseros  nuUa  sana  ratio  dubiiarel  ~.  y> 

Cependant  je  ne  nie  pas  que  dès  celte  vie  les  justes  ne  soient 
heureux  en  quelque  manière  par  la  forcede  leur  espérance  et  de 
leur  foi,  qui  rendent  ces  biens  futurs  comme  présents  à  leur 
esprit.  Car  il  est  certain  que  lorsque  l'espérance  de  quelque 
bien  est  forte  et  vive,  elle  l'approche  de  l'esprit  et  le  lui  fait 
goûter  :  ainsi  elle  le  rend  en  quelque  manière  heureux,  puisque 
c'est  le  goût  du  bien,  la  possession  du  bien,  le  plaisir  qui  nous 
rend  heureux. 

Il  ne  faut  donc  pas  dire  aux  hommes  que  les  plaisirs  sensibles 
ne  sont  point  bons,  et  qu'ils  ne  rendent  point  plus  heureux 
ceux  qui  en  jouissent,  puisque  cela  n'est  pas  vrai,  et  que  dans  le 
temps  de  la  tentation  ils  le  reconnaissent  à  leur  malheur.  Il 
leur  faut  dire  que  bien  que  ces  plaisirs  soient  bons  en  oux- 
raémes  et  capables  de  les  rendre  en  quelque  manière  lioureux, 
ils  doivent  néanmoins  les  éviter  pour  des  raisons  semblables 
a  celles  que  j'ai  apportées,  mais  qu'ils  ne  les  peuvent  point 
éviter  par  leurs  propres  forces,  parce  qu'ils  désii'eni  d'être 
heureux  par  une  inclination  qu'ils  ne  peuvent  vaincre,  et  que 
ces  plaisirs  passagers  qu'ils  doivent  évker,  la  contentent  en 

*  Aux  (''ir. 

*  Epixl.  ad  }[acedoiiium\o6,  alias  ai.  CcUc  citalion  n'est  pas  dans  les  édi- 
tions prccédente*. 


430  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

quelque  manière  ;  et  qu'ainsi,  ils  sont  dans  une  misérable  néces- 
sité de  se  perdre,  s'ils  ne  sont  secourus  par  la  délectation  de 
la  grâce  qui  conlre-balance  l'effort  continuel  des  plaisirs  sen- 
sibles. Il  leur  faut  dire  ces  choses  afin  qu'ils  connaissent  distinc- 
tement leur  faiblesse  et  le  besoin  qu'ils  ont  d'un  libérateur. 

Il  faut  parler  aux  hommes  comme  Jésus-Christ  leur  a  parlé, 
et  non  pas  comme  les  stoïciens,  qui  ne  connaissaient  ni  la  nature 
ni  la  maladie  de  l'esprit  humain.  Il  leur  faut  dire  sans  cesse 
qu'il  faut  en  un  sens  se  haïr  el  se  mépriser  soi-même,  ot  qu'il 
ne  faut  point  chercher  ici  bas  d'élablissement  et  de  bonheur: 
qu'il  faut  tous  les  jours  porter  sa  croix  ou  l'instrument  de  son 
supplice,  et  perdre  présentement  sa  vie  pour  la  conserver 
éternellement.  Enfin  il  leur  faut  montrer  qu'ils  sont  obliges  de 
faire  tout  le  contraire  de  ce  qu'ils  désirent,  afin  qu'ils  sentent 
leur  impuissance  pour  le  bien.  Car  les  hommes  veulent  invin- 
ciblement être  heureux,  et  l'on  ne  peut  être  actuellement  heu- 
reux SI  l'on  ne  fait  ce  qu'on  veut.  Peut-être  que  sentant  leurs 
maux  futurs,  ils  s'humilieront  sur  la  terre.  Peut-être  qu'ils  crie- 
ront vers  le  ciel,  qu'ils  chercheront  un  médiateur,  qu'ils  crain- 
dront les  objets  sensibles,  et  qu'ils  auront  une  horreur  salulaire 
pour  tout  ce  qui  flatte  les  sens  et  la  concupiscence.  Peut-être 
qu'ils  entreront  ainsi  dans  cet  esprit  de  prière  et  de  péni- 
tence si  nécessaire  pour  obtenir  la  grâce,  sans  laquelle  il 
n'y  a  point  de  force,  point  de  santé,  point  de  salut  à  espérer. 

II.  Nous  sommes  intérieurement  convaincus  que  le  plaisir  est 
bon  ;  et  celte  conviction  intérieure  n'est  point  fausse,  car  le 
plaisir  est  effectivement  bon.  Nous  sommes  naturellement  con- 
vaincus que  le  plaisir  est  le  caractère  du  bien,  et  cette  convic- 
tion naturelle  est  certainement  vraie,  car  ce  qui  cause  le  plaisir 
est  certainement  très  bon  et  très  aimable.  Mais  nous  ne  sommes 
pas  convaincus  que  les  objets  sensibles,  ni  que  notre  unie 
même  soient  capables  de  produire  en  nous  du  plaisir  ;  car  il 
n'y  a  aucune  raison  de  le  croire,  et  il  y  en  a  mille  pour  ne  le 
pas  croire.  Ainsi  les  objets  sensibles  ne  sont  point  bons,  ils  ne 
sont  point  aimables.  S'ils  sont  utiles  à  la  conservation  de  la 
vie,  nous  en  devons  user  ;  mais  comme  ils  ne  sont  pas  capables 
d'agir  ea  nous,  nous  ne  les  devons  point  aimer.  L'âme  ne  doit 
aimer  que  ce  (jui  lui  est  bon,  que  ce  qui  est  capable  de  la 
rendre  plus  heureuse  et  plus  parfaite.  Elle  ne  doit  donc  aimer 


DES    INCLINATIONS.  i"^! 

que  ce  qui  est  au-dessus  d'elle,  car  il  est  évident  qii  elle  ne 
peut  recevoir  sa  perfection  que  de  ce  qui  est  au-dessus  d'elle. 

5Iais  parce  que  nous  jugeons  qu'une  chose  est  cause  de  quel- 
que effet,  lorsqu'elle  l'accompagne  toujours,  nous  nous  imagi- 
nons que  ce  sont  les  objets  sensibles  qui  agissent  en  nous,  à 
cause  qu'à  leur  approche  nous  avons  de  nouveaux  sentiments, 
et  que  nous  ne  voyons  point  celui  qui  les  cause  véritablement 
en  nous.  Nous  goûtons  d'un  fruit,  et  en  même  temps  nous  sen- 
tons de  la  douceur  ;  nous  attribuons  donc  cette  douceur  à  ce 
fruit;  nous  jugeons  qu'il  la  cause,  et  même  qu'il  la  contient. 
Nous  ne  voyons  point  Dieu  comme  nous  voyons  et  comme  nous 
touchons  ce  fruit  :  nous  ne  pensons  pas  même  à  lui,  ni  peut- 
être  à  nous.  Ainsi  nous  ne  jugeons  pas  que  Dieu  soit  la  véri- 
table cause  de  cette  douceur,  ni  que  cette  douceur  soit  ime 
modification  de  notre  âme,  nous  attribuons  et  la  cause  et 
leffet  à  ce  fruit  que  nous  mangeons. 

Ce  que  j'ai  dit  des  sentiments,  qui  ont  rapport  aux  corps,  se 
doit  aussi  entendre  de  ceux  qui  n'y  ont  point  de  rapport,  comme 
sont  ceux  qui  se  rencontrent  dans  les  pures  intelligences. 

Un  esprit  se  considère  soi-même,  il  voit  que  rien  ne  manque 
à  son  bonheur  et  à  sa  perfection,  ou  bien  il  voit  qu'il  ne  pos- 
sède pas  ce  qu'il  a  souhaité.  A  la  vue  de  son  bonheur  il  sent  de 
la  joie  :  à  la  vue  de  son  malheur  il  sent  de  la  tristesse.  Il  s'i- 
magine aussitôt  que  c'est  la  vue  de  son  bonheur  qui  produit 
en  lui-même  ce  sentiment  de  joie,  parce  que  ce  sentiment  accom- 
pagne toujours  cette  vue.  Il  s'imagine  aussi  que  c'est  la  vue  de 
son  malheur  qui  produit  en  lui-même  ce  sentiment  de  tristesse, 
parce  que  ce  sentiment  suit  cette  vue.  La  véritable  cause  de  ces 
sentiments,  qui  est  Dieu  seul,  ne  lui  parait  pas;  il  ne  pense 
pas  même  à  Dieu,  car  Dieu  agit  en  nous  sans  que  nous  le 
sachions. 

Dieu  nous  récompense  d'un  sentiment  de  joie,  lorsque  nous 
connaissons  que  nous  sommes  dans  l'état  où  nous  devons  être, 
atin  que  nous  y  demeurions,  que  notre  inquiétude  cesse,  et  que 
nous  goûtions  pleinement  notre  bonheur  sans  laisser  remplir  la 
capacité  de  notre  esprit  d'aucune  autre  chose.  Mais  il  produit 
en  nous  un  sentiment  de  tristesse,  lorsque  nous  connaissons  que 
nous  ne  sommes  pas  dans  l'état  où  nous  devons  être,  ain 
que  août,  n'y  demeurions  pas,  et  que  nous  cherchions  avec 


432  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

inquiétude  la  perfection  qui  nous  manque.  Car  Dieu  nous  pousse 
sans  cesse  vers  le  bien,  lorsque  nous  connaissons  que  nous  ne 
le  possédons  pas;  et  il  nous  arrête  fortement  lorsque  nous 
voyons  que  nous  le  possf^dons  pleinement.  Ainsi  il  me  semble 
évident  que  les  sentiments  de  joie  ou  de  tristesse  intellecluclle, 
aussi  bien  que  les  sentiments  de  joie  et  de  tristesse  sensible,  ne 
sont  point  des  productions  volontaires  de  l'esprit. 

Nous  devons  donc  reconnaître  sans  cesse  par  la  raison,  cette 
main  invisible  qui  nous  comble  de  biens,  et  qui  se  cache  à 
notre  esprit  sous  les  apparences  sensibles.  Nous  devons  Tadorer, 
nous  devons  l'aimer;  mais  nous  devons  aussi  la  craindre,  puis- 
que, si  elle  nous  comble  de  plaisirs,  elle  peut  aussi  nous  acca- 
bler de  douleurs.  Nous  devons  l'aimer  par  un  amour  de  choix, 
par  un  amour  éclairé,  par  un  amour  digne  de  Dieu  et  digne  de 
nous.  Notre  amour  est  digne  de  Dieu,  lorsque  nous  l'aimons 
par  la  connaissance  que  nous  avons  qu'il  est  aimable  ;  et  cet 
amour  est  digne  de  nous,  parce  qu'étant  raisonnables,  nous 
devons  aimer  ce  que  la  raison  nous  fait  connaître  digne  de  notre 
amour.  Mais  nous  aimons  les  choses  sensibles  par  un  amour 
indigne  de  nous,  et  dont  aussi  elles  sont  indignes,  car  étant 
raisonnables  nous  les  aimons  sans  raison  de  les  aimer,  puisque 
nous  ne  connaissons  point  clairement  qu'elles  soient  aimables, 
et  que  nous  savons  au  contraire  qu'elles  ne  le  sont  pas.  Mais  le 
plaisir  nous  séduit  et  nous  les  fait  aimer,  l'amour  aveugle  et 
déréglé  du  plaisir  étant  la  véritable  cause  des  faux  jugements 
des  hommes  dans  les  sujets  de  morale. 

CHAPITRE    XI 

De  l'amour  du  p.aisn'  par  rapport  aux  scicnrrs  spéculatives.  —  I.  Commenî 
il  nous  empêche  de  dérouvrir  la  vérité.  —  II.  Quelques  cxeniules.  — 
111.  Eclaircissement  sur  la  preuve  de  Descartes  de  rexistenco  de  Diea. 

L'inclination  que  nous  avons  pour  les  plaisirs  sensibles  étant 
mal  réglée,  n'est  pas  seulement  l'origine  des  erreurs  dange- 
reuses où  nous  tombons  dans  les  sujets  de  morale,  et  la  cause 
générale  du  dérèglement  de  nos  moeurs  ;  elle  est  aussi  une  des 
principales  causes  du  dérèglement  de  notre  esprit,  et  elle  nous 
engage  insensiblement  dans  des  erreurs  très  grossières,  mais 
moins  dangereuses  sur  des  sujets  purement  spéculatifs;  parce 


DES    INCLINATIONS.  433 

que  ceîîe  inclination  nous  empêche  d'apporter  aux  choses  qui 
ne  nous  touchent  pas,  assez  d'attention  pour  les  comprendre  et 
pour  en  bien  juger. 

"3n  a  déjà  parlé  en  plusieurs  endroits  de  la  difficulté  que  les 
hommes  trouvent  à  s'appliquer  à  des  sujets  un  peu  abstraits, 
parce  que  la  matière  dont  on  traitait  alors  le  demandait  ainsi. 
On  en  a  parle  vers  la  fin  du  premier  livre,  en  montrant  que  les 
idées  sensibles  touchant  plus  l'âme  que  les  idées  pures  de  l'es- 
prit, elle  s'appliquait  souvent  davantage  aux  manières  qu'aux 
choses  mêmes.  On  en  a  parlé  dans  le  second,  parce  que  trai- 
tant de  la  délicatesse  des  fibres  du  cerveau,  on  y  faisait  voir 
d'où  venait  la  mollesse  de  certains  esprits  efféminés.  Enfin  on 
en  a  parlé  dans  le  troisième,  en  parlant  de  l'attention  de  l'es^ 
prit,  lorsqu'il  a  fallu  montrer  que  notre  âme  n'était  guère 
attentive  aux  choses  purement  spéculatives,  mais  beaucoup  plus 
à  celles  qui  la  touchent  et  qui  lui  font  sentir  du  plaisir  ou  de 
la  douleur. 

Nos  erreurs  ont  presque  toujours  plusieurs  causes  qui  con- 
tribuent toutes  à  leur  naissance,  de  sorte  qu'il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner que  ce  soit  faute  d'ordre  que  l'on  répète  quelquefois 
presque  les  mêmes  choses,  et  que  l'on  donne  plusieurs  causes 
des  mêmes  erreurs;  c'est  qu'en  effet  il  y  en  a  plusieui-s.  .Je  ne 
parle  pas  des  causes  réelles,  car  nous  avons  dit  souvent  qu'il  n'y 
en  avait  point  d'autre  réelle  et  véritable  que  le  mauvais  usage 
de  notre  Hberté,  de  laquelle  nous  n'usons  pas  bien,  en  cela  seul 
que  nous  n'en  usons  pas  toujours  autant  que  nous  le  pouvons, 
ainsi  que  nous  avons  expliqué  i  dès  le  commencement  de  cet 
ouvrage. 

On  ne  doit  donc  pas  trouver  à  redire,  si  pour  faire  pleinement 
concevoir,  comment,  par  exemple,  les  manières  sensibles  dont 
on  couvre  les  choses,  nous  surprennent  et  nous  font  tomber 
dans  l'erreur,  on  a  été  obligé  de  dire  par  avance  dans  les  autres 
livres,  que  nous  avions  inclination  pour  les  plaisirs,  ce  qu'il 
semble  qu'on  devait  remettre  à  celui-ci,  qui  traite  des  inclina- 
tions naturelles,  et  ainsi  de  quelques  autres  choses  dans  d'autres 
endroits.  Tout  le  mal  qui  en  arrivera,  c'est  que  l'on  n'aura  pas 
besoin  de  dire  ici  beaucoup  de  choses  que  l'on  serait  oblige 
d'expliquer,  si  on  ne  l'avait  cas  fait  ailleurs. 
•  Chap.  II. 

I.  I.  25 


434  de'  la    recherche   DE  LA   VÉRITÉ. 

Tout  ce  qui  est  dans  l'homme  est  si  fort  dépendant  l'un  de 
l'autre,  qu'on  se  trouve  souvent  comme  accablé  sous  le  nombre 
des  choses  qu'il  faut  dire  dans  le  même  temps,  pour  expliquer 
à  fond  ce  que  l'on  conçoit.  On  se  trouve  quelquefois  obligé  de 
ne  point  séparer  les  choses  qui  sont  jointes  par  la  nature  les 
unes  avec  les  autres,  et  d'aller  contre  l'ordre  qu'on  s'est  pres- 
crit, lorsque  cet  ordre  n'apporte  que  la  confusion,  comme  il 
arrive  nécessairement  en  quelques  rencontres.  Cependant  avec 
\out  cela  il  n'est  jamais  possible  de  faire  sentir  aux  autres  tout 
ce  qu'on  pense.  Ce  que  l'on  doit  prétendre  pour  l'ordinaire, 
c'est  de  mettre  les  lecteurs  en  état  de  découvrir  tout  seuls  avec 
plaisir  et  facilité,  ce  que  l'on  a  découvert  soi-même  avec  beau- 
coup de  peine  et  de  fatigue.  Et  parce  qu'on  ne  peut  rien  dé- 
couvrir sans  attention,  l'on  doit  principalement  s'étudier  aux 
moyens  de  rendre  les  autres  attentifs.  C'est  ce  qu'on  a  taché  de 
faire,  quoique  l'on  reconnaisse  l'avoir  assez  mal  exécuté  ;  et 
l'on  avoue  sa  faute  d'autant  plus  volontiers,  que  l'aveu  qu'on 
en  fait  doit  exciter  ceux  qui  liront  ceci  à  se  rendre  attentifs 
par  eux-mêmes  pour  y  remédier,  et  pour  pénétrer  à  fond  des 
sujets  qui  méritent  sans  doute  d'être  pénétrés. 

Les  erreurs  où  nous  jette  l'inclination  que  nous  avons  pour 
les  plaisirs,  et  généralement  pour  tout  ce  qui  nous  touche,  sont 
infinie's,  parce  que  cette  inclination  dissipe  la  vue  de  l'esprit, 
qu'elle  l'applique  sans  cesse  aux  idées  confuses  des  sens  et  de 
l'imagination,  et  qu'elle  nous  porte  à  juger  de  toutes  choses 
avec  précipitation  par  le  seul  rapport  qu'elles  ont  avec  nous. 

L  On  ne  voit  la  vérité,  que  lorsque  l'on  voit  les  choses 
comme  elles  sont,  et  on  ne  les  voit  jamais  comme  elles  sont,  si 
on  ne  les  voit  dans  celui  qui  les  renferme  d'une  manière  intel- 
ligible. Lorsque  nous  voyons  les  choses  eu  nous,  nous  ne  les 
voyons  que  d'une  manière  fort  imparfaite,  ou  plutôt  nous  ne 
voyons  que  nos  sentiments,  et  non  pas  les  choses  quo  nous 
souhaitons  de  voir  et  que  nous  croyons  faussement  que  nous 
voyous. 

Pour  voir  les  choses  comme  elles  sont  en  elles-mêmes,  il  faut 
de  l'application,  parce  que  présentement  on  ne  s'unit  pas  à  Dieu 
sans  peine  et  sans  effort.  Mais  pour  voir  les  choses  en  nous, 
il  ne  faut  aucune  application  de  notre  part,  parce  que  nous  sen- 
tons, même  malgré  nous,  ce  qui  nous  touche.  Nous  ne  trouvons 


DES    INCLINATIONS.  433 

poiat  naturellement  de  plaisir  prévenant  dans  l'union  que  nous 
avons  avec  Dieu;  les  idées  pures  des  choses  ne  touchent  point, 
je  veux  dire  qu'elles  ne  nous  touchent  point  sensiblement  et 
vivement.  Ainsi  l'inclination  que  nous  avons  pour  le  plaisir  ne 
nous  applique  et  nous  unit  point  à  Dieu  ;  au  contraire  elle  nous 
en  détache,  et  nous  en  éloigne  sans  cesse.  Car  cette  inclination 
nous  porte  continuellement  à  considérer  les  choses  par  leurs 
idées  sensibles,  à  cause  que  ces  idées  fausses  et  impures  nous 
touchent  fortement.  L'amour  du  plaisir,  et  la  jouissance  actuelle 
du  plaisir  qui  en  réveille  et  qui  en  fortifie  l'amour,  nous  éloigne 
donc  sans  cesse  de  la  vérité,  pour  nous  jeter  dans  l'erreur. 

Ainsi  ceux  qui  veulent  s'approcher  de  la  vérité  pour  être 
éclairés  de  sa  lumière,  doivent  commencer  par  la  privation  du 
plaisir.  Ils  doivent  éviter  avec  soin  tout  ce  qui  touche  et  tout  ce 
qui  partage  agréablement  l'esprit  ;  car  il  faut  que  les  sens  et 
les  passions  se  taisent,  si  l'on  veut  entendre  le  parole  de  la  vé- 
rité, l'éloignement  du  monde  et  le  mépris  de  toutes  les  choses 
sensibles  étant  nécessaires,  aussi  bien  pour  la  perfection  de 
l'esprit  que  pour  la  conversion  du  cœur. 

Lorsque  nos  plaisirs  sont  grands,  lorsque  nos  sentiments 
sont  vifs,  nous  ne  sommes  pas  capables  des  vérités  les  plus 
simples,  et  nous  ne  demeurons  pas  même  d'accord  des  notions 
communes,  si  elles  ne  renferment  quelque  chose  de  sensible. 
Lorsque  nos  plaisirs  ou  nos  autres  sentiments  sont  modérés, 
nous  pouvons  reconnaître  quelques  vérités  simples  et  faciles  ; 
mais  s'il  se  pouvait  faire  que  nous  fussions  entièrement  déh- 
vrés*  des  plaisirs  et  des  sentiments ,  nous  serions  capables  de 
découvrir  avec  facihté  les  vérités  les  plus  abstraites  et  les  plus 
difficiles  que  l'en  sache.  Car  à  proportion  que  nous  nous  éloi- 
gnons de  ce  qui  n'est  point  Dieu,  nous  nous  approchons  de  Dieu 
même;  nous  évitons  l'erreur  et  nous  découvrons  la  vérité. 
Mais  depuis  le  péché,  depuis  l'amour  déréglé  du  plaisir  pré- 
venant, dominant  et  victorieux ,  l'esprit  est  devenu  si  faible 
qu'il  ne  peut  rien  pénétrer  ;  et  si  matériel  et  dépendant  de  ses 
sens,  qu'il  ne  peut  trouver  de  prise  à  ce  qui  n'a  point  de  corps, 
se  rendre  attentif  aux  vérités  abstraites  et  qui  ne  le  touchent 
pas.  Ce  n'est  même  qu'avec  peine  qu'il  aperçoit  les  notions 
communes  ;  et  souvent  il  juge,  faute  d'attention,  qu'elles  sont 
fausses  ou  obscures.  Il  ne  peut  discerner  la  vérité  des  choses 


436  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

d'avec  leur  utilité,  le  rapport  qu'elles  ont  entre  elles  d'avec  le 
rapport  qu'elles  ont  avec  lui,  et  il  croit  souvent  que  celles-là 
sont  les  plus  vraies,  qui  lui  sont  les  plus  utiles,  les  plus 
agréables,  et  qui  le  touchent  le  plus.  Enfin  celte  inclination 
infecte  et  trouble  toutes  les  perceptions  que  nous  avons  des 
objets,  et  par  conséquent  tous  les  jugements  que  nous  en  lai- 
sons.  Voici  quelques  exemples. 

IL  C'est  une  notion  commune  que  la  vertu  est  plus  esti- 
mable que  le  vice,  qu'il  vaut  mieux  être  sobre  et  chaste  qu'in- 
tempérant et  voluptueux.  Mais  l'inclination  pour  le  plaisir 
brouille  si  fort  cette  idée  en  de  certaines  occasions,  qu'on  ne 
la  fait  plus  qu'entrevoir,  et  qu'on  ne  peut  en  tirer  les  consé- 
quences qui  sont  nécessaires  pour  la  conduite  de  la  vie.  L'àme 
s'occupe  si  fort  des  plaisirs  qu'elle  espère,  qu'elle  les  suppose 
innocents,  et  qu'elle  ne  cherche  que  les  moyens  de  les  goûter. 

Tout  le  monde  sait  bien,  qu'il  vaut  mieux  être  juste  que  d'être 
riche,  que  la  justice  rend  un  homme  plus  grand  que  la  posses- 
sion des  plus  superbes  bâtiments  qui  souvent  ne  montrent  pas 
tant  la  grandeur  de  celui  qui  les  a  fait  bâtir,  que  la  grandeur 
de  ses  injustices  et  de  ses  crimes.  Mais  le  plaisir  que  des  gens 
de  néant  reçoivent  dans  la  vaine  ostentation  de  leur  fausse 
grandeur.,  remplit  suffisamment  la  petite  capacité  de  leur  es- 
prit, pour  leur  cacher  et  leur  obscurcir  une  vérité  si  évidente. 
Ils  s'imaginent  sottement  qu'ils  sont  de  grands  hommes,  parce 
qu'ils  ont  de  grandes  maisons. 

L'analyse  ou  l'algèbre  spécieuse  est  assurément  la  plus  belle, 
je  veux  dire  la  plus  féconde  et  la  plus  certaine  de  toutes  les 
sciences.  Sans  elle  l'esprit  n'a  ni  pénétration,  m  étendue,  et  avec 
elle  il  est  capable  de  savoir  presque  tout  ce  qui  se  peut  savoir 
avec  certitude  et  avec  évidence.  Tout  imparlaite  qu'ait  été  cette 
science,  elle  a  rendu  célèbres  tous  ceux  qui  en  ont  été  instruits, 
et  qui  ont  su  en  faire  usage;  ils  ont  découvert  par  son  moyen 
des  vérités  qui  paraissaient  comme  incompréhensibles  auA 
autres  hommes.  Elle  est  si  proportionnée  à  l'esprit  humain  que 
sans  partager  sa  capacité  a  des  choses  inutiles  pour  ce  qu'on 
recherche,  elle  le  conduit  m[;iillii)lcmenl  à  son  but.  En  un  mot 
c'est  une  science  universelle  et  comme  Ir.  clef  de  toutes  les 
autres  sciences.  Cependant  quelque  estimable  qu'elle  soit  en 
elle-même,  elle  n'a  ri  m  d'éclatant  ni  dt  charmant  pour  la  plu- 


DES    I?iCLL\ATIONS  «7 

part  des  hommes,  par  celte  seule  raison  qu'elle  n'a  rien  de 
sensible.  Elle  a  été  tout  à  fait  dans  l'oubli  durant  plusieurs 
siècles.  Il  y  a  encore  bien  des  gens  qui  n'en  connaissent  pas 
même  le  nom  ;  et  de  mille  personnes  à  peine  y  en  a-t-il  un  ou 
deux  qui  en  sachent  quelque  chose.  Les  plus  savants  qui  l'ont 
renouvelée  en  nos  jours,  ne  l'ont  point  encore  poussée  fort 
avant,  et  ne  l'ont  point  traitée  avec  l'ordre  et  la  netteté  qu'elle 
mérite.  Étant  hommes  comme  les  autres,  ils  se  sont  enfin  dé- 
goûtés de  ces  vérités  pures  que  le  plaisir  sensible  n'accom- 
pagne pas,  et  l'inquiétude  de  leur  volonté  corrompue  par  le 
péché,  la  légèreté  de  leur  esprit  qui  dépend  de  l'agitation  et 
de  la  circulation  du  sang,  ne  leur  a  pas  permis  de  se  nourrir 
davantage  de  ces  grandes,  de  ces  vastes  et  de  ces  fécondes 
vérités,  qui  sont  les  règles  immuables  et  universelles  de  toutes 
les  vérités  passagères  et  particulières  qui  se  peuvent  connaître 
avec  exactitude. 

La  métaphysique  de  même  est  une  science  abstraite  qui  ne 
flatte  point  les  sens,  et  à  l'étude  de  laquelle  l'âme  n'est  point 
sollicitée  par  quelque  plaisir  prévenant  ;  c'est  aussi  par  la 
même  raison  que  cette  science  est  fort  négligée,  et  que  l'on 
trouve  souvent  des  personnes  assez  stupides  pour  nier  hardi- 
ment des  notions  communes.  Il  y  en  a  même  qui  nient  que 
l'on  puisse,  et  que  l'on  doive  assurer  d'une  chose  ce  qui  est 
renfermé -dans  l'idée  claire  et  distincte  qu'on  en  a,  que  le  néant 
n'a  point  de  propriété,  qu'une  chose  ne  peut  être  réduite  à 
rien  sans  miracle,  qu'aucun  corps  ne  se  peut  mouvoir  par  ses 
propres  forces,  qu'un  corps  agité  ne  peut  communiquer  aux 
corps  qu'il  rencontre  plus  de  mouvement  qu'il  n'en  a,  et  d'autres 
choses  semblables.  Ils  n'ont  jamais  considéré  ces  axiomes 
d'une  vue  assez  fixe  et  assez  nette,  pour  en  découvrir  claire- 
ment la  vérité  ;  et  ils  ont  fait  quelquefois  des  expériences  qui 
les  ont  faussement  convaincus  que  quelques-uns  de  ces  axiomes 
n'étaient  pas  vrais.  Ils  ont  vu  qu'en  certaines  rencontres  les 
corps  qui  se  choquaient  avaient  plus  de  mouvement  après  qu'a- 
vant le  choc,  et  que  dans  d'autres  ils  en  avaient  moins.  Ils  ont 
vu  souvent  que  le  simple  attouchement  de  quelque  corps  visible 
a  été  subitement  suivi  de  grands  mouvements.  Et  cette  vue  sen- 
sible de  quelques  expériences  dont  ils  ne  voient  point  les  rai- 
sons, leur  a  ftiit  conclure  que  les  forces  naturelles  se  pouvaient 


Î38  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

et  augmenter  et  détruire.  Ne  devraient-ils  pas  considérer,  que 
les  mouvements  peuvent  se  répandre  des  corps  visibles  aux 
invisibles,  lorsque  les  corps  mous  se  rencontrent,  ou  des  corps 
invisibles  aux  visibles  dans  d'autres  occasions.  Lorsqu'un  corps 
est  suspendu  à  une  corde,  ce  ne  sont  point  les  ciseaux  avec 
lesquels  on  coupe  la  corde,  qui  donnent  le  mouvement  à  ce 
corps,  c'est  une  matière  invisible.  Lorsqu'on  jette  un  charbon 
dans  un  tas  de  poudre  à  canon,  ce  n'est  point  le  mouvement 
du  charbon,  mais  une  matière  invisible,  qui  sépare  toutes  les 
parties  de  cette  poudre,  et  qui  leur  donne  un  mouvement 
capable  de  faire  sauter  une  maison.  Il  y  a  mille  manières 
inconnues  par  lesquelles  la  m.atière  invisible  communique  son 
mouvement  aux  corps  grossiers  et  visibles.  Du  moins  n'est-il  pas 
évident  que  cela  ne  se  puisse  faire,  comme  il  est  évident  que 
la  force  mouvante  des  corps  ne  peut  naturellement  augmenter 
ni  diminuer. 

De  même  les  hommes  voient  que  le  bois  que  l'on  jette  dans 
e  feu,  cesse  d'être  ce  qu'il  est,  et  que  toutes  les  qualités  sen- 
sibles qu'ils  y  remarquent  se  dissipent  ;  et  de  là  ils  s'imaginent 
avoir  droit  de  conclure,  qu'il  se  peut  faire  qu'une  chose  rentre 
dans  le  néant  dont  elle  est  sortie.  Ils  cessent  de  voir  le  bois,  et 
ils  ne  voient  qu'un  peu  de  cendres  qui  lui  succèdent,  et  de  là 
ils  jugent  que  la  plus  grande  partie  du  bois  cesse  d'être,  comme 
si  le  bois  ne  pouvait  pas  être  réduit  en  des  parties. qu'ils  ne 
puissent  voir.  Du  moins  n'est-il  pas  aussi  évident  que  cela  ne 
se  puisse  faire,  qu'il  est  évident  que  la  force  qui  donne  l'être  à 
toutes  choses  n'est  pas  sujette  au  changement  :  et  que  par  les 
forces  ordinaires  de  la  nature,  ce  qui  est  ne  peut  être  réduit  à 
rien,  comme  ce  qui  n'est  point  ne  peut  commencer  d'être. 
Mais  la  plupart  des  hommes  ne  savent  ce  que  c'est  que  de 
rentrer  dans  eux-mêmes  pour  y  entendre  la  voix  de  la  vérité, 
selon  laquelle  ils  doivent  juger  de  toutes  choses.  Ce  sont  leurs 
yeux  qui  règlent  leurs  décisions.  Ils  jugent  selon  ce  qu'ils 
sentent,  et  non  pas  selon  qu'ils  conçoivent,  car  ils  sentent  avec 
plaisir,  et  ils  conçoivent  avec  peine. 

Demandez  à  tout  ce  qu'il  y.  a  d'hommes  au  monde,  si  l'on 
{)eut  assurer,  sans  crainte  de  se  tromper,  que  le  tout  est  plus 
grand  que  sa  partie  ;  et  je  m'assure  qu'il  ne  s'en  trouvera  pas 
un  qui  ne  réponde   d'abord  ce  qu'il  faut  répondre.  Demandez- 


I 


DES    INCLINATIONS.  439 

leur  ensuite,  si  l'on  peut  de  même  sans  crainte  de  se  tromper, 
assurer  d'une  chose  ce  que  l'on  conçoit  clairement  être  ren- 
fermé dans  l'idée  qui  la  représente,  et  vous  verrez  qu'il  s'en 
trouvera  peu  qui  l'accordent  sans  hésiter  ;  qu'il  y  en  aura 
quelques-uns  qui  le  nieront,  et  que  la  plupart  ne  saux'ont  que 
répondre.  Cependant  cet  axiome  métaphysique  :  que  l'un  peut 
assurer  d'une  chose  ce  que  l'on  conçoit  clairement  être  ren- 
fermé dans  l'idée  qui  la  représente,  ou  plutôt,  que  tout  ce  que 
l'on  conçoit  clairement,  précisément,  est  tel  que  l'on  le  conçoit, 
est  plus  évident  que  l'axiome,  que  le  tout  est  plus  grand  que  sa 
partie,  parce  que  ce  dernier  axiome  n'est  pas  tant  un  axiome, 
qu'une  conclusion  à  l'égard  du  premier.  On  peut  prouver  que 
le  tout  est  plus  grand  que  sa  partie  par  ce  premier  axiome, 
mais  ce  premier  ne  se  peut  prouver  par  aucun  autre  :  il  est 
absolument  le  premier  et  le  fondement  de  toutes  les  connais- 
sances claires  et  évidentes.  D'oîi  vient  donc  que  personne  n'hé- 
site sur  la  conclusion,  et  que  bien  des  gens  doutent  du  principe 
dont  elle  est  tirée  ;  si  ce  n'est  que  les  idées  de  tout  et  de  partie 
sont  sensibles,  et  qu'on  voit,  pour  ainsi  dire,  de  ses  yeux  que 
le  tout  est  plus  grand  que  sa  partie,  mais  qu'on  ne  voit  pas 
avec  les  yeux,  la  vérité  du  premier  axiome  de  toutes  les 
sciences  ? 

Gomme  dans  cet  axiome  il  n'y  a  rien  qui  arrête  et  qui  appli- 
que naturellement  l'esprit,  il  faut  vouloir  le  considérer,  et 
même  avec  un  peu  de  constance  et  de  fermeté  pour  en  recon- 
naître la  vérité  avec  évidence.  Il  faut  que  la  force  de  la  volonté 
supplée  à  l'attrait  sensible.  Mais  les  hommes  ne  s'avisent  pas 
de  penser  aux  objets  qui  ne  flattent  point  leui's  sens,  ou  s'ils 
s'en  avisent,  ils  ne  font  point  d'effort  pour  cela. 

Car  pour  continuer  notre  môme  exemple,  ils  pensent  qu'il 
est  évident  que  le  tout  est  plus  grand  que  sa  partie,  qu'une 
montagne  de  marbre  est  possible,  et  qu'une  montagne  sans 
vallée  est  impossible,  et  qu'il  n'est  pas  également  évident  qu'il 
y  a  un  Dieu.  Néanmoins,  on  peut  dire  que  l'évidence  est  égale 
dans  toutes  ces  propositions,  puisqu'elles  sont  toutes  également 
éloignées  du  premier  principe. 
Voici  le  premier  principe  K  On  doit  attribuer  à  une  chose  ce 

*  Ce  raisonnement  est  tiré  des  Méditations  de  M.  Descaries.  (Note  de  Mal.j 


440  DE   LA    RECHERCHE   UE   LA   VÉRITÉ. 

aue  l'on  conçoit  clairement  être  renfermé  dans  l'idée  qui  la 
représente,  on  conçoit  clairement  qu'il  y  a  plus  de  grandeur 
dans  l'idée  qu'on  a  du  tout,  que  dans  l'idée  qu'on  a  de  sa  par- 
tie, que  l'existence  possible  est  contenue  dans  l'idée  d'une 
montagne  de  marbre  ;  l'existence  impossible  dans  l'idée  d'une 
montagne  sans  vallée,  et  l'existence  nécessaire  dans  l'idée 
qu'on  a  de  Dieu,  je  veux  dire  de  l'être  infiniment  parfait.  Donc 
le  tout  est  plus  grand  que  sa  partie,  donc  une  montagne  de 
marbre  peut  exister  :  donc  une  montagne  sans  vallée  ne  peut 
exister,  donc  Dieu  ou  l'être  infiniment  parfait  existe  nécessai- 
rement. Il  est  visible  que  ces  conclusions  sont  également  éloi- 
gnées du  premier  principe  de  toutes  les  sciences.  Elles  sont 
donc  également  évidentes  en  elles-mêmes.  Il  est  donc  aussi 
évident  que  Dieu  existe,  qu'il  est  évident  que  le  tout  est  plus 
grand  que  sa  partie.  Mais  parce  que  les  idées  d'infini,  de  per- 
fection, d'existence  nécessaire  ne  sont  pas  sensibles  comme 
les  idées  du  tout  et  de  partie,  on  s'imagine  qu'on  ne  conçoit 
pas  ce  qu'on  ne  sent  pas  ;  et  quoique  ces  conclusions  soient 
également  évidentes,  elles  ne  sont  pas  toutefois  également 
reçues. 

Il  y  a  des  gens  qui  tâchent  de  persuader  qu'ils  n'ont  point 
l'idée  d'un  être  infiniment  parfait.  Mais  je  ne  sais  comment  ils 
s'avisent  de  répondre  positivement,  lorsqu'on  leur  demande  si 
un  être  infiniment  parfait  est  rond  ou  carré,  ou  quelque  chose 
de  semblable,  car  ils  devraient  dire  qu'ils  n'en  savent  rien, 
s'il  est  vrai  qu'ils  n'en  aient  point  d'idée. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  accordent  que  c'est  bien  raisonner  que 
de  conclure  que  Dieu  n'est  point  un  être  impossible,  de  ce 
qu'on  voit  que  l'idée  de  Dieu  n'enferme  point  de  contradiction 
ou  l'existence  impossible  ;  et  ils  ne  veulent  pas  que  l'on  con- 
clue de  même  que  Dieu  existe  nécessairement,  de  ce  qu'on 
conçoit  fexistencc  nécessaire  dans  l'idée  qu'on  a  de  lui. 

Il  y  en  a  d'autres  enfin,  qui  prétendent  que  cette  preuve  de 
l'existence  de  Dieu,  qui  est  de  M.  Descartes,  est  un  pur  so- 
phisme, et  que  l'argument  ne  conclut  que  supposé  qu'il  soit 
vrai  que  Dieu  existe,  comme  si  on  ne  le  prouvait  pas.  Voici  la 
preuve.  On  doit  attribuer  à  une  chose  ce  que  l'on  conçoit  clai- 
rement être  renfermé  dans  l'idée  qui  la  représente.  C'est  li'  1-c 
principe  général  de  toutes  les  science».  L'existence  néfrr;oadire 


DES    INCLINATIONS.  441 

est  renfermée  dans  l'idée  qui  représente  un  être  infiniment  par- 
fait. Ils  l'accordent,  et  par  conséquent  on  doit  dire  que  l'être 
intiniment  parfait  existe.  Oui,  disent-ils,  supposé  qu'il  existe. 

Mais  faisons  une  réponse  pareille  à  un  argument  pareil,  afin 
qu'on  juge  de  la  solidité  de  leur  réponse.  Voici  l'argument 
pareil.  On  doit  attribuer  à  une  chose  ce  que  l'on  conçoit  clai- 
rement être  renfermé  dans  l'idée  qui  la  représente;  c'est  le 
principe.  On  conçoit  clairement  quatre  angles  renfermés  dans 
l'idée  qui  représente  un  carré,  ou  bien  on  conçoit  clairement 
que  l'existence  possible  est  renfermée  dans  l'idée  d'une  tour  de 
marbre,  donc  un  carré  a  quatre  angles,  donc  une  tour  de 
marbre  est  possible.  Je  dis  que  ces  conclusions  sont  vraies, 
supposé  que  le  carré  ait  quatre  angles  et  que  la  tour  de 
marbre  soit  possible  ;  de  même  qu'ils  répondent  que  Dieu 
existe,  supposé  qu'il  existe  :  c'est-à-dire  en  un  mot,  que  les 
conclusions  de  ces  démonstrations  sont  vraies,  supposé  qu'elles 
soient  vraies. 

J'avoue  que  si  je  faisais  un  tel  argument  :  on  doit  attribuer 
à  une  chose  ce  que  l'on  conçoit  clairement  être  renfermé  dans 
l'idée  qui  la  représente,  on  conçoit  clairement  l'existence  né- 
cessaire renfermée  dans  l'idée  d'un  corps  infiniment  parfait; 
donc  un  corps  infiniment  parfait  existe.  Il  est  vrai ,  dis-je,  que 
si  je  faisais  un  tel  argument ,  on  aurait  raison  de  me  répondre, 
qu'il  ne  conclurait  pas  l'existence  actuelle  d'un  corps  infiniment 
parfait  ;  mais  seulement  que,  supposé  qu'il  y  eût  un  tel  corps, 
il  aurait  par  lui-même  sou  existence.  La  raison,  en  est  que 
l'idée  de  corps  infiniment  parfait  est  une  fiction  de  l'esprit,  ou 
une  idée  composée,  et  qui  par  conséquent  peut  être  fausse  ou 
contradictoire,  comme  elle  l'est  en  effet,  car  on  ne  peut  con- 
cevoir clairement  de  corps  infiniment  parfait  ;  un  être  particu- 
lier et  fini  tel  que  le  corps  ne  pouvant  pas  être  conçu  universel 
et  infini. 

Mais  l'idée  de  Dieu,  ou  de  l'être  en  général,  de  l'être  sans 
restriction,  de  l'être  infini,  n'est  point  une  fiction  de  l'esprit. 
Ce  n'est  point  une  idée  composée  qui  renferme  quelque  contra- 
diction; il  n'y  a  rien  de  plus  simple,  quoiqu'elle  comprenne 
tout  ce  qui  est  et  tout  ce  qui  peut  être.  Or  cette  idée  simple  et 
naturelle  de  l'être  ou  de  l'infini  renferme  l'existence  nécessaire  ; 
car  il  est  évident  que  l'être  (je  ne  dis  pas  un  tel  être)  a  sou 

S3. 


442  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

exislence  par  lui-même,  et  que  l'être  ne  peut  n'être  pas  actuel- 
lement, étant  impossible  et  contradictoire  que  le  véritable  être 
soit  sans  exislence.  Il  se  peut  faire  que  les  corps  ne  soient  pas, 
parce  que  les  corps  sont  de  tels  êtres,  qui  participent  de  l'être 
et  qui  en  dépendent.  Mais  l'être  sans  restriction  est  nécessaire; 
il  est  indépendant,  il  ne  tient  ce  qu'il  est  que  de  lui-même  ; 
tout  ce  qui  est  vient  de  lui.  S'il  y  a  quelque  chose,  il  est  ; 
puisque  tout  ce  qui  est  vient  de  lui;  mais  quand  il  n'y  aurait 
aucune  chose  en  particulier,  il  serait,  parce  qu'il  est  par  lui- 
même  et  qu'on  ne  peut  le  concevoir  clairement  comme  n'étant 
point,  si  ce  n'est  qu'on  se  le  représente  comme  un  être  en  par- 
ticulier, ou  comme  un  tel  être,  et  que  l'on  considère  ainsi  toute 
autre  idée  que  la  sienne.  Car  ceux  qui  ne  voient  pas  que  Dieu 
soit,  ordinaii'ement  ils  ne  considèrent  point  l'être,  mais  un  tel 
être,  et  par  conséquent  un  être  qui  peut  être  ou  n'être  pas 

IIL  Cependant  afin  que  l'on  puisse  comprendre  encore  plus 
distinctement  cette,  preuve  de  M.  Descartes,  de  l'existence  de 
Dieu,  et  répondre  plus  clairement  à  quelques  instances  que 
l'on  pourrait  y  faire,  voici  ce  me  semble  ce  qu'il  est  nécessaire 
d'y  ajouter.  Il  faut  se  souvenir  que  lorsqu'on  voit  ime  créature, 
on  ne  la  voit  point  en  elle-même,  ni  par  elle-même,  car  on  ne 
la  voit,  comme  on  l'a  prouve  dans  le  troisième  livre,  que  par  la 
vue  de  certaines  perfections  qui  sont  en  Dieu,  lesquelles  la  re- 
présentent. Ainsi  on  peut  voir  l'essence  de  cette  créature  sans 
en  voir  l'existence,  son  idée  sans  elle  ;  on  peut  voir  en  Dieu  ce 
qui  la  représente  sans  qu'elle  existe.  C'est  uniquement  à  cause 
de  cela  que  l'existence,  nécessaire  n'est  point  l'enfermée  dans 
l'idée  qui  la  représente,  n'étant  point  nécessaire  qu'elle  soit 
actuellement,  afin  qu'on  la  voie,  si  ce  n'est  qu'on  prétende  que 
les  objets  créés  soient  visibles  immédiatement,  intelligibles  par 
eux-mêmes,  capables  d'éclairer,  d'affecter,  de  modifier  des 
inteUigences.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'être  infiniment 
parfait  ;  on  ne  le  peut  voir  que  dans  lui-même,  car  il  n'y  a  rien 
de  liai  qui  puisse  représenter  l'infini.  L'on  ne  peut  donc  voir 
Dieu,  qu'il  n'existe  ;  on  ne  peut  voir  l'essence  d'un  être  infini- 
ment parfait,  sans  en  voir  l'existence;  on  ne  le  peut  voir  sim- 
plement comme  un  être  possible  :  rien  ne  le  comprend  :  rien 
ne  le  peut  représenter.  Si  donc  on  y  pense,  il  faut  qu'il  soit. 

Ce  raisonnement  me  parait  dans  la  dernière  évidence.   Ce- 


t 


DES    INCLINATIONS.  443 

pendant  il  y  a  des  gens  qui  soutiennent  cette  proposition,  que 
le  iiui  peut  représenler  riafini,  et  que  les  modalités  de  notre 
âme,  quoique  finies,  sont  essentiellement  représentatives  de 
l'être  infiniment  parfait,  et  généralement  de  tout  ce  que  nous 
apercevons.  Erreur  grossière,  et  qui  par  ses  conséquences 
détruit  la  certitude  de  toutes  les  sciences,  comme  il  est  facile 
de  le  prouver.  Mais  U  est  si  faux  que  les  modalités  de  lame 
soient  représentatives  de  tous  les  êtres,  qu'elle  ne  le  peuvent 
être  d'aucun,  pas  même  de  ce  qu'elles  sont  ;  car  quoique  nous 
ayons  sentiment  intérieur  de  notre  existence  et  de  nos  moda- 
lités actuelles,  nous  ne  les  connaissons  nullement. 

Certainement  l'àme  n"a  point  d'idée  claire  de  sa  substance, 
on  sait  ce  que  j'entends  i  par  idée  claire.  Elle  ne  peut  décou- 
vrir en  se  considérant,  si  elle  est  capable  de  telle  et  telle  mo- 
dification qu'elle  n  a  jamais  eue.  Elle  sent  véritablement  sa 
douleur,  mais  elle  ne  la  connaît  pas;  elle  ne  sait  point  comment 
sa  substance  doit  être  modifiée  pour  en  souffrir,  et  pour  souf- 
frir une  douleur  plutôt  qu'une  autre.  Il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  se  sentir  et  se  connaître.  Dieu  qui  agit  incessam- 
ment dans  l'àme  la  connaît  parfaitement  ;  il  voit  clairement, 
sans  souffrir  la  douleur,  comme  l'àme  doit  être  modifiée,  afin 
qu'elle  en  souffre.  Mais  l'àme  au  contraire  souffre  la  douleur, 
et  ,ne  la  connaît  pas.  Dieu  la  connaît  sans  la  sentir,  et  l'àme  la 
sent  sans  la  connaître. 

Dieu  connaît  clairement  la  nature  de  l'àme,  parce  qu'il  en 
trouve  en  lui-même  une  idée  claire  et  représentative.  Dieu, 
comme  parle  saint  Tboraas  2,  connaît  parfaitement  sa  substance 
ou  son  essence,  et  il  y  découvre  par  conséquent  toutes  les  ma- 
nières dont  elle  est  parlicipable  par  les  créatures.  Ainsi  la  sub- 
stance est  véritablement  représentative  de  l'àme,  parce  qu'elle  eu 

'  Voyez  le  chap.  7  de  la  2"  partie  du  3»  livre,  el  réclaircissement  qui  y  a 
rapport.  (Note  de  Malebranche.) 

-  Deiis  essentiam  suani  perfecte  cognoscit.  Unde  coçtnnscit  eam  seciindùm 
omnem  modum  quo  rognoscibllis  est.  Potest  aiitfm  i".ùs;iiosci  non  sol ù m  i  11  se- 
cundiiinquode--tsi'dsi'ciui(làm  (luodestparticipabilis,  seciindumaliiiuein  inodiim 
siniililutiinis  à  creatiiris.  Unaqii;t'f(iie  autem  crcatiira  liabet  propriani  spociem, 
secundum  (Hiod  ali(|iio  mndo  participât  divimo  essenii.ie  siniilitiidinem.  Sic 
igitur  in  quantum  Dcus  (.'Ognoscil  siiain  esscntiani  ut  sic  imitabilcm  a  lali 
creatura  cognoscit  eam  ut  propriani  rationem  et  ideani  biyas  ciealur.T;  et 
similiter  de  aliis,  l,,  p.  q.  \'6,  art.  i.  Voyez  qu;est.  14  du  tom.  6.  Colle  ci- 
tation a  été  ajoutée  par  .Mc\lebranclie  à  la  dernière  édition. 


444  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

renferme  l'archétype  ou  le  modèle  éternel  ;  car  Dieu  ne  peut 
tirer  que  de  lui-même  ses  connaissances.  II  voit  dans  son  es- 
sence les  idées  ou  les  essences  de  tous  les  êtres  possibles,  et 
dans  ses  volontés  leur  existence  et  toutes  les  circonstances  de 
leur  existence.  Mais  l'âme  n'est  à  elle-même  que  ténèbres;  sa 
lumière  lui  vient  d'ailleurs.  Tous  les  êtres  qu'elle  connaît,  et 
qu'elle  peut  connaître,  ne  sont  point  des  ressemblances  de  sa 
substance,  ils  n'y  participent  point,  elle  ne  contient  point  émi- 
nemment leurs  perfections.  Les  modalités  de  l'âme  ne  peuvent 
donc  point  être  comme  en  Dieu,  représentatives  de  l'essence  ou 
de  l'idée  des  êtres  possibles.  Il  est  donc  nécessaire  de  disliu- 
guer  les  idées  qui  nous  éclairent,  qui  nous  affectent,  et  qui  re- 
présentent ces  êtres,  des  modalités  de  notre  âme,  c'est-à-dire 
des  perceptions  que  nous  en  avons.  Et  comme  l'existence  des 
créatures  ne  dépend  point  de  nos  volontés,  mais  de  celles  du 
créateur,  il  est  encore  clair  que  nous  ne  pouvons  nous  assurer 
de  leur  existence  que  par  quelque  espèce  de  révélation  ou  na- 
turelle ou  surnaturelle!. 

Mais  de  plus,  quand  tous  les  êtres  seraient  des  ressemblances 
de  notre  âme,  comment  pourrait-elle  les  voir  dans  ses  modali- 
tés prétendues  représentatives,  elle  qui  ne  connaît  point  sa 
substance  parfaitement  «  secundum  omnem  raodum  quo  cognos- 
cibilis  est  »,  qui  ne  connaît  point  comment  elle  est  modifiée  par  la 
perception  qu'elle  a  des  objets,  que  dis-je,  elle  qui  se  confond 
avec  le  corps,  et  qui  ne  sait  pas  souvent  quelles  sont  les  moda- 
lités qui  lui  appartiennent,  elle  enfin  qui  lorsqu'on  la  touche, 
ou  que  les  idées  l'affectent  par  leur  efficace,  sent  en  elle-même 
ses  modalités  ou  ses  perceptions,  car  où  pourrait-elle  les  sentir 
ailleurs  ?  mais  qui  ne  découvrira  jamais  clairement  ce  qu'elle 
est,  sa  nature,  ses  propriétés,  toutes  les  modalités  dont  elle 
est  capable,  jusques  à  ce  que  la  substance  lumineuse  et  toujours 
efficace  de  la  divinité  lui  découvre  l'idée  qui  la  représente,  l'es- 
prit intelligible,  le  modèle  éternel  sur  lequel  elle  a  été  formée. 
Mais  tâchons  d'éclaircir  encore  cette  matière,  et  de  forcer  tout 
esprit  attentif  à  se  rendre  â  cette  proposition  qui  m'avait  paru 


*  Nous  ne  pouvons  être  assurés,  selon  Malebranclie,  de  l'existence  du 
monde  extérieur  que  par  la  révélation,  par  la  Bible,  comme  il  le  dit  a'Ilears. 
La  preuve  de  la  véracité  divine  de  Descartes  lui  semble  insul'lisante. 


DES    INCLINATIONS.  445 

claire  par  elle-même,  que  rien  de  fini  ne  peut  représenter  l'in- 
fini et  qu'ainsi  Dieu  existe  puisqu'on  y  pense  '. 

IL  est  certain  que  le  néant  ou  le  faux  n'est  point  visible  ou 
intelligible.  Ne  rien  voir,  c"est  ne  point  voir;  penser  à  rien, 
c'est  ne  point  penser.  11  est  impossible  d'apercevoir  une  faus- 
seté, un  rapport,  par  exemple,  d'égalité  entre  deux  et  deux 
et  cinq.  Car  ce  rapport  ou  tel  autre  qui  n'est  point,  peut- 
être  cru,  mais  certainement  il  ne  peut  être  aperçu,  parce  que  le 
néant  n'est  pas  visible.  C'est  là  proprement  le  premier  principe 
de  toutes  nos  connaissances,  c'est  aussi  celui  par  lequel  j'ai 
commencé  les  Entretiens  sur  la  métaphysique,  dont  il  est  à 
propos  de  lire  les  deux  premiers.  Car  celui-ci,  ordinairement 
reçu  des  cartésiens  :  qu'on  peut  assurer  d'une  chose  ce  que 
l'on  conçoit  clairement  être  renfermé  dans  l'idée  qui  la  repré- 
sente, en  dépend  ;  et  il  n'est  vrai  qu'en  supposant  que  les  idées 
sont  immuables,  nécessaires  et  divines.  Car  si  nos  idées  n'é- 
taient que  nos  perceptions,  si  nos  modalités  étaient  repré- 
sentatives, comment  saurions-nous  que  les  choses  répon- 
dent à  nos  idées,  puisque  Dieu  ne  pense,  et  par  conséquent 
n'agit  pas  selon  nos  perceptions,  mais  selon  les  siennes, 
et  qu'ainsi  il  n'a  pas  créé  le  monde  sur  nos  perceptions, 
mais  sur  ses  idées,  sur  le  modèle  éternel  qu'il  en  découvre 
dans  son  essence  ?  Or  il  suit  de  ce  que  le  néant  n'est  pas  visi- 
ble, que  tout  ce  qu'on  voit  clairement,  directement,  immédia- 
tement, existe  nécessairement.  Je  dis  ce  qu'on  voit  immédiate- 
ment, qu'on  y  prenne  garde,  ou  ce  que  l'on  conçoit.  Car  à 
parler  en  rigueur,  les  objets  que  l'on  voit  immédiatement,  sont 
bien  différents  de  ceux  que  l'on  voit  au  dehors,  ou  plutôt  que 
l'on  croit  voir  ou  que  l'on  regarde  ;  car  il  est  vrai  en  un  sens 
que  l'on  ne  voit  point  ces  derniers,  puisqu'on  peut  voir  ou  plutôt 
croire  voir  au  dehors  des  objets  qui  ne  sont  point,  nonobstant 
que  le  néant  ne  soit  point  visible.  Mais  il  y  a  contradiction  qu'on 
puisse  voir  immédiatement  ce  qui  n'est  point  ;  car  dans  le 
même  temps  on  verrait  et  l'on  ne  verrait  point,  puisque  voir 
rien,  c'est  ne  point  voir. 

Mais   quoiqu'il  faille  être  pour  être  aperçu,  tout  ce  qui  est 


'  «  Et  qu'ainsi  Dieu  existe  puisqu'on  y  pense.  »  Ces  mots  ont  été  ajoutés 
à  la  ilerniùie  édition. 


446  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

actuellement  n'est  pas  pour  cela  visible  par  lui-même.  Car  afin 
qu'il  le  fût,  il  faudrait  qu'il  put  agir  immédiatement  dans  Fàme, 
qu'il  pût  par  lui-même  éclairer,  affecter  ou  modifier  les  esprits. 
Autrement  notre  âme  qui  est  purement  passive,  en  tant  que  ca- 
pable de  perceptions,  ne  l'apercevrait  jamais.  Car  quand  même 
on  imaginerait  que  l'âme  fût  dans  l'objet  et  le  pénétrât,  comme 
l'on  suppose  ordinairement  qu'elle' est  dans  le  cerveau,  et  qu'elle 
le  pénètre,  elle  ne  pourrait  l'apercevoir;  puisqu'elle  ne  peut 
pas  découvrir  les  parties  qui  composent  son  cerveau,  celle-là 
même  où  l'on  dit  qu'elle  fait  sa  principale  résidence.  C'est  qu'il 
n'y  a  rien  de  visible  et  d'intelligible  par  soi-même,  que  ce  qui 
peut  agir  dans  les  esprits. 

Supposons  néanmoins  ces  deux  faussetés  :  1 .  que  toute  réa- 
lité puisse  être  aperçue  par  l'action  prétendue  de  l'esprit. 
2.  que  l'âme  n'ait  pas  seulement  sentiment  intérieur  de  son  être 
et  de  ses  modalités,  mais  qu'elle  les  connaisse  parfaitement. 
Pourvu  qu'on  m'accorde  seulement  quelenéant  ne  soit  pas  vi- 
sible, ce  que  je  viens  de  démontrer,  il  est  bien  aisé  d'en  con- 
clure que  les  modalités  de  l'âme  ne  peuvent  représenter  l'iutini. 
Car  on  ne  peut  voir  trois  réalités  où  il  n'y  en  a  q^ie  deux,  puis- 
qu'on verrait  un  néant,  une  réalité  qui  ne  seraient  point.  On  ne 
peut  voir  cent  réalités  où  il  n'y  en  a  que  quarante;  car  on  ver- 
rait soixante  r<5alités  qui  ne  seraient  point.  On  ne  peut  donc  pas 
voir  l'infini  dans  l'âme  ni  dans  ses  modalités  finies  ;  car  on  ver- 
rait un  infini  qui  ne  serait  point.  Or,  le  néant  n'est  ni  visible  ni 
mtelligible.  Donc  l'âme  ne  peut  voir  dans  sa  substance  ni  dans 
ses  modalités  une  réalité  infinie,  cette  étendue  intelligible  ',  par 
■exerapl-e,  qu'on  voit  si  clairernent  être  infinie,  que  l'on  est  cer- 
tain que  l'âme  ne  l'épuisera  jamais.  Mais  pouvoir  représenter 
l'infini,  ce  n'est  pas  pouvoir  l'apercevoir,  ce  n'est  pas  pouvoir 
on  avoir  une  perception  fort  légère  ou  infiniment  petite,  telle 
■qu'est  celle  que  nous  avons  ;  c'est  pouvoir  le  faire  apercevoir 
en  soi  ;  et  par  conséquent  le  contenir  pour  ainsi  parier,  puisque 
le  néant  ne  peiut  être  aperçu  ;  et  le  contenir  même  tel  qu'il  soit 
intelligible  ou  efficace  par  lui-même,  capable  d'affecter  la  sub- 
stance intelligente  de  l'âme. 

'  Remarquer  ici  cette  expression  d'étendue  intelligible,  qui  se  rencontre 
si  fréquemment  dans  les  Eclaù-cissemenls  et  les  autres  ouvrages  de  Male- 
branche,  mais  qu'on  ne  trouve  qu'une  fois  ou  deux  dans  la  Reckerchc. 


DES   INCLINATIONS.  447 

Il  est  donc  clair  que  Tàme,  que  ses  modalités,  que  rien  de 
fmi  ne  peut  représenter  l'infini,  qu'on  ne  peut  voir  l'infini 
qu'en  lui-même,  et  que  par  l'efficace  de  sa  substance,  que  l'in- 
fini n'a  point  et  ne  peut  avoir  d'archétype,  ou  d'idée  distinguée 
de  lui  qui  le  représente  ;  et  qu'ainsi,  si  l'on  pense  à  l'infini,  il 
faut  qu'il  soit.  Mais  certainement  on  y  pense.  On  en  a  je  ne  dis 
pas  une  compréhension,  ou  une  perception  qui  le  mesure  et  qui 
l'embrasse  :  mais  on  en  a  quelque  perception,  c'est-à-dire  une 
perception  infiniment  petite  comparée  à  une  compréhension 
parfaite. 

On  doit  bien  prendre  garde,  qu'il  ne  faut  pas  plus  de  pensée, 
ou  une  plus  grande  capacité  de  penser  pour  avoir  une  percep- 
tion infiniment  petite  de  l'infini,  que  pour  avoir  une  percep- 
tion parfaite  de  quelque  chose  de  fini  :  puisque  toute  gran- 
deur finie  comparée  à  l'infini  ou  divisée  par  l'infini ,  est 
à  cette  grandeur  finie,  comme  cette  même  grandeur  est  à 
l'infini.  Cela  est  évident  par  la  même  raison  qui  prouve, 
que  —  est  à  1,  comme  1  est  à  1,000,  que  deux,  trois, 
quatre  millionièmes,  est  à  deux,  trois,  quatre,  comme  deux, 
trois,  ([ualre,  est  à  deux,  trois,  quatre  millions;  car  quoiqu'on 
augmente  infiniment  les  zéros,  il  est  clair  que  la  proportion 
demeure  toujours  la  même.  C'est  qu'une  grandeur  ou  une  réa- 
lité finie  est  égale  à  une  réalité  infiniment  petite  de  l'infini,  ou 
par  rapport  à  l'infini  ;  je  dis  par  rapport  à  l'infini,  car  le  grand 
et  le  .petit  n'est  tel  que  par  rapport.  Ainsi  il  est  certain  qu'une 
modalité,  ou  une  perception  finie  en  elle-même,  peut  être  la 
perception  de  l'infini,  pourvu  que  la  perception  de  l'iufini 
soit  infiniment  petite  par  rapport  à  une  perception  infinie  ou  à 
la  compréhension  parfaite  de  l'infini. 

Pour  tâcher  de  comprendre  plus  distinctement  comment  im 
esprit  fini  peut  apercevoir  l'infini,  concevons  que  la  capacité 
qu'a  l'âme  d'apercevoir  soit,  par  exemple,  de  4  degrés,  et  que 
l'idée  de  sa  main,  ou  d'un  pied  d'étendue,  la  touche  si  vivement 
par  la  douleur  que  toute  la  capacité  qu'elle  a  de  penser -en  soit 
remplie  ;  il  est  clair  que  si  l'idée  de  deux  pieds  d'étendue  la 
touche  avec  la  moitié  moins  de  force,  sa  capacité  de  penser 
suffira  pour  les  apercevoir.  De  même,  si  l'objet  immédiat  qui 
la  touche  est  un  million  de  fois  plus  grand,  mais  qu'il  ne  la 
touche   d'une   force  qui  ne  soit  que  la  millionième  de  la  pre- 


448  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

mière,  sa  capacité  de  penser  suffira  pour  l'apercevoir;  et  le 
produit,  pour  ainsi  dire,  de  l'infinité  de  l'objet  par  l'intiniment 
petite  perception,  sera  toujours  égal  à  la  capacité  qu'elle  a  de 
penser.  Car  le  produit  de  l'infini  par  l'infiniment  petit  est  une 
grandeur  finie  et  constante,  telle  qu'est  la  capacité  qu'a  l'àme 
de  penser.  Cela  est  évident,  et  le  fondement  de  la  propriété  des 
hyperboles  entre  les  asymptotes,  dont  le  produit  des  coupées 
croissantes  à  l'infini  par  les  ordonnées  diminuantes  à  l'infini, 
est  toujours  égale  à  la  même  grandeur.  Or  le  produit  de  l'infini 
par  zéro  est  certainement  zéro  et  notre  capacité  de  penser  n'est 
pas  zéro,  elle  n'est  pas  nulle.  Il  est  donc  clair  que  notre  esprit, 
quoique  fini,  peut  apercevoir  l'infini,  mais  par  une  perception, 
qui,  quoiqu'infiniment  légère,  est  certainement  ti'ès  réelle  '. 

11  faut  surtout  bien  remarquer,  qu'on  ne  doit  pas  juger  de  la 
grandeur  des  objets  ou  de  la  réalité  des  idées  par  la  force  et  la 
vivacité,  ou  pour  parler  comme  l'école  parle  degré  d'intenîion 
des  modalités  ou  des  perceptions  dont  les  idées  affectent  not^'e 
âme.  La  pointe  d'une  épine  qui  me  pique,  un  charbon  ardeni 
qui  me  brûle,  n'a  pas  tant  de  réalité  qu'une  campagne  que  je 
vois.  Cependant  la  capacité  que  j'ai  de  penser  est  plus  remplie 
par  la  douleur  de  la  piqûre  ou  de  .la  brûlure  que  par  la  vue  de 
la  campagne.  Car  même,  quand  j'ai  les  yeux  ouverts  au  milieu 
d'une  campagne,  j'ai  une  perception  sensible  d'une  étendue 
bornée  bien  plus  vive  et  qui  occupe  davantage  la  capacité  de 
mon  âme,  que  celle  que  j'ai  quand  je  pense  à  l'étendue  les 
yeux  fermés.  Mais  l'idée  de  l'étendue  qui  m'affecte  par  le  sen- 
timent de  diverses  couleurs,  n'a  pas  tant  de  réalité  que  celle 
qui  ne  m'affecte  les  yeux  fermés  que  de  pure  intellection  :  Car 
par  la  pure  intellection,  je  vois  de  l'étendue  infiniment  au  delà 
de  celle  que  je  vois  les  yeux  ouverts.  Il  ne  faut  donc  pas  juger, 
je  ne  dis  pas  ici  de  l'efficacité,  je  dis  de  la  réalité  des  idées 
par  la  manière  forte  ou  légère  dont  elles  nous  touchent  ;  mais 
il  faut  juger  de  la  grandeur  de  leur  réalité  par  celle  qu'on  dé- 
couvre en  elles,  quelque  légère  que  puisse  être  la  modalité 
dont  elles  nous  touchent,  quelque  faible  que  soit  la  perception 
que  nous  en  avons.  Il  faut  juger  de  leur  réalité,  parce  que  nous 
l'apercevons,  et  que  le  néant  ne  peut  être  aperçu.  Je  dis  ceci 

*  Toat  ce  paragraphe  a  élé  ajouté  à  la  dernière  édition. 


DES   INCLINATIONS.  449 

pour  faire  concevoir  qu'il  n'y  a  point  de  contradiction  que  l'infini 
puisse  être  aperçu  par  une  capacité  finie  de  perception  et  pour 
désabuser  ceux  qui,  trompés  par  cette  contradiction  prétendue, 
soutiennent  qu'on  n'a  point  d'idée  de  l'infini,  nonobstant  le  sen- 
timent intérieur  qui  nous  apprend,  que  nous  pensons  actuelle- 
ment à  l'infini,  ou  pour  parler  comme  les  autres,  que  nous  avons 
naturellement  l'idée  de  Dieu  ou  de  l'être  infiniment  parfait. 

J'aurais  pu  prouver  que  les  modalités  de  l'âme  ne  sont  point 
représentatives  de  l'infini  ni  de  quoi  que  ce  soit,  ou  que  les 
idées  sont  bien  différentes  des  perceptions  que  nous  en  avons, 
par  d'autres  preuves  que  celle  que  je  viens  de  tirer  de  cette 
notion  commune,  que  le  néant  n'est  pas  visible.  Car  il  est  clair 
que  les  modalités  de  l'âme  sont  changeantes,  et  que  les  idées 
sont  immuables  ;  que  ses  modalités  sont  particulières,  et  que 
les  idées  sont  universelles  et  générales  à  toutes  les  intelligences; 
car  sans  cela  elles  ne  pourraient  pas  lier  entre  elles  de  société  i; 
que  ses  modaUtés  sont  contingentes,  et  que  les  idées  sont  éter- 
nelles et  nécessaires,  que  ses  modalités  sont  obscures  et  téné- 
breuses, et  que  les  idées  sont  très  claires  et  très  lumineuses; 
c'est-à-dire  que  ses  modalités  ne  sont  qu'obscurément,  quoique 
vivement  senties,  et  que  les  idées  sont  clairement  connues,  comme 
étant  le  fondement  de  toutes  les  sciences  ;  que  ses  idées  enfin 
sont  efficaces,  puisqu'elles  agissent  dans  les  esprits,  qu'elles  les 
éclairent  et  les  rendent  heureux  et  malheureux,  ce  qui  est  évi- 
dent par  la  douleur  que  l'idée  de  la  main  fait  à  ceux  à  qui  on 
a  coupé  le  bras.  Mais  j'ai  déjà  tant  écrit  sur  la  nature  des 
idées  dans  cet  ouvrage  et  dans  plusieurs  autres,  que  je  crois 
avoir  quelque  droit  d'y  renvoyer  le  lecteur. 

Il  est  donc  aussi  évident  qu'il  y  a  un  Dieu,  qu'il  l'est  à  moi  que 
je  suis.  Je  conclus  que  je  suis,  pai'ce  que  je  me  sens,  et  que  le 
néant  ne  peut  être  senti.  Je  conclus  de  même  que  Dieu  est,  que 
l'être  infiniment  parfait  existe,  parce  que  je  l'aperçois,  et  que  le 
néant  ne  peut  être  aperçu,  ni  par  conséquent  l'infini  dans  le  fini. 

Mais  il  est  assez  inutile  de  proposer  au  commun  des  hommes 
de  ces  démonstrations.  Ce  sont  des  démonstrations  que  l'on 
peut  appeler  personnelles,  parce  qu'elles  ne  convainquent  point 
généralement  tous  les  hommes.  C'est  que  la  plupart,  et  quel- 

*  Ce  membre  de  phrase  a  uté  ajoulé  à  la  dernière  édition. 


iSO  DE   LA   REGHIiRCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

quefois  même  les  plus  savants  ou  qui  ont  le  plus  de  lecture,  ne 
veulent  ou  ne  peuvent  pas  donner  d'attention  à  des  preuves 
molaphysiques,  pour  lesquelles  ils  ont  d'ordinaire  un  souverain 
mépris.  Il  faut  donc,  si  l'on  veut  les  convaincre,  en  apporter  de 
plus  sensibles,  et  certainement  on  n'en  manque  pas;  car  il  n'y  a 
aucune  vérité  qui  ait  plus  de  preuves  que  celle  de  l'existence 
de  Dieu.  On  n'apporte  celle-ci,  que  pour  faire  voir  que  ies 
vérités  abstraites  n'agissant  presque  point  sur  nos  sens,  on  les 
prend  pour  des  illusions  et  pour  des  chimères,  au  lieu  que  les 
vérités  grossières,  palpables,  et  qui  se  font  sentir,  forçant  l'âme  à 
les  considérer,  l'on  se  persuade  qu'elles  ont  beaucoup  de  réalité, 
à  cause  que  depuis  le  péché  elles  font  beaucoup  plus  d'im- 
pression sur  notre  esprit,  que  les  véiùtés  purement  intelligi- 
bles. 

C'est  encore  par  la  même  raison,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'es- 
pérer, que  le  commun  des  hommes  se  rende  jamais  à  cette 
démonstration  pour  prouver  que  les  animaux  ne  sentent  point  : 
savoir  qu'étant  innocents,  comme  tout  le  monde  en  convient, 
et  je  le  suppose,  s'ils  étaient  capables  de  sentiment,  il  arrive- 
rait que  sous  un  Dieu  infiniment  juste  et  tout  puissant,  une 
créature  innocente  souffrirait  de  la  douleur;  qui  est  une  peine, 
et  la  punition  de  quelque  péché.  Les  hommes  sont  d'ordinaire 
incapables  de  voir  l'évidence  de  cet  axiome,  «  sub  juste  Deo,  quis- 
quam  nisi  mereatur,  miser  esse  non  potest  »,  dont  saint  Au- 
gustin 1  se  sert  avec  beaucoup  de  raison  contre  Julien,  pour 
prouver  le  péché  originel,  et  la  corruption  de  notre  nature,  ils 
s'imaginent  qu'il  n'y  a  aucune  force  ni  aucune  solidité  dans  cet 
axiome,  et  dans  quelques  autres  qui  prouvent  que  les  bêtes  ne 
sentent  point,  parce  que,  comme  nous  venons  de  dire,  ces 
axiomes  sont  abstraits,  qu'ils  ne  renferment  rien  de  sensible 
ni  de  palpable,  et  qu'ils  ne  font  aucune  impression  sur  nos 
sens. 

Les  actions  et  les  mouvements  sensibles  que  font  les  bètcs 
pour  la  conservation  de  leur  vie,  sont  des  raisons,  quoique 
seulement  vraisemblables,  qui  nous  touchent  bien  davantage, 
et  qui  par  conséquent  nous  inclinent  bien  plus  fortement  à 

*  0,ver  perf.  Les  animaux  auraient-ils  mangé  du  fnin  défendu,  répondait 
M  ilcl)ran.''lie,  à  des  adversaires  de  l'aulomatisnie.  (Vélaii  sous  la  forme  plai- 
:.aiiu>  la  penï'ée  àe  saiot  Augustin  sur  laquelle  il  s'appuie  ici. 


DES    INCLINATIONS.  451 

croire  qu'elles  souffrent  de  la  douleur,  lorsqu'on  les  frap{)e 
et  qu'elles  crient,  que  cette  raison  abstraite  de  l'esprit  pur, 
quoique  très  certaine  et  très  évidente  par  elle-même.  Car  il  est 
certain  que  la  plupart  des  hommes  n'ont  point  d'autre  raison 
pour  croire  que  les  animaux  ont  des  âmes,  que  la  vue  sensible 
de  tout  ce  que  les  bêtes  font  pour  la  conservation  de  leur 
vie. 

Cela  paraît  assez  de  ce  que  la  plupart  i  ne  s'imagvient  pas 
qu'il  y  ait  une  à  me  dans  un  œuf,  quoique  la  transformation 
d'un  œuf  en  poulet  soit  infmiment  plus  difticile  que  la  conser- 
vation seule  du  poulet,  lorsqu'il  est  entièrement  formé.  Car  de 
même  qu'il  faut  plus  d'esprit  pour  faire  une  montre  d'un  mor- 
ceau de  fer,  que  pour  la  faire  aller  quand  elle  est  tout  achevée, 
il  faudrait  plutôt  admettre  une  àme  dans  un  œuf  pour  en  former 
un  poulet,  que  pour  faire  vivre  ce  poulet  quand  il  est  tout  à 
fait  formé.  Mais  les  hommes  ne  voient  pas  sensiblement  la  ma- 
nière admirable  dont  un  poulet  se  forme,  de  même  qu'ils  voient 
toujours  sensiblement  la  manière  dont  il  cherche  les  choses 
qui  sont  nécessaires  à  sa  conservation.  Ainsi  ils  ne  sont  pas 
portés  à  croire  qu'il  y  a  des  âmes  dans  les  œufs,  par  quelque 
impression  sensible  des  mouvements  nécessaires  pour  trans- 
former les  œufs  en  poulets;  mais  ils  donnent  des  âmes  aux 
animaux,  à  cause  de  l'impression  sensible  des  actions  exté- 
rieures que  ces  animaux  font  pour  la  conservation  de  leur  vie, 
quoique  la  raison  que  je  viens  de  dire  soit  plus  forte  pour 
donner  des  âmes  aux  œufs  que  pour  en  donner  aux  poulets. 

Cette  seconde  raison,  que  toutes  les  âmes  étant  des  sub- 
stances plus  excellentes  que  les  corps,  elles  seraient  mal  or- 
données si  elles  n'étaient  Créées  que  pour  informer  des  corps, 
et  que  leur  fin  ne  fût  que  la  jouissance  des  corps,  celte  raison, 
dis-je,  devrait  convaincre,  que  les  bêtes  n'ont  point  d'âme, 
ceux  qui  croient  d'une  part  qu'elles  n'ont  point  péché,  et  de 
l'autre  que  Dieu  est  sage,  et  que  s'aimant  invinciblement, 
il  estime  davantage  les  êtres  qui  participent  le  plus  à  son 
essence.  Enfin,  il  est  évident  que  la  matière  n'est  capable  que 
des  modifications  qui  se  peuvent  déduire  de  l'idée  claire  qu'on 
a  de  son  essence,   et  que  soutenir  que  les  bêtes  sentent,  dê- 

1  Je  parle  ici  selon  !"oi)ininn  de  cl'ux  qui  ciniciil  que  le  poulet  se  forme  de 
l'œuf,  quoiqu'il  ne  fasse  peul-èlre  que  s'en  nourrir.  (.Note  d.:  Malebranche.) 


45'i  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

sirent,  connaissent,  quoique  leurs  âmes  soient  corporelles, 
c'est  dire,  ce  qu'on  ne  conçoit  point,  et  ce  qui  renferme  une 
contradiction  manifeste  '.  Mais  les  hommes  confondront  et 
brouilleront  ôternellement  ces  raisons  plutôt  que  d'avouer  une 
chose  contraire  à  des  preuves  seulement  vraisemblables,  mais 
très  sensibles  et  touchantes,  et  on  ne  les  pourra  pleinement 
convaincre,  qu'en  opposant  des  preuves  sensibles  à  leurs 
preuves  sensibles,  et  en  leur  montrant  visiblement  com- 
ment toutes  les  parties  des  animaux  ne  sont  que  des 
machines,  et  qu'ils  peuvent  se  remuer  sans  âme  par  la  seule 
impression  des  objets  et  par  leur  constitution  particulière, 
comme  M.  Descartes  a  commeiicc  de  le  faire  dans  son  traité 
de  l'Homme.  Car  toutes  les  raisons  les  plus  certaines  et  les  plus 
évidentes  de  l'entendement  pur,  ne  leur  persuaderont  jamais  le 
contraire  des  preuves  obscures  qu'ils  ont  par  les  sens  ;  et  c'est 
même  s'exposer  à  la  risée  des  esprits  superficiels  et  peu  capa- 
bles d'attention,  que  de  prétendre  leur  prouver  par  des  raisons 
un  peu  relevées,  que  les  animaux  ne  sentent  point. 

Il  faut  donc  bien  retenir  que  la  forte  inclination  que  nous 
avons  pour  les  divertissements,  les  plaisirs,  et  généralement 
pour  tout  ce  qui  touche  nos  sens,  nous  jette  dans  un  très  grand 
nombre  d'erreurs  ;  parce  que  la  capacité  de  notre  esprit  étant 
bornée,  cette  inclination  nous  détourne  sans  cesse  de  l'attention 
aux  idées  claires  et  distinctes  de  l'entendement  pur,  propres 
à  découvrir  la  vérité,  pour  nous  appliquer  aux  idées  fausses, 
obscures  et  trompeuses  de  nos  sens,  lesquelles  inclinent  plus 
la  volonté  par  l'espérance  du  bien  et  du  plaisir,  qu'elles 
n'éclairent  l'esprit  par  leur  lumière  et  leur  évidence. 

CHAPITRE  XII 

Des  effets  que  la  pensée  des  biens  el  des  maux  futurs  est  capable  de   pro- 
duire dans  l'esprit. 

S'il  arrive  souvent  que  de  petits  plaisirs  et  de  légères  dou- 
leurs que  l'on  sent  actuellement,  ou  même  que  l'on  s'attend  de 
sentir,  nous  brouillent   étrangement   l'imagination  et  nous  em- 

'  Addition  à  la  seconde  édition  depuis  a  cette  seconde  raison  etc.  »,  jus- 
qu'à :  «  Mais  les  hommes  etc.  » 


DES    [NCLINATION'S.  433 

pèchent  de  juger  des  choses  selon  leurs  véritables  idées  ;  il  ne 
faut  pas  s'imaginer  que  l'attente  de  l'éternité  n'agisse  point  sur 
notre  esprit.  Mais  il  est  à  propos  de  considérer  ce  qu'elle  est 
capable  d'y  produire. 

Il  faut  d'abord  remarquer  que  l'espérance  d'une  éternité  ae 
plaisir  n'agit  pas  si  fort  sur  les  esprits,  que  la  crainte  d'une 
éternité  de  tourments.  La  raison  en  est,  que  les  hommes 
n'aiment  pas  tant  le  plaisir  qu'ils  haïssent  la  douleur.  De  plus, 
par  le  sentiment  intérieur  qu'ils  ont  de  leurs  désordres,  i's 
savent  qu'ils  sont  dignes  de  l'enfer,  et  ils  ne  voient  rien  dans 
eux-mêmes  qui  mérite  des  récompenses  aussi  grandes  que 
celle  de  participer  à  la  félicité  de  Dieu  même.  Ils  sentent 
lorsqu'ils  le  veulent  et  même  souvent  lorsqu'ils  ne  le  veulent 
pas,  que  loin  de  mériter  ces  récompenses,  ils  sont  dignes  des 
plus  grands  châtiments,  car  leur  conscience  ne  les  quitte  ja- 
mais. Mais  ils  ne  sont  pas  de  même  incessamment  convaincus 
que  Dieu  veut  faire  paraître  sa  miséricorde  sur  des  pécheurs, 
après  avoir  fait  éclater  sa  justice  contre  son  fils.  Ainsi  les  justes 
mêmes  appréhendent  plus  vivement  l'éternité  des  tourments 
qu'ils  n'espèrent  l'éternité  des  plaisirs.  La  vue  de  la  peine  agit 
donc  davantage  que  la  vue  de  la  récompense,  et  voici  à  peu 
près  ce  qu'elle  est  capable  de  produire,  non  pas  toute  seule, 
mais  comme  cause  principale. 

Elle  fait  naître  dans  l'esprit  une  infinité  de  scrupules  et  les 
fortifie  de  telle  sorte,  qu'il  est  presque  impossible  de  s'en  déli- 
vrer. Elle  étend,  pour  ainsi  dire  la  foi  jusqu'aux  préjugés,  et 
fait  rendre  le  culte  qui  n'est  dû  qu'à  Dieu,  à  des  puissances 
imaginaires.  Elle  arrête  opiniâtrement  l'esprit  à  des  supersti- 
tions vaines  ou  dangereuses.  Elle  fait  embrasser  avec  ardeur 
et  avec  zèle  des  traditions  humaines  et  des  pratiques  inutiles 
pour  le  salut,  des  dévotions  juives  et  pharisaïques  que  la 
crainte  servile  a  inventées.  Enfin  elle  jette  quelquefois  les 
hommes  dans  un  aveuglement  de  désespoir  ;  de  sorte  que  re- 
gardant confusément  la  mort  comme  le  néant,  ils  se  hâteni 
brutalement  de  se  perdre,  afin  de  se  délivrer  des  inquiétudes 
mortelles  qui  les  agitent  et  qui  les  effrayent.  Les  femmes,  les 
jeunes  gens,  les  esprits  faibles  sont  les  plus  sujets  aux  scru  • 
pules  et  aux  superstitions,  et  les  hommes  sont  les  plus  capables 
de  désespoir. 


454  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Il  est  facile  de  reconnaître  les  raisons  de  toutes  ces  choses. 
Car  il  est  visible,  que  l'idée  de  l'éternité  étant  la  .plus  grande, 
la  plus  terrible  et  la  plus  effrayante  de  toutes  celles  qui 
étonnent  l'esprit  et  qui  frappent  l'imagination,  il  est  nécessaire 
qu'elle  soit  accompagnée  d'une  grande  suite  d'idées  acces- 
soires, lesquelles  fassent  toutes  un  effet  considérable  sur  l'es- 
prit, à  cause  du  rapport  qu'elles  ont  à  cette  grande  et  terrible 
idée  de  l'éternité. 

Tout  ce  qui  a  quelque  rapport  à  l'infini  n'est  point  petit,  ou 
s'il  est  petit  en  lui-même,  il  reçoit  par  ce  rapport  une  grandeur 
qui  n'a  point  de  bornes  et  qui  ne  se  peut  comparer  avec  tout 
ce  qui  est  fini.  Ainsi  tout  ce  qu  quelque  rapport,  ou  même 
que  l'on  s'imagine  avoir  quelque  rapport  à  cette  alternative 
nécessaire  d'une  éternité  de  tourments,  ou  d'une  éternité  de 
délices  qui  nous  est  proposée,  effraye  par  nécessité  tous  les 
esprits  qui  sont  capables  de  quelques  réflexions  et  de  quelque 
sentiment. 

Les  femmes,  les  jeunes  gens,  et  les  esprits  faibles  ayante 
comme  j'ai  déjà  dit  ailleurs,  les  libres  du  cerveau  molles  et  flexi- 
bles, reçoivent  des  vestiges  très  profonds  de  cette  alternative  : 
et  lorsqu'ils  ont  abondance  d'esprits,  et  qu'ils  sont  plus  capables 
de  sentiment  que  de  justes  réflexions,  ils  reçoivent  par  la  viva- 
cité de  leur  imagination  un  très  grand  nombre  de  faux  vestiges 
et  de  fausses  idées  accessoires,  qui  n'ont  point  de  rapport  na- 
turel avec  l'idée  principale.  Cependant  ce  rapport,  quoique  ima- 
ginaire,, ne  laisse  pas  d'entretenir  et  de  fortifier  ces  faux 
vestiges  et  ces  fausses  idées  accessoires  auxquelles  il  a  donné 
la  naissance. 

Lorsque  des  plaideurs  ont  une  grande  affaire  qui  les  occupe 
tout  entiers,  et  qu'ils  n'entendent  point  les  procès,  ils  ont  sou- 
vent de  vaines  frayeurs,  parce  qu'ils  craignent  que  de  certaines 
choses  leur  nuisent,  auxquelles  les  juges  n'ont  aucun  égard,  et 
que  les  gens  du  métier  n'appi'éhendent  point.  L'affaire  étant  de 
grande  conséquence  pour  eux,  l'ébranlement  qu'elle  produit 
dans  leur  cerveau  se  répand  et  communique  à  des  traces  éloi- 
gnées qui  n'y  ont  point  naturellement  de  rapport.  Il  en  est  de 
même  dos  scrupuleux,  ils  se  font  sans  raison  des  sujets  de  crainte 
et  d'inquiétude.  Au  lieu  d'examiner  la  volonté  de  Dieu  dans  .os 
saintes  Écritures,  et  de  s'en  rapportera  ceux  dont  l'imaginalioa 


DES    INCLINATIONS.  4.>> 

n'est  point  blessée,  ils  pensent  incessamment  à  une  loi  imagi- 
naire que  des  mouvements  déréglés  de  crainte  gravent  dans 
leur  cerveau.  Et  quoiqu'ils  soient  intérieurement  convaincus 
de  leur  faiblesse,  et  que  Dieu  ne  leur  demande  point  certains 
devoirs  qu'ils  se  prescrivent,  puisqu'ils  les  empêchent  de  le 
servir,  ils  ne  peuvent  s'empêcher  de  préférer  leur  imagination 
à  leur  esprit,  et  de  se  rendre  plutôt  à  de  certains  sentiments  con- 
fus qui  les  effrayent  et  qui  les  font  tomber  dans  l'erreur,  qu'à 
l'évidence  de  la  raison  qui  les  rassure  et  qui  les  remet  dans  le 
vrai  chemin  de  leur  salut... 

Il  se  trouve  souvent  beaucoup  de  vertu  et  de  charité  dans 
les  personnes  affligées  de  scrupules  ;  mais  il  y  en  a  beaucoup 
moins  dans  ceux  qui  sont  attachés  à  quelques  superstitions,  et 
qui  font  leiir  principale  occupation  de  quelques  pratiques  juives 
et  pharisaïques.  Dieu  veut  être  adoré  en  esprit  et  en  vérité.  Il 
ne  se  contente  pas  de  grimaces  et  de  civilités  extérieures, 
qu'on  se  mette  à  genoux  en  sa  présence,  et  qu'on  le  loue  par 
un  mouvement  de  lèvres,  auquel  le  cœm'  n'ait  point  de  part. 
Les  hommes  ne  se  contentent  de  ces  marques  de  respect,  que 
parce  qu'ils  ne  pénètrent  point  le  cœur;  car  les  hommes  mêmes 
sont  assez  injustes  pour  vouloir  être  adorés  en  esprit  et  en 
vérité.  Dieu  demande  donc  notre  esprit  et  notre  cœur;  il  ne 
l'a  fait  que  pour  lui,  et  il  ne  le  conserve  que  pour  lui.  Mais  il 
y  a  bien  des.  gens  qui  malheureusement  pour  eux  lui  refusent 
les  choses  sur  lesquelles  il  a  toutes  sortes  de  droits.  Ils  ont  des 
idoles  dans  leur  cœur,  qu'ils  adorent  en  esprit  et  en  vérité,  et 
auxquelles  ils  sacrifient  tout  ce  qu'ils  font. 

Mais,  parce  que  le  vrai  Dieu  les  menace  dans  le  secret  de 
leur  conscience,  d'une  éternité  de  tourments  pour  punir  l'excès 
de  leur  ingratitude,  et  que  cependant  ils  ne  veulent  point  quit- 
ter leur  idolâtrie,  ils  s'avisent  de  faire  extérieurement  quelques 
bonnes  œuvres.  Ils  jeûnent  comme  les  autres,  ils  font  des  au- 
mônes, ils  disent  des  prières  ;  ils  continuent  quelque  temps  de 
pareils  exercices,  et  parce  qu'ils  sont  pénibles  à  ceux  qui 
manquent  de  charité,  ils  les  quittent  d'ordinaire  pour  embrasse» 
certaines  petites  pratiques  ou  dévotions  aisées,  qui  s'accordant 
avec  lamour-propre,  renversent  nécessairement,  mais  d'une 
manière  insensible  leur  égard,  toute  la  n.orale  de  Jésus- 
Christ.  Ils  sont  fidèles,  ardents  et  .i-!é5  JéienôJU:»  de  ces  tradi- 


456  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

lions  humaines,  que  des  personnes  peu  éclairées  leur  persuadent 
être  très  utiles,  et  que  l'idée  de  l'éternité  qni  les  effraye  leur  repré- 
sente sans  cesse  comme  absolument  nécessaires  à  leur  salut. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  justes.  Ils  entendent  comme  les 
impies  les  menaces  de  leur  Dieu;  mais  le  bruit  confus  de  leurs 
passions  ne  les  empêche  pas  d'en  entendre  les  conseils.  Les 
fausses  lueurs  des  traditions  humaines  ne  les  éblouissent  pas, 
jusqu'à  ne  point  sentir  la  lumière  de  la  vérité.  Ils  mettent  leur 
confiance  dans  les  promesses  de  Jésus-Christ,  et  ils  suivent  ses 
conseils  ,  car  ils  savent  que  les  promesses  des  hommes  sont 
aussi  vaines  que  leurs  conseils.  Néanmoins  on  peut  dire  que 
cette  crainte,  que  l'idée  de  l'éternité  fait  naître  dans  leurs  es- 
prits, produit  quelquefois  un  si  grand  ébranlement  dans  leur 
imagination,  qu'ils  n'osent  tout  à  fait  condamner  ces  traditions 
humaines,  et  que  souvent  ils  les  approuvent  par  leur  exemple, 
parce  qu'elles  ont  i  «  quelque  apj)arence  de  sagesse  dans  leur 
superstition  et  dans  leur  fausse  humilité,  »  comme  ces  traditions 
pharisaïques  dont  parle  saint  Paul. 

Mais  ce  qui  est  principalement  ici  digne  de  considération,  et 
qui  ne  regarde  pas  tant  le  dérèglement  des  mœurs  que  celui 
de  l'esprit,  c'est  que  la  crainte  dont  nous  venons  de  parler 
étend  assez  souvent  la  foi  aussi  bien  que  le  zèle  de  ceux  qui  en 
sont  frappés,  jusqu'à  des  choses  fausses  ou  indignes  de  la  sain- 
teté de  notre  religion.  Il  y  a  bien  des  gens  qui  croient,  mais 
d'une  foi  constante  et  opiniâtre,  que  la  terre  est  immobile  au 
centre  du  monde,  que  les  animaux  sentent  une  véritable  dou- 
leur, que  les  qualités  sensibles  sont  répandues  sur  les  objets, 
qu'il  y  a  des  formes  ou  des  accidents  réels  distingués  de  la 
matière,  et  une  infinité  de  semblables  opinions  fausses  ou  in- 
certaines, parce  qu'ils  se  sont  imaginé  que  ce  serait  aller  con- 
tre la  foi  que  de  le  nier.  Ils  sont  effrayés  par  les  expressions 
de  l'Écriture  Sainte,  qui  parle  pour  se  faire  entendre,  et  qui 
par  conséquent  se  sert  des  manières  ordinaires  de  parler  sans 
dessein  de  nous  instruire  de  la  physique.  Ils  croient  non  seule- 
ment ce  que  l'esprit  de  Dieu  veut  leur  apprendre,  mais  encore 
toutes  les  opinions  des  juifs.  Us  ne  voient  pas  que  Josué,  par 
exemple,   parle  devant  ses  soldats,  comme  Copernic   môme, 

'  Aux  Col.  ch.  2.  V.  22,  23. 


DES   INCLINATIONS.  457 

Galilée  et  Descartes  parleraient  au  commun  des  hommes,  et 
que  quand  même  il  aurait  été  dans  le  sentiment  de  ces  derniers 
philosophes,  il  n'aurait  point  commandé  à  la  terre  qu'elle  s'ar- 
rêtât, puisqu'il  n'aurait  point  fait  voir  à  son  armée  par  des 
paroles  que  l'on  n'eût  point  entendues,  le  miracle  que  Dieu 
faisait  pour  son  peuple.  Ceux  qui  croient  que  le  soleil  est 
immobile,  ne  disent-ils  pas  à  leurs  valets,  à  leurs  amis,  à  ceux 
même  qui  sont  de  leur  sentiment,  que  le  soleil  se  lève  ou 
qu'il  se  couche  ?  s'avisent-ils  de  parler  autrement  que  tous  les 
autres  hommes,  dans  le  temps  que  le  principal  dessein  n'est 
pas  de  philosopher?  Josué  savait-il  parfaitement  l'astronomie? 
ou  s'il  la  savait,  ses  soldats  la  savaient-ils  ?  ou  si  lui  et  ses 
soldats  en  étaient  bien  instruits,  peut-on  dire  qu'ils  voulaient 
philosopher,  dans  le  temps  qu'ils  ne  pensaient  qu'à  combalti-e? 
Josuc  devait  donc  parler  comme  il  a  fait,  quand  lui-même  et 
ses  soldats  auraient  cru  ce  que  croient  présentement  les  plus 
habiles  astronomes.  Cependant  ces  paroles  de  ce  grand  capi- 
taine :  Arrête-toi  Soleil  auprès  de  Gabaon,  et  ce  qui  est  dit 
ensuite,  que  le  soleil  s'arrêta  selon  son  commandement,  per- 
suadent bien  des  gens,  que  l'opinion  du  mouvement  de  la  terre 
est  une  opinion  non  seulement  dangereuse,  mais  même  abso- 
lument hérétique  et  insoutenable.  Ils  ont  ouï  dire  que  quelques 
personnes  de  piété,  pour  lesquelles  il  est  juste  d'avoir  beaucoup 
de  respect  et  de  déférence,  condamnaient  ce  sentiment;  ils 
savent  confusément  quelque  chose  de  ce  qui  est  arrivé  pour  ce 
sujet  à  un  savant  astronome  de  notre  siècle  ^  et  cela  leur 
semble  suffisant  pour  croire  opiniâtrement  que  la  foi  s'étend 
jusqu'à  cette  opinion.  Un  certain  sentiment  confus,  excité  et 
entretenu  par  un  mouvement  de  crainte,  duquel  même  ils  ne 
s'aperçoivent  presque  pas,  les  fait  entrer  en  défiance  contre 
ceux  qui  suivent  la  raison  dans  ces  choses  qui  sont  du  ressort 
de  la  raison.  Ils  les  regardent  comme  des  hérétiques.  Ce  n'est 
qu'avec  inquiétude  et  quelque  peine  d'esprit  qu'ils  les  écoutent  ; 


■  Ce  savant  astronome  est  Galitée.  Descartes  avait  été  troublé  par  d'ite 
condamnation  et  n'avait  osé  admettre  le  mouvement  de  la  terre  qu'en  ombra- 
j^eaiU  un  peu,  comme  il  le  dit,  son  opinion.  Malebranrhe  avec  le  progrés  du 
temps  l't  de  l'opinion  publique  est  plus  hardi.  Rien  de  plus  vif  et  de  plus  spi- 
rituel que  sa  rclutation  ironique  des  partisans  superstitieux  de  J'imniobilite  de 
la  terre. 

T.  I.  26 


io8  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

et  leurs  appréhensions  secrètes  font  naître  dans  leurs  esprits- 
les  mêmes  respects  et  les  mêmes  soumissions  pour  ces  opinions 
et  pour  beaucoup  d'autres  de  pure  philosophie,  que  pour  les 
vérités  qui  sont  l'objet  de  la  foi. 


CHAPITRE    XIII 

1.  —  De  la  troisième  inclination  n-.iiurelle,  qui  est  l'amitié  que  nous  avons 
pour  les  autres  hommes.  —  II.  Elle  porte  à  approuv,r  les  pensées  de  nos 
amis,  et  à  les  tromper  par  de  fausses  louantes. 

De  toutes  nos  inclinations  prises  en  général,  et  au  sens  que 
je  l'ai  expliqué  dans  le  premier  chapitre,  il  ne  reste  plus  que  celle 
que  nous  avons  pour  ceux  avec  qui  nous  vivons,  et  pour  tous  les 
objets  qui  nous  environnent;  de  laquelle  je  ne  dirai  presque 
rien  parce  que  cela  regarde  plutôt  la  morale  et  la  politique  que 
notre  sujet.  Comme  cette  inclination  est  toujours  jointe  avec  les 
passions,  il  serait  peut-être  plus  à  propos  de  n'en  parler  que 
dans  le  livre  suivant,  mais  l'ordre  n'est  pas  en  cela  de  si  grande 
conséquence. 

Pour  bien  comprendre  la  cause  et  les  effets  de  cette  incli- 
nation naturelle,  il  faut  savoir  que  Dieu  aime  tous  ses  ou- 
vrages, et  qu'il  les  unit  étroitement  les  uns  avec  les  autres  pour 
leur  mutuelle  conservation.  Car  aimant  sans  cesse  les  ouvrages 
qu'il  produit,  puisque  c'est  son  amour  qui  les  produit,  il  im- 
prime aussi  sans  cesse  dans  notre  cœur  un  amour  pour  ses 
ouvrages,  puisqu'il  produit  sans  cesse  dans  notre  cœur  un 
amour  pareil  au  sien.  Et  afin  que  l'amour  naturel  que  nous 
avons  pour  nous-mêmes  n'anéantisse,  et  n'affaiblisse  pas  trop 
celui  que  nous  avons  pour  les  choses  qui  sont  hors  de  nous,  el 
(|u'au  contraire  ces  deux  amours  que  Dieu  met  en  nous  s'eu- 
tretiennent  et  se  fortifient  l'un  l'autre,  il  nous  a  liés  de  telle 
manière  avec  tout  ce  qui  nous  environne,  et  principalement 
avec  les  êtres  de  même  espèce  que  nous,  que  leurs  maux  nous 
aflligent  naturellement,  que  leur  joie  nous  réjouit,  et  que  leur 
grandeur,  leur  abaissement,  leur  diminution  semble  augmen- 
ter ou  diminuer  notre  être  propre.  Les  nouvelles  dignités  de 
nos  parents  et  de  nos  amis,  les  nouvelles  acquisitions  de  ceux 
qui  ont  le  plus  de  rapport  à  nous,  les  conquêtes  et  les  victoires 


DES    INCLINATIONS.  458 

de  notre  prmce,  et  même  les  nouvelles  découvertes  du  nouveau 
monde,  semblent  ajouter  quelque  chose  à  notre  substance.  Te- 
nant à  toutes  ces  choses  nous  nous  réjouissons  de  leur  gran- 
deui'  et  de  leur  étendue.  Nous  voudrions  même  que  ce  monde 
n'eût  point  de  bornes  ;  et  cette  pensée  de  quelques  philosophes, 
que  les  étoiles  et  les  tourbillons  sont  iniinis,  non  seulement  elle 
leur  parait  digne  de  Dieu,  mais  elle  parait  encore  très  agréable 
à  rhonune,  qui  sent  une  secrète  joie,  de  faire  partie  de  l'infini, 
parce  que  tout  petit  qu'il  est  en  lui-même,  il  lui  semble  qu'il 
devienne  comme  infini,  en  se  répandant  dans  les  êtres  infinis 
qui  l'environnent. 

U  est  vrai  que  l'union  que  nous  avons  avec  tous  les  corps  qui 
rmdent  dans  ces  grands  espaces,  n'est  pas  fort  étroite;  ainsi 
elle  n'est  pas  sensible  à  la  plupart  des  hommes,  et  il  y  en  a  (uii 
s'intéressent  si  peu  dans  les  découvertes  que  l'on  fait  dans  les 
cieux,  que  l'on  pourrait  bien  croire  qu'ils  n'y  sont  point  unis 
par  la  nature,  si  l'on  ne  savait  d'ailleurs  que  c'est,  ou  faute  de 
connaissance,  ou  parce  qu'ils  tiennent  trop  à  d'autres  choses. 
L'âme  quoique  unie  au  corps  qu'elle  anime,  ne  sent  pas  tou- 
jours tous  les  mouvements  qui  s'y  passent,  ou  bien  si  elle  les 
sent,  elle  ne  s'y  applique  pas  toujours.  La  passion  qui  l'agite 
étant  souvent  plus  grande  que  le  sentiment  qui  la  touche,  elle 
semble  tenir  davantage  à  l'objet  de  sa  passion  qu'à  son  propre 
corps.  Car  c'est  principalement  par  les  passions  que  l'àme  se 
répand  au  dehors,  et  qu'elle  sent  qu'elle  tient  effectivement  à 
tout  ce  qui  l'environne,  comme  c'est  principalement  par  le  sen- 
timent qu'elle  se  répand  dans  son  corps,  et  qu'elle  reconnaît 
qu'elle  est  unie  à  toutes  les  parties  qui  le  composent.  Alais 
comme  on  ne  peut  pas  conclure  que  l'àme  d'un  passionné  n'est 
pas  unie  à  son  corps,  à  cause  qu'il  s'offre  à  la  mort,  et  qu'il 
ne  s'intéresse  point  pour  la  conservation  de  sa  vie,  de  même  on 
ne  doit  pas  s'imaginer  que  nous  ne  tenions  poi:»:  naturellement 
à  toutes  choses,  à  cause  qu'il  y  en  a  auxquelles  nous  ne  prenons 
point  de  part. 

Voulez-vous,  par  exemple,  savoir  si  les  hommes  tiennent  à 
leur  prince  et  à  leur  patrie  ?  Cherchez-en,  qui  en  connaissent 
les  intérêts,  et  qui  n'aient  point  datfaires  particulières  qui  les 
occupent  ;  vous  verrez  alors  combien  grande  sera  leur  ardeur 
pour  ks  nouvelles,  leur  inquiétude  pour  les  batailles,  leur  joie 


460  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

dans  les  vicloires,  leur  tristesse  dans  les  défaites.  Vous  verrez 
alors  clairement  que  les  hommes  sont  étroitement  unis  à  leur 
prince  et  à  leur  patrie. 

De  même,  voulez-vous  savoir  si  les  hommes  tiennent  à  la 
Chine  et  au  Japon,  aux  planètes,  et  aux  étoiles  fixes,  cher- 
chez-en, ou  bien  imaginez  vous  en  quelques-uns,  dont  le  pays 
et  la  famille  jouissent  d'une  profonde  paix,  qui  n'aient  point  de 
passions  particulières,  et  qui  ne  sentent  point  actuellement  l'u- 
nion qui  les  tient  attachés  aux  choses  qui  sont  plus  proches  de 
nous  que  les  cieux  :  et  vous  reconnaîtrez,  que  s'ils  ont  quelque 
connaissance  de  la  grandeur  et  de  la  nature  de  ces  astres,  ils 
auront  de  la  joie  si  l'on  en  découvre  quelques-uns,  ils  les  con- 
sidéreront avec  plaisir,  et  s'ils  sont  assez  habiles,  ils  se  don- 
neront volontiers  la  peine  d'en  observer  et  d'en  calculer  les 
mouvements. 

Ceux  qui  sont  dans  le  trouble  des  affaires  ne  se  mettent 
guère  en  peine,  s'il  parait  quelque  comète  ou  s'il  arrive  quelque 
éclipse  ;  mais  ceux  qui  ne  tiennent  point  si  fort  aux  choses  qui 
sont  proches  d'eux,  se  font  une  affaire  considérable  de  ces 
sortes  d'événements,  parce  qu'en  effet  il  n'y  a  rien  à  quoi  l'on 
ne  tienne,  quoiqu'on  ne  le  sente  pas  toujours;  de  même  qu'on 
ne  sent  pas  toujours  que  son  âme  est  unie,  je  ne  dis  pas  à  son 
bras  et  à  sa  main,  mais  à  son  cœur,  et  à  son  cerveau. 

La  plus  forte  union  naturelle  que  Dieu  ait  mise  entre  nous 
et  ses  ouvrages,  est  celle  qui  nous  lie  avec  les  hommes  avec 
lesquels  nous  vivons.  Dieu  nous  a  commandé  de  les  aimer 
comme  d'autres  nous-mêmes,  et  afin  que  l'amour  de  choix  par 
lequel  nous  les  aimons  soit  ferme  et  constant,  il  le  soutient  et 
le  fortifie  sans  cesse  par  un  amour  naturel  qu'il  imprime  en 
nous.  Il  a  mis  pour  cela  certains  liens  invisibles  qui  nous  obli- 
gent comme  nécessairement  à  les  aimer,  à  veiller  à  leur  con- 
servation comme  à  la  nôtre,  à  les  regarder  comme  des  parties 
nécessaires  au  tout  que  nous  composons  avec  eux,  et  sans 
lequel  nous  ne  saurions  subsister. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  admirable  que  ces  rapports  naturels  qui 
se  trouvent  entre  les  inclinations  des  esprits  des  hommes,  entre 
les  mouvements  de  leurs  corps,  et  entre  ces  inclinations  et  ces 
mouvements.  Tout  cet  enchaînement  secret  est  une  merveille 
qu'on  ne  peut  assez  admirer,  et  qu'on  ne  saurait  jamais  com- 


DES    INCLLNATIONS.  461 

prendre.  A  la  vue  de  quelque  mal  qui  surprend,  ou  que  l'on 
sent  comme  insurmontable  par  ses  propres  forces,  on  jette, 
par  exemple,  un  grand  cri  ;  ce  cri  poussé  souvent  sans  qu'on 
y  pense,  et  par  la  disposition  de  la  machine,  entre  infaillible- 
ment dans  les  oreilles  de  ceux  qui  sont  assez  proches  pour 
donuer  le  secours  dont  on  a  besoin  ;  il  les  pénètre  ce  cri,  et  se 
fait  entendre  à  eux,  de  quelque  nation  et  de  quelque  qualité 
qu'ils  soient  ;  car  ce  cri  est  de  toutes  les  langues  et  de  toutes 
les  conditions,  comme  en  effet  il  en  doit  être  ;  il  agite  le  cer- 
veau et  change  en  un  moment  toute  la  disposition  du  corps 
de  ceux  qui  en  sont  frappés,  il  les  fait  même  courir  au  secours 
sans  qu'ils  y  pensent.  Mais  il  n'est  pas  longtemps  sans  agir  sur 
leur  esprit,  et  sans  les  obliger  à  vouloir  secourir  et  à  penser 
aux  moyens  de  secourir  celui  qui  a  fait  cette  prière  naturelle, 
pourvu  toutefois  que  cette  prière,  ou  plutôt  ce  commandement 
pressant  soit  juste  et  selon  les  règles  de  la  société.  Car  un  cri 
indiscret,  poussé  sans  sujet  ou  par  une  vaine  fi'ayeur,  produit 
dans  les  assistants  de  l'indignation  ou  de  la  moquerie  au  lieu 
de  compassion,  pai'ce  qu'en  criant  sans  raison,  l'on  abuse  des 
choses  établies  par  la  nature  pour  notre  conservation.  Ce  cri 
indiscret  produit  naturellement  de  l'aversion  et  le  désir  de 
venger  le  tort  que  l'on  a  fait  à  la  nature,  je  veux  dire  à  l'ordre 
des  choses,  si  celui  qui  l'a  fait  sans  sujet  l'a  fait  volontaire- 
ment. Mais  il  ne  doit  produire  que  la  passion  de  moquerie, 
mêlée  de  quelque  compassion,  sans  aversion,  et  sans  un  désir 
de  vengeance  si  c'est  l'épouvante,  c'est-à-dire  une  fausse  appa- 
rence d'un  besoin  pressant,  qui  ait  été  cause  que  quelqu'un  se 
soit  écrié  :  car  il  faut  de  la  moquerie  pour  le  rassurer  comme 
craintif,  et  pour  le  corriger  ;  et  il  faut  de  la  compassion  pour  le 
secourir  comme  faible.  On  ne  peut  rien  concevoir  de  mieux 
ordonné. 

Je  ne  prétends  pas  expliquer  par  un  exemple,  quels  sont  les 
ressorts  et  les  rapports  que  l'auteur  de  la  nature  a  mis  dans  le, 
cerveau  des  hommes  et  de  tous  les  animaux,  pour  entretenir  le 
concert  et  l'union  nécessaire  à  leur  conservation.  Je  fais  seule- 
ment quelque  rétlexion  sur  ces  ressorts,  afin  que  l'on  y  pense, 
et  que  l'on  recherche  avec  soin,  non  comment  ces  ressorts 
jouent,  ni  comment  leur  jeu  se  communique  par  l'air,  par  la 
lumière,  et  par  tous  les  petits  corps  qui  nous  environnent; 


«62  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

car  cela  est  presque  incompréhensible  et  n'est  pas  nécessaire  ; 
mais  ail  moins  afin  que  l'on  reconnaisse  quels  en  sont  les  effets. 
On  peut  par  différentes  observations  reconnaître  les  liens  qui 
nous  attachent  les  uns  aux  autres  :  mais  on  ne  peut  connaître 
avec  quelque  exactitude  comment  cela  se  fait.  On  voit  sans 
peine  qu'une  montre  marque  les  heures,  mais  il  faut  du  temps 
pour  en  savoir  les  raisons;  et  il  y  a  tant  de  ressorts  différents 
dans  le  cerveau  du  plus  petit  des  animaux,  qu'il  n'y  a  rien  de 
pareil  dans  les  machines  les  plus  composées. 

S'il  n'est  pas  possible  de  comprendre  parfaitement  les  ressorts 
de  noire  machine,  il  n'est  pas  aussi  absolument  nécessaire  de 
les  comprendre;  mais  il  est  absolument  nécessaire  pour  se 
conduire,  de  bien  savoir  les  effets  que  ces  ressorts  sont  capa- 
bles de  produire  en  nous.  11  n'est  pas  nécessaire  de  savoir 
comment  une  montre  est  faite  pour  s'en  servir,  mais  si  l'on 
s'en  veut  servir  pour  régler  son  temps,  il  est  du  moins  néces- 
saire de  savoir  qu'elle  marque  les  heures.  Cependant  il  y  a  des 
gens  si  peu  capables  de  réflexion,  qu'on  pourrait  presque  les 
comparer  à  des  machines  purement  inanimées.  Ils  ne  sentent 
point  en  eux-mêmes  les  ressorts  qui  se  débandent  à  la  vue  des 
objets;  souvent  ils  sont  agités,  sans  qu'ils  s'aperçoivent  de 
leurs  propres  mouvements,  ils  sont  esclaves,  sans  qu'ils  sen- 
tent leurs  liens;  ils  sont  enfin  conduils  en  mille  manières  difte- 
rentes,  sans  qu'ils  reconnaissent  la  main  de  celui  qui  les  gou- 
verne. Ils  pensent  être  les  seuls  auteurs  de  tous  les  mouvements 
qui  leur  arrivent,  et  ne  distinguant  point  ce  qui  se  passe  ea 
eux-mêmes,  en  conséquence  d'un  acte  libre  de  leur  volonté, 
d'avec  ce  qui  s'y  produit  par  l'impression  des  coi"ps  qui  ies 
environnent,  ils  pensent  qu'ils  se  conduisent  eux-mêmes,  dans 
le  temps  qu'ils  sont  conduits  par  quelque  autre.  Mais  ce  n'est 
pas  ici  le  Ueu  d'expliquer  ces  choses. 

Les  rapports  que  l'Auteur  de  la  nature  a  mis  entre  nos  incli- 
nations naturelles,  afin  de  nous  unir  les  uns  avec  les  autres, 
semblent  encore  être  plus  dignes  de  notre  application  et  de 
nos  recherches,  que  ceux  qui  sont  entre  les  corps,  ou  entre  les 
esprits  par  rapport  au  corps.  Car  tout  y  est  réglé  de  telle 
manière,  que  les  inclinations  qui  semblent  être  les  plus  oppo- 
sées à  la  société  y  sont  les  plus  utiles,  lorsqu'elles  sont  un  peu 
modérées. 


DES   INCLINATIONS.  463 

Le  désir,  par  exemple,  que  tous  les  hommes  ont  pour  la 
grandeur,  tend  par  lui-même  à  la  dissolution  de  toutes  les 
sociétés.  Néanmoins  ce  désir  est  tempéré  de  telle  manière  par 
Tordre  de  la  nature,  qu'il  sert  davantage  au  bien  de  l'État,  que 
beaucoup  d'autres  inclinations  faibles  et  languissantes.  Car  il 
donne  de  l'émulation,  il  excite  à  la  vertu,  il  soutient  le  courage 
dans  le  service  qu'on  rend  à  la  patrie  ;  et  l'on  ne  gagnerait  pas 
tant  de  victoires,  si  les  soldats,  et  principalement  les  officiers 
n'aspiraient  à  la  gloire  et  aux  charges.  Ainsi  tous  ceux  qui 
composent  les  armées,  ne  travaillant  que  pour  leurs  intérêts 
particuliers,  ne  laissent  pas  de  procurer  le  bien  de  tout  le  pays. 
Ce  qui  fait  voir  qu'il  est  très  avantageux  pour  le  bien  public, 
que  tous  les  hommes  aient  un  désir  secret  de  grandeur,  pourvu 
qu'il  soit  modéré. 

Mais  si  tous  les  particuliers  paraissaient  être  ce  qu'ils  sont  en 
effet  ;  s'ils  disaient  franchement  aux  autres,  qu'ils  veulent  être 
les  principales  parties  du»  corps  qu'ils  composent,  et  n'en  être 
jamais  les  dernières,  ce  ne  serait  pas  le  moyen  de  se  joindre 
ensemble.  Tous  les  membres  d'un  corps  n'en  peuvent  pas  être 
la  tête  et  le  cœur  ;  il  faut  des  pieds  et  des  mains,  des  petits 
aussi  bien  que  des  grands  ;  des  gens  qui  obéissent  aussi  bien 
que  de  ceux  qui  les  commandent.  Et  si  chacun  disait  ouverte- 
ment qu'il  veut  commander  et  ne  jamais  obéir,  comme  eu  effet 
chacun  le  souhaite  naturellement,  il  est  visible  que  tous  les 
corps  politiques  se  détruiraient,  et  que  le  désordre  et  l'injustice 
régneraient  partout. 

Il  a  donc  été  nécessaire  que  ceux  qui  ont  le  plus  d'esprit,  et 
qui  sont  les  plus  propres  à  devenir  les  parties  nobles  de  ce 
corps  et  à  commander  aux  autres,  lussent  naturellement  civils; 
c'est-à-dire,  qu'ils  fussent  portés  par  une  inclination  secrète,  à 
témoigner  aux  autres  par  leurs  manières,  et  par  leurs  paroles 
civiles  et  honnêtes,  qu'ils  se  jugent  indignes  que  l'on  pense  à 
eux,  que  ceux  à  qui  ils  parlent  sont  dignes  de  toutes  sortes 
d'honneurs,  et  qu'ils  ont  beaucoup  d'estime  et  de  vénération 
pour  eux.  Enfin,  au  défaut  de  la  charité  et  de  l'amour  de  l'ordre, 
il  a  été  nécessaire  que  ceux  qui  commandent  aux  autres,  eussent 
l'art  de  les  tromper  par  un  abaissement  imaginaire,  qui  ne  con- 
siste qu'en  civilités  et  en  paroles,  afin  de  jouir  sans  envie  de 
cette  prééminence  qui  est  nécessaire  dans  tous  les  corps.  Car 


464  DE  LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITii. 

de  cette  sorte  tous  les  hommes  possèdent  en  quelque  manière 
la  grandeur  qu'ils  désirent;  les  grands  la  possèdent  réellement, 
et  les  petits  et  les  faibles  ne  la  possèdent  que  par  imagination, 
étant  persuadés  en  quelque  manière  par  les  compliments  des 
autres,  qu'on  ne  les  regarde  pas  pour  ce  qu'ils  sont,  c'est-à-dire 
pour  les  derniers  d'entre  les  hommes. 

II  est  facile  de  conclure  en  passant  de  ce  que  nous  venons  de 
dire,  que  c'est  une  très  grande  faute  contre  la  civilité  que  de 
parler  souvent  de  soi,  surtout  quand  on  en  parle  avantageuse- 
ment, quoique  l'on  ait  toutes  sortes  de  bonnes  qualités,  puis- 
qu'il n'est  pas  permis  de  parler  aux  personnes  avec  qui  l'on 
converse,  comme  si  on  les  regardait  au-dessous  de  soi,  si  ce 
n'est  en  quelques  rencontres,  et  lorsqu'il  y  a  des  marques 
extérieures  et  sensibles  qui  nous  élèvent  au-dessus  d'elles.  Car 
enfin  le  mépris  est  la  dernière  des  injures;  c'est  ce  qui  est  le 
plus  capable  de  rompre  la  société  ;  et  naturellement  nous  ne 
devons  point  espérer  qu'un  homme,  à  qui  nous  avons  fait 
connaître  que  nous  le  regardons  au-dessous  de  nous,  se  puisse 
jamais  joindre  avec  nous,  parce  que  les  hommes  ne  peuvent 
souffrir  d'être  la  dernière  partie  du  corps  qu'ils  composent. 

L'inclination  que  les  hommes  ont  à  faire  des  compliments, 
est  donc  très  propre  pour  contrebalancer  celle  qu'ils  ont  pour 
l'estime  et  l'élévation,  et  pour  adoucir  la  peine  intérieure  que 
ressentent  ceux  qui  font  les  dernières  parties  du  corps  politique. 
Et  l'on  ne  peut  douter  que  le  mélange  de  ces  deux  inclinations 
ne  fasse  de  très  bons  effets  pour  entretenir  la  société. 

Mais  il  y  a  une  étrange  corruption  dans  ces  inclinations, 
aussi  bien  que  dans  l'amitié,  la  compassion,  la  bienveillance  et 
les  autres,  qui  tendent  à  unir  ensemble  les  hommes.  Ce  qui 
devrait  entretenir  la  société  civile,  est  souvent  cause  de  sa 
désunion  et  de  sa  ruine  ;  et  pour  ne  point  sortir  de  mon  sujet, 
est  souvent  cause  aussi  de  la  communication  et  de  l'établisse- 
ment de  l'erreur. 

IL  De  toutes  les  inclinations  nécessaires  à  la  société  civile, 
celles  qui  nous  jettent  le  plus  dans  l'erreur  sont  l'amitié,  la  fa  • 
veur,  la  reconnaissance,  et  toutes  les  inclinations  qui  nous  portent 
à  parler  trop  avantageusement  des  autres  en  leur  présence. 

Nous  ne  bornons  pas  notre  amour  dans  la  i)ersonne  de  nos 
amis,  nous  aimons  encore  avec  eux  toutes  les  choses  qui  leur 


DES  INCLINATIONS.  465 

appartiennent  en  quelque  façon,  et  comme  ils  témoignent  d'or- 
dinaire assez  de  passion  pour  la  défense  de  leurs  opinions,  ils 
nous  inclinent  insensiblement  à  les  croire,  à  les  approuver,  et 
à  lés  défendre  même  avec  plus  d'obstination  et  de  passion  qu'ils 
ne  font  eux-mêmes,  parce  qu'ils  auraient  souvent  mauvaise 
grâce  de  les  soutenir  avec  chaleur,  et  qu'on  ne  peut  trouver  à 
redire  que  nous  les  défendions.  En  eux,  ce  serait  amour-propre; 
en  nous,  c'est  générosité. 

Nous  portons  de  l'affection  aux  autres  hommes  pour  plusieurs 
raisons,  car  ils  peuvent  nous  plaire  et  nous  servir  en  différentes 
manières.  La  ressemblance  des  humeurs,  des  inclinations  des 
emplois  ;  leur  air,  leurs  manières,  leur  vertu,  leurs  biens,  l'af- 
fection ou  l'estime  qu'ils  nous  témoignent,  les  services  qu'ils 
nous  ont  rendus  ou  que  nous  en  espérons,  et  plusieurs  autres 
raisons  particulières,  nous  déterminent  à  les  aimer.  S'il  arrive 
donc  que  quelqu'un  de  nos  amis,  c'est-à-dire,  quelque  personne 
qui  ait  les  mêmes  inclinations,  qui  soit  bien  fait,  qui  parle  d'une 
manière  agréable,  que  nous  croyons  vert  .leux,  ou  de  grande 
condition,  qui  nous  témoigne  de  l'affeclioa  et  de  l'estime,  qui 
nous  ait  l'endu  quelque  service,  ou  de  qui  nous  en  espérions,  ou 
enfin  que  nous  aimions  pour  quelque  autre  raison  particulière  : 
s'il  arrive,  dis-je,  que  cette  personne  avance  quelque  proposi- 
tion, nous  nous  en  laissons  incontinent  persuader  sans  faire 
usage  de  notre  raison.  Nous  soutenons  son  opinion  sans  nous 
mettre  en  peine  si  elle  est  conforme  à  la  vérité,  et  souvent  même 
contre  notre  propre  conscience,  selon  l'obscurité  et  la  confu- 
sion de  notre  esprit,  selon  la  corruption  de  notre  cœur,  et  selon 
les  avantages  que  nous  espérons  tirer  de  notre  fausse  généro- 
sité. 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'apporter  ici  des  exemples  particu- 
liers de  ces  choses;  car  on  ne  se  trouve  presque  jamais  une 
seule  heure  dans  une  compagnie,  sans  en  remarquer  plusieurs, 
si  l'on  y  veut  faire  un  peu  de  réflexion.  La  faveur  et  les  rieurs, 
comme  l'on  dit  ordinairement,  ne  sont  que  rarement  du  côté 
de  la  vérité,  mais  presque  toujours  du  côté  des  personnes  que 
l'on  aime.  Celui  qui  parle  est  obligeant  et  civil  :  il  a  donc  rai- 
son. Si  ce  qu'il  dit  est  seulement  vraisemblable,  on  le  regarde 
comme  vrai  ;  et  si  ce  qu'il  avance,  est  absolument  ridicule  et 
impertinent,   il  deviendra  tout  au  moins  fort  vraisemblable. 


466  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

C'est  U0  homme  qui  m'aime,  qui  m'estime,  qui.  m'a  rendu 
quelque  service,  qui  est  dans  la  disposition  et  dans  le  pouvoir 
de  m'en  rendre,  qui  a  soutenu  mon  sentiment  en  d'autres 
occasions  ;  je  serais  donc  un  ingrat  et  un  imprudent  si  je  mop- 
posais  aux  siens,  et  si  je  manquais  même  à  lui  applaudir.  C'est 
ainsi  qu'on  se  joue  de  la  vérité,  qu'on  la  fait  servir  à  ses  inté- 
rêts, et  qu'on  embrasse  les  fausses  opinions  les  uns  des  autres. 

Un  honnête  homme  ne  doit  point  trouver  à  redire  qu'on 
rmsiruise  et  qu'on  l'éclairé,  quand  on  le  fait  selon  les  règles 
de  la  civilité  :  et  lorsque  nos  amis  se  choquent  de  ce  que  nous 
leur  représentons  modestement  qu'ils  se  trompent,  il  faut  leur 
permettre  de  s'aimer  eux-mêmes  et  leurs  erreurs,  puisqu'ils  le 
veulent,  et  qu'on  n'a  pas  le  pouvoir  de  leur  commander,  ni  de 
leur  changer  l'esprit. 

Mais  un  vrai  ami  ne  doit  jamais  approuver  les  erreurs  de 
son  ami.  Car  enfin  nous  devrions  considérer  que  nous  leui* 
faisons  plus  de  tort  que  nous  ne  pensons ,  lorsque  nous  défen- 
dons leurs  opinions  sans  discernement.  Nos  applaudissements 
ne  font  que  leur  entier  le  cœur  et  les  confirmer  dans  leurs 
erreurs  ;  ils  deviennent  incorrigibles,  ils  agissent  et  ils  déci- 
dent enfin  comme  s'ils  étaient  devenus  infaillibles. 

D'où  vient  que  les  plus  riches,  les  plus  puissants,  les  plus 
nobles,  et  généralement  tous  ceux  qui  sont  élevés  au-dessus  des 
autres,  se  croient  fort  souvent  infaillibles,  et  qu'ils  se  compor- 
tent comme  s'ils  avaient  beaucoup  plus  de  raison  que  ceux  qui 
.sont  d'une  condition  vile  ou  médiocre  ,  si  ce  n'est  parce  qu'on 
approuve  indifféremment  et  lâchement  toutes  leurs  pensées  ? 
.Ainsi  l'approbation  que  nous  donnons  à  nos  amis,  leur  fait 
croire  peu  à  peu  qu'ils  ont  plus  d'esprit  que  les  autres,  ce  qui 
les  rend  fiers,  hardis,  imprudents,  et  capables  de  tomber  dans 
les  erreurs  les  plus  grossières  sans  s'en  apercevoir. 

C'est  pour  cela  que  nos  ennemis  nous  rendent  souvent  un 
meilleur  service,  et  nous  éclairent  beaucoup  plus  l'esprit  par 
leurs  oppositions,  que  ne  font  nos  amis,  par  leurs  approba- 
tions, parce  que  nos  ennemis  nous  obligent  de  nous  tenir  sur 
jios  gardes,  et  d'être  attentifs  aux  choses  que  nous  avançons  ; 
ce  qui  seul  suffit  pour  nous  faire  reconnaître  nos  égarements. 
Mais  nos  amis  ne  font  que  nous  endormir,  et  nous  donner  une 
fausse  confiance,  qui  nous  rend  vains  et  ignorants.  Les  liommes 


DES    INCLINATIONS.  467 

ne  doivent  donc  janaais  admirer  leurs  amis,  et  se  rendre  à 
leurs  sentiments  par  amitié,  de  même  qu'ils  ne  doivent  jamais 
s'opposer  à  ceux  de  leurs  ennemis  par  inimitié  ;  mais  ils  doi- 
vent se  défaire  de  leur  esprit  tlatteur  ou  contredisant  pour 
devenir  sincères,  et  approuver  l'évidence  et  la  vérité  partout 
où  ils  la  trouvent. 

Nous  devons  aussi  nous  bien  mettre  dans  l'esprit,  que  la 
plupart  des  hommes  sont  portés  à  la  flatterie  ou  à  nous  faire 
des  compliments,  par  une  espèce  d'inclination  naturelle,  pour 
paraître  spirituel,  pour  attirer  sur  eux  la  bienveillance  des 
autres,  et  dans  l'espérance  de  quelque  retour,  ou  enfin  par 
une  espèce  de  malice  et  de  raillerie,  et  nous  ne  devons  pas 
nous  laisser  étourdir  par  tout  ce  que  l'on  peut  nous  dire.  Xe 
voyons-nous  pas  tous  les  jours  que  des  personnes,  qui  ne  se 
connaissent  point,  ne  laissent  pas  de  s'élever  l'un  l'autre  jus- 
qu'aux nues,  la  première  fois  même  qu'ils  se  voient  et  qu'ils 
se  parlent,  et  qu'y  a-l-il  de  plus  ordinaire,  que  de  voir  des 
gens  qui  donnent  des  louanges  hvperboliques,  et  qui  témoi- 
gnent des  mouvements  extraordinaires  d'admiration  à  une  per- 
sonne qui  vient  de  parler  en  public,  même  en  présence  de 
ceux  avec  lesquels  ils  s'en  sont  moqués  quelque  temps  aupara- 
vant. Toutes  les  fois  qu'on  se  récrie,  qu'on  pâlit  d'admiration 
et  comme  surpris  des  choses  que  l'on  entend,  ce  n'est  pas  une 
bonne  preuve  que  celui  qui  parle  dit  des  merveilles  ;  mais 
plutôt  qu'il  parle  à  des  hommes  flatteurs,  qu'il  a  des  amis,  on 
peut-être  des  ennemis  qui  se  divertissent  de  lui.  C'est  qu'il 
parle  d'une  manière  engageante,  qu'il  est  riche  et  puissant,  ou, 
si  l'on  veut,  c'est  une  assez  bonne  preuve  que  ce  qu'il  dit  est 
appuyé  sur  les  notions  des  sens  confuses  et  obscures,  mais  fort 
touchantes  et  fort  agréables,  ou  qu'il  a  quelque  feu  d'imagina- 
tion, puisque  les  louanges  se  donnent  à  l'amitié,  aux  richesses, 
aux  dignités,  aux  vraisemblances,  et  très  rarement  à  la  vérité. 

On  s'attendra  peut-être,  qu'ayant  traité  en  général  des  incli- 
nations des  esprits,  je  doive  descendre  dans  un  détail  exact  de 
tous  les  mouvements  particuliers,  quHls  ressentent  à  la  vue  du 
bien  et  du  mal;  c'est-à-dire,  que  je  doive  expliquer  la  nature 
de  l'amour,  de  la  haiuc,  de  la  joie,  de  la  tristesse,  et  de  toutes 
les  passions  intellectuelles  tant  générales  que  particulières, 
tant  simples  que  composées.  Mais  je  ne  me  suis  pas  engagé  à 


468  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

exj)liqacr  tous  les  différents  mouvements  dont  les  esprits  sont 
capables. 

Je  suis  bien  aise  que  l'on  sache  que  mon  dessein  principal 
dans  tout  ce  que  j'ai  écrit  jusqu'ici  de  la  recherche  de  la  vérité, 
a  été  de  faire  sentir  aux  hommes  leur  faiblesse  et  leur  igno- 
rance, et  que  nous  sommes  tous  sujets  à  l'erreur  et  au  péché. 
Je  l'ai  dit,  et  je  le  dis  encore,  peut-être  qu'on  s'en  souviendra  ; 
je  n'ai  jamais  eu  dessein  de  traiter  à  fond  de  la  nature  de 
l'esprit  ;  mais  j'ai  été  obligé  d'en  dire  quelque  chose  pour 
expliquer  les  erreurs  dans  leur  principe,  pour  les  expliquer 
avec  ordre  ;  en  un  mot,  pour  me  rendre  intelligible;  et  si  j'ai 
passé  les  bornes  que  je  me  suis  proposées,  c'est  que  j'avais, 
ce  me  semblait,  des  choses  nouvelles  à  dire,  qui  me  parais- 
saient de  conséquence,  et  que  je  croyais  même  qu'on  pourrait 
lire  avec  plaisir.  Peut-être  me  suis-je  trompé;  mais  je  devais 
avoir  celle  présomption  pour  avoir  le  courage  de  les  écrire; 
car  le  moyen  de  parler,  lorsqu'on  n'espère  pas  d'être  écouté  ? 
Il  est  vrai  que  j'ai  dit  beaucoup  de  choses  qui  ne  paraissent 
point  tant  appartenir  au  sujet  que  je  traite,  que  ce  particulier 
des  mouvements  de  l'àme,  je  l'avoue;  mais  je  ne  préleiuls 
point  m'obliger  à  rien,  lorsque  je  me  fais  un  ordre.  Je  me  fais 
un  ordre  pour  me  conduire,  mais  je  prétends  qu'il  m'est  permis 
de  tourner  la  tête  lorsque  je  marche,  si  je  trouve  quelque 
chose  qui  mérite  d'être  considéré.  Je  prétends  même  qu'il  m'est 
permis  de  me  reposer  en  quelques  lieux  à  l'écart,  pourvu  que 
je  ne  perde  point  de  vue  le  chemin  que  je  dois  suivre.  Ceux 
qui  ne  veulent  point  se  délasser  avec  moi  peuvent  passer 
outre  :  il  leur  est  permis;  ils  n'ont  qu'à  tourner  la  page;  mais 
s'ils  se  fâchent,  qu'ils  sachent  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui  trou- 
vent que  ces  lieux,  que  je  choisis  pour  me  reposer.  Leur  fout 
trouver  le  chemin  plus  doux  et  plus  agréable. 


LIVRE   CINQUIEME 

DES    PASSIONS 


CHAPITRE   PREiJIER 

De  la  nature  et  de  l'origine  des  passions  en  général. 

L'espi'it  de  l'homme  a  deux  rapports  essentiels  ou  nécessaires 
fort  différents:  l'un  à  Dieu,  l'autre  à  son  corps.  Comme  pur 
esprit,  il  est  essentiellement  uni  au  Verbe  de  Dieu,  à  la  sagesse 
et  à  la  vérité  éternelle,  c'est-à-dire,  à  la  souveraine  raison;  car 
ce  n'est  que  par  cette  union  qu'il  est  capable  de  penser,  ainsi 
qu'on  l'a  vu  dans  le  troisième  livre.  Comme  esprit  humain,  il  a 
tin  rapport  essentiel  à  son  corps  ;  car  c'est  à  cause  qu'il  lui  est 
uni,  qu'il  sent  et  qu'il  imagine,  comme  l'on  a  expliqué  dans  le 
premier  et  dans  le  second  livre.  On  appelle  sens,  ou  imagina- 
tion, l'esprit,  lorsque  son  corps  est  cause  naturelle  ou  occa- 
sionnelle de  ses  pensées,  et  on  l'appelle  entendement,  lorsqu'il 
agit  par  lui-même,  ou  plutôt  lorsque  Dieu  agit  en  lui  et  que  la 
lumière  l'éclairé  en  plusieurs  façons  différentes,  sans  aucun 
rapport  nécessaire  à  ce  qui  se  passe  dans  son  corps. 

Il  en  est  de  même  de  la  volonté  de  l'homme.  Comme  volonté, 
elle  dépend  essentiellement  de  l'amour  que  Dieu  se  porte  à  lui- 
même,  et  de  la  loi  éternelle;  en  un  mot  de  la  volonté  de  Dieu. 
Ce  n'est  que  parce  que  Dieu  s'aime,  que  nous  aimons  quelque 
chose  :  et  si  Dieu  ne  s'aimait  pas,  ou  s'il  n'imprimait  sans  cesse 
dans  l'àme  de  l'homme  un  amour  pareil  au  sien,  c'est-à-dire, 
ce  mouvement  d'amour  que  nous  sentons  pour  le  bien  en  gé- 
néral, nous  n'aimerions  l'ien,  nous  ne  voudrions  l'ien,  et  par 
conséquent  nous  serions  sans  volonté,  puisque  la  volonté  n'est 
autre  chose  que  l'impression  de  la  nature  qui  nous  porte  vers 
le  bien  en  général,  comme  nous  avons  dit  plusieurs  fois. 

Mais  la  volonté,  comme  volonté  d'un  homme,  dépend  essen- 
lielloment  du  corps;  car  ce  n'est  qu'à  cause  des  mouvements 
du  sang  ou  plutôt  des  esprits  animaux  qu'elle  se  sent  agitée  de 
T.  I.  27 


•w 


4-0  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

toutes  les  émotions  sensibles.  J'ai  donc  appelé  inclinations 
naturelles  tous  les  mouvements  de  l'âme  qui  nous  sont  com- 
muns avec  les  pures  intelligences,  et  quelques-uns  de  ceux 
auxquels  le  corps  a  beaucoup  de  part,  mais  dont  il  n'est  qu'in- 
directement, et  la  cause  et  la  fin,  je  les  ai  expliquées  dans  le 
livre  précédent  :  Et  j'appelle  ici  passions  toutes  les  émotions 
que  rame  ressent  naturellement,  à  l'occasion  des  mouvements 
extraordinaires  des  esprits  animaux.  Ce  sont  ces  émotions  sen- 
sibles qui  feront  le  sujet  de  ce  livre. 

Quoique  les  passions  soient  inséparables  des  inclinations,  et 
que  les  hommes  ne  soient  capables  de  quelque  amour  ou  de 
quelque  haine  sensible,  que  parce  qu'ils  sont  capables  d'un 
amour  et  d'une  haine  spirituelle,  on  a  cru  cependant  qu'il  était 
à  propos  de  les  traiter  séparément,  afin  d'éviter  la  confusion. 
Si  l'on  considère  que  les  passions  sont  beaucoup  plus  fortes,  et 
plus  vives  que  les  inclinations  naturelles,  qu'elles  ont  pour  l'or- 
dinaire d'autres  objets,  et  qu'elles  sont  toujours  produites  par 
d'autres  causes,  on  reconnaîtra  que  ce  n'est  pas  sans  raison 
qu'on  sépare  des  choses  qui  sont  inséparables  par  leur  nature. 

Les  hommes  ne  sont  capables  de  sensations  et  d'imaginations, 
que  parce  qu'ils  sont  capables  de  pures  intellectious,  les  sens 
et  l'imagination  étant  inséparables  de  l'esprit  ;  et  néanmoins 
personne  ne  trouve  à  redire  que  l'on  traite  séparément  de  ces 
facultés  de  l'àme,  quoiqu'elles  soient  naturellement  insépara- 
bles. 

Eniia  les  sens  et  l'imagination  ne  diffèrent  pas  davantage  de 
l'entendement  pur  que  les  passions  diffèrent  des  inclinations. 
Ainsi  il  fallait  séparer  ces  deux  dernières  facultés,  comme  on  a 
coutume  de  séparer  les  trois  premières,  afm  de  faire  mieux 
discerner  ce  que  l'âme  reçoit  de  son  auteur  par  rapport  au 
coi'ps,  d'avec  ce  qu'elle  tient  de  lui  sans  ce  rapport.  Le  seul 
inconvénient  qui  naîtra  naturellement  de  cette  séparation  de 
deux  choses  naturellement  unies,  sera,  comme  il  arrive  tou- 
jours dans  de  pareilles  occasions,  la  nécessité  de  répéter  quelque 
chose  de  ce  qu'on  a  déjà  dit. 

L'homme  est  un,  quoiqu'il  soit  composé  de  plusieurs  parties, 
et  l'union  de  ces  parties  est  si  étroite,  qu'on  ne  peut  le  toucher 
en  un  endroit  qu'on  ne  le  remue  tout  entier.  Toutes  ces  facultés 
se  tiennent  et  sont  tellement  subordonnées,  qu'il  est  impossible 


DES    PASSIONS.  471 

d'en  bien  expliquer  quelqu'une  sans  dire  quelque  chose  des 
autres.  Ainsi  en  tâchant  de  se  faire  un  ordre  pour  éviter  la  con- 
fusion, Ton  se  trouve  obligé  de  répéter.  Mais  il  vaut  mieux  ré- 
péter que  de  confondre,  parce  qu'il  faut  se  rendre  intelligible  ; 
et  dans  cette  nécessité  de  répéter,  ce  qui  se  peut  faire  de  mieux, 
est  de  répéter  sans  ennuyer. 

Les  passions  de  l'âme  sont  des  impressions  de  l'Autour  de  la 
nature,  lesquelles  nous  inclinent  à  aimer  notre  corps  et  tout 
ce  qui  peut  être  utile  à  sa  conservation,  comme  les  inclina- 
tions naturelles  sont  des  impressions  de  l'Auteur  de  la  nature, 
lesquelles  nous  portent  principalement  à  l'aimer  comme  sou- 
verain bien,  et  notre  prochain  sans  rapport  au  corps. 

La  cause  naturelle  ou  occasionnelle  de  ces  impressions  est  le 
mouvement  des  esprits  animaux,  qui  se  répandent  dans  le  corps 
pour  y  produire,  et  pour  y  entretenir  une  disposition  conve- 
nable à  l'objet  que  Ton  aperçoit,  afin  que  l'esprit  et  le  corps 
s'aident  mutuellement  dans  cette  rencontre.  Car  c'est  par  l'ac- 
tion continuelle  de  Dieu,  que  nos  volontés  sont  suivies  de  tous 
les  mouvements  de  notre  corps  qui  sont  propres  pour  les  exé- 
cuter ;  et  que  les  mouvements  de  notre  corps,  lesquels  s'exci- 
tent machinalement  en  nous  à  la  vue  de  quelque  objet,  sont 
accompagnés  d'une  passion  de  notre  âme,  qui  nous  incline  à 
vouloir  ce  qui  paraît  alors  être  utile  au  corps.  C'est  cette  im- 
pression efficace  et  continuelle  de  la  volonté  de  Dieu  sur  nous, 
qui  nous  unit  si  étroitement  à  une  portion  de  la  matière;  et  si 
cette  impression  de  sa  volonté  cessait  un  moment,  nous  seiions, 
dès  ce  moment,  délivrés  de  la  dépendance  où  nous  sommes,  de 
tous  les  changements  qui  arrivent  à  notre  corps.  Car  on  ne  peut 
comprendre  comment  certaines  gens  s'imaginent  qu'il  y  a  une 
liiiison  absolument  nécessaire  entre  les  mouvements  des  esprits 
et  du  sang,  et  les  émotions  de  l'àrae.  Quelques  petites  parties 
de  la  bile  se  remuent  dans  le  cerveau  avec  quelque  force,  donc 
il  est  nécessaire  que  l'âme  soit  agitée  de  quelque  passion,  et 
que  cette  passion  soit  plutôt  la  colère  que  Tamour.  Quel  rapport 
peut-on  concevoir  entre  l'idée  des  défauts  d'im  ennemi,  une 
;  passion  de  mépris  ou  de  haine,  et  entre  le  mouvement  corporel 
des  parties  du  sang  qui  heurtent  contre  quelques  parties  du 
cerveau?  Comment  se. peut-on  persuader  que  les  uns  dépendent 
des  autres,  et,  que  l'union  ou  l'alliance  de  deux  choses  aussi  ' 


472  DE  LA    RECHERCHE   DE   LA  VÉRITÉ. 

éloignées  et  aussi  inalliables  que  l'esprit  et  la  matière,  puisse 
être  causée  et  entretenue  d'une  autre  manière  que  par  la  volonté 
continuelle  et  toute  puissante  de  l'Auteur  de  la  nature? 

Ceux  qui  pensent  que  les  corps  se  communiquent  necessaue- 
ment  et  par  eux-mêmes,  leur  mouvement  dans  le  moment  d« 
leur  rencontre,  pensent  quelque  chose  de  vraisemblable.  Car 
enfin  ce  préjugé  i  ou  cette  erreur  a  quelque  fondement.  Les 
corps  semblent  avoir  essentiellement  rapport  aux  corps.  Ma.s 
l'esprit  et  le  corps  sont  deux  genres  d'clres  si  opposés,  que 
ceux  qui  pensent  que  les  émotions  de  l'âme  suivent  nécessaire- 
ment les  mouvements  des  esprits  et  du  sang,  pensent  une  chose 
qui  n'a  pas  la  moindre  apparence.  U  ny  a  certamement  que 
l'expérience  que  nous  sentons  dans  nous-mêmes  de  l'union  de 
ces  deux  êtres,  et  l'ignorance  des  opérations  continuelles  de 
Dieu  sur  ses  créatures,  qui  nous  fasse  imaginer  d'autre  cause 
de  l'union  de  notre  âme  avec  notre  corps  que  Ja  volonté  de 
Dieu  toujours  efficace. 

11  est  difficile  de  déterminer  positivement  si  ce  rapport,  ou 
cette  alliance,  des  pensées  de  l'esprit  de  l'homme  avec  les  mouve- 
ments de  son  corps,  est  une  peine  de  son  péché,  ou  un  don  de 
la  nature;  et.  quelques  personnes  croient  que  c  est  prendre 
parti  trop  légèrement,  que  d'embrasser  une  de  ces  opinions 
plutôt  que  l'autre.  On  sait  bien  que  l'homme  avant  son  péché, 
n'était  point  l'esclave,  mais  le  maître  absolu  de  ses  passions,  et 
qu'il  arrêtait  sans  peine  par  sa  volonté  l'agitation  des  esprits 
qui  les  causaient.  Mais  on  a  de  la  peine  à  se  persuader,  que  le 
corps  ne  sollicitait  point  l'âme  du  premier  homme  a  la  recherche 
des  choses  qui  étaient  propres  à  la  conservation  de  la  vie.  Un 
a  quelque  peine  à  croire  qu'Adam  ne  trouvait  point  avant  son 
Bêché,  que  les  fruits  fussent  agréables  à  la  vue  et  délicats  au 
croùt,  après  ce  qu'en  dit  l'Écriture;  et  que  cette  économie  si 
kiste  et  si  merveilleuse  des  sens  et  dos  passions  pour  la  con- 
servation du  corps,  soit^une  corruption  de  la  nature  plutôt  que 
sa  première  institution  -. 
Sans  doute  la  nature  est  présentement  corrompue;  le  coi-s 

1  voyez  ci-dessous  liv.  6,  ch.p.  3  de  la  2«  partie  de  la  Méthode.  (Noie  u. 
^'fv^o'yêz"lel-hap.  5  du  premier  livre.  (Note  de  Maleb.ancl.e.) 


DES    PASSIONS.  473 

agit  avec  trop  de  force  sur  l'esprit.  Au  lieu  de  lai  représenter 
ses  besoins  avec  respect,  il  le  tyrannise  et  l'arrache  à  Dieu,  à 
qui  il  doit  être  inséparablement  uni  ;  et  il  l'applique  sans  cesse 
à  "la  recherche  des  choses  sensibles,  qui  peuvent  être  utiles  à  sa 
conservation.  L'esprit  est  devenu  comme  matériel  et  comme 
terrestre  après  le  péché.  Le  rapport  et  l'union  étroite  qu'il 
avait  avec  Dieu,  s'est  perdue,  je  veux  dire  que  Dieu  s'est  retiré 
de  lui,  autant  qu'il  le  pouvait  sans  le  perdre  et  sans  l'anéantir. 
Mille  désordres  sont  suivis  de  l'absence  ou  de  l'éloignement  de 
celui  qui  le  conservait  dans  l'ordre;  et  sans  faire  une  plus 
longue  déduction  de  nos  misères,  j'avoue  que  l'homme  est  cor- 
rompu en  toutes  les  parties  depuis  sa  chute. 

Mais  cette  chute  n'a  pas  détruit  l'ouvrage  de  Dieu.  On  recon- 
naît toujours  dans  l'homme  ce  que  Dieu  y  a  mis;  et  sa  volonté 
immuable,  qui  fait  la  nature  de  chaque  chose,  n'a  point  été 
changée  par  l'inconstance  et  la  légèreté  de  la  volonté  d'Adam. 
Tout  ce  que  Dieu  a  voulu,  il  le  veut  encore;  et  parce  que  sa 
volonté  est  efficace,  il  le  fait.  Le  péché  de  l'homme  a  bien  été 
l'occasion  de  cette  volonté  de  Dieu  qui  fait  l'ordre  de  la  grâce. 
Mais  la  grâce  n'est  point  contraire  à  la  nature  :  l'une  ne  détruit 
point  l'autre,  parce  que  Dieu  ne  combat  pas  contre  lui-même  ; 
il  ne  se  repent  jamais,  et  sa  sagesse  n'ayant  point  de  bornes, 
ses  ouvrages  n'auront  point  de  fin. 

La  volonté  de  Dieu  qui  fait  l'ordre  de  la  grâce,  est  donc  ajoutée 
à  la  volonté  qui  fait  l'ordre  de  la  nature  pour  la  réparer,  et  non 
pas  pour  la  changer.  Il  n'y  a  dans  Dieu  que  ces  deux  volontés 
générales  ;  et  tout  ce  qu'il  y  a  dans  la  terre  de  réglé  dépend 
de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  volontés.  Ou  reconnaîtra  dans  la 
suite  que  les  passions  sont  très  réglées,  si  on  ne  les  considère 
que  par  rapport  à  la  conservation  du  corps,  quoiqu'elles  nous 
trempent  dans  certaines  rencontres  rares  et  particulières 
auxquelles  la  cause  universelle  n'a  pas  voulu  remédier.  II  faut 
donc  conclure  que  les  passions  sont  de  l'ordre  de  la  nature, 
puisqu'elles  ne  peuvent  être  de  l'ordre  de  la  grâce. 

11  est  vrai  que  si  l'on  considère  que  le  péché  du  premier 
homme  a  changé  l'union  de  l'âme  et  du  corps  en  dépendance, 
et  qu'il  nous  a  privé  du  secours  d'un  Dieu  toujours  présent,  et 
toujours  prêt  à  nous  défondre,  on  peut  dire  que  c'est  le  péché 
qui  est  la  cause  de  rattachement  que  nous  avons  aux  choses 


474  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

sensibles,  parce  que  le  péché  nous  a  détachés  de  Dieu,   par 
lequel  seul  nous  pouvons  nous  délivrer  de  leur  servitude. 

Mais  saj*s  nous  arrêter  davantage  à  la  recherche  de  la  pre- 
mière cause  des  passions,  examinons  leur  étendue,  leur  nature, 
leurs  causes,  leur  lin,  leur  usage,  leurs  défauts,  et  tout  ce 
qu'elles  renferment. 

CHAPITRE   II 

De  l'union  de  l'esprit  avec  les  objets  sensibles,  ou  de  la  force  et  de  l'étendue 
des  passions  en  général. 

Si  tous  ceux  qui  lisent  cet  ouvrage  voulaient  prendre  la 
peine  de  faire  quelque  rétlexion  sur  ce  qu'ils  sentent  dans  eux- 
mêmes,  il  ne  serait  pas  nécessaire  de  s'arrêter  ici  à  faire  voii* 
la  dépendance  oîi  nous  sommes  de  tous  les  objets  sensibles.  Je 
ne  puis  rien  dire  sur  cette  matière  que  tout  le  monde  ne  sache 
§,ussi  bien  que  moi,  pourvu  qu'on  y  veuille  penser.  C'est  pour- 
quoi j'aurais  grande  envie  de  n'en  rien  dire.  Mais  parce  que 
l'expérience  m'apprend  que  les  hommes  s'oublient  souvent  si 
fort  eux-mêmes,  qu'ils  ne  font  point  de  réflexion  sur  ce  qu'ils 
sentent,  et  qu'ils  ne  recherchent  point  les  raisons  de  ce  qui  se 
passe  daus  leur  esprit,  je  crois  que  je  dois  dire  ici  certaines 
choses  qui  peuvent  les  aider  à  y  rétléchir  ;  j'espère  même  que 
ceux  qui  savent  ces  choses  ne  seront  pas  fâchés  de  les  lire. 
Car  encore  qu'on  ne  prenne  point  de  plaisir  à  entendre  parler 
simplement  de  ce  que  l'on  sait,  on  prend  toujours  quelque  plaisir 
d'entendre  parler  de  ce  que  l'on  sait,  et  de  ce  que  l'on  sent  tout 
ensemble. 

La  secte  la  plus  honorable  des  philosophes,  et  celle  dont 
bien  des  gens  font  encore  gloire  d'embrasser  les  sentiments, 
nous  veut  faire  croire  qu'il  ne  tient  qu'à  nous  d'être  heureux  i. 
Les  stoïciens  nous  disent  sans  cesse,  que  nous  ne  devons  dé- 
pondre que  de  nous-mêmes,  qu'il  ne  faut  point  s'affliger  de  la 
perte  de  son  honneur,  de  ses  biens,  de  ses  amis,  de  ses  parents 

'  Tune  beatum  esse  te  judica,  cura  tibi  ex  le  praudium  onine  nascetur  :  cuni 
in  hi-i  quie  honiines  eripiunt,  optant,  custodiunt,  nihil  inveneris,  non  dico 
qnod  malis,  sed  quod  velis.  San  Ep.  124.  Citation  ajoutée  par  Malubranche  à 
la  dernière  édition. 


DES    PASSIONS.  ^5 

qu'il  faut  toujours  être  égal  et  sans  la  moindre  inquiétude , 
quoi  qu'il  puisse  arriver,  que  l'exil,  les  injures,  les  insultes, 
les  maladies,  et  la  mort  même,  ne  sont  point  des  maux,  et  qu'il 
ne  faut  point  les  craindre  ou  les  fuir.  Enfin  ils  nous  disent  une 
infinité  de  choses  semblables ,  que  nous  sommes  assez  portés  à 
croire,  tant  à  cause  que  notre  orgueil  nous  fait  aimer  l'indé- 
pendance, que  parce  que  la  raison  nous  apprend  en  effet  qae 
la  plupart  des  maux  qui  nous  aftligent  véritablement ,  ne  se- 
raient pas  capables  de  nous  aftliger  si  toutes  choses  ctaieat 
dans  l'ordre. 

Mais  Dieu  nous  a  donné  un  corps,  et  par  ce  corps  il  nous  a 
unis  à  toutes  les  choses  sensibles.  Le  péché  nous  a  assujettis  à 
ce  corps,  et  par  notre  corps  il  nous  a  rendus  dépendants  de 
toutes  les  choses  sensibles.  C'est  l'ordre  de  la  nature ,  c'est  la 
volonté  du  Créateur,  que  tous  les  êtres  qui!  a  faits,  tiennent  les 
uns  aux  autres.  Nous  sommes  unis  en  quelque  manière  à  tout 
l'univers,  et  c'est  le  péché  du  premier  homme  qui  nous  a  ren- 
dus dépendants  de  tous  les  êtres  auxquels  Dieu  nous  avait 
seulement  unis.  Ainsi  il  n'y  a  personne  présenteriient,  qui  ne 
soit  en  quelque  manière  uni  et  assujetti  tout  ensemble  à  son 
corps,  et  par  son  corps  à  ses  parents,  à  ses  amis,  à  sa  ville, 
à  son  prince,  à  sa  patrie,  à  son  habit,  à  sa  maison,  à  sa  terre, 
à  son  cheval,  à  son  chien,  à  toute  la  terre,  au  soleil,  aux 
étoiles,  à  tous  les  cieux. 

Il  est  donc  ridicule  de  dire  aux  hommes,  qu'il  dépend  d'eux 
d'être  heureux,  d'être  sages ,  d'être  libres  ;  et  c'est  se  moquer 
d'eux  que  de  les  avertir  sérieusement  de  ne  point  s'afïliger  de 
la  perte  de  leurs  amis  ou  de  leurs  biens.  Car  de  même  qu'il 
est  ridicule  d'avertir  les  hommes  de  ne  point  sentir  de  dou- 
leur, lorsqu'on  les  frappe,  ou  de  ne  point  sentir  le  plaisir  lors- 
qu'ils mangent  avec  appétit,  ainsi  les  stoïciens  n'ont  pas  rai- 
son, ou  peut-être  se  raillent-ils  de  nous,  lorsqu'ils  nous 
prêchent  de  n'être  point  affligés  de  la  mort  d'un  père,  de  la 
perte  de  nos  biens,  d'un  exiL,  d'une  prison,  et  de  choses  sem- 
blables, et  de  ne  point  nous  réjouir  dans  les  heureux  succès 
de  ses  affaires  :  car  nous  sommes  unis  à  notre  patrie,  à  nos 
biens,  à  nos  parents,  etc.,  par  une  imion  naturelle,  et  qui 
présentement  ne  dépend  point  de  notre  volonté. 

Je  veux  bien  que  la  raison  nous  apprenne  que  nous  devons 


ne  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

souffrir  i'exil  sans  tristesse  ;  mais  la  même  raison  nous  apprend 
que  nous  devons  aussi  souffrir  qu'on  nous  coupe  un  bras  sans 
douleur.  L'àme  est  au-dessus  du  corps  ;  et  selon  la  lumière  de 
la  raison,  son  bonheur  ou  son  malheur  ne  doivent  point  dé- 
pendre de  lui.  Mais  l'expérience  nous  prouve  assez  que  les 
choses  ne  sont  point  comme  notre  raison  nous  dit  qu'elles  doi- 
vent être,  et  il  est  ridicule  de  philosopher  contre  l'expérience. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  chrétiens  philosophent.  Ils  ne  nient 
pas  que  la  douleur  soit  un  mal,  qu'il  n'y  ait  de  la  peine  dans 
la  désunion  des  choses,  auxquelles  nous  sommes  unis  par  la 
nature,  et  qu'il  ne  soit  difficile  de  se  délivrer  de  l'esclavage  où 
le  péché  nous  a  réduits.  Ils  tombent  d'accord  que  c'est  un 
désordre,  que  l'àme  dépende  de  son  corps,  mais  ils  reconnais- 
sent qu'elle  en  dépend  ;  et  de  telle  manière,  qu'elle  ne  se  peut 
délivrer  de  sa  dépendance  que  par  la  grâce  de  Jésus-Christ  : 
«  Je  sens,  dit  saint  Paul,  une  loi  dans  mon  corps  qui  combat 
contre  la  loi  de  mon  esprit,  et  qui  me  rend  esclave  de  la  loi 
du  péché,  qui  est  dans  mes  membres.  Malheureux  que  je  suis  ! 
qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort,  ce  sera  Dieu  par  Jésus- 
Christ  notre  Seigneur,  »  Le  fils  de  Dieu,  ses  apôtres  et  tousses 
vériiables  disciples  recommandent  surtout  la  patience,  parce 
qu'il  savent  que  quand  on  veut  vivre  en  homme  de  bien  il  y  a 
beaucoup  à  souffrir.  Enfin  les  vrais  chrétiens  ou  les  véritables 
philosophes  ne  disent  rien  qui  ne  soit  conforme  au  bon  sens 
et  à  l'expérience  ;  mais  toute  la  nature  résiste  sans  cesse  à 
l'opinion  ou  à  l'orgueil  des  stoïques. 

Les  chrétiens  savent  que  pour  se  délivrer  en  quelque  ma- 
nière de  la  dépendance  où  ils  sont,  ils  doivent  travailler  à  se 
priver  de  toutes  les  choses  dont  ils  ne  peuvent  jouir  sans 
plaisir  ni  être  privés  sans  douleur,  que  c'est  là  le  seul  moyen 
de  conserver  la  paix  et  la  liberté  de  l'esprit  qu'ils  ont  reçues 
par  la  grâce  de  leur  libérateur.  Les  stoïciens  au  contraire, 
suivant  les  fausses  idées  de  leur  philosophie  chimérique,  s'ima- 
ginent être  sages  et  heureux,  et  qu'il  n'y  a  qu'à  penser  à  la 
vertu  et  à  l'indépendance  pour  devenir  vertueux  et  indépen- 
dants. Le  bon  sens  et  l'expérience  nous  assurent  que  le  meil- 
leur moyen  pour  n'être  point  blessés  par  la  douleur  d'une 
piqûre,  c'est  qu'il  ne  faut  point  se  piquer.  Mais  les  stoïciens 
disent  :  piquez,  et  je  vais  par  la  force  de  mon  esprit  et  par  le 


DES   PASSIONS.  i-- 

secours  de  ma  philosophie,  me  séparer  de  mon  corps  de  telle 
sorte,  que  je  ne  m'inquiéterai  point  de  ce  qui  s'y  passe.  J'ai 
des  preuves  démonstratives  que  mon  bonheur  n'en  dépend 
point,  que  la  douleur  n'est  point  un  mal,  et  vous  verrez  par 
Tdir  de  mon  visage  et  par  la  contenance  ferme  de  tout  le  reste 
dé  mon  corps,  que  ma  philosophie  me  rend  invulnérable. 

Leur  orgueil  leur  soutient  le  courage  ;  mais  il  n" empêche 
pas  qu'ils  ne  souffrent  effectivement  la  douleur  avec  inquiétude, 
et  (Tu'ils  ne  soient  misérables.  Ainsi  l'union  qu'ils  ont  avec  leur 
corps  n'est  point  détruite,  ni  leur  douleur  dissipée;  mais  c'est 
que  l'union  qu'ils  ont  avec  les  autres  hommes,  fortitîce  par  le 
désir  de  leur  estime,  résiste  en  quelque  sorte  à  cette  autre 
union  qu'ils  ont  avec  leur  propre  corps.  La  vue  sensible  de 
ceux  qui  les  regardent,  et  auxquels  ils  sont  unis,  arrête  le  cours 
des  esprits  qui  accompagne  la  douleur,  et  efface  sur  leur 
visage  l'air  qu'elle  y  imprimait  ;  car,  si  personne  ne  les  regar- 
dait, cet  air  de  fermeté  et  de  liberté  d'esprit  s'évanouirait 
incontinent.  Ainsi  les  stoïciens  ne  résistent  en  quelque  façon  à 
l'union  qu'ils  ont  avec  leur  corps,  qu'en  se  rendant  davantage 
esclaves  des  autres  hommes,  auxquels  ils  sont  unis,  par  la 
passion  de  la  gloire.  C'est  donc  ime  vérité  constante  que  tous 
les  hommes,  par  la  nature  sont  unis  à  toutes  les  choses  sen- 
sibles, et  que  par  le  péché  ils  en  sont  dépendants.  On  le  re- 
connaic  assez  par  expérience,  quoique  la  raison  semble  s'y 
opposer,  et  presque  toutes  les  actions  des  hommes  en  sont  des 
preuves  sensibles  et  démonstratives. 

Cette  union  qui  est  généralement  dans  tous  les  hommes,  n'est 
pas  d'une  égale  étendue  ni  d'une  égale  force  dans  tous  les 
hommes.  Car  comme  elle  suit  la  connaissance  de  l'esprit,  on 
peut  dire  que  l'on  n'est  pas  actuellement  «ni  aux  objets  que 
l'on  ne  connaît  pas.  Un  paysan  dans  sa  chaumière  ne  prend 
point  de  part  à  la  gloire  de  son  prince  et  de  sa  patrie,  mais 
seulement  à  la  gloire  de  son  village,  et  de  ceux  d'alentour, 
parce  que  sa  connaissance  ne  s'étend  que  jusque-là. 

1^^  L'union  de  l'àme  aux  objets  sensibles  que  l'on  a  vus,  et 
quo  l'on  a  goûtés,  est  plus  forte  que  l'union  à  ceux  que  l'on  a 
se'dement  imaginés,  et  dont  on  a  seulement  ouï  parler.  C'est 
par  le  sentiment  que  nous  nous  unissons  plus  étroitement  aux 
choses  sensibles  ;  car  le  sentiment  prodiùt  presque  toujours  de 

27. 


478  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ.. 

bien  pliis  grandes  traces  dans  le  cerveau,  et  excite  un  mouve- 
ment d'esprits  bien  plus  violent  que  la  seule  imag-ination. 

2"  Cette  union  n'est  pas  si  forte  dans  ceux  qui  la  combattent 
sans  cesse  pour  s'attacher  aux  biens  de  l'esprit,  que  dans  les 
autres  qui  suivent  les  mouvements  de  leurs  passions  et  qui  s'y 
laissent  assujettir  ;  car  la  cupidité  l'augmente  et  la  fortifie. 

Enfin  les  différents  emplois,  les  différentes  conditions,  aussi, 
bien  que  les  différentes  dispositions  d'esprits,  mettent  une 
différence  considérable  dans  l'union  sensible  qu'ont  les  hommes 
aux  biens  de  la  terre.  Les  grands  tiennent  à  bien  plus  de 
choses  que  les  autres,  leur  esclavage  a  plus  d'étendue.  Un  gé- 
néral d'armée  tient  à  tous  ses  soldats,  parce  que  tous  ses  sol- 
dats le  considèrent.  C'est  souvent  cet  esclavage  qui  fait  sa 
générosité  ;  et  le  désir  d'être  estimé  de  tous  ceux  à  qui  il  est 
en  vue,  l'oblige  souvent  à  sacrifier  d'autres  désirs  plus  sen- 
sibles ou  plus  raisonnables.  Il  en  est  de  même  des  supérieurs  et 
de  ceux  qui  sont  en  quelque  considération  dans  le  monde.  C'est 
souvent  la  vanité  qui  anime  leur  vertu,  parce  que  l'amour  de 
la  gloire  est  d'ordinaire  plus  fort  que  l'amour  de  la  vérité  et 
de  la  justice.  Je  parle  ici  de  l'amour  de  la  gloire,  non  comme 
d'une  simple  inclination,  mais  comme  d'une  passion,  parce 
qu'en  effet  cet  amour  peut  être  sensible,  et  qu'il  est  souvent 
accompagné  d'émotions  d'esprit  assez  vives  et  assez  violentes. 

Les  différents  âges  et  les  différents  sexes  sont  encore  des 
causes  principales  de  ïa  différence  des  passions  des  hommes. 
Les  enfants  n'aiment  pas  les  mêmes  choses  que  les  hommes 
faits  et  que  les  vieillards  ;  ils  ne  les  aiment  pas  avec  tant  de 
force  et  de  constance.  Les  femmes  ne  tiennent  souvent  (]u'à 
leur  famille  et  à  leur  voisinage,  mais  les  hommes  tiennent  à 
toute  leur  patrie  :  c'est  à  eux  à  la  défendre,  ils  aiment  les 
grandes  charges,  les  honneurs,  le  commandement. 

II  y  a  une  si  grande  variété  dans  les  emplois  et  dans  les  en- 
gagements où  les  hommes  se  trouvent,  qu'il  est  impossible  de 
l'expliquer.  La  disposition  de  l'esprit  d'un  homme  marié  n'est 
pas  la  même  que  celle  d'un  homme  qui  ne  l'est  pas.  La  pensée 
de  sa  famille  l'occupe  souvent  presque  tout  entier.  Les  reli- 
gieux n'ont  pas  l'esprit  ni  le  cœur  tourné  comme  les  autres 
hommes  du  monde,  ni  même  comme  les  ecclésiastiques;  ils 
sont  unis  à  moins  de  choses,  mais  ils  y  sont  naturellement 


DES    PASSIONS.  479 

plus  fortement  attachés.  Oa  peut  ainsi  parler  en  général  des 
différents  états  où  les  hommes  se  trouvent;  mais  on  ne  peut 
expliquer  en  détail  les  petits  engagements  qui  sont  presque 
tous  différents  en  chaque  personne  en  particulier;  car  il  arrive 
assez  souvent  que  les  hommes  ont  des  engagements  particu- 
liers entièrement  opposés  à  ceux  qu'ils  devraient  avoir  par 
rapport  à  leur  condition.  Mais  quoique  l'on  puisse  exprimer  en 
général  les  différents  caractères  d'esprit,  et  les  différentes  in- 
clinations des  hommes  et  des  femmes,  des  vieillards  et  des 
jeunes  gens,  des  riches  et  des  pauvres,  des  savants  et  des 
ignorants,  enfin  des  différents  sexes,  des  différents  âges  et  des 
différents  emplois,  cependant  ces  choses  sont  trop  connues  de 
tous  ceux  qui  vivent  paraii  le  monde,  et  qui  pensent  à  ce  qu'ils 
y  voient,  pour  en  grossir  ce  livre.  Il  ne  faut  qu'ouvrir  les  veux 
pour  s'instruire  agréablement  et  solidement  de  ces  choses. 
Pour  ceux  qui  aiment  mieux  les  lire  en  grec,  que  de  les 
apprendre  par  quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe  devant 
leurs  yeux,  ils  peuvent  lire  le  second  livre  de  la  rhétorique 
d'Aristote.  C'est  je  crois  le  meilleur  ouvrage  de  ce  philosophe  : 
parce  qu'il  y  dit  peu  de  choses  dans  lesquelles  on  se  puisse 
tromper,  et  qu'il  se  hasarde  rarement  de  prouver  ce  qu'il  y 
avance  1. 

il  est  donc  évident  que  cette  union  sensible  de  l'esprit  des 
hommes  à  tout  ce  qui  a  quelque  rapport  à  la  conservation  de 
leur  vie,  ou  de  la  société  dont  ils  se  considèrent  comme  parties, 
est  différente  en  différentes  personnes  ,  puisqu'elle  est  plus 
étendue  dans  ceux  qui  ont  plus  de  connaissance,  qui  sont  de 
plus  grande  condition,  qui  ont  de  plus  grands  emplois,  et  qui 
ont  l'imagination  plus  spacieuse  ;  et  qu'elle  est  plus  étroite  et 
plus  forto  dans  ceux  qui  sont  plus  sensibles,  qui  ont  l'imagina- 
tion plus  vive,  et  qui  suivent  plus  aveuglément  les  mouvements 
de  leurs  passions. 

Il  est  extrêmement  utile  de  faire  souvent  réflexion  sur  les 
manières  presqu'intinies  dont  les  hommes  sont  liés 'aux  objets 
sensibles  ;  et  un  dos  meilleurs  moyens  pour  se  rendre  assez 
savant  dans  ces  choses,  c'est  de  s'étudier  et  de  s'observer  soi- 
même.  C'est  par  l'expérience  de  ce  que  nous  sentons  dans  nous- 

1  Voilù  le  seul  élojre  d'.Vristnte,  si  c'< n  osi  lui,  qui  cVhappe  à  Malcbianche 
mais  on  voit  combien  il  est  mêlé  de  dc<lain  ei  dironie. 


480  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

mêmes,  que  nous  nous  instruisons  avec  une  entière  assuranoe 
de  toutes  les  inclinations  des  autres  hommes,  et  que  nous  con- 
naissons avec  quelque  certitude  une  grande  partie  des  passions 
auxquelles  ils  sont  sujets.  Que  si  nous  ajoutons  à  ces  expé- 
riences la  connaissance  des  engagements  particuliers  où  ils  se 
trouvent,  et  celle  des  jugements  propres  à  chacune  des  pas- 
sions, desquels  nous  parlerons  dans  la  suite,  nous  n'aurons 
peut-être  pas  tant  de  difficulté  à  deviner  la  plupart  de  leurs 
actions,  que  les  astronomes  en  ont  à  prédire  les  éclipses.  Car 
encore  que  les  hommes  soient  libres,  il  est  très  rare  qu'ils  fas- 
sent usage  de  leur  liberté,  contre  leurs  inclinations  naturelles 
et  leurs  passions  violentes. 

Avant  que  de  finir  ce  chapitre,  il  faut  encore  que  je  fasse 
remarquer,  que  c'est  une  des  lois  de  l'union  de  l'âme  avec  le 
corps,  que  toutes  les  inclinations  de  l'âme,  même  celles  qu'elle 
a  pour  les  biens  qui  n'ont  point  de  rapport  au  corps,  soient 
accompagnées  des  émotions  des  esprits  animaux  qui  rendent 
ces  iuchnations  sensibles,  parce  que  l'homme  n'étant  point  un 
esprit  pur,  il  est  impossible  qu'il  ait  quelque  mclination  toute 
pure  sans  mélange  de  quelque  passion  petite  ou  grande.  Ainsi 
l'amour  de  la  vérité,  de  la  justice,  de  la  vertu,  de  Dieu  même, 
est  toujours  accompagné  de  quelques  mouvements  d'esprits  qui 
rendent  cet  amour  sensible,  quoiqu'on  ne  s'en  aperçoive  pas, 
à  cause  que  l'on  a  presque  toujours  d'autres  sentiments  plus 
vifs  ;  de  même  que  la  connaissance  des  choses  spirituelles  est 
toujours  accompagnée  de  quelques  traces  du  cerveau  qui  ren- 
dent cette  connaissance  plus  vive,  mais  d'ordinaire  plus  con- 
fuse. Il  est  vrai  que  bien  souvent  on  ne  reconnaît  pas  que  l'on 
imagine  quelque  peu,  dans  le  même  temps  que  l'on  conçoit  une 
vérité  abstraite.  La  raison  en  est,  que  ces  vérités  n'ont  point 
d'images  cj  de  traces  instituées  de  la  nature  pour  les  représen- 
ter, et  que  outes  les  traces  qui  les  réveillent,  n'ont  point  d'au- 
tre rapport  avec  elles,  que  celui  que  la  volonté  des  hommes  ou 
le  hasard  y  a  mis.  Car  les  arithméticiens,  et  les  analystes 
même  qui  ne  considèrent  que  des  choses  abstraites,  se  servent 
très  fort  de  leur  imagination  pour  arrêter  la  vue  de  leur  esprit 
sur  leurs  idées.  Les  chiffres,  les  lettres  de  l'alphabet  et  les 
autres  figures  qui  se  voient  ou  qui  s'imaginent,  sont  toujours 
jointes  aux  idées  qu'ils  ont  des  choses,  quoique  les  traces  qui 


DES    PASSIONS.  481 

se  forment  de  ces  caractères  n'y  aient  point  de  rapport,  et 
qu'ainsi  elles  ne  les  rendent  point  fausses  ni  confuses,  ce  qui 
fait  que  par  un  usage  réglé  de  chiffres  et  de  lettres,  ils  décou- 
vrent des  vérités  très  difficiles,  et  que  sans  cela  il  serait  impos- 
sible de  découvrir. 

Les  idées  des  choses,  qui  ne  peuvent  être  aperçues  que  par 
l'esprit  pur,  pouvant  donc  être  liées  avec  les  traces  du  cerveau, 
et  la  vue  des  objets  que  l'on  aime,  que  l'on  hait,  que  l'on  craint 
par  une  inclination  naturelle,  pouvant  être  accompagnée  du  mou- 
vement des  esprits,  il  est  visible  que  la  pensée  de  l'éternité, 
la  crainte  de  l'enfer,  l'espérance  d'une  félicité  éternelle, 
quoique  ce  soient  des  objets  qui  ne  frappent  point  les  sens, 
peuvent  exciter  en  nous  des  passions  violentes. 

Ainsi  nous  pouvons  dire  que  nous  sommes  unis  d'une 
manière  sensible,  non  seulement  à  toutes  les  choses  qui  ont 
rapport  à  la  conservation  de  la  vie,  mais  encore  aux  choses 
spirituelles,  auxquelles  l'esprit  est  uni  immédiatement  par  lui- 
même.  Il  arrive  même  très  souvent  que  la  Foi,  la  Charité,  et 
l'amour-propre  rendent  cette  union  aux  choses  spiriluelles,  plus 
forte  que  celle  par  laquelle  nous  tenons  à  toutes  les  choses 
sensibles.  L'àme  des  véritables  martyrs  était  plus  unie  à  Dieu 
qu'à  leurs  corps,  et  ceux  qui  meurent  pour  soutenir  une  fausse 
religion  qu'ils  croient  vraie,  font  assez  connaître  que  la  crainte 
de  l'enfer  a  plus  de  force  sur  eux  que  la  crainte  de  la  mort.  Il 
y  a  souvent  tant  de  chaleur  et  d'entêtement  de  part  et  d'autre 
dans  les  guerres  dereligionet  dans  la  défense  des  superslilions, 
qu'on  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  de  la  passion;  et  même  une 
passion  bien  plus  fei"me  et  bien  plus  constante  que  toutes  les 
autres,  parce  qu'elle  est  soutenue  par  les  apparences  de  la  rai- 
son, aussi  bien  dans  ceux  qui  sonttrompés,  que  dans  les  autres. 

Nous  sommes  donc  unis  par  nos  passions  à  tout  ce  qui  nous 
parait  être  le  bien  ou  le  mal  de  l'esprit,  comme  à  tout  ce  qui 
nous  parait  être  le  bien  ou  le  mal  du  corps.  Il  n'y  a  rien  que 
nous  puissions  connaître  avoir  quelque  rapport  avec  nous,  qui 
ne  soit  capable  de  nous  agiter  et  de  toutes  les  choses  que  nous 
connaissons,  il  n'y  en  a  aucune  qui  n'ait  quoique  rapport  avec 
nous.  Nous  prenons  toujours  quelque  intérêt  dans  les  iêrités 
même  les  plus  abstraites,  lorsque  nous  les  connaissons,  parce 
qu'au  moins  il  y  a  ce  rapport  entre  elles  et  notre  esprit  que 


482  DE    LA   RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

nous  les  connaissons.  Elles  sont  nôtres  pour  ainsi  dire  par  notre 
counaiisance.  Nous  sentons  qu'on  nous  blesse  lorsqu'on  les 
combat,  et  si  l'on  nous  blesse,  il  est  certain  que  l'on  nous 
agite,  et  que  l'on  nous  inquiète.  Ainsi  les  passions  ont  une 
domination  si  vaste  et  si  étendue,  qu'il  est  impossible  de  con- 
cevoir aucune  chose,  à  l'égard  de  laquelle  on  puisse  assurer, 
que  tous  les  hommes  soient  exempts  de  leur  empire.  Mais  voyons 
présentement  quelle  est  leur  nature,  et  tâchons  de  découvrir 
toutes  les  choses  qu'elles  renferment. 

CHAPITRE  III 

Explication  particulière  de  tous  les  changements  qui  arrlTcnt  ans  corps  et  h 
l'âme  dans  les  passions. 

On  peut  distinguer  sept  choses  dans  chacune  de  nos  passions, 
excepté  dans  l'admiration,  laquelle  aussi  n'est  qu'une  passion 
imparfaite. 

La  première  chose  est  le  jugement  que  l'esprit  porte  d'un 
objet,  ou  plutôt  c'est  la  vue  confuse  ou  distincte  du  rapport 
qu'un  objet  a  avec  nous. 

La  seconde  est  une  actuelle  détermination  du  mouvement  de 
la  volonté  vers  cet  objet,  supposé  qu'il  soit  ou  qu'il  paraisse  un 
bien.  Avant  cette  vue  le  mouvement  naturel  de  l'âiTie,  ou  était 
indéterminé,  c'est-à-dire  qu'il  se  portait  vers  le  bien  en  géné- 
ral, ou  il  était  déterminé  ailleurs  par  la  connaissance  de  quel- 
que autre  objet  particulier.  .\Iais  dans  le  moment  que  l'esprit 
aperçoit  le  rapport  que  cet  objet  nouveau  a  avec  lui,  ce  mou- 
vement général  de  la  volonté  est  aussitôt  déterminé  conformé- 
ment à  ce  que  l'esprit  aperçoit.  L'àme  s'approche  de  cet  objet 
par  son  amour,  afm  de  le  goûter,  et  de  reconnaître  son"  bie 
par  le  sentiment  de  douceur,  que  l'Auteur  de  la  nature  lui 
donne  comme  une  récompense  naturelle  de  ce  qu'elle  se  porte 
au  bien,  iîllle  jugeait  que  cet  objet  était  un  bien  par  une  raison 
abstraite  et  qui  ne  la  touchait  pas;  mais  elle  eu  demeure  con- 
vaincue par  l'efficace  du  sentiment  ;  et  plus  ce  sentiment  esl 
vif,  plus  elle  s'attache  au  bien  qui  semble  le  produire. 

Mais  si  cet  objet  particulier  est  considéré  comme  mauvais,  ou 
comme  capable  de  nous  priver  de  quelque  bien,  il  n'arrive  point 


DES  PASSIONS.  483 

de  nouvelle  détermination  au  mouvement  de  la  volonté;  mais 
seulement  une  augmentation  de  mouvement  vers  le  bien  opposé 
à  cet  objet  qui  parait  mauvais,  laquelle  augmentation  est  d'au- 
tant plus  grande,  que  le  mal  parait  plus  à  craindre.  Car  en 
eftet  on  ne  hait  que  parce  que  l'on  aime,  et  le  mal  qui  est  hors 
de  nous,  n'est  jugé  mal,  que  par  rapport  au  bien  dont  il  nous 
prive.  Ainsi  le  mal  étant  considéré  comme  la  privation  du  bien  : 
fuir  le  mal,  c'est  fuir  la  privation  du  bien,  c'est-à-dire  tendre 
vers  le  bien.  Il  n'arrive  donc  point  de  nouvelle  déterminatign 
dans  le  mouvement  naturel  de  la  volonté  à  la  rencontre  dun 
objet  qui  nous  déplaît ,  mais  seulement  un  sentiment .  de  dou- 
leur, de  dégoût,  ou  d'amertume,  que  l'Auteur  de  la  nature  im- 
prime en  l'âme  comme  une  peine  naturelle  de  ce  qu'elle  est 
privée  du  bien.  La  raison  toute  seule  ne  suffisait  pas  pour  l'y 
porter,  il  fallait  encore  ^  ce  sentiment  affligeant  et  pénible  pour 
la  réveiller.  Ainsi  dans  toutes  les  passions  tous  les  mouvements 
de  Tàme  vers  le  bien  ne  sont  que  des  mouvements  d'amour. 
Mais  parce  qu'on  est  touché  de  divers  sentiments  selon  les  dif-» 
férentes  circonstances  qui  accompagnent  la  vue  du  bien  et  le 
mouvement  de  l'àme  vers  le  bien,  on  confond  les  sentiments 
avec  les  émotions  de  l'âme,  et  on  imagine  autant  de  différents 
mouvements  dans  les  passions  qu'il  y  a  de  différents  sentiments. 
Or  il  faut  ici  remarquer,  que  la  douleur  est  un  mal  réel  et 
véritable  et  qu'elle  n'est  pas  plus  la  privation  du  plaisir,  que  le 
plaisir  est  la  privation  de  la  douleur  ;  car  il  y  a  différence  entrje 
ne  point  sentir  de  plaisir  ou  être  privé  du  sentiment  de  plaisir, 
et  souffrir  actuellement  de  la  douleur.  Ainsi  tout  mal  n'est  pas 
tel  précisément  à  cause  qu'il  nous  prive  du  bien,  mais  seule- 
ment, comme  je  me  suis  expliqué,  le  mal  qui  est  hors  de  nous, 
etquin'estpoint  une  manière  d'être  qui  soit  en  nous.  Néanmoins, 
comme  par  les  biens  et  les  maux,  on  entend  d'ordinaire  les 
choses  bonnes  et  mauvaises,  et  non  pas  les  sentiments  de  plaisir 
et  de  douleur,  qui  sont  plutôt  les  marques  naturelles  par  les- 
quelles l'âme  distingue  le  bien  d'avec  le  mal.  il  semble  qu'on 
peut  dire  sans  équivoque,  que  le  mal  n'est  que  la  privation  du 

'  Avant  le  péché  ce  sentiment  n'était  point  une  peine;  mais  seulement  un 
avcriissement,  parce  que,  comme  j'ai  déjà  dit,  Adam  poavait,  lorsqn'il  le  vou- 
lait. :^nè:er  le  mouvement  des  esprits  anima:i\  qui  causaient  la  douleur.  Aiusi 
s'il  so.taii  de  la  douleur,  c  est  quil  le  vo'ilait  bien  ;  ou  \ihnôl  il  n'en  seiiliit 
point,  parce  qu'il  n'en  voulait  point  sentir.  (Note  de  Malebranche.) 


484  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

bien  et  que  le  mouvement  naturel  de  Tàme,  qui  l'éloignc  du 
mal,  est  le  même  que  celui  qui  la  porte  au  bien.  Car  enfin  tout 
mouvement  naturel  étant  une  impression  de  l'Auteur  de  la  na- 
ture, qui  n'agit  que  pour  lui,  et  qui  ne  peut  nous  tourner  que 
vers  lui,  le  véritable  mouvement  de  l'àme  est  toujours  essen- 
tiellement amour  du  bien,  et  n'est  que  par  accident  fuite  du 
mal. 

Il  est  vrai  que  la  douleur  se  peut  considérer  comme  un  mal 
et  en  ce  sens  le  mouvement  des  passions  qu'elle  excite  n'est 
point  réel,  car  on  ne  veut  point  la  douleur;  et  si  l'on  veut  posi- 
tivement que  la  douleur  ne  soit  pas,  c'est  qu'on  veut  positive- 
ment la  conservation  ou  la  perfection  de  son  être. 

La  troisième  chose  qu'on  peut  remarquer  dans  chacune  de 
nos  passions  est  le  sentiment  qui  les  accompagne  :  sentiment 
d'amour,  d'aversion,  de  désir,  de  joie,  de  tristesse.  Ces  senti- 
ments sont  toujours  différents  dans  les  différentes  passi.ons. 

La  quatrième  est  une  nouvelle  détermination  du  cours  des 
esprits  et  du  sang  vers  les  parties  extérieures  du  corps  et  vers 
celles  du  dedans.  Avant  la  vue  de  l'objet  de  la  passion,  les  esprits 
animaux  étaient  répandus  dans  tout  le  corps,  pour  en  conserver 
généralement  toutes  les  parties,  mais  à  la  présence  du  nouvel 
objet  toute  cette  économie  se  trouble.  La  plupart  des  esprits 
sont  poussés  dans  les  muscles  des  bras,  des  jambes,  du  visage 
et  de  toutes  les  parties  extérieures  du  corps,  afin  de  le  mettre 
dans  la  disposition  propre  à  la  passion  qui  domine,  et  de  lui 
donner  la  contenance  et  le  mouvement  nécessaire  pour  l'acqui- 
sition du  bien,  ou  pour  la  suite  du  mal  qui  se  présente.  Que  si 
les  forces  de  l'homme  ne  lui  suffisent  pas  dans  le  besoin  qu'il 
en  a,  ces  mêmes  esprits  sont  distribués  de  telle  manière,  qu'ils 
lui  font  proférer  machinalement  certaines  paroles  et  certains 
cris,  et  qu'ils  répandent  sur  son  visage  et  sur  le  reste  de  son 
corps,  un  certain  air  capable  d'agiter  les  autres  de  la  même 
passion  dont  il  est  ému.  Car  comme  les  hommes  et  les  animaux 
tiennent  ensemble  par  les  yeux  et  par  les  oreilles,  lorsque  quel- 
qu'un est  agité,  il  ébranle  nécessairement  tous  ceux  qui  le 
regardent  et  qui  l'entendent,  et  il  faut  naturellement  sur  leur 
imagination  une  impression  qui  les  trouble,  et  qui  les  intéresse 
à  sa  conservation. 
Pour  le  reste  des  esprits  animaux,  il  descend  avec  violence 


DES    PASSIONS..  485 

dans  le  cœur,  les  poumons,  le  foie,  la  rate  etlos  autres  viscères, 
afin  de  tirer  contribution  de  toutes  ces  parties;  et  de  les  hâter 
de  fournir  en  peu  de  temps  les  esprits  n(5cessaires  pour  con- 
server le  corps  dans  l'action  extraordinaire  ,où  il  doit  être, 
ou  pour  l'acquisition  du  bien  ou  pour  la  fuite  du  mal. 

La  cinquième  est  l'émotion  sensible  de  l'âme  qui  se  sent 
agitée  par  ce  débordement  inopiné  d'esprits.  Cette  émotion 
sensible  de  l'âme  accompagne  toujours  ce  mouvement  d'esprits, 
afin  qu'elle  prenne  part  à  tout  ce  qui  touche  le  corps,  de  même 
que  le  mouvement  des  esprits  s'excite  dans  le  corps,  dès  que 
l'âme  est  portée  vers  quelque  objet.  L'âme  étant  unie  au  corps, 
et  le  corps  à  l'âme,  leurs  mouvements  sont  réciproques. 

La  sixième  sont  les  sentiments  différents,  d'amour,  d'aver- 
sion, de  joie,  de  désir,  de  tristesse,  causés,  non  par  la  vue  in- 
(eilectuelle  du  bien  ou  du  mal,  comme  ceux  dont  on  vient  de 
parler,  mais  par  les  différents  ébranlements  que  les  esprits  ani- 
maux causent  dans  le  cerveau.  Ces  derniers  sentiments  sont 
bien  plus  vifs. 

La  septième  est  un  certain  sentiment  de  joie  ou  plutôt  de 
douceur  intérieure,  qui  arrête  l'âme  dans  sa  passion,  et' qui; 
lui  témoigne  qu'elle  est  dans  l'état  où  il  est  à  propos  qu'elle  soit 
par  rapport  à  l'objet  qu'elle  considère.  Cette  douceur  intérieure 
accompagne  généralement  toutes  les  passions,  celles  qui  nais- 
sent de  la  vue -d'un  mal,  aussi  bien  que  celles  qui  naissent  de 
la  vue  d'un  bien,  la  tristesse  comme  la  joie.  C'est  cette  douceur 
qui  nous  rend  toutes  nos  passions  agréables,  et  qui  nous  porte 
à  y  consentir,  et  à  nous  y  abandonner.  Enfin  c'est  cette  douceur 
qu'il  faut  vaincre  par  la  douceur  de  la  grâce,  et  par  la  joie 
de  la  foi  et  de  la  raison.  Car,  comme  la  joie  de  l'esprit 
résulte  toujours  de  la  connaissance  certaine  ou  évidente,  que 
l'on  est  dans  le  meilleur  état  où  l'on  puisse  être  par  rapport  aux 
choses  qu'on  aperçoit;  ainsi  la  douceur  des  passions  est  une 
suite  naturelle  du  sentiment  confus  que  l'on- a,  qu'on  est  dans 
le  meilleur  état  où  l'on  puisse  être  par  rapport  aux  choses  que 
l'on  sent  i.  Or  il  faut  vaincre  par  la  joie  de  l'esprit  et  par  la 


'  Bien  des  moralistes  et  des  poètes  ont  reiuaiqué  cette  douceur  des 
larmes,  ce  charme  mélancolique  de  la  tristesse.  Inest.quiddam  dulce  trisiiti», 
a  dit  Sénéque,  epist.  33. 


486  DE.  LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

(louoeur  de  la  grâce, la  fausse  douceur  de  nos  passions  qui  nous 
rend  esclaves  des  biens  sensibles. 

Toutes  ces  choses  que  nous  venons  de  dire  se  rencontrent 
dans  toutes  les  passions  ,  si  ce  n'est  lorsqu'elles  s'excitent  par 
des  sentiments  confus,  et  que  l'esprit  n'aperçoit  point  ni  de  bien 
ni  de  mal  qui  les  puisse,  causer;  car  alors  il  est  évident  que  les 
trois  premières  choses  ne  s'y  rencontrent  point. 
.  On  voit  aussi  que  toutes  ces  choses  ne  sont  point  libres,  qu'elles 
sont  en  nous  sans  nous,  et  même  malgré  nous,  depuis  le  péché, 
et  qu'il  n'y  a  que  le  consentement  de  notre  volonté  qui  dépende 
véritablement  de  nous.  Mais  il  semble  à  propos  d'expliquer 
plus  au  long  toutes  ces  choses,  et  de  les  rendre  plus  sensibles 
par  quelques  exemples. 

Supposons  donc  qu'an  homme  reçoive  actuellement  quelque 
affront,  ou  qu'étant  naturellement  d'une  imagination  forte  et 
vive,  ou  échauffée  par  quelque  accident,  comme  par  une  mala- 
die, ou  par  une  re-traite,  de  chagrin  et  de  mélancolie,  il  se  figure 
dans  son  cabinet  que  tel,  qui  ne  pense  pas  même  à  lui,  est  en 
état  et  dans  la  volonté  de  lui  nuire.  La  vue  sensible  ou  l'imagi- 
nation du  rapport  des  actions  de  son  ennemi  avec  ses  propre- 
desseins,  sera  la  première  cause  de  sa  passion. 

Il  n'est  pas  même  absolument  nécessaire  que  cet  homme 
reçoive  ou  s'imagine  recevoir  quelque  affront,  ou  trouver  (pielque 
opposition  dans  ses  desseins,  afin  que  le  mouvement  de  sa 
volonté  reçoive  quelque  nouvelle  détermination,  il  suffit  pour 
cela  qu'il  le  pense  par  l'esprit  seul,  et  sans  que  le  corps  y  ait 
de  part.  Mais  comme  cette  nouvelle  détermination  ne  serait 
pas  une  détermination  de  passion,  mais  une  pure  inclination 
très  faible  et  très  languissante,  il  faut  plutôt  supposer  que  cet 
homme  souffre  actuellement  quelque  grande  opposition  dans 
ses  dessoins,  ou  qu'il  s'imagine  fo'-tement  qu'on  lui  en  doit  faire, 
que  d'en  supposer  un  autre,  dont  les  sens  et  l'imagination  n'aient 
point  ou  presque  point  de  part  à  sa  connaissance. 
.  La  seconde  chose  que  l'on  peut  considérer  dans  la  passion  de 
cet  homme,  est  une  augmentation  du  mouvement  de  sa  volonté 
vers  le  bien,  dont  son  ennemi  réel  ou  imaginaire  lui  veut  em- 
pêcher la  possession,  et  cette  augmentation  est  d'autant  plus 
grande,  que  l'opposition  qu'on  lui  veut  faire,  lui  parait  plus 
lorte.  Il  ne  hait  d'abord  son  ennemi,  que  parce  qu'il  aime  li 


DES   PASSIONS.  487 

bien,  et  sa  haine  est  d'autant  plus  grande,  que'  son  amour  est 
ijIus  fort,  parce  que  le  mouvement  de  sa  volonté  dans  sa  haine 
n'est  en  effet  ici  qu'un  mouvement  d'amour,  le  mouvement  de 
l'âme  vers  le  bien  n'étant  différent  de  celui  par  lequel  on  en 
fuit  la  privation,  comme  Ton  a  déjà  dit. 

La  troisième  chose  est  le  sentiment  convenable  à  la  passion, 
et  dans  celle-ci  c'est  un  sentiment  de  haine.  Le  mouvement  de 
la  haine  est  le  même  que  celui  de  l'amour,  mais  le  sentiment 
de  la  haine  est  tout  différent  de  celui  de  l'amour,  ce  que  cha- 
cun peut  savoir  par  sa  propre  expérience.  Les  mouvements  sont 
des  actions  de  la  volonté,  les  sentiments  sont  des  modifications 
•de  l'esprit.  Les  mouvements  de  la  volonté  sont  les  causes  natu- 
relles des  sentiments  de  l'esprit,  et  ces  sentiments  de  l'esprit 
entretiennent  à  leur  tour  les  mouvements  de  la  volonté  dans 
leur  détermination.  Le  sentiment  de  haine  est  en  cet  homme 
une  suite  naturelle  du  mouvement  de  sa  volonté,  qui  s'est  excité 
à  la  vue  du  mal;  et  ce  mouvement  est  ensuite  entretenu  par  le 
sentiment  dont  il  est  cause. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  cet  homme  lui  pourrait  arri- 
ver, quand  même  il  n'aurait  point  de  corps,  mais  parce  qu'il  est 
composé  de  deux  parties  naturellement  unies,  les  mouvements  de 
son  esprit  se  communiquent  à  son  corps,  et  ceux  de  son  corps  à 
son  esprit.  Ainsi  la  nouvelle  détermination  du  mouvement  de  sa 
volonté,  produit  naturellement  une  nouvelle  détermination  dans 
le  mouvement  des  esprits  animaux,  laquelle  est  toujours  diffé- 
rente dans  toutes  les  passions,  quoique  le  mouvement  de  l'àme 
soit  presque  toujours  le  même. 

Les  esprits  sont  donc  poussés  avec  force  dans  les  bras,  les 
jambes  et  le  visage,  pour  donner  au  corps  la  disposition  néces- 
saire à  la  passion;  et  pour  répandre  sur  le  visage  l'air  que  doit 
avoir  un  homme  que  l'on  offense,  par  rapport  à  toutes  les  cir- 
constances de  l'injure  qu'il  reçoit,  et  à  la  qualité  ou  à  la  force 
de  celui  qui  la  fait,  et  de  celui  qui  la  souffre.  Et  cet  épanche- 
ment  des  esprits  est  d'autant  plus  fort,  plus  abondant  et  plus 
prompt,  que  le  bien  est,  ou  plutôt  parait  plus  grand,  et  l'oppo- 
sition est  plus  forte,  ou  que  le  cerveau  en  est  plus  vivement 
frappé. 

Si  doncla  personne  de  laquelle  nous  parlons  ne  reçoit  que  par 
nnayination  quelque  injure,   ou  s'il  en  reçoit  une  réelle,  mai^ 


488  DE    LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

légère  et  qui  ne  fasse  point  d'ébranlement  considérable  dans 
son  cerveau,  l'épanchement  des  esprits  animaux  sera  faible  et 
l-anguissaiit,  et  il  ne  sera  peut-être  pas  assez  grand  pour  chan- 
ger la  disposition  du  corps  ordinaire  et  naturelle.  Mais  si  l'in- 
jure est  atroce  et  que  son  imagination  soit  échauffée,  il  se  fera  un 
giflnd  ébraulemeat  dans  son  cerveau,  et  les  esprits  se  répan- 
dront avec  tant  de  force,  qu'ils  formeront  en  un  moment  sur  son 
visage  et  son  corps,  l'air  et  la  contenance  de  la  passion  qui  le 
domine.  S'il  est  assez  fort  pour  vaincre,  son  air  sera  menaçant 
et  lier;  s'il  est  faible,  et  qu'il  ne  puisse  résister  au  mal  qui  va  l'ac- 
cabler, son  air  sera  humble  et  soumis.  Ses  gémissements  et  ses 
pleurs  excitant  naturellement  dans  les  assistants,  et  même  danst 
son  ennemi,  des  mouvements  de  compassion,  ils  en  tireront  le  se- 
coui's  qu'il  ne  pouvait  espérer  de  ses  propres  forces.  Il  est  vrai 
que  si  les  assistants,  et  l'ennemi  de  ce  misérable,  ont  déjà  les 
esprits  et  les  fibres  de  leur  cerveau  ébranlés  d'un  mouvement 
violent,  et  contraire  à  celui  qui  fait  naitre  la  compassion  dans 
l'âme,  les  gémissements  de  cet  homme  ne  feront  que  l'augmen- 
ter, et  son  maljieur  serait  inévitable,  s'il  demeurait  toujours 
dans  le  même  air,  et  dans  la  même  contenance.  Mais  la  nature 
y  a  bien  pourvu;  car  à  la  vue  de  la  perte  prochaine  d'un  grand 
bien,  il  se  forme  naturellement  sur  le  visage  des  caractères  de 
rage  et  de  désespoir  si  vifs  et  si  surprenants,  qu'ils  désarment 
les  plus  passionnés  et  les  rendent  comme  immobiles.  Celle  vue 
terrible  et  inopinée  des  traits  de  la  mort  peints  par  la  main  de 
la  nature  sur  le  visage  d'un  misérable,  arrête  dans  l'ennemi, 
même  qui  en  est  frappé,  le  mouvement  des  esprits  et  du  sang 
qui  le  portaient  à  la  vengeance;  et  dans  ce  moment  de  faveur 
et  d'audience,  la  nature  retraçant  l'air  humble  et  soumis  sur 
le  visage  de  ce  misérable,  qui  commence  à  espérer  à  cause  de 
l'immobilité  et  du  changement  d'air  de  son  ennemi,  les  esprits 
animaux  de  cet  ennemi  reçoivent  la  détermination  dont  ils  n'é- 
taient pas  capables  un  moment  auparavant;  de  sorte  qu'il 
entre  machinalement  dans  les  mouvements  de  compassion,  qui 
inclinent  naturellement  son  âme  à  se  rendre  aux  raisons  de  la 
charité  et  de  la  miséricorde. 

On  doit  ici  bien  remarquer  que  l'âme  n'a  point  de  part  dans 
tout  ce  jeu  de  la  machine,  et  que  c'est  uniquement  l'effet  naturel 
el  nécessaire  de  la   sage   et  admirable   construction  de  nos 


DES    PASSIOiNS.  489 

corps  '.  Car  Dieu  par  sa  sagesse  infinie  y  a  mis  tous  les 
ressorts,  ou  tous  les  principes  d'action  nécessaires  à  leur  con- 
servation. Ils  seraient  bientôt  dctraits  s'ils  dépendaient  de  notre 
vigilance  et  de  nos  soins,  quelque  connaissance  que  nous  eus- 
sions de  ce  qui  se  passe  en  eux.  Il  est  vrai  que  les  sentiments 
et  les  mouvements  de  l'âme  accompagnent  toujours  les  ébran- 
lements des  fibres  du  cerveau  et  le  cours  des  esprits  animaux, 
mais  ils  n'en  sont  pas  la  cause.  Car  outre  qu'on  ne  conçoit  pas 
qu'un  sentiment  de  l'àme  puisse  mouvoir  un  corps,  il  est  cer- 
tain que  Tàme  émue  de  quelque  passion,  ne  pense  seulement  pas 
qu'il  y  ait  dans  son  corps  des  esprits  animaux,  des  muscles  et 
des  nerfs,  ni  à  leur  usage.  Elle  ne  sait  point,  ni  quelle  conte- 
nance elle  doit  donner  à  son  corps,  ni  quel  air  elle  doit  former 
sur  son  visage  ;  elle  ne  s'aperçoit  pas  même  de  cet  air,  quoique 
actuellement  formé,  si  quelque  miroir  présent  ou  quelque  ami 
ne  l'en  avertit.  Enfin  il  est  certain  que  l'àme  ne  peut  souvent 
empêcher  le  jeu  de  sa  machine,  quelque  résistance  qu'elle  y 
fasse,  et  qu'elle  ne  peut  la  faire  jouer  d'une  autre  manière,  que 
lorsqu'elle  a  le  pouvoir  d'imaginer  fortement  quelque  autre  objet 
dont  les  traces  ouvertes  fassent  prendre  un  autre  cours  aux 
esprits  animaux.  C'est  là  le  seul  moyen  qu'elle  a  d'arrêter  les 
effets  de  ses  passions.  Il  est  donc  évident  que,  quoique  l'àme 
assiste  nécessairement  au  jeu  de  sa  machine,  et  qu'elle  en  soit 
émue  en  conséquence  des  lois  de  son  union  avec  le  corps,  elle 
n'a  nulle  part  à  ses  divers  mouvements,  ou  elle  n'en  est  nulle- 
ment la  cause  véritable. 

Il  suit  de  ce  que  je  viens  de  dire,  que  les  raisons  qu'on  ap- 
porte ordinairement  pour  prouver  que  les  bétes  ont  une  àme, 
ne  prouvent  rien,  ou  prouvent  le  contraire  de  ce  qu'on  prétend. 
Les  chiens,  dit-on,  crient  quand  on  les  blesse  ;  donc  ils  ont  une 
àme.  Selon  ce  queje  viensdedire,  on  en  doitconclurc  qu'ils  n'en 
ont  point;  car  le  cri  est  un  effet  nécessaire  de  la  construction 
de  la  machine.  Quand  un  homme  en  pleine  santé  ne  crie  point 


'  A  partir  de  cet  alinéa  jusqu'à  «  un  homme  passionné,  ne  pouvant  sans  une 
grande  abondance,  et?. «plusieurs  pages  ont  eie  ajoutées  par  .Malebranche  pour 
la  défense  de  rautomatisme  des  bètcs  qu'il  a  fort  à  cœur  de  justilier  contre 
les  nombreuses  objections  dont  il  était  l'objet.  Ou  va  voir  comment  il  entre- 
prend, non  sans  une  grande  hardiesse,  de  retourner  en  sa  faveur  le  principal 
argument  des  adversaires  de  l'automatisme. 


490  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

lorsqu'on  le  blesse,  c'est  une  marque  que  son  âme  résiste  au 
jeu  de  sa  machine.  S'il  n'avait  point  d'âme,  et  que  son  corps 
fût  bien  disposé,  certainement  il  crierait  toujours  quand  on  le 
blesserait.  Chacun  sent  bien  quand  on  le  saigne  que  son  bras 
se  retirerait  machinalement  dans  le  moment  qu'on  le  piquerait, 
si  l'âme  n'y  résistait.  Or  les  mouvements  du  diaphragme,  et  de 
quelques  autres  qui  sont  nécessaires  pour  crier,  dépendent  en 
partie  de  l'âme  aussi  bien  que  ceux  du  bras.  Ainsi  quand  on 
blesse  un  homme  et  qu'il  ne  crie  point  et  ne  se  retire  point, 
c'est  qu'il  a  une  âme  qui-  résiste  à  l'action  de  sa  machme.  Le 
contraire  qui  arrive  aux  bêtes  ne  preuve  donc  point  ce  qu'on 
en  prétend  prouver. 

Mais,  continue-t-on,  les  anmiaux  attrapent  leur  proie,  et 
font  quantité  d'actions,  avec  autant  et  plus  d'adresse  que  les 
hommes.  Je  l'avoue,  leur  machine  joue  même  bien  mieux  son 
jeu  que  la  nôtre.  Mais  -c'est  que  rien  ne  trouble  son  action. 
C'est  qu'elles  n'ont  point  d'âme,  ni  par  conséquent  point  de 
mouvements  contraires  a  ceux  que  la  présence  des  objets 
excite  en  eux,  en  conséquence  de  l'admirable  construction  du 
corps  que  leur  a  formé  celui  dont  la  sagesse  n  a  point  de 
bornes.  Étrange  effet  des  préjugés,  de  faire  prendre  pour 
preuve  d'un  sentiment  ce  qui  dans  le  fond  est  plus  propre  à  lo 
détruire  qu'à  l'établir. 

Je  m'écarterais  trop  de  mon  sujet,  si  je  suivais  plus  lom 
les  défenseurs  de  l'âme  des  bétes  ;  il  vaut  mieux  que  je 
tâche  ici  de  leur  faire  voir  la  cause  de  leur  préjuge.  Comme 
nous  ne  connaissons  point,  et  que  nous  ne  connailrous  ja- 
mais exactement  les  parties  dont  notre  cerveau  est  com- 
posé, et  encore  moins  leurs  usages,  ni  leurs  diverses  liai- 
sons, d'un  côté  aux  organes  qui  reçoivent  l'impression  des 
objets,  et  de  l'autre  à  toutes  les  parties  de  notre  corps;  et 
que  d'ailleurs  notre  âme  ne  peut  être  sans  se  sentir  actuelle- 
ment, elle  n'a  garde  d'attribuer  à  la  construction  de  sou  corps 
qui  lui  est  actuellement  inconnue,  et  â  laquelle  elle  ne  pense 
pas,  les. effets  qui  en  dépendent  véritablehient,  et  elle  est  portée 
à  juger  qu'il  n'y  a  qu'elle  qui  en  soit  la  cause,  parce  qu'il  n'y 
a  qu'elle  qui  lui  soit  actuellement  préseule,  et  qu'clh'  ne  peut 
être  sans  penser  à  elle-même.  Et  ce  qui  contirme  encore  ce 
jjréjugé,  c'est  qu'il  se  passe  en  nous  plusieurs  niouvemenls  qui 


DES    PASSIONS.  491 

dépendent  de  notre  volonté,  et  dont  par  conséquent  nous  pen- 
sons être  la  vraie  cause.  Car  nous  jugeons  de  là  que  c'est  notre 
âme  qui  conserve  la  vie  à  notre  corps,  ou  qui  fait  en  lui  gêné-- 
ralement  tous  les  mouvements  qui  tendent  à  la  conservation  de 
la  vie.  Ainsi  voyant  que  les  animaux  font  pour  se  conserver  et 
leur  espèce  ce  que  nous  faisons  nous-mêmes,  nous  leur  attri- 
buons une  âme  que  nous  croyons  sans  raison  être  en  nous  le 
principe  de  tous  nos  mouvements.  Et  parce  que  nous  humani- 
sons naturellement  toutes  les  causes,  et  que  d'ailleurs  on  ne 
sait  ce  que  c'est  qu'une  âme  qui  ne  pense,  ne  veut  et  ne 
sent  point,  nous  jugeons  que  notre  chien  nous  connaît,  nous 
aime,  et  sent,  quand  on  le  blesse,  une  douleur  semblable  à  la 
nôtre.  CommeDieua  faitle  chien  particulièrement  pour  l'homme, 
afin  que  l'homme  de  son  côte  se  liât  avec  son  chien,  il  y  a  mis 
une  disposition  à  faire  certaines  contorsions  et  mouvements  de 
de  tête,  du  dos  et  delà  queue,  qui  bien  qu'ils  n'aient  de  soi  nui 
rapport  aux  pensées  de  l'àme,  fait  naître  naturellement  dans 
l'homme  celle  que  son  chien  l'aime  et  le  flatte.  Voilà  ce  me 
semble  les  principales  causes  de  notre  préjugé  que  les  bêtes 
ont  une  àme,  préjugé  fort  dangereux  par  ses  conséquences, 
ainsi  que  je  l'ai  prouvé  ^  ailleurs. 

Rendons  gloire  à  Dieu,  et  reconnaissons  que  sa  sagesse 
n'ayant  point  de  bornes,  il  a  mis  dans  tous  les  animaux  tous 
les  principes  d'action  nécessaires  à  la  conservation  de  leur  vie, 
et  à  la  propagation  de  leur  espèce,  qu'il  a  mis  même  dans  les 
premiers  animaux  2  et  dans  les  premières  plantes  les  embryons 
intinimeut  petits,  dont  il  a  prévu,  qu'en  conséquence  des  lois  du 
mouvement,  ils  croîtraient  et  se  développeraient,  de  manière 
qu'ils  conserveraient  leurs  espèces  pendant  tous  les  siècles. 
Alors  nous  ne  bornerons  point  indisci'èlement  la  sagess#  du 
Créateur,  qu'on  confesse  bien  de  bouche  être  intime,  mais  que 
notre  esprit  rabaisse  intiniment,  par  ce  penchant  naturel  qu'on 
a  de  l'humaniser,  et  de  juger  que  ce  qu'on  ne  peut  comprendre 
lui  est  absolument  impossible.  Alors  nous  ne  tomberons  point 


'  Défense  contre  l'accusalion  de  M.  de  la  Ville,  in-ii,  1619  et  ci-dessus 
li".  2  cliap.  4.  (Note  de  Malobi'anche.) 

=  Voyez  le  dernier  eclaircisseineiit  de  cet  ouvrage  vers  la  fin.  (.Note  ie 
nlalc'.aanclie.)  Cet  éclaircissen.eiil  auquel  renvoie  Malebranche,  a  pour 
objet  rcfiicacitÉ  attribuée  aui  causes  sucuiidej. 


492  DE   LA   RECHERCHE    DE    LA    VÉR[TÉ. 

dans  cet  autre  défaut,  d'attribuer  aux  créatures  ce  qui  ne  peut 
lui  appartenir.  Car  en  effet  donner  des  âmes  aux  bêtes,  par 
cette  raison  que  leurs  actions  marquent  de  l'adresse  et  de  l'es- 
prit, c'est,  par  un  étrange  oubli  de  Dieu,  attribuer  à  l'ouvrage 
la  sagesse  de  l'ouvrier.  Quand  on  examine  en  détail  ce  qui  se 
passe  à  chaque  instant  dans  le  corps  de  l'homme  et  dans  celui 
des  animaux,  on  y  découvre  une  si  grande  variété  de  mouve- 
ments justes  et  réguliers,  qu'on  ne  croit  pas  qu"un  esprit  fin 
puisse  les  connaître  et  les  régler  en  un  moment,  et  si  Tâme  pré- 
tendue des'bêtes  faisait  et  réglait  le  jeu  de  leur  machine  à  la 
vue  des  objets,  assurément  ils  auraient  de  l'esprit  infiniment 
plus  que  nous  i.  Car  sans  compter  les  mouvements  infinis  qui 
se  font  en  nous,  sans  nous,  notre  âme  n'est  point  la  cause  vé- 
ritable de  ceux  qui  suivent  de  nos  volontés.  Nous  voulons 
parler  ou  chanter,  mais  nous  ne  savons  pas  seulement  quels 
muscles  il  faut  remuer  pour  parler  ou  pour  chanter. 

Tout  ce  que  Dieu  a  fait  marque  de  l'intelligence  sans  doute. 
On  sème  un  grain  de  blé  à  contre-sens;  la  racine  croissant  se 
recourbe  vers  la  terre,  et  la  tige  vers  l'air,  cela  marque  de  l'es- 
prit ;  la  tige  se  noue  d'abord  pour  se  fortifier  contre  les  efforts 
du  vent,  cela  marque  la  prescience  d'un  événement  futur;  ces 
nœuds  sont  plus  proches  les  uns  des  autres  vers  le  bas  que 
vers  le  haut,  parce  que,  selon  les  règles  de  la  mécanique,  les 
efforts  du  vent,  auxquels  i!  faut  résister,  y  sont  plus  grands  ; 
sa  tige  est  creuse,  c'est  pour  se  soutenir  ferme,  il  fallait  dimi- 
nuer beaucoup  de  son  poids,  sans  diminuer  ou  que  très  peu  de 
saforce.  Tout  cela  et  une  infinité  d'autres  mouvements  invisibles 
et  inconnus  peut-être  aux  pures  intelligences,  marquent  infini- 
ment d'esprit.  Mais  assurément  un  grain  de  blé,  ni  rien  de  ce  que 
l'imagination  féconde  en  chimères  y  peut  ajouter  pour  le  faire 
croître,  ne  prévoit  les  efforts  futurs  du  vent,  et  ne  sait  point 
naturellement  les  mécaniques.  Ce  grain  de  blé  et  sa  "manière  de 
croître  et  d'en  produire  plusieurs  semblables  à  lui,  marque  la 
sagesse  infinie  du  Créateur;  admirons-là,  adorons-là,  et  n'attri- 
buons pas  à  l'ouvrage,  ou  à  des  âmes  et  des  formes  chiméri- 
ques, la  moindre  partie  de  ce  qui  n'appartient  qu'à  l'ouvrier. 
Je  reviens  à  mon  sujet. 

'  :^lalebranclie  lepioiluit  ici  un  des  principaux  arguraenls  de  Descartes  eu  fa- 
veur de  raulomalismc,  qui  se  trouve  dans  la  5°  partie  du  discours  de  la  iictiiode. 


1 


DES    PASSIONS.  493 

Un  homme  passionné  ne  pouvant  sans  une  grande  abondance 
d'esprits,  produire  ni  conserver  dans  son  cerveau  une  image 
assez  vive  de  son  malheur,  et  un  ébranlement  assez  fort, 
pour  donner  au  corps  une  contenance  forcée  et  extraordinaire, 
'es  nerfs  qui  répondent  au  dedans  du  corps  de  cette  personne, 
reçoivent  à  la  vue  de  quelque  mal  les  secousses  et  les  agitations 
nécessaires  pour  faire  couler  dans  tous  les  vaisseaux,  qui  ont 
communication  au  cœur,  les  humeurs  propres  pourproduireles 
esprits  que  la  passion  demande.  Car  les  esprits  animaux  se  ré- 
pandant dans  les  nerfs  qui  vont  au  foie,  à  la  rate,  au  pancréas, 
et  généralement  à  tous  les  viscères,  ils  les  agitent  et  les  se- 
couent, et  ils  expriment  par  leur  agitation  les  humeurs  que  ces 
parties  conservent  pour  les  besoins  de  la  machine. 

Mais  si  ces  humeurs  coulaient  toujours  de  la  même  manière 
dans  le  cœur,  si  elles  y  recevaient  une  pareille  fennentation  en 
divers  temps,  et  si  les  esprits  qui  en  sont  formés  montaient 
également  dans  le  cerveau,  on  ne  verrait  pas  des  changements 
si  prompts  dans  les  mouvements  des  passions.  La  vue  d'un  ma- 
gistrat, par  exemple,  n'arrêterait  pas  en  un  instant  l'emporte- 
ment d'un  furieux  qui  court  à  la  vengeance,  et  so.»  visage  tout 
ardent  de  sang  et  d'esprits  ne  deviendrait  pas  tout  d'un  coup 
blême  et  mourant  par  l'appréhension  de  quelque  supplice. 

Ainsi,  pour  empêcher  que  ces  humeurs  mêlées  avec  le  sang 
entrent  toujours  de  la  même  manière  dans  le  cœur,  il'  y  a  des 
nerfs  qui  environnent  les  artères,  lesquels  en  se  serrant  et  et 
se  relâchant  par  l'impression  que  la  vue  de  l'objet  et  la  force 
de  l'imagination  produisent  dans  les  esprits,  ferment  et  ouvrei. 
le  chemin  à  ces  humeurs.  Et  afin  d'empêcher  que  les  mêmes 
humeurs  ne  reçoivent  une  pareille  agitation,  et  une  pareille 
fermentation  dans  le  cœur  en  divers  temps,  il  y  a  d'autres 
nerfs  qui  en  causent  les  battements,  et  ces  nerfs  n'étant  pas 
également  agités  dans  les  différents  mouvements  des  esprits, 
ne  poussent  pas  le  sang  avec  la  même  force  dans  les  artères. 
D'autres  nerfs  répandus  dans  le  poumon  di>lribuent  l'air  au 
cœur  en  serrant  et  en  relâchant  les  branches  du  canal  qui 
sert  à  la  respiration,  et  ils  règlent  de  cette  sorte  la  fermenta- 
tion du  sang  par  rapport  aux  circonstances  do  la  passion  qui 
domine. 

Enfin  pour  régler  avec  plus  de  justesse  et  de  promptiiudc  lo 
T.  I.  28 


49i  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

cours  des  esprits,  il  y  a  des  nerfs  qui  environnent  les  artères, 
tant  celles  qui  montent  au  cerveau,  que  celles  qui  conduisent  le 
sang  à  toutes  les  autres  pai'ties  du  corps.  De  sorte  que  l'ébran 
lement  du  cerveau,  qui  accompagne  la  vue  inopinée  de  quelque 
circonstance,  à  cause  de  laquelle  il  est  à  propos  de  changer 
tous  les  mouvements  de  la  passion,  détermine  subitement  le 
cours  des  esprits  vers  les  nerfs  qui  environnent  ces  artères, 
pour  fermer  par  leur  contraction  le  passage  au  sang  qui  monte 
vers  le  cerveau,  et  l'ouvrir  par  leur  relâchement  à  celui  qui  se 
répand  dans  toutes  les  auti'es  parties  du  corps. 

Ces  artères  qui  portent  le  sang  vers  le  cerveau  étant  libres, 
et  toutes  celles  qui  se  répandent  dans  tout  le  reste  du  corps, 
étant  fortement  liées  par  ces  nerfs,  la  tète  doit  être  toute  rem- 
plie de  sang,  et  le  visage  en  doit  être  tout  couvert.  3Iais  quelque 
circonstance  venant  à  changer  l'ébranlement  du  cerveau  qui 
■causait  celte  disposition  dans  ces  nerfs,  les  artères  liées  se  dé- 
lient, et  les  autres  au  contraire  se  serrent  fortement.  Ainsi  la 
.tète  se  trouve  vide  de  sang,  la  pâleur  se  peint  sur  le  visage, 
et  le  peu  de  sang  qui  sort  du  cœur  et  que  les  nerfs  dont  nous 
avons  parlé  y  laissent  entrer  pour  entretenir  la  vie,  descend 
presque  tout  dans  les  parties  basses  du  corps;  le  cerveau 
manque  d'esprits  animaux,  et  tout  le  reste  du  corps  est  saisi  de 
faiblesse  et  de  tremblement. 

Pour  expliquer  et  prouver  en  détail  les  choses  que  nous  ve- 
nons de  dire,  il  serait  nécessaire  d'avoir  et  de  donner  une  con- 
naissance générale  de  la  physique,  et  une  particulière  et  fort 
exacte  du  corps  humain.  Mais  ces  deux  sciences  sont  et  seront 
toujours  trop  imparfaites  pour  conserver  toute  l'exactitude  que 
je  souhaiterais,  outre  que  si  je  poussais  plus  avant  cette  ma- 
tière, cela  me  conduirait  bientôt  hors  de  mon  sujet  ;  car  il  me 
suffit  de  donner  ici  une  idée  grossière  et  générale  des  passions 
pourvu  que  cette  idée  ne  soit  point  fausse. 

Ces  ébranlements  du  cerveau,  et  ces  mouvements  du  sang 
et  des  esprits  sont  la  quatrième  chose  qui  se  trouve  dans  c!ia- 
cunc  de  nos  passions,  et  ils  produisent  la  cinquième  qui  est 
l'émotion  sensible  de  i'âmc. 

Dans  l'instant  que  les  esprits  animaux  sont  poussés  du  cer- 
veau dans  le  reste  du  corps,  pour  y  produire  les  mouvements 
propres  à  entretenir  la  passion,  l'âme  est  poussée  vers  le  bien 


.  DES   PASSIOiNS.  495 

qu'elle  aperçoit,  et  cela  d'autant  plus  fortement  que  les  esprits 
sortent  du  cerveau  avec  plus  de  force,  parce  que  c'est  le  même 
ébranlement  du  cerveau  qui  agite  Tàme  et  les  esprits  animaux. 

Le  mouvement  de  l'àme  vers  le  bien  est  d'autant  plus  grand, 
que  la  vue  du  bien  est  plus  sensible  ;  et  le  mouvement  des  es- 
prits, qui  sortent  du  cerveau  pour  se  répandre  dans  le  reste  du 
corps,  est  d'autant  plus  violent,  que  l'ébranlement  des  fibres  du 
cerveau,  causé  par  l'impression  de  l'objet  ou  de  l'imagination, 
est  plus  fort.  Ainsi  ce  même  ébranlement  du  cerveau  rendant 
la  vue  du  bien  plus  sensible,  il  est  nécessaire  que  l'émotion  de 
l'àme  dans  les  passions  augmente  avec  la  même  proportion 
que  le  mouvement  des  esprits. 

Ces  émotions  de  l'àme  ne  sont  pas  différentes  de  celles  qui 
suivent  immédiatement  delà  vue  intellectuelle  du  bien  desquelles 
nous  avons  parlé  ;  elles  sont  seulement  plus  tortes  et  plus 
vives,  à  cause  de  l'union  de  l'àme  et  du  corps,  et  que  cette 
vue  qui  les  produit  est  sensible. 

La  sixième  chose  qui  se  rencontre  est  le  sentiment  de  la  pas- 
sion, sentiment  d'amour,  d'aversion,  de  désir,-  de  joie,  de  tris- 
tesse. Ce  sentiment  n'est  point  différent  de  celui  dont  on  a  déjà 
parlé  ;  il  est  seulement  plus  vit,  parce  que  le  corps  y  a  beau- 
coup de  part.  Mais  il  est  toujours  suivi  d'un  certain  sentiment 
de  douceur,  qui  nous  reud  toutes  nos  passions  agréables,  et 
c'est  la  dernière  chose  qui  se  trouve  dans  chacune  de  nos  pas- 
sions, comme  nous  avons  déjà  dit. 

La  cause  de  ce  dernier  sentiment  est  telle.  A  la  vue  de  l'ob- 
jet de  la  passion,  ou  de  quelque  circonstance  nouvelle,  une 
partie  des  esprits  animaux  sont  poussés  de  la  tète  vers  les  par- 
ties extérieures  du  corps,  pour  les  mettre  dans  la  contenance 
que  demande  la  passion  ;  et  quelques  autres  esprits  descendent 
avec  force  dans  le  cœur,  les  poumons,  et  les  viscères  pour  en 
tirer  les  secours  nécessaires,  ce  que  nous  avons  déjà  assez 
expliqué.  Or  il  n'arrive  jamais  que  le  corps  soit  dans  l'état  où 
il  doit  être,  que  l'àme  n'en  reçoive  beaucoup  de  satisfaction;  et 
il  n'arrive  jamais  que  le  corps  soit  dans  un  état  contraire  à 
son  bien  et  à  sa  conservation,  que  l'àme  ne  souffre  beaucoup 
de  peine.  Ainsi  lorsque  nous  suivons  les  mouvements  de  nos 
passions,  et  que  nous  n'arrêtons  point  le  cours  des  esprits,  que 
la  vue  de  l'objet  de  la  passion  cause  dans  notre  corps,  pour 


496  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

le  mettre  en  l'état  où  il  doit  être  par  rapport  à  cet  objet,  l'âme 
reçoit  par  les  lois  de  la  nature  ce  sentiment  de  douceur  et  de 
satisfaction  intérieure,  à  cause  que  le  corps  est  dans  l'état  où  il 
doit  être.  Au  contraire,  lorsque  l'âme  suivant  les  règles  de  la 
raison,  arrête  ce  cours  des  esprits  et  résiste  à  ces  passions, 
elle  souffre  de  la  peine  à  proportion  du  mal  qui  en  pourrait 
arriver  au  corps. 

Car,  de  même  que  la  réflexion  que  l'âme  fait  sur  elle,  est 
nécessairement  accompagnée  de  la  joie  ou  de  la  tristesse  de 
l'esprit,  et  ensuite  de  la  joie  ou  de  la  tristesse  des  sens,  lorsque 
faisant  son  devoir  et  se  soumettant  aux  ordres  de  Dieu ,  elle 
reconnaît  qu'elle  est  dans  l'état  où  elle  doit  être ,  ou  que  s'a- 
bandonnant  à  ses  passions  elle  est  touchée  de  remords ,  qui  lui 
apprennent  quelle  est  dans  une  mauvaise  disposition;  ainsi  le 
cours  des  esprits  excité  pour  le  bien  du  corps,  est  accompagné 
de  joie  ou  de  tristesse  sensible,  et  ensuite  de  joie  ou  de  tris- 
tesse spirituelle,  selon  que  ce  cours  d'esprits  animaux  est  em- 
pêché, ou  favorisé  par  la  volonté. 

Mais  il  y  a  cette  différence  remarquable  entre  la  joie  intel- 
lectuelle qui  accompagne  la  connaissance  claire  du  bon  état  de 
l'âme,  et  le  plaisir  sensible  qui  accompagne  le  sentiment  confus 
de  la  bonne  disposition  du  corps,  que  la  joie  intellectuelle  est 
solide,  sans  remords,  et  aussi  immuable  que  la  vérité  qui  la 
cause;  et  que  la  joie  sensible  est  presque  toujours  accompagnée 
de  la  tristesse  de  l'esprit,  ou  du  remords  de  la  conscience, 
qu'elle  est  inquiète,  et  aussi  inconstante  que  la  passion  ou  l'agi- 
tation du  sang  qui  la  produit.  Enfin  la  première  est  presque 
toujours  accompagnée  d'une  très  grande  joie  des  sens,  lors- 
qu'elle est  une  suite  de  la  connaissance  d'un  grand  bien  que 
l'âme  possède  ;  et  l'autre  n'est  presque  jamais  accompagnée  de 
quelque  joie  de  l'esprit,  quoiqu'elle  soit  une  suite  d'un  grand 
bien,  qui  arrive  seulement  au  corps,  mais  qui  est  contraire  au 
bien  de  l'âme. 

Il  est  pourtant  vrai  que  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ,  la 
douceur  que  l'âme  goûte  en  s'abandonnanl  à  ses  passions  est 
plus  agréable,  que  celle  qu'elle  ressent  en  suivant  les  règles  de 
la  raison.  Et  c'est  cette  douceur  qui  est  l'origine  de  tous  les  dé- 
sordres qui  ont  suivi  le  péché  originel  ;  et  elle  nous  rendrait 
tous  esclaves  de  nos  passions,  si  le  fils  de  Dieu  ne  nous  déli- 


DES    PASSIONS.  497 

vrait  de  leur  servitude  par  la  délectation  de  sa  grâce.  Car  enfin 
les  choses  que  je  viens  de  dire  pour  la  joie  de  l'esprit  contre 
la  joie  des  sens,  ne  sont  vraies  que  parmi  les  chrétiens  ;  et  elle 
étaient  absolument  fausses  dans  la  bouche  de  Sénèque,  d'Épi- 
cure  même,  et  enfin  de  tous  les  philosophes  qui  paraissaient 
les  plus  raisonnables,  parce  que  le  joug  de  Jésus-Christ  n'est 
doux  qu'à  ceux  qui  appartiennent  à  Jésus-Christ,  et  sa  charge 
ne  nous  semble  légère,  que  lorsque  sa  grâce  la  porte  avec 
nous. 

CHAPITRE  IV 

Que  les  plaisirs  et  les  mouvemenls  des  passions  nous  engagent  dans  l'errenr 
à  l'cîard  du  bien,  et  qu'il  faut  y  résister  sans  cesse.  Manière  de  combattre 
le  libertinage. 

Toutes  les  choses  que  nous  venons  d'expliquer  des  passions 
en  général  ne  sont  point  libres  :  elles  sont  en  nous  sans  nous, 
et  il  n'y  a  que  le  seul  consentement  de  notre  volonté  qui  dé- 
pende absolument  de  nous.  La  vue  du  bien  est  naturellement 
suivie  du  mouvement  d'amour,  du  sentiment  d'amour,  de  l'é- 
branlement du  cerveau  et  du  mouvement  des  esprits ,  d'une 
nouvelle  émotion  de  l'âme  qui  augmente  le  premier  mouve- 
ment d'amour ,  d'im  nouveau  sentiment  de  l'âme  qui  augmente 
le  premier  sentiment  d'amour,  et  enfin  du  sentiment  de  douceur 
qui  récompense  l'âme  de  ce  que  le  corps  est  dans  l'état  qu'il  doit 
être.  Toutes  ces  choses  se  passent  dans  l'âme  et  dans  le  corps 
naturellement  et  machinalement,  je  veux  dire  sans  qu'elle  y  ait 
de  part,  et  il  n'y  a  que  notre  seul  consentement  qui  soit  vérita- 
blement de  nous.  C'est  aussi  ce  consentement  qu'il  faut  régler, 
qu'il  faut  conserver  libre  malgré  tous  les  efforts  des  passions. 
C'est  à  Dieu  seul  à  qui  il  faut  soumettre  sa  liberté  ;  il  ne  faut 
se  rendre  qu'à  la  voix  de  l'Auteur  de  la  nature,  à  l'évidence 
intérieure,  aux  reproches  secrets  de  sa  raison.  Il  ne  faut  con- 
sentir, que  lorsqu'on  voit  clairement,  que  l'on  ferait  mauvais 
usage  de  sa  liberté,  si  l'on  ne  voulait  pas  consentir  ;  c'est  là 
îa  principale  règle  qu'il  faut  observer  pour  éviter  l'erreur  et  le 
péché. 

Il  n'y  a  que  Dieu  seul  qui  nous  fasse  voir  avec  évidence,  que 
nous  devons  nous  rendre  à  ce  qu'il  souhaite  de  nous  ;  il  ne  faut 

28. 


498  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

donc  être  esclave  que  de  lui  seul.  Il  n'y  a  point  d'évidence  dans 
les  altraits  et  les  caresses,  dans  les  menaces  et  les  frayeurs 
que  les  passions  causent  en  nous  ;  ce  ne  sont  que  des  senti- 
ments confus  et  obscurs  auxquels  il  ne  se  faut  point  rendre.  Il 
faut  attendre  qu'une  lumière  plus  pure  nous  éclaire,  que  ces 
faux  jours  des  passions  se  dissipent,  et  que  Dieu  parle.  Il  faut 
rentrer  en  nous-mêmes,  et  chercher  en  nous  celui  qui  ne  nous 
quitte  jamais  et  qui  nous  éclaire  toujours.  Il  parle  bas,  mais  sa 
voix  est  distincte  ;  il  éclaire  peu,  mais  sa  lumière  est  pure.  Non, 
sa  voix  est  aussi  forte  qu'elle  est  distincte  ;  sa  lumière  est  aussi 
vive  et  aussi  éclatante  qu'elle  est  pure  ;  mais  nos  passions 
nous  tiennent  toujours  hors  de  chez  nous,  et  par  leur  bruit  et 
leurs  ténèbres  elles  nous  empêchent  d'être  instruits  de  sa  voix, 
et  éclairés  de  sa  lumière.  Il  parle  même  à  ceux  qui  ne  l'inter- 
rogent pas  ;  et  ceux  que  les  passions  ont  emportés  le  plus  loin, 
entendent  néanmoins  quelques-unes  de  ses  paroles,  mais  des 
paroles  fortes,  menaçantes  et  terribles  i  ;  plus  perçantes  qu'une 
épée  à  deux  tranchants,  qui  pénètre  jusque  dans  les  replis  de 
l'àme,  et  qui  discerne  les  pensées  et  les  mouvements  du  cœur; 
car  tout  est  à  découvert  devant  ses  yeux,  et  il  ne  voit  point  les 
dérèglements  des  pécheurs,  sans  leur  en  faire  mtérieurement 
de  sanglants  reproches.  11  faut  donc  rentrer  dans  nous-mêmes, 
et  nous  rapprocher  de  lui.  11  faut  l'interroger,  l'écouter,  et  lui 
obéir  ;  car  si  nous  l'écoutons  toujours,  nous  ne  serons  jamais 
trompés  ;  or  si  nous  lui  obéissons  toujours,  nous  ne  serons  ja- 
mais assujettis  à  l'inconstance  dés  passions  et  aux  misères  dues 
au  péché. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer,  comme  certains  esprits  forts,  que 
l'empire  des  passions  a  réduits  à  la  condition  des  nêtes  et  qui 
ayant  longtemps  méprisé  la  loi  de  Dieu,  semblent  enfin  n'eu 
connaître  plus  d'autre  que  celle  de  leurs  passions  infâmes,  il 
ne  faut  pas,  dis-je,  s'imaginer  comme  ces  hommes  de  chair  et 
de  sang,  que  ce  soit  suivre  Dieu  et  obéir  à  la  voix  de  l'Auteur 
de  la  nature,  que  de  suivre  les  mouvements  de  ses  passions  et 
obéir  aux  désirs  secrets  de  son  cœur.  C'est  là  le  dernier  aveu- 
glement *  .  C'est,  selon  saint  Paul,  la  peine  temporelle  del'im 


'   Saint  Paul  aux  Hcb.  ch.  i. 
.  *  Aux  Rom.  cil.  1 


DES    PASSIONS.  499 

piété  et  de  ridolàtrie  ;  c'est-à-dire ,  la  punition  des  plus  grands 
crimes.  En  effet  cette  peine  est  d'autant  plus  grande,  qu'au  lieu 
d'apaiser  la  colère  de  Dieu,  comme  toutes  les  autres  punitions 
de  ce  monde,  elle  l'irrite  et  l'augmente  sans  cesse,  jusqu'au  jour 
terrible  auquel  cette  juste  colère  éclatera  sur  les  pécheurs.    ■ 

Cependant  leurs  raisonnements  ne  manquent  pas  de  vrai- 
semblance ;  ils  semblent  fort  conformes  au  sens  commun  ;  ils 
sont  favorisés  des  passions,  et  toute  la  philosophie  de  Zenon 
ne  saurait  sans  doute  les  détruire.  Il  faut  aimer  le  bien,  disent- 
ils  :  le  plaisir  est  le  caractère  que  la  nature  a  attaché  au  bien; 
et  c'est  par  ce  caractère  qui  ne  peut  être  trompeur,  puisqu'il 
vient  de  Dieu,  que  nous  le  discernons  du  mal.  Il  faut  fuir  le 
mal,  disent-Us  encore  :  la  douleur  est  le  caractère  que  la  na- 
ture a  attaché  an  mal  ;  et  c'est  par  ce  caractère  qui  ne  peut 
être  trompeur,  puisqu'il  vient  de  Dieu,  que  nous  le  discernons 
du  bien.  On  goûte  du  plaisir  quand  on  s'abandonne  à  sa  pas- 
sion; on  sent  de  la  peine  et  de  la  douleur  quand  on  résiste. 
Donc  l'Auteur  de  la  nature  veut  que  nous  nous  abandonnions 
à  nos  passions,  et  que  nous  n'y  résistions  jamais,  puisque  le 
plaisir  et  la  douleur  qu'il  nous  fait  sentir  dans  ses  rencontres, 
sont  des  preuves  certaines  de  ses  volontés  sur  nous.  C'est  donc 
suivre  Dieu  que  suivre  les  désirs  de  son  cœur  ;  et  c'est  obéir  à 
sa  voix  que  de  se  rendre  à  cet  instinct  de  la  nature,  qui  nous 
porte  à  satisfaire  nos  sens  et  nos  passions.  C'est  de  cette  sorte 
qu'ils  raisonnent,  et  qu'ils  se  confirment  dans  leurs  opinions 
infâmes.  C'est  ainsi  qu'ils  tâchent  de  se  mettre  à  couvert  des 
reproches  secrets  de  leur  raison;  et  Dieu  permet  pour  puni- 
tion de  leurs  crimes,  qu'ils  s'éblouissent  de  ces  fausses  lumières. 
Trompeuses  lumières  qui  les  aveuglent  au  lieu  de  les  éclairer; 
mais  qui  les  aveuglent  d'un  aveuglement  qu'ils  ne  sentent  point, 
et  dont  ils  ne  souhaitent  pas  même  d'être  guéris.  Dieu  les  livre 
à  un  sens  réprouvé  ;  il  les  abandonne  aux  désirs  de  leur  cœur, 
à  des  passions  honteuses,  à  des  actions  indignes  de  l'homme, 
comme  parle  l'Écriture,  atin  qu'après  s'être  engraissés  dans 
leurs  débauches,  ils  soient  dans  toute  l'éternité  les  victimes  du 
sacrifice  de  sa  colère. 

Mais  il  faut  délier  le  nœud  de  la  difficulté  qu'ils  proposent. 
La  secte  de  Zenon  n'ayant  pu  le  délier  l'a  coupé  d'abord,  en 
niant  que  le  plaisir  fût  un  bien  et  que  la  douleur  fût  un  mal. 


^0  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VERITE. 

Mais  cette  défaite  est  bien  cavalière  pour  des  philosophes,  et 
je  ne  crois  pas  qu'elle  fasse  changer  de  sentiment  ceux  qui  re- 
connaissent par  expérience  qu'une  grande  douleur  est  une 
grande  misère.  Ainsi  Zénoii  et  toute  la  philosophie  païenne  ne 
peut  résoudre  la  difficulté  proposée  par  les  épicuriens,  et  il 
faut  avoir  recours  à  une  autre  philosophie  plus  solide  et  plus 
éclairée. 

Il  est  vrai  que  le  plaisir  est  bon  et  que  la  douleur  est  mau- 
vaise ;  que  c'est  le  plaisir  et  la  douleur  que  l'Auteur  de  la  na- 
ture a  attachés  à  l'usage  de  certaines  choses,  qui  nous  fait  juger 
si  elles  sont  bonnes  ou  si  elles  sont  mauvaises,  que  nous  de- 
vons user  des  bonnes  et,  fuir  les  mauvaises,  suivre  presque  tou- 
jours les  mouvements  des  passions.  Tout  cela  est  vrai,  mais  cela 
ne  regarde  que  le  corps.  Il  faut  presque  toujours  se  laisser 
conduire  à  ses  passions  et  à  ses  désirs  pour  conserver  son  corps, 
et  pour  continuer  longtemps  une  vie  semblable  à  celle  des 
bêtes.  Les  sens  et  les  passions  ne  nous  sont  donnés  que  pour 
le  bien  du  corps.  Le  plaisir  sensible  est  le  caractère  que  la 
nature  a  attaché  à  l'usage  de  certaines  choses,  afin  que  sans 
avoir  la  peine  de  les  examiner  par  la  raison,  nous  nous  en  ser- 
vissions pour  la  conservation  du  corps,  mais  non  pas  afin  que 
nous  les  aimassions.  Car  nous  ne  devons  aimer  que  ce  que 
nous  reconnaissons  très  certainement  par  la  raison  être  notre 
bien,  la  cause  véritable  de  notre  félicité. 

Nous  sommes  raisonnables,  et  Dieu  qui  est  notre  bien,  ne 
veut  pas  de  nous  un  amour  aveugle,  un  amour  d'instinct,  un 
amour  pour  ainsi  dire  forcé,  mais  un  amour  de  choix,  un 
amour  éclairé,  un  amour  qui  lui  assujel tisse  notre  esprit  et 
notre  cœur.  Il  nous  porte  à  l'aimer,  en  faisant  connaître  par 
la  lumière  qui  accompagne  la  délectation  de  sa  grâce,  qu'il  est 
notre  bien  :  mais  il  nous  porte  au  bien  du  corps  seulement  par 
instinct,  et  par  un  sentiment  confus  de  plaisir,  parce  que  le 
bien  du  corps  ne  mérite  pas  l'application  de  notre  esprit,  ni 
l'usage  de  notre  raison. 

De  plus,  notre  corps  n'est  pas  nous,  c'est  une  chose  qui  nous 
appartient,  mais  sans  laquelle  absolument  parlant  nous  ne 
pouvons  subsister.  Le  bien  de  notre  corps  n'est  donc  pas  notre 
bien.  Les  corps  ne  peuvent  être  le  bien  que  des  corps.  Nous 
pouvons  en  user  pour  noti'e  corps,  mais  nous  ne  devons  pas 


DES    PASSIONS.  501 

nous  y  attacher.  Notre  âme  a  aussi  son  bien,  savoir  ce  bien 
seul  qui  est  au-dessus  d'elle,  qui  seul  la  conserve  et  qui  seul 
produit  en  elle  des  sentiments  de  plaisir  ou  de  douleur.  Car 
entin  tous  les  objets  de  nos  sens  sont  par  eux-mêmes  incapa- 
bles de  se  faire  sentir,  et  il  n'y  a  que  Dieu  qui  nous  apprenne 
qu'ils  sont  présents,  par  les  sentiments  qu'il  nous  en  donne.  Et 
c'est  ce  que  les  philosophes  païens  ne  comprenaient  pas. 

Nous  pouvons,  et  nous  devons  aimer  ce  qui  est  capable  de 
nous  faire  sentir  du  plaisir  :  je  l'avoue.  Mais  c'est  par  cette 
raison -là  que  nous  ne  devons  aimer  que  Dieu,  parce  qu'il  n'y 
a  que  Dieu  qui  puisse  agir  dans  notre  àrae,  et  que  les  objets  ' 
sensibles  ne  peuvent  au  plus  que  remuer  les  organes  de  nos 
sens.  Mais  qu'importe ,  direz-vous,  de  queHe  part  viennent  ces 
sentiments  agréables?  Je  veux  les  goûter.  Ingrat  que  vous  êtes, 
reconnaissez  la  main  qui  vous  comble  de  biens.  Vous  exigez 
d'un  Dieu  juste  des  récompenses  injustes;  vous  voulez  qu'il 
vous  récompense  pour  des  crimes  que  vous  commettez  contrs 
lui,  et  dans  le  temps  même  que  vous  les  commettez.  Vous  vous 
servez  de  sa  volonté  immuable,  qui  est  l'ordre  et  la  loi  de  la 
nature,  pour  arracher  de  lui  des  faveurs  que  vous  ne  méritez 
pas  ;  car  vous  produisez  avec  une  adresse  criminelle  dans  votre 
corps,  des  mouvements  qui  l'obligent  en  conséquence  des  lois 
de  l'union  de  l'âme  et  du  corps  qu'il  a  établies,  à  vous  faire 
goûter  toutes  sortes  de  plaisirs.  Mais  la  mort  corrompra  ce 
corps  ;  et  Dieu  que  vous  avez  fait  servir  à  vos  injustes  désirs, 
vous  fera  servir  à  sa  juste  colère,  il  se  moquera  de  vous  à  son 
tour. 

Il  est  vi-ai  que  c'est  une  chose  bien  fâcheuse,  que  la  posses- 
sion du  bien  du  corps  soit  accompagnée  du  plaisir,  et  que  la 
possession  du  bien  de  l'âme  soit  souvent  jointe  à  la  peine  et  à 
la  douleur.  On  peut  croire  que  c'est  un  grand  dérèglement,  par 
cette  raison  que  le  plaisir  étant  le  caractère  du  bien,  comme  la 
douleur  celui  du  mal,  nous  devrions  sentir  infiniment  plus  de 
douceur  dans  l'amour  de  Dieu  que  dans  l'usage  des  choses 
sensibles,  puisque  Dieu  est  le  vrai,  ou  plutôt  l'unique  bien  de 
l'esprit.  Cela  arrivera  certainement  un  jour,  et  il  y  a  quelque 
apparence  que  cela  était  ainsi  avant  le  péché  :  au  moins  est-il 
constant  qu'avant  le  péché,  on  ne  sentait  point  de  douleur  dans 
l'exercice  de  son  devoir. 


502  DE    LA    RECHERCHE   DE    LA    VÉRITÉ. 

Mais  Dieu  s'est  retiré  de  nous  depuis  la  chute  du  premier 
iiomme.  Il  n'est  plus  notre  bien  par  nature,  il  ne  l'est  plus  que 
par  sa  grâce;  car  nous  ne  sentons  plus  naturellement  de  dou- 
ceur dans  son  amour,  et  bien  loin  de  nous  porter  à  l'aimer,  il 
nous  éloigne  de  lui.  Si  nous  le  suivons,  il  nous  repousse  ;  si 
nous  courons  après  lui,  il  nous  frappe  :  si  nous  nous  opinià- 
trons  à  le  poursuivre,  il  continue  de  nous  maltraiter,  il  nou> 
fait  souffrir  des  douleurs  très  vives  et  très  sensibles.  Mais  lors- 
qu'étant  lassés  de  marcher  dans  les  voies  dures  et  pénibles  de 
la  vertu,  sans  être  soutenus  par  le  goût  du  bien,  ni  fortifiés  par 
quelque  nourriture,  nous  nous  repaissons  des  biens  sensibles, 
il  nous  y  attache  par  le  goût  du  plaisir  ;  et  il  semble  qu'il  nous 
veuille  récompenser  de  ce  que  nous  lui  tournons  le  dos  pour 
courir  après  ces  faux  biens.  Enfin,  depuis  le  péché,  il  semble 
que  Dieu  ne  veuille  plus  que  nous  l'aimions,  ni  que  nous  pen- 
tions  à  lui,  ou  que  nous  le  regardions  comme  notre  seul  et 
unique  bien.  Ce  n'est  que  par  la  douceur  de  la  grâce  de  notre 
médiateur  Jésus-Christ,  que  nous  sentons  que  Dieu  est  notre 
bien  ;  car  le  plaisir  étant  la  marque  sensible  du  bien,  nous  sen- 
tons que  Dieu  est  notre  bien,  puisque,  par  la  grâce  de  Jésus- 
Christ,  nons  aimons  Dieu  avec  plaisir. 

Ainsi  l'âme  ne  reconnaissant  point  son  bien,  ni  par  une  vue 
claire,  ni  par  sentiment,  sans  lagrâce  de  Jésus-Christ,  elle  prend 
le  bien  du  corps  pour  le  sien  propre,  elle  l'aime  et  s'y  attache 
encore  plus  étroitement  par  sa  volonté,  qu'elle  n'y  était  attachée 
par  la  première  institution  de  la  nature.  Car  le  bien  du  corps 
étant  demeuré  le  seul  qui  se  fasse  maintenant  sentir,  il  agit 
nécessairement  sur  l'homme  avec  plus  de  force.  Le  cerveau  en 
est  plus  vivement  frappé  et  par  conséquent  l'âme  le  -sent  et 
l'imagine  d'une  manière  plus  touchante.  Les  esprits  animaux  en 
sont  agités  avec  plus  de  violence,  et  par  conséquent  la  volonté 
l'aime  avec  plus  d'ardeur  et  plus  de  plaisir. 

L'âme  pouvait  avant  le  péché  effacer  du  cerveau  l'image 
trop  vive  du  bien  du  corps,  et  faire  évanouir  le  plaisir  sensible 
qui  accompagnait  cette  image.  Le  corps  étant  soumis  à  l'esprit, 
l'âme  pouvait  en  un  instant  arrêter  l'ébranlement  des  fibres 
du  cerveau  et  l'émotion  des  esprits  par  la  seule  considération 
de- son  devoir.  Mais,  depuis  le  péché,  cela  n'est  plus  en  sa 
puissance.  Ces  traces  de  l'imagination,  et  ces  mouvements  des 


DES    PASSIONS.  o03 

esprits  ne  dépendent  plus  d'elle;  et  par  une  suite  nécessaire,  le 
plaisii'  qui  est  attaché  par  l'ordre  de  la  nature  à  ces  traces  et 
à  ces  mouvements  devient  seul  le  maître  du  cœur.  L'homme  ne 
fieut  résister  longteinps  par  ses  propres  forces  à  ce  plaisir;  il 
û'y  a  que  la  grâce  qui  le  puisse  vaincre  entièrement,  la  raison 
seule  ne  le  peut  ;  parce  qu"en  un  mot  il  n'y  a  que  Dieu  comme 
auteur  de  la  grâce,  qui,  pour  "ainsi  dire,  se  puisse  vaincre 
comme  Auteur  de  la  nature,  ou  plutôt  qui  oe  puisse  fléchir 
comme  vengeur  de  la  désobéissance  d'Adam. 

Les  stoïciens  qui  n'avaient  qu'une  connaissance  confuse  des 
désordres  du  péché  orighael,  ne  pouvaient  répondre  aux  épi- 
curiens. Car  leur  félicité  n'était  qu'une  idée,  puisqu'il  n'y  a 
point  de  félicité  sans  plaisir,  et  qu'ils  ne  pouvaient  goûter  de 
plaisir  dans  les  actions  d'une  solide  vertu.  Ils  sentaient  bien 
quelque  joie  en  suivant  les  régies  de  leur  vertu  imaginaire, 
parce  que  la  joie  est  une  suite  naturelle  de  la  connaissance 
qu'a  notre  âme,  qu'elle  est  dans  le  meilleur  état  oii  elle  puisse 
être.  Cette  joie  de  l'esprit  pouvait  leur  soutenir  le  courage  pour 
quelque  temps;  mais  elle  n'était  pas  assez  forte  pour  résistera 
la  douleur  et  pour  vaincre  le  plaisir.  L'orgueil  secret,  et  non 
pas  la  joie,  faisait  bonne  mine  ,  et  lorsqu'ils  n'étaient  plus  eu 
vue,  ils  perdaient  toute  leur  sagesse  et  toute  leur  force,  comme 
ces  l'ois  de  théâtre,  qui  perdent  toute  leur  grandeur  en  un  mo- 
ment. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  chrétiens,  qui  suivent  exacte- 
ment les  règles  de  l'Évangile.  Leur  joie  est  solide,  parce  qu'ils 
savent  très  certainement  qu'ils  sont  dans  le  meilleur  état  où  ils 
puissent  être.  Leur  joie  est  grande,  parce  que  le  bien  qu'ils 
goûtent  par  la  foi  et  par  l'espérance  est  mtini.  Car  l'espérance 
d'un  grand  bien  est  toujours  accompagnée  d'une  grande  joie, 
et  cette  joie  est  d'autant  plus  vive,  que  l'espérance  est  plus 
lorte,  parce  qu'une  forte  espérance,  faisant  imaginer  le  bien 
comme  présent,  produit  nécessan-ement  la  joie,  et  même  le 
plaisir  sensible  qui  accompagne  toujours  la  présence  du  bien. 
Leur  joie  n'est  point  inquiète,  parce  qu  elle  est  fondée  sur  les 
promesses  d'un  Dieu,  confirmée  par  le  sang  du  fils  de  Dieu, 
entretenue  par  la  paix  intéi'ieure  et  par  la  douceur. inexplicable 
de  la  charité,  que  le  Saint-Esprit  répand  dans  leur  cœur.  Hien 
en  les  peut  séparer  de  leur  vrai  bien,  lorsqu'ils  le  goûtent  et 


504  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

qu'ils  se  plaisent  en  lui  par  la  délectation  de  la  grâce.  Les 
plaisirs  des  biens  du  corps  ne  sont  point  si  grands,  ou  si  solides 
et  si  purs,  que  ceux  qu'ils  ressentent  dans  l'amour  de  Dieu. 
Ils  aiment  le  mépris  et  la  douleur;  ils  se  nourrissent  d'oppro- 
bres ;  et  le  plaisir  qu'ils  trouvent  en  Dieu,  lorsqu'ils  méprisent 
tout  le  reste  pour  s'unir  à  lui,  est  si  violent  qu'il  les  trans- 
porte, qu'il  leur  fait  parler  un  langage  tout  nouveau,  et  qu'ils 
se  glorifient  même  comme  les  apôtres  dans  leurs  misères,  et 
dans  les  injures  qu'ils  ont  souffertes.  «  Mais  pour  les  apôtres  ils 
sortirent  du  conseil,  dit  l'Écriture,  tout  remplis  de  joie  de  ce 
qu'ils  avaient  été  juges  dignes  de  souffrir  des  opprobres  pour  le 
nom  de  Jésus  i.  »  Telle  est  la  disposition  d'esprit  des  véritables 
chrétiens,  lorsqu'ils  ont  reçu  les  derniers  affronts  pour  la  dé 
fense  de  la  vérité. 

Jésus-Christ  étant  venu  rétablir  l'ordre  que  le  péché  avait 
renversé,  et  l'ordre  demandant  que  les  plus  grands  biens  soient 
accompagnés  des  plaisirs  les  plus  solides,  il  est  visible  que  les 
choses  doivent  arriver  comme  on  vient  de  le  dire.  Mais  outre 
la  raison,  nous  avons  encore  l'expérience  ;  car  dès  qu'une  per- 
sonne forme  seulement  la  résolution  de  mépriser  tout  pour  Dieu, 
il  est  d'ordinaire  touché  d'un  plaisir,  ou  d'une  joie  intérieure, 
qui  lui  fait  sentir  aussi  vivement  que  Dieu  est  son  bien,  qu'il  le 
connaissait  clairement. 

Les  vrais  chrétiens  nous  assurent  tous  les  jours  que  la  joie 
qu'ils  ont  de  n'aimer  et  de  ne  servir  que  Dieu,  ne  se  peut 
exprimer,  et  il  est  bien  juste  de  lescroire  touchant  ce  qui  se  passe 
dans  eux-mêmes.  Les  impies  au  contraire  sont  toujours  dans 
des  inquiétudes  mortelles  ;  et  ceux  que  le  monde  partage  avec 
Dieu,  partagent  aussi  la  joie  des  justes,  et  les  inquiétudes  des 
impies  ;  ils  se  plaignent  de  leurs  misères,  et  il  est  juste  aussi 
de  croire  que  leurs  plaintes  ne  sont  point  sans  fondement.  Dieu 
blesse  les  hommes  .dans  le  fond  de  leur  cœur,  lorsqu'ils  aiment 
autre  chose  que  lui;  et  c'est  celte  blessure  qui  fait  la  véritable 
misère.  Il  répand  unejoie  excessive  dans  leurs  esprits,  lorsqu'ils 
s'attachent  uniquement  à  lui,  et  c'est  celle  joie  qui  fait  la  solide 
félicité.  L'abondance  des  richesses,  et  l'élévation  dos  lionncurs 
sont  hors  de  nous  ;  ils  ne  peuvent  nous  guérir  lorsque  Dieu 

»  Acte  «,  41. 


DES    PASSIONS.  505 

nous  blesse.  La  pauvreté  et  le  mépris  sont  aussi  hors  de  nous; 
et  ils  ne  peuvent  nous  blesser  lorsque  Dieu  nous  df^fend. 

Il  est  clair  par  les  choses  que  nous  venons  de  d're,  que  l'objet 
de  "nos  passions  n'est  point  notre  bien  ;  que  nous  ne  devons  en 
suivre  les  mouvements,  que  pour  la  conservation  de  notre  vie  ; 
que  le  plaisir  sensible  est  à  l'égard  de  notre  bien,  ce  que  nos 
sensations  sont  à  l'égard  de  la  vérité  ;  et  que,  de  même  que  nos 
sens  nous  trompent  touchant  la  vérité,  nos  passions  nous  trom- 
pent touchant  notre  bien  ;  que  l'on  doit  se  rendre  à  la  délec- 
tation de  la  grâce,  parce  qu'elle  nous  porte  avec  évidence  à 
l'amour  du  vrai  bien,  qu'elle  n'est  point  suivie  des  reproches 
secrets  de  la  raison,  comme  l'instinct  aveugle  et  le  plaisir  confus 
des  passions,  et  qu'elle  est  toujours  accompagnée  d'une  secrète 
joie  conforme  à  l'état  dans  lequel  nous  sommes  ;  qu'entin  n'y 
ayant  que  Dieu  qui  puisse  agir  dans  l'esprit  de  l'homme,  l'homme 
ne  peut  trouver  de  félicité  hors  de  Dieu,  si  on  ne  suppose  ou 
que  Dieu  récompense  la  désobéissance,  ou  qu'il  commande 
d'aimer  davantage,  ce  qui  mérite  le  moins  d'être  aimé. 

CHAPITRE   V 

<Jue  la  perfection  de  l'esprit  consiste  dans  son  union  avec  Dieu  par  la  con- 
naissance de  la  vérité  et  par  l'amour  de  la  vertu,  et  au  contraire  que  son 
imperfection  ne  vient  que  de  sa  dépendance  du  corps  à  cause  du  désordre 
de  ses  sens  et  de  ses  passions. 

La  plus  petite  réflexion  est  suffisante  pour  reconnaître  que  le 
bien  de  l'esprit  est  nécessairement  quelque  chose  de  spirituel. 
Les  corps  sont  beaucoup  au-dessous  de  l'esprit,  ils  ne  peuvent 
agir  sur  lui  par  leurs  propres  forces,  ils  ne  peuvent  même  s'unir 
mimcdialement  à  lui,  enfin  ils  ne  sont  point  intelligibles  par 
eux-mêmes.  Ils  ne  peuvent  donc  être  son  bien.  Les  choses  spi- 
j'ituelles  au  contraire  sont  intelhgibles  par  leur  nature,  elles 
peuvent  s'unir  à  l'esprit  ;  elles  peuvent  donc  être  son  bien,  sup- 
pose qu'elles  soient  au-dessus  de  lui.  Car  afin  qu'une  chose 
puisse  être  le  bien  de  l'esprit,  il  ne  suffit  pas  qu'elle  soit  spiri- 
tuelle comme  lui,  il  est  encore  nécessaire  qu'elle  soit  au-dessus 
de  lui,  qu'elle  puisse  agir  sur  lui,  l'éclairer  et  le  récompenser, 
autrement  elle  ne  peut  le  rendre  ni  plus  parfait  ni  plus  heureux, 
et  par  conséquent  elle  ne  peut  être  son  bien.  De  toutes  les  choses 
T.  I.  29 


5UÔ  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

intelligibles  ou  spirituelle?,  il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  en  cette 
manière  au-dessus  de  l'esprit;  il  s'ensuit  donc  qu'il  n'y  a  que 
Dieu  qui  soit,  ni  qui  puisse  être  notre  vrai  bien.  Nous  ne  pou- 
vons donc  devenir  plus  parfaits  ni  plus  heureux  que  par  la  pos- 
session de  Dieu. 

Tout  le  monde  est  convaincu  que  la  connaissance  de  la  vé- 
rité et  l'amour  de  la  vertu  rendent  l'esprit  plus  parfait,  et  que 
Taveuglemont  de  l'esprit  et  le  dérèglement  du  cœur  le  rendent 
plus  imparfait.  La  connaissance  de  la  vérité  et  l'amour  de  la 
vertu  ne  peuvent  donc  être  autre  chose  que  l'union  de  l'esprit 
avec  Dieu,  et  qu'une  espèce  de  possession  de  Dieu;  et  l'aveu- 
glement de  l'esprit  et  le  dérèglement  du  cœur  ne  peuvent  aussi 
être  autre  chose,  que  la  séparation  de  l'esprit  d'avec  Dieu,  et 
([ue  l'union  de  cet  esprit  à  quelque  chose  qui  soit  au-dessous 
de  lui,  c'est-à-dire  au  corps,  puisqu'il  n'y  a  que  cette  union  qui 
le  puisse  rendre  imparfait  et  malheureux.  Ainsi  c'est  connaître 
Dieu,  que  de  connaître  la  vérité,  ou  que  de  connaître  les  choses 
selon  la  vérité,  et  c'est  aimer  Dieu,  que  d'aimer  la  vertu  ou 
d'aimer  les  choses  selon  qu'elles  sont  aimables,  ou  selon  les 
règles  de  la  vertu. 

L'espi'it  est  comme  situé  entre  Dieu  et  les  corps,  entre  le  bien 
et  le  mal,  entre  ce  qui  l'éclairé  et  ce  qui  l'aveugle,  ce  qui  le 
i-ègle  et  ce  qui  le  dérègle,  ce  qui  le  peut  rendre  parfait  et  heu- 
reux, et  ce  qui  le  peut  rendre  imparfait  et  malheureux.  Lors- 
qu'il découvre  quelque  vérité,  ou  qu'il  voit  les  choses  selon  ce 
qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  il  les  voit  dans  les  idées  de  Dieu, 
c'est-à-dire  par  la  vue  claire  et  distincte  de  ce  qui  les  repré- 
sente. Car,  comme  j'ai  déjà  dit,  l'esprit  de  l'homme  ne  renferme 
pas  dans  lui-même  les  perfections  ou  les  idées  de  tous  les  êtres 
qu'il  est  capable  de  voir;  il  n'est  point  l'être  universel.  Ainsi 
il  ne  voit  point  dans  lui-même  les  choses  qui  sont  distinguées 
de  lui.  Ce  n'est  point  en  se  consultant,  qu'il  s'instruit  et  qu'il 
s'éclaire;  car  il  n'est  pas  à  lui-même  sa  perfection  et  sa  lumière  ; 
il  a  besoin  de  cette  lumière  immense  de  la  vérité  éternelle  pour 
l'éclairer.  Ainsi  lorsque  l'esprit  connaît  la  vérité,  il  est  uni  à  Dieu, 
il  connaît  et  possède  Dieu  en  quelque  manière. 

Mais  non  seulement  on  peut  dire  que  l'esprit  qui  connaît  la 
vérité,  connaît  en  quelque  manière  Dieu  qui  la  renferme;  on 
peut  même  dire  qu'il  connaît  en  quelque  manière  les  choses 


DES    PASSIONS.  507 

comme  Dieu  les  connaît.  En  effet  cet  esprit  connaît  leurs  véri- 
tables rapports,  et  Dieu  les  connaît  aussi;  cet  esprit  les  connait 
dans  la  vue  des  perfections  de  Dieu  qui  les  représentent,  et  Dieu 
les  connait  aussi  en  cette  manière.  Car  enfin  Dieu  ne  sent  pas. 
Dieu  n'imagine  pas,  Dieu  voit  dans  lui-même,  dans  le  monde 
intelligible  qu'il  renferme,  le  monde  matériel  et  sensible  qu'il  a 
créé  ;  il  en  est  de  même  d'un  esprit  qui  connait  la  vérité.  Il  ne 
la  sent  pas,  il  ne  l'imagine  pas.  Les  sensations  et  les  fantômes 
ne  représentent  à  l'esprit  que  de  faux  rapports  ;  et  quiconque 
découvre  la  vérité,  il  ne  la  peut  voir  que  dans  le  monde  intelli- 
gible auquel  il  est  uni,  et  dans  lequel  Dieu  même  la  voit  ;  car 
ce  monde  matériel  et  sensible  n'est  point  intelligible  par  lui- 
même.  L'esprit  voit  donc  dans  la  lumière  de  Dieu,  comme  Dieu 
même,  toutes  les  choses  qu'il  voit  clairement,  quoiqu'il  ne  les 
voie  que.d'une  manière  fort  imparfaite,  et  en  cela  bien  différente 
de  celle  de  Dieu.  Ainsi  lorsque  l'esprit  voit  la  vérité,  non  seule- 
ment il  est  uni  à  Dieu,  il  possède  Dieu,  il  voit  Dieu  en  quelque 
manière,  il  voit  aussi  en  un  sens  la  vérité  comme  Dieu  la  voit. 

De  même  lorsque  l'on  aime  selon  les  règles  de  la  vertu,  on 
aime  Dieu.  Car  lorsqu'on  aime  selon  ces  règles,  l'impression 
d'amour  que  Dieu  produit  sans  cesse  dans  notre  cœur  pour 
nous  tourner  vers  lui,  n'est  point  divertie  par  le  libre  arbitre, 
ni  changée  en  amour-propre.  L'esprit  ne  fait  alors  que  suivre 
librement  cette  impression  que  Dieu  lui  donne.  Or  Dieu  ne  lui 
donnant  jamais  d'impression  qui  ne  tende  vers  lui,  puisqu'il 
n'agit  que  pour  lui,  il  est  visible  qu'aimer  selon  les  règles  de 
la  vertu,  c'est  aimer  Dieu. 

Mais  non  seulement  c'est  aimer  Dieu,  c'est  encore  aimer 
comme  Dieu  aime.  Dieu  s'aime  uniquement;  il  n'aime  ses  ou- 
vrages que  parce  qu'ils  ont  rapport  à  ses  perfections  ;  et  il  les 
aime  à  proportion  qu'ils  y  ont  rapport;  enfin  c'est  le  même 
amour  par  lequel  Dieu  s'aime  et  les  choses  qu'il  a  faites.  Aime: 
selon  les  règles  de  la  vertu,  c'est  aimer  Dieu  uniquement,  c'est 
aimer  Dieu  en  toutes  choses,  c'est  aimer  les  choses  à  propor- 
tion qu'elles  participent  à  la  bonté  et  aux  perfections  de  Dieu, 
puisque  c'est  les  aimer  à  pi'oportion  qu'elles  sont  aimables  ; 
entin  c'est  aimer  par  l'impression  du  même  amour  par  lequel 
DiiMi  s'aime;  car  c'est  l'amour  par  lequel  Dieu  s'aime  et  toutes 
choses  par  rapport  à  lui,  qui  nous  anime,  lorsque  nous  aimons 


o08  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ 

comme  nous  devons  aimer.  Nous  aimons  donc  alors  comme 
Dieu  aime  ^ 

Il  est  donc  évident  que  la  connaissance  de  la  vérité  et  l'amour 
réglé  de  la  vortu  font  toute  notre  perfection,  puisque  ce  sont 
les  suites  ordinaires  do  noire  union  avec  Dieu,  et  qu'ils  nous 
mettent  même  en  possession  de  lui,  autant  que  nous  en  sommes 
capables  en  cette  vie.  L'aveuglement  de  l'esprit  et  le  dér''gîement 
du  cœur  font  au  contraire  toute  notre  imperfection  :  et  ce  sont 
aussi  des  suites  de  l'union  de  notre  esprit  avec  notre  corps, 
comme  je  l'ai  prouvé  en  plusieurs  endroits,  en  faisant  voir  que 
nous  ne  connaissons  jamais  la  vérité  et  que  nous  n'aimons  jamais 
le  vrai  bleu,  lorsque  nous  suivons  les  impressions  de  nos  ssns, 
de  notre  imagination  et  de  nos  passions. 

Ces  choses  sont  évidentes.  Cependant  les  hommes  qui  dési- 
rent tous  avec  ardeur  la  perfection  de  leur  être,  se  mettent  peu 
en  peine  d'augmenter  l'union  qu'ils  ont  avec  Dieu,  et  ils  tra- 
vaillent sans  cesse  à  fortifier  et  à  étendre  celle  qu'ils  ont  avec 
les  choses  sensibles.  On  ne  peut  trop  expliquer  la  cause  d'un  si 
étrange  dérèglement. 

La  possession  du  bien  doit  naturellement  produire  deux  effets 
dans  celui  qui  le  possède,  elle  doit  le  rendre  plus  parfait,  et  en 
même  temps  plus  heureux;  mais  cela  n'arrive  pas  toujours.  Il 
est  impossible,  je  l'avoue,  que  l'esprit  possède  actuellement 
quoique  bien,  et  qu'il  ne  soit  pas  actuellement  plus  parlait; 
mais  il  n'est  pas  impossible  qu'il  possède  actuellement  quoique 
bien  sans  être  actuellement  plus  heureux.  Ceux  qui  connaissent 
le  mieux  la  vérité,  et  qui  aiment  davantage  les  biens  les  puis 
aimables,  sont  toujours  actuellement  plus  parfaits  que  ci;ux  qui 
sont  dans  l'aveuglement  et  dans  le  dérèglement,  mais  ils  ne 
sont  pas  toujours  actuellement  plus  heureux.  Il  en  est  de  n'icmc 
du  mal,  il  doit  rendre  imparfait  et  malheureux  tout  enseinlilo  ; 
mais  quoiqu  il  rende  toujours  les  hommes  plus  imparfaits,  il  ne 
les  rend  pas  toujours  plus  malheureux,  ou  il  ne  les  rend  pas 
toujours  malheureux  à  proportion  qu'il  les  rend  imparfaits.  La 
vertu  est  souvent  dure  et  amère,  et  le  vice  doux  et  agréable; 
et  c'est  principalement  par  la  foi  et  par  l'espérance  que  les  g,rns 


Cest  en   quoi  consiste   cet  amour  de  1  ordre   sur    lequel  Malcbraiicîic  a 
foridé  toute  sa  morale.  Voir  son  Trailc  de  morale  . 


DES   PASSIONS.  509 

de  bien  sont  véritablement  heureux,  pendant  que  les  méchanis 
sont  actuellement  dans  les  plaisirs  et  dans  les  délices.  Cela  ne 
doit  pas  être,  mais  cela  est.  Le  péché  a  causé  ce  désordre 
comme  je  viens  de  dire  dans  le  chapitre  précédent,  et  c'est  ce 
Jésordre  qui  est  la  principale  cause  non  seulement  de  tous  les 
dérèglements  de  notre  cœur,  mais  encore  de  l'aveuglement  et 
de  l'ignorance  de  notre  esprit. 

C'est  ce  désordre  qui  persuade  notre  imagination  que  les  corps 
peuvent  être  le  bien  de  l'esprit;  car  le  plaisir,  comme  j'ai  déjà 
dit  plusieurs  fois,  est  le  cai-actère  ou  la  marque  sensible  du. 
bien.  Or  de  tous  les  plaisirs  dont  nous  jouissons  ici  bas,  les 
plus  c-ensibles  sont  ceux  que  nous  nous  imaginons  recevoir  par 
les  corps.  Nous  jugeons  donc  sans  beaucoup  de  réflexion  que 
les  corps  peuvent  être,  et  qu'ils  sont  même  effectivement  notre 
bien.  Car  il  est  ti-ès  difficile  de  combattre  contre  l'instinct  de  la 
nature,  et  de  résister  aux  preuves  de  sentiment  ;  on  ne  s'en 
avise  même  pas.  On  ne  pense  point  au  désordre  du  péché.  On 
ne  fait  pas  réflexion  que  les  corps  ne  peuvent  agir  sur  l'esprit 
que  comme  causes  occasionnelles  ;  que  l'esprit  ne  peut  immé- 
diatement ou  par  lui-même  posséder  quelque  chose  de  corporel; 
et  qu'il  ne  peut  s'unir  à  aucun  objet  que  par  sa  connaissance  et 
par  son  amour;  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  au-dessus  de  lui, 
et  qui  puisse  le  récompenser  ou  le  punir  par  des  sentiments  de 
plaisir  ou  de  douleur,  qui  puisse  l'éclairer  et  le  mouvoir,  en  un 
mot  <rai  puisse  agir  en  lui.  Ces  vérités,  quoique  très  évidentes 
à  d?s  esprits  attentifs,  ne  sont  point  si  puissantes  pour  nous  con- 
vaincre de  l'expérience  trompeuse  de  l'impression  sensible. 

Lorsque  nous  considérons  quelque  chose  comme  partie  de 
nous-mêmes,  ou  que  nous  nous  considérons  comme  partie  de 
cette  chose,  nous  jugeons  que  c'est  notre  bien  d'y  être  unis;  nous 
avons  de  l'amour  pour  elle;  et  cet  amour  est  d'autant  plus 
grand,  que  la  chose  à  laquelle  nous  nous  considérons  conmie 
unis,  nous  pai'aît  une  partie  plus  considérable  du  tout  que  nous 
composons  avec  elle.  Or  il  y  a  deux  sortes  de  preuves  qui  nous 
persuadent  qu'une  chose  est  partie  de  nous-mêmes  :  l'instinct 
du  sentiment,  et  l'évidence  de  la  raison. 

C'est  par  l'instinct  du  sentiment  que  je  suis  persuadé  que  mon 
âme  est  unie  à  mon  corps,  ou  que  mon  corps  fait  partie  de  mon 
être  ;  je  n'en  ai  point  d'évidence.  Ce  n'est  point  par  la  lumière 


SJO  DE    LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

de  la  raison  que  je  le  connais,  c'est  par  la  douleur  ou  par  le 
plaisir  que  je  sens,  lorsque  les  objets  me  frappent.  On  nous 
pique  la  main,  et  nous  eu  souffrons  ;  donc  noire  main  lait  partie 
de  nous-mêmes.  On  déchire  noire  habit,  et  nous  n'en  souffrons 
rien;  donc  notre  habit  n'est  pas  nous-mêmes.  On  nous  coupe 
les  cheveux  sans  douleur,  on  nous  les  ari-ache  avec  douleur. 
Cela  embarrasse  les  philosophes;  ils  ne  savent  que  décider.  Mais 
leur  embarras  prouve,  que  même  les  plus  sages  jugent  plutôt 
par  l'instinct  du  sentiment  que  par  la  lumière  de  la  raison,  que 
telles  choses  font  ou  ne  font  point  pari  le  d'eux-mêmes  Car  s'ils 
en  jugeaient  par  l'évidence  et  la  lumière  de  la  raison,  ils  con- 
naîtraient bientôt  que  l'esprit  et  le  corps  sont  deux  genres  d'êtres 
tout  opposes,  que  l'esprit  ne  peut  s'unir  au  corps  par  lui-même, 
et  que  ce  n'est  que  par  l'union  que  l'on  a  avec  Dieu,  que  l'àme 
est  blessée  lorsque  le  corps  est  frappé,  comme  j'ai  dit  ailleurs. 
Ce  n'est  donc  que  par  l'instinct  du  senlimenl  qu'on  regarde  son 
corps,  et  toutes  les  choses  sensibles  auxquelles  on  est  uni,  comme 
parties  de  soi-même,  je  veux  dire  comme  parties  de  ce  qui 
pense  et  de  ce  qui  sent  en  nous,  parce  qu'en  effet  on  ne  peut 
pas  reconnaître  par  l'évidence  de  la  raison  ce  qui  n'est  pas. 
l'évidence  ne  découvrant  jamais  ([ue  la  vérité. 

Mais  pour  les  choses  intelligibles,  c'est  tout  le  contraire  ; 
car  c'est  par  la  lumière  de  la  raison  que  nous  reconnaissons 
le  rapport  que  nous  avons  avec  elles.  Nous  découvrons  par  la 
vue  claire  de  l'esprit,  que  nous  sommes  unis  à  Dieu  d'une 
manière  bien  plus  étroite  et  bien  plus  essentielle  qu'à  notre 
corps,  que  sans  Dieu  nous  ne  sommes  rien,  que  sans  lui 
nous  ne  pouvons  rien,  nous  ne  connaissons  rien,  nous  ne  vou- 
lons rien,  nous  ne  sentons  rien,  qu'il  est  notre  tout,  ou  que 
nous  faisons  avec  lui  un  tout,  si  cela  se  peut  dire  ainsi,  dont 
nous  ne  sommes  qu'une  partie  infiniment  petite.  La  lumière  de 
la  raison  nous  découvre  mille  motifs,  pour  aimer  uniquement 
Dieu,  et  pour  mépriser  les  corps  comme  indignes  de  nolro 
amour.  Mais  nous  ne  senlohs  point  naturellement  noire  union 
avec  Dieu.  Ce  n'est  point  par  linslinct  du  sentiment  que  nous 
sommes  persuadés  que  Dieu  est  notre  tout,  si  ce  n'est  par  la 
grâce  de  .Jésus-Christ,  laquelle  cause  en  certaines  personnes 
ce  sentiment,  pour  les  aider  à  vaincre  le  senlimenl  contraire 
par  lequel  ils  sont  unis  au  corps.  Car  Dieu  comme  Auteur  de 


DES    PASSIU-NS.  oll 

la  nature,  porte  les  esprits  à  son  amour  par  une  connaissance 
de  lumière,  et  non  point  par  une  connaissance  d'instinct,  et 
selon  toutes  les  apparences,  ce  n'est  que  depuis  le  péché  qu'il 
ajoute,  comme  Auteur  de  la  grâce,  l'instinct,  la  délectation  pré- 
venante à  la  lumière,  à  cause  que  notre  lumière  est  maintenant 
beaucoup  diminuée,  qu'elle  est  incapable  de  nous  porter  à  Dieu, 
et  que  l'effort  du  plaisir  ou  de  l'instinct  contraire  l'affaiblit  sans 
cesse  et  la  rend  inefficace. 

Nous  découvrons  donc  par  la  lumière  de  l'esprit,  que  nous 
sommes  unis  à  Dieu  et  au  monde  intelligible  qu'il  renferme, 
et  nous  sommes  convaincus  par  le  sentiment  que  nous  sommes 
unis  à  notre  corps,  et  par  notre  corps  au  monde  matériel  et 
sensible  que  Dieu  a  créé.  Mais  comme  nos  sentiments  sont  plus 
vifs,  plus  touchants,  plus  fréquents,  et  même  plus  durables  que 
nos  lumières,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nos  sentiments  nous 
agitent,  et  réveillent  notre  amour  pour  toutes  les  choses  sen- 
sibles, et  que  nos  lumières  se  dissipent  et  s'évanouissent  sans 
produire  en  nous  aucune  ardeur  pour  la  vérité. 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui  sont  persuadés  que 
Dieu  est  leur  vrai  bien,  qui  l'aiment  comme  leur  tout,  et  qui 
désirent  avec  ardeur  d'augmenter  et  de  fortifier  l'union  qu'ils 
ont  avec  lui.  Mais  il  y  en  a  très  peu  qui  sachent  avec  évidence 
que  ce  soit  s'unir  avec  Dieu,  selon  les  forces  naturelles,  que  de 
connaître  la  vérité,  que  ce  soit  une  espèce  de  possession  de 
Dieu  même,  que  de  contenipler  les  véritables  idées  des  choses; 
et  que  ces  vues  abstraites  de  certaines  vérités  générales  et 
immuables,  qui  règlent  toutes  les  vérités  particulières,  soient 
des  efforts  d'un  esprit  qui  s'attache  à  Dieu  et  qui  quitte  le  corps. 
La  métaphysique,  les  mathématiques  pures,  et  toutes  les  sciences 
universelles,  qui  règlent  et  qui  renferment  les  sciences  parti- 
culières, comme  l'être  universel  renfei'me  tous  les  êtres  par- 
ticuliers, paraissent  chimériques  presque  à  tous  les  hommes, 
aux  gens  de  bien  comme  à  ceux  qui  n'ont  aucun  amour  pour 
Dieu.  De  sorte  que  je  n'oserais  presque  dire  que  l'application 
à  ces  sciences  est  l'application  de  l'esprit  à  Dieu,  la  plus  pure 
et  la  plus  parfaite  dont  on  soit  naturellement  capable,  et  que 
c'est  dans  la  vue  du  monde  intelligible  qu'elles  ont  pour  objet, 
que  Dieu  même  connaît  et  pr^iduil  ce  monde  sensible,  duipiol 
les  corps  reçoivent  la  vie,  comme  les  esprits  vivent  de  l'autre. 


512  DE  LA   RECHERCHE  DE   LA    VÉRITÉ. 

Ceux  qui  ne  suivent  que  les  impressions  de  leurs  sens  et  que 
les  mouvements  de  leurs  passions,  ne  sont  pas  capables  de 
goûter  la  vérité,  parce  qu'elle  ne  les  flatte  pas.  Et  les  gens  de 
bien  qui  s'opposent  sans  cesse. à  leurs  passions,  lorsqu'elles 
leur  présentent  de  faux  biens,  n'y  résistent  pas  toujours  lors- 
qu'elles leur  cachent  la  vérité,  ou  lorsqu'elles  la  leur  rendent 
méprisable,  parce  qu'on  peut  être  homme  de  bien,  sans  être 
fort  éclairé.  Il  n'est  pas  nécessaire  pour  être  agréable  à  Dieu, 
de  savoir  exactement  que  nos  sens,  notre  imagination  et  nos 
passions  nous  représentent  toujours  les  choses  autrement 
qu'elles  sont  ;  car  enfin  l'on  ne  voit  pas  que  Jésus-Christ  et  les 
apôtres  aient  eu  dessein  de  nous  détromper  de  beaucoup  d'er- 
reurs, que  M.  Descartes  nous  a  découvertes  sur  cette  matière. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la  foi  et  l'intelligence,  entre 
l'Évangile  et  la  philosophie.  Les  hommes  les  plus  grossiers 
sont  capables  de  foi,  et  il  y  en  a  très  peu  qui  soient  capables 
de  la  connaissance  pure  des  vérités  évidentes.  La  foi  repré- 
sente aux  simples  Dieu  comme  le  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre; 
et  cela  suffit  pour  les  porler  à  l'aimer  et  le  servir.  La  raison 
ne  le  considère  pas  seulement  dans  ses  ouvrages.  Dieu  était  ce 
qu'il  est  avant  qu'il  fût  Créateur  ;  elle  tâche  de  l'envisager 
dans  lui-même,  ou  par  cette  grande  et  vaste  idée  d'Être 
mfiniment  parfait  laquelle  il  renferme.  Le  Fils  de  Diou,  qui  est 
la  sagesse  du  Père,  ou  la  vérité  éternelle,  s'est  fait  homme,  et 
s'est  rendu  sensible  pour  se  faire  connaître  aux  hommes  char- 
nels et  grossiers.  II  les  a  voulu  instruire  par  ce  qui  les  aveu- 
glait ;  il  les  a  voulu  porter  à  son  amour  et  les  détacher  des 
biens  sensibles  par  les  mêmes  choses  qui  les  captivaient.  Agis- 
sant avec  des  fous,  il  s'est  servi  d'une  espèce  de  folie  pour  les 
rendre  sages.  Ainsi  les  gens  de  bien,  et  ceux  qui  ont  le  plus  de 
foi,  n'ont  pas  toujours  le  plus  d'intelligence.  Ils  peuvent  con- 
naili'e  Dieu  par  la  foi,  et  l'aimer  par  le  secours  de  la  gràce^ 
sans  savoir  qu'il  est  leur  tout  de  la  manière  dont  les  philo- 
sophes peuvent  l'entendre,  et  sans  penser  que  la  connaissance 
abstraite  de  la  vérité  soit  une  espèce  d'union  avec  lui.  Il  ne 
faut  donc  pas  être  surpris,  s'il  y  a  si  peu  de  personnes  (jui  tra- 
vaillent à  fortifier  l'union  naturelle  qu'ils  ont  avec  Dieu  par  la 
connaissance  de  la  vérité,  puisqu'il  est  néces.saire  pour  cela  de 
combattre  sans  cesse  contre  les  impressions  des  sens  et  des 


DES    PASSIONS.  513 

passions,  d'une  manière  bien  différente  de  celle  qui  est  fami- 
lière aux  personnes  les  plus  vertueuses  :  car  les  plus  gens  de 
bien  ne  sont  pas  toujours  pei'suadés  que  les  sens  et  les  pas- 
sions sont  trompeurs  en  la  manière  que  nous  avons  expliquée 
dan?  lès  livres  précédents. 

li  n'y  a  que  les  sentiments,  ou  les  pensées  auxquelles  le  corps 
a  quelque  part,  qui  causent  immédiatement  les  passions,  parce 
qu'il  n'y  a  que  l'ébranlement  des  fibres  du  cerveau  qui  excite 
quelque  émotion  particulière  dans  les  esprits  anmiaux.  Ainsi  il 
n'y  a  que  les  sentiments  qui  convainquent  sensiblement,  que 
l'on  tient  à  certaines  choses  pour  lesquelles  ils  excitent  de  l'a- 
mour. Or  l'on  ne  sent  point  l'union  naturelle  qu'on  a  avec 
Dieu,  lorsqu'on  connaît  la  vérité  ;  on  ne  pense  pas  même  à  lui, 
car  il  est  et  opère  en  nous  d'une  manière  si  secrète  et  si  insen- 
sible que  nous  ne  nous  en  apercevons  pas.  L'union  que  nous 
avons  naturellement  avec  Dieu  n'excite  donc  point  notre  amour 
pour  lui;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  Tunion  que  nous 
avons  avec  les  choses  sensibles.  Tous  nos  sentiments  prouvent 
cette  union  ;  les  corps  nous  frappent  la  vue  lorsqu'ils  agissent 
en  nous,  leur  action  n'a  rien  de  caché.  Notre  propre  corps 
nous  est  même  plus  présent  que  notre  esprit,  et  nous  le  consi- 
dérons comme  la  meilleure  partie  de  nous-mêmes.  Ainsi  l'union 
que  nous  avons  avec  notre  corps,  et  par  notre  corps  à  tous  les 
objets  sensibles,  excite  en  nous  un  amour  violent,  qui  augmente 
cette  union,  et  qui  nous  rend  dépendants  des  choses  qui  sont 
inlihiment  au-dessous  de  nous. 


CHAPITRE    VI 

Des  erreurs  les  plus  générales  des  passions,  quelques  exemples  particuliers. 

C'est  à  la  morale  à  découvrir  toutes  les  erreurs  particulières 
dans  lesquelles  nos  passions  nous  engagent  touchant  le  bien; 
c'est  à  elle  à  combattre  les  amours  déréglés,  à  rétablir  la  droi- 
ture du  cœur,  à  régler  les  mœurs.  Mais  ici  notre  tin  principale 
est  de  régler  l'esprit,  et  de  découvrir  les  causes  de  nos  erreurs 
à  l'égard  de  la  vérité;  ainsi  nous  ne  pousserons  pas  davantage 
les  choses  que  nous  venons  de  dire,  qui  ne  regardent  que  i'a- 

89. 


514  DE    LA    KECHEKCHli    bE    LA    VllllTÉ. 

raour  du  vrai  bien.  Nous  allons  à  l'esprit,  et  nous  ne  passons 
par  le  cœur,  que  parce  que  le  cœur  eu  est  le  maître.  Nou;» 
recherchons  la  vérité  en  elle-même  et  sans  rapport  à  nous  ;  et 
nous  ne  considérons  le  rapport  qu'elle  a  avec  nous,  que  parce 
que  ce  rapport  est  cause  que  l'amour-propre  nous  la  cache  et 
nous  la  déguise  ;  car  nous  jugeons  de  toutes  choses  selon  nos 
passions,  par  conséquent  nous  nous  trompons  en  toutes  choses  : 
les  jugements  de  passions  n'étant  jamais  d'accord  avec  les  juge- 
ments de  la  vérité. 

C'est  ce  que  nous  apprend  l'admirable  saint  Bernard  par  ces 
belles  paroles  :  «  L'amour  et  la  haine,  dit-il,  ne  savent  point 
juger  selon  la  vérité.  Mais  si  vous  voulez  un  jugement  de  vérité  : 
Je  juge  selon  ce  que  j'entends.  Ce  n'est  point  par  haine,  ce 
n'est  point  par  amour,  ce  n'est  point  par  crainte.  Voici  un 
jugement  de  haine  :  Nous  avons  une  loi,  et  il  doit  mourir  selon 
notre  loi.  Voici  un  jugement  de  crainte  :  Si  nous  le  laissons, 
faire  ainsi,  les  Romains  viendront  et  ruineront  notre  ville  et 
notre  nation.  Voici  enfin  un  jugement  d'amour  :  C'est  lorsque 
David  parlant  de  son  fils  parricide  dit  :  Pardonnez  à  mon  fils 
Absalon  i.  i>  Notre  amour,  notre  haiue,  notre  crainte  ne  nous 
font  faire  que  de  faux  jugements;  et  il  n'y  a  que  la  lumière  pure 
de  la  vérité  qui  éclaire  notre  esprit,  et  que  la  voix  distincte  de 
notre  maître  commun,  qui  nous  fasse  faire  des  jugements 
solides,  pourvu  que  nous  ne  jugions  que  de  ce  qu'il  nous  dit,  et 
que  selon  qu'il  nous  le  dit  «  sicut  audio,  sic  judico  ».  Mais  voyons 
de  quelle  manière  nos  passions  nous  séduisent,  afin  que  nous 
puissions  leur  résister  avec  plus  de  facilité. 

Les  passions  ont  un  si  grand  rapport  avec  les  sens,  qu'il  ne 
sera  pas  difficile  d'expliquer  de  quelle  manière  elles  nous  en- 
gagent dans  l'erreur,  après  ce  que  nous  avons  dit  dans  le  pre- 

'  Amor  fsicut  odium  ventatis  judioium  nespit.  Vis  judiciuni  veritaiis  au- 
(lire?  [a]  Sicut  audio  sic  judico  :  non  sicul  odi,  non  siciit  amo,  non  sicut 
tinu'O.  Est  juiliciuni  odii,  ut  illud  :  {b)  nos  leyem  itabemus  et  .leciiiidiiin  lcge<n 
nostrum  drbet  mori.  Est  et  tinioiis,  ut  illud  :  [c)  Si  di>iiitimu.<!  eum  sic.  re- 
nient hoinuni  et  tollenl  nostrum  Incum  et  oentem.  Judiciiim  vero  ain-'il?,  ut 
David  de  lilio  iiariicida.  [d)  Parcite  inijuit  pueio  Absalon.  Saint  Beni  :  De 
gradu  hiimiliialis.  .Malcbianche  a  q^outé  le  texte  latin  dans  cette  dernière 
édition. 

(a)  Joan.  3,  30 
.    (»)  Joao.  19.  7. 
(c)  Joan.  11.  48. 
{d)  Socundo  Reg.  18, 


DES    PASSIONS.  olo 

mier  livre.  Car  les  causes  générales  des  erreurs  de  nos  pas- 
sions sont  entièrement  semblables  à  celles  des  erreurs  de  nos 
sens. 

La  cause  la  plus  générale  des  erreurs  de  nos  sens  est, 
comme  nous  avons  fait  voir  dans  le  premier  livre,  que  nous 
attribuons  aus  objets  de  dehors,  ou  à  notre  corps,  les  sensations 
qui  sont  propres  à  notre  àme  ;  que  nous  attachons  les  couleurs 
sur  la  surface  des  corps,  que  nous  répandons  la  lumière,  les 
sons  et  les  odeurs  dans  l'air,  et  que  nous  fixons  la  douleur  et 
le  chatouillement  dans  les  parties  de  notre  corps  qui  reçoivent 
quelques  changements  par  le  mouvement  des  corps  qui  les 
rencontrent. 

Il  faut  dire  à  peu  près  la  même  chose  de  nos  passions.  Nous 
attribuons  imprudemment  aux  objets  qui  les  causent  ou  qui 
semblent  les  causer,  toutes  les  dispositions  de  notre  cœur,  notre 
bonté,  notre  douceur,  notre  malice,  notre  aigreur,  et  toutes 
les  autres  qualités  de  notre  esprit.  L'objet  qui  fait  naiire  en 
nous  quelque  passion,  nous  parait  en  quelque  façon  renferme)" 
eu  lui-même  ce  qui  se  réveille  en  nous,  lorsque  nous  pensons 
à  lui,  de  même  que  les  objets  sensibles  nous  paraissent  ren- 
fermer eu  eux-mêmes  les  sensations  qu'ils  excitent  en  nous  par 
leur  présence.  Lorsque  nous  aimons  quelque  personne,  nous 
sommes  naturellement  portés  à  croire  qu'elle  nous  aime  et  nous 
avons  quelque  peine  à  nous  imaginer  qu'elle  ail  dessein  de  nous 
nuire,  ni  de  s'opposer  à  nos  désirs.  Mais  si  la  haine  succède  à 
l'amour,  nous  ne  pouvons  croire  qu'elle  nous  veuille  du  bien  ; 
nous  interprétons  toutes  ses  actions  en  mauvaise  part,  nous 
sommes  toujours  sur  nos  gardes  et  dans  la  défiance,'  quoiqu'elle 
ne  pense  pas  à  nous,  ou  qu'elle  ne  pense  qu'à  nous  rendre 
service.  Enfin  nous  attribuons  injustement  à  la  personne  qui 
excite  en  nous  quelque  passion,  toutes  les  dispositions  de  notre 
cœur,  de  même  que  nous  attribuons  imprudemment  aux  objets 
de  nos  sens  toutes  les  qualités  de  notre  esprit. 

De  plus,  par  la  même  raison  que  nous  croyons  que  tous  les 
hommes  reçoivent  les  mêmes  sensations  que  nous  des  mêmes 
objets,  nous  pensons  que  tous  les  liomraes  sont  agités  des 
mêmes  passions  que  nous  pour  les  mêmes  sujets,  pourvu  que 
nous  croyons  qu'ils  en  puissent  être  agités.  Nous  pensons  que 
l'on  aime  ce  que  nous  aimons,  ou  que  l'on  désire  ce  que  nous 


516  DE   LA   RECHERCHE   DE  LA   VÉRITÉ. 

désirons  ;  et  de  là  naissent  les  jalousies  et  les  secrètes  aver- 
sions, si  le  bien  que  nous  recherchons  ne  peut  être  possédé 
tout  entier  de  plusieurs  ;  car  si  plusieurs  personnes  peuvent  le 
posséder  sans  le  diviser  comme  le  souverain  bien,  la  science, 
la  vertu,  etc.,  il  arrive  tout  le  contraire.  Nous  pensons  aussi 
que  l'on  hait,  que  l'on  fuit,  que  l'on  craint  les  mêmes  choses 
que  nous;  et  de  là  viennent  les  liaisons  et  les  conspirations 
secrètes  ou  manifestes,  selon  la  nature  et  l'état  de  la  chose  que 
l'on  hait,  par  le  moyen  desquelles  liaisons  nous  espérons  de 
nous  délivrer  de  nos  misères. 

Nous  attribuons  donc  aux  objets  de  nos  passions  les  émotions 
qu'ils  produisent  en  nous,  et  nous  pensons  que  tous  les  autres 
hommes,  et  même  quelquefois  que  les  bêtes  en  sont  agitées 
comme  nous.  Mais  outre  cela  nous  jugeons  encore  plus  té- 
mérairement que  la  cause  de  nos  passions  qui  n'est  souvent 
qu'imaginaire  est  réellement  dans  quelque  objet. 

Lorsque  nous  avons  un  amour  passionné  pour  quelqu'un, 
nous  jugeons  que  tout  en  est  aimable.  Ses  grimaces  sont  des 
agréments  ;  sa  difformité  n'a  rien  de  choquant  ;  ses  mouve- 
ments irréguliers  et  ses  gestes  mal  composés  sont  justes,  ou 
pour  le  moins  ils  sont  naturels.  S'il  ne  parle  jamais,  c'est  qu'il 
est  sage,  s'il  parle  toujours,  c'est  qu'il  est  plein  d'esprit;  s'il 
parle  de  tout,  c'est  qu'il  est  universel;  s'il  interrompt  les 
autres  sans  cesse,  c'est  qu'il  a  du  feu,  de  la  vivacité,  du  bril- 
lant ;  enfin  s'il  veut  toujours  primer,  c'est  qu'il  le  mérite. 
Notre  passion  nous  couvre  ou  nous  déguise  de  cette  sorte  tous 
les  défauts  de  nos  amis,  et  au  conti-aire  elle  relève  avec  éclat 
leurs  plus  petits  avantages. 

Mais  si  cette  amitié  qui  n'est  fondée,  comme  les  autres  pas- 
sions, que  sur  l'agitation  du  sang  et  des  esprits  animaux,  vient 
à  se  refroidir,  faute  de  chaleur  ou  d'esprits  propres  à  l'entre- 
tenir, et  si  l'intérêt,  ou  quelque  faux  rapport  change  la  dispo- 
sition du  cerveau,  la  haine  succédant  à  l'amour  ne  manquera 
pas  de  nous  faire  imaginer  dans  l'objet  de  notre  passion,  tous 
les  défauts  qui  peuvent  être  un  sujet  d'aversion.  Nous  verrons 
dans  celte  même  personne  des  qualités  toutes  contraires  à 
celles  que  nous  y  admirions  auparavant.  Nous  aurons  honte  de 
l'avoir  aimée  ;  et  la  passion  dominante  ne  manquera  pas  de  se 
justifier,  et  de  rendre  ridicule  celle  dont  elle  a  pris  la  place. 


DES    PASSIONS.  517 

La  puissance  et  l'injustice  des  passions  ne  se  bornent  pas 
encore  aux  choses  que  nous  venons  de  dire;  elles  s'étendent 
intmiment  plus  loin.  Xos  passions  ne  nous  déguisent  pas  seu- 
lement leur  objet  pi'incipal,  mais  encore  toutes  les  choses  qui 
y  ont  quelque  rapport.  Non  seulement  elles  nous  rendent  ai- 
mables toutes  les  qualités  de  nos  amis,  mais  encore  la  plupart 
des  qualités  des  amis  de  nos  amis.  Elles  passent  même  plus 
avant  dans  ceux  qui  ont  quelque  étendue  et  quelque  force 
d'imagination  ;  car  leurs  passions  ont  sur  leur  esprit  une 
domination  si  vaste  et  si  étendue,  qu'il  n'est  pas  possible  d'en 
marquer  les  bornes. 

Les  choses  que  je  viens  de  dire  sont  des  principes  si  géné- 
raux et  si  féconds  d'ei'reurs,  de  préventions  et  d'injustices, 
qu'il  est  impossible  d'en  faire  remarquer  toutes  les  suites.  La 
plupart  des  vérités  ou  plutôt  des  erreurs  de  certains  lieux,  de 
certains  temps,  de  certaines  communautés,  de  certaines  familles, 
en  sont  des  conséquences.  Ce  qui  est  vrai  en  Espagne  est  faux 
en  France  :  ce  qui  est  vrai  à  Paris  est  faux  à  Rome,  ce  qui  est 
certain  chez  les  Jacobins,  est  incertain  chez  les  Cordeliers.  ce 
qui  est  indubitable  chez  les  Cordeliers,  semble  être  une  erreur 
chez  les  Jacobins.  Les  Jacobins  se  croient  obligés  de  suivre 
saint  Thomas,  et  pourquoi  '?  c'est  souvent  parce  que  ce  saint 
docteur  était  de  leur  ordre.  Les  Cordeliers  au  contraire  em- 
brassent les  sentiments  de  Scot,  parce  que  Scol  était  Cor- 
delier. 

Il  y  a  de  même  des  vérités  et  des  erreurs  de  certains  temps. 
La  terre  tournait  il  y  a  deux  raille  ans,  elle  est  demeurée  immo- 
bile jusqu'à  nos  jours  :  et  voici  qu'elle  commence  à  s'ébran- 
ler. On  a  brûlé  autrefois  Aristote;  un  concile  provincial  ap- 
prouvé par  un  pape,  a  très  sagement  défendu  qu'on  enseignait 
sa  physique.  On  l'a  admirée  depuis  ce  temps-là  :  et  voici  qu'on 
commence  à  la  mépriser.  Il  y  a  des  opinions  reçues  présente- 
ment dans  les  écoles,  qui  ont  été  rejetées  comme  des  hérésies 
et  ceux  qui  les  soutenaient  excommuniés  comme  des  hérétiques 
par  quelques  évéques.  Parce  que  les  passions  causant  des  fac- 
tions, les  factions  produisent  de  ces  vérités  ou  de  ces  erreurs» 
aussi  inconstantes  que  la  cause  qui  les  excite.  Par  exemple, 
les  hommes  sont  indifférents  à  l'égard  de  la  stabilité  de  la 


518  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ. 

terre,  et  de  la  formel  de  corporéité.  Mais  ils  ne  sont  point  indif- 
férents pour  ces  opinions,  lorsqu'elles  sont  soutenues  par  ceux 
qu'ils  haïssent.  Ainsi  l'aversion  soutenue  par  quelque  senti- 
ment confus  de  piété,  fait  naître  un  zèle  indiscret,  qui  s'échauffe 
et  qui  s'allume  peu  à  peu,  et  qui  produit  entin  de  ces  événe- 
ments qui  ne  paraissent  étranges  à  tout  le  monde,  que  long- 
temps après  qu'ils  sont  arrivés. 

On  a  de  la  peine  à  s'imaginer  que  la  passion  aille  jusque-là  ; 
mais  c'est  que  l'on  ne  sait  pas  que  nos  passions  s'étendent  à 
tout  ce  qui  les  peut  satisfaire.  Aman  ne  voulait  peut-être  point 
de  mal  à  tout  le  peuple  juif;  mais  Mardochée  ne  le  salue  pas, 
il  est  juif  :  il  faut  donc  perdre  toute  la  nation,  la  vengeance  en 
sera  plus  magnifique. 

Il  s'agit  entre  des  plaideurs  de  savoir  qui  a  droit  à  une  terre  ; 
ils  ne  devraient  apporter  que  leurs  titres,  et  ne  dire  que  ce  qui  a 
rapport  à  leur  affaire,  ou  qui  la  peut  rendre  meilleure.  Cepen- 
dant ils  ne  manquent  pas  de  dire  toute  sorte  de  mal  les  uns  des 
autres,  de  se  contredire  en  toutes  choses,  de  former  des  contes- 
talions  et  des  accusations  inutiles,  et  d'embrouiller  leur  procès 
d'une  infinité  d'accessoires  qui  confondent  le  principal.  Enfin 
toutes  les  passions  s'étendent  aussi  loin  que  la  vue  de  l'esprit  de 
ceux  qui  en  sont  émus  :  je  veux  dire  qu'il  n'y  a  aucune  chose 
que  nous  pensions  avoir  quelque  rapport  avec  l'objet  de  nos 
passions,  à  laquelle  le  mouvement  de  ces  passions  ne  s'étende. 
Et  voici  comment  cela  se  fait. 

Les  traces  des  objets  sont  tellement  liées  les  unes  avec  le^ 
autres  dans  le  cerveau,  qu'il  est  impossible  que  le  cours  d«& 
esprits  en  réveille  quelqu'une  avec  force,  que  plusieurs  auti'es 
ne  se  rouvrent  en  même  temps.  L'idée  principale  de  la  chose  i 
laquelle  on  pense  est  donc  nécessairement  accompagnée  d'un 
grand  nombre  d'idées  accessoires  lesquelles  s'augmentent  d'au- 
tant plus,  que  l'impression  des  esprits  animaux  est  plus  vio- 
lente. Or  cette  impression  des  esprits  ne  peut  manquer  d'être 
violente  dans  les  passions,  à  cause  que  les  passions  poussent 
sans  cesse  dans  le  cerveau  en  abondance  et  avec  beaucoup  de 
force,  les  esprits  propres  pour  conserver  les  traces  des  idées 
qui  représentent  leur  objet.  Ainsi  le  mouvenient  d'amour  ou 

«  Concile  d'Angt.  par  Spelman  l'an  1287. 


DES    PASSIONS.  519 

4e  haine  ne  s'étend  pas  seulement  à  l'objet  principal  de  la  pas- 
sion, mais  encore  à  toutes  les  choses  que  l'on  reconoait  avoir 
quelque  rapport  à  cet  objet,  parce  que  le  mouvement  de 
l'àme  dans  la  passion  suit  la  perception  de  l'esprit,  de  même 
que  le  mouvement  des  esprits  animaux  dans  le  cerveau  suit 
les  traces  du  cerveau,  tant  celles  qui  réveillent  l'idée  princi- 
pale de  l'objet  de  la  passion,  que  les  autres  qui  y  ont  rap- 
port. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les  hommes  poussent  si  loin  leur 
haine  ou  leur  amour,  et  s'ils  font  des  actions  si  bizarres  et  si 
surprenantes.  Il  y  a  raison  particulière  de  tous  ces  effets, 
quoique  nous  ne  la  connaissions  pas.  Leurs  idées  accessoirt'S 
ne  sont  point  toujours  semblables  aux  nôtres;  nous  ne  les  pou- 
vons connaître.  Ainsi  il  y  a  toujours  quelque  raison  particulière 
qui  les  fait  agir  d'une  manière  qui  nous  parait  si  extravagante. 

CHAPITRE    Vil 


Des  passions  en  particulier,  et  premièrement  de  l'admiration  et  Ce  ses  mau- 
vais effets. 


Tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici  des  passions  est  général,  mais 
il  n'est  pas  fort  difficile  d'en  tirer  des  conséquences  particu- 
lières. Il  n'y  a  qu'à  faire  quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe 
dans  soi-même,  et  sur  les  actions  des  autres,  et  l'on  découvrira 
plus  de  ces  sortes  de  vérités  d'une  seule  vue,  que  l'on  n'en 
pourrait  exphquer  dans  des  temps  considérables.  Cependant,  il 
y  a  si  peu  de  personnes  qui  s'avisent  de  rentrer  dans  eux- 
mêmes  et  qui  fassent  pour  cela  quelque  effort  d'esprit,  qu'atin 
de  les  y  exciter  et  de  réveiller  leur  attention,  il  est  nécessaire 
de  descendre  qiielt{ue  peu  dans  le  particulier. 

(Juaiid  on  se  tàle  et  qu'on  se  fî*appe  soi-même,  il  semble  que 
Von  soil  presque  insensible  ;  mais  quand  on  est  seulement  tou- 
ché par  les  autres,  on  en  reçoit  un  sentiment  assez  vif  pour 
réveiller  lattention.  En  un  mot,  on  ne  se  chatouille  pas  soi- 
même,  on  ne  s'en  avise  pas,  et  l'on  n'y  réussirait  peut-être  pas, 
si  l'on  s'en  avisait.  C  est  à  peu  près  par  cette  même  raison  que 
l'esprit  ne  s'avise  pas  de  se  làter  et  de  se  sonder  soi-même, 
qu'il  se  dégoûte  incoutiuent  de  celte  sorte  de  recherclie,  et  qu'il 


520  DE   LA    RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

n'est  ordinairement  capable  de  reconnaître  et  de  sentir  toutes 
les  parties  de  son  àme,  que  lorsque  d'autres  les  touchent  et 
les  lui  font  sentir.  Ainsi  il  est  nécessaire,  pour  faciliter  à  quel- 
ques esprits  la  connaissance  d'eux-mêmes,  de  descendre  quelque 
peu  dans  le  particulier  des  passions,  afin  de  leur  apprendre, 
en  les  louchant,  toutes  les  parties  qui  les  composent. 

Ceux  qui  liront  ce  qui  suit,  doivent  néanmoins  être  avertis 
qu'ils  ne  sentiront  pas  toujours  que  je  les  touche,  et  qu'ils  ne 
se  reconnaîtront  pas  toujours  sujets  aux  passions  et  aux  erreurs 
dont  je  parlerai,  par  la  raison  que  toutes  les  passions  particu- 
lières ne  sont  pas  toujours  les  mêmes  dans  tous  les  hommes. 

Tous  les  hommes  ont  les  mêmes  inclinations  naturelles  qui 
n'ont  point  de  rapport  au  corps.  Ils  ont  même  toutes  celles  qui 
ont  rapport  au  corps,  lorsque  leur  corps  est  parfaitement  bien 
dispose.  Mais  les  divers  tempéraments  des  corps  et  leui's  chan- 
gements fréquents  causent  une  variété  infinie  dans  les  passions 
particulières.  Que  si  l'on  ajoute,  à  la  diversité  de  la  constitution 
du  corps,  celle  qui  vient  des  objets,  qui  font  des  impressions 
bien  ditférentes  sur  tous  ceux  qui  n'ont  pas  les  mêmes  emplois,, 
ni  la  môme  manière  de  vivre,  il  est  évident  que  tel  se  peut  sen- 
tir fortement  touché  en  quelque  endroit  de  son  àme  par  cer- 
taines choses,  qui  demeurera  entièrement  insensible  à  beaucoup 
d'autres.  Ainsi  on  se  tromperait  souvent,  si  on  jugeait  toujours 
par  ce  que  Ion  sent,  de  ce  que  les  autres  doivent  sentir. 

Je  ne  crains  point  de  me  tromper,  lorsque  j'assure  que  tous 
les  hommes  veulent  être  heureux  ;  car  je  sais  avec  une  entière 
certitude,  que  les  Chinois  et  les  Tartares,  que  les  anges  et  les 
démons  même,  enfin  que  tous  les  esprits  ont  de  l'inclination  pour 
la  félicité.  Je  sais  même  que  Dieu  ne  produira  jamais  aucun  es- 
prit sans  ce  désir.  Ce  n'est  point  l'expérience  qui  me  la  appris; 
jamais  je  ne  vis  ni  Chinois  ni  Tartare.  Ce  n'est  point  le  témoi- 
gnage intérieur  de  ma  conscience  ;  il  m'apprend  seulement  que 
je  veux  être  heureux.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  me  puisse  convain- 
cre intérieurement  que  tous  les  autres  hommes,  les  anges  et 
les  démons  veulent  être  heureux.  Il  n'y  a  que  lui  qui  puisse 
m'assurer,  qu'il  ne  donnera  jamais  l'être  à  aucun  esprit  qui  soit 
indifl'érent  pour  le  bonheur  ;  car  quel  autre  que  lui  pourrait 
m'assurer  positivement  de  ce  qu'il  fait,  et  même  de  ce  qu'il 
pense  ?  et  comme  il  ne  peut  jamais  me  tromper,  je  ne  puis  dou- 


DES   PASSIONS.  521 

ter  de  ce  qu'il  m'apprend.  Je  suis  donc  certain  qne  tous  les 
hommes  veulent  être  heureux,  parce  que  cette  inclination  est 
naturelle,  et  qu'elle  ne  dépend  point  du  corps. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  passions  particulières.  Si  je  suis 
passionné  pour  la  musique,  pour  la  danse,  pour  la  chasse  : 
j'aime  les  douceurs  ou  le  haut  goût  ;  je  ne  puis  rien  conclure  de 
certain  touchant  les  passions  des  autres  hommes.  Le  plaisirest 
sans  doute  doux  et  agréable  à  tous  les  hommes  ;  mais  tous  les 
hommes  ne  trouvent  pas  du  plaisir  dans  les  mêmes  choses. 
L'amour  du  plaisirest  une  incHnation  naturelle;  cet  amour  ne 
dépend  point  du  corps,  il  est  donc  général  à  tous  les  hommes. 
Mais  l'amour  de  la  musique,  de  la  chasse  ou  de  la  danse,  n'est 
pas  général ,  parce  que  la  disposition  du  corps  dont  il  dépend 
étant  différente  dans  tous  les  hommes,  toutes  les  passions  qui 
en  dépendent  ne  sont  pas  toujours  les  mêmes. 

Les  passions  générales,  comme  le  désir,  la  joie  et  la  tris- 
tesse, tiennent  le  milieu  entre  les  inclinations  naturelles  et  les 
passions  particulières.  Elles  sont  générales  comme  les  inclina- 
tions; mais  elles  ne  sont  pas  également  fortes,  parce  que  la 
cause  qui  les  produit  et  qui  les  entretient  n'est  pas  elle-mime 
également  agissante.  Il  y  a  une  variété  infinie  dans  les  degrés 
d'agitation  des  esprits  animaux,  dans  leur  abondance  et  leur 
disette,  leur  sohdité  et  leur  délicatesse,  et  dans  le  rapport  des 
fibres  du  cerveau  avec  ces  esprits. 

Ainsi  il  arrive  très  souvent  qu'on  ne  touche  les  autres  en  au- 
cun endroit  de  leur  âme,  lorsque  l'on  parle  des  passions  par- 
ticulières; mais  lorsqu'on  les  touche,  ils  en  sont  fortement  émus. 
Il  en  est  au  contraire  des  passions  générales  et  des  inclinations; 
on  touche  toujours  lorsque  l'on  en  parle  ;  mais  ou  touche 
d'une  manière  si  faible  et  si  languissante,  qu'on  ne  se  fait  pres- 
que pas  sentir.  Je  dis  ces  choses,  afin  que  l'on  ne  juge  pas  si  je 
me  trompe,  par  le  seul  sentiment  qu'on  a  déjà  reçu  de  ce  que 
j'ai  dit,  ou  que  l'on  recevra  de  ce  que  je  dirai  dans  la  suite, 
mais  par  la  considération  de  la  nature  dos  passions  dont  je  traite. 

Si  l'on  se  proposait  de  traiter  do  toutes  les  passions  particu- 
lières, ou  si  on  les  distinguait  par  les  objets  qui  les  excitent,  il 
est  visible  qu'on  ne  finirait  jamais,  et  qu'on  dirait  toujours  la 
môme  chose.  On  ne  finirait  jamais,  parce  que  les  objets  de  nos 


522  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

passions  sout  infinis,  et  l'on  dirait  toujours  la  même  choso, 
parce  que  l'on  traiterait  toujours  du  même  sujet.  Les  passions 
pailiculièrt's  pour  la  poésie,  pour  l'iiistoire,  pour  les  mathéma- 
tiques, pour  la  chasse  et  pour  la  danse,  ne  sont  qu'une  même 
passion;  car,  par  exemple,  les  passions  de  désir  ou  de  joie, 
pour  tout  ce  qui  plaît,  ne  sont  pas  différentes,  quoique  les  objets 
particuliers  qui  plaisent  soient  différents. 

Il  ne  faut  donc  p  is  multiplier  le  nombre  des  passions  selon 
le  nombre  des  objets,  qui  sont  infinis,  mais  seulement  selon  les 
principaux  rapports  qu'ils  peuvent  avoir  avec  nous.  Et  de  cette 
manière  on  reconnaîtra,  comme  nous  l'expliquerons  plus  bas, 
que  l'amour  et  l'aversion  sont  les  passions  mères,  qu'elles  n'en- 
gendrent point  d'autres  passions  générales  que  le  désir,  la  joie 
et  la  tristesse,  que  les  passions  particulières  ne  sont  composées 
que  de  ces  trois  primitives;  et  qu'elles  sont  d'autant  plus  com- 
posées, que  l'idée  principale  du  bien  ou  du  mal  qui  les  excite, 
est  accompagnée  d'un  plus  grand  nombre  d'idées  accessoires, 
ou  que  le  bien  et  le  mal  sont  plus  circonstanciés  par  rapport  à 
nous  1. 

Si  l'on  se  souvient  de  ce  que  l'on  a  dit  de  la  liaison  des  idées  2, 
et  que  dans  les  grandes  passions  les  esprits  animaux  étant 
extrêmement  agités,  réveillent  dans  le  cerveau  toutes  les  traces 
qui  ont  quelque  rapport  avec  l'objet  qui  nous  agite,  on  recon- 
naîtra qu'il  y  a  des  passions  différentes  d'une  infinité  de  façons, 
lesquelles  n'ont  point  de  nom  particulier,  et  qu'on  ne  peut 
expliquer  d'autre  manière  qu'en  disant  qu'elles  sont  inexplicables. 

Si  les  passions  primitives  de  la  combinaison,  desquelles  les 
autres  s'engendrent,  n'étaient  point  capables  du  plus  et  du 
moins,  on  n'aurait  pas  de  peine  à  déterminer  le  nombre  de 
toutes  les  passions.  Mais  le  nombre  des  passions  qui  se  font  de 
l'assemblage  des  autres  est  nécessairement  infini,  parce  qu'une 
même  passion  ayant  des  degrés  infini?-,  elle  peut  en  se  joignant 
avec  les  autres  se  combiner  en  une  iutinilé  de  manières.  De  sorte 
qu'il  n'y  a  peut-être  jamais  eu  deux  hommes  émus  d'une  même 
passion,  si  par  même  passion  l'on  entend  l'assemblage  de  tous 

'  Pour  toulo  cette  analyse  des  passions  dans  leurs  rapports  avec  l'esprit  et 
aver  le  roips,  Maleliraiiclie  fait  beaucoup  d'emprunts  au  Ti-aité  des  passiom 
de  Descartes. 

*  Liv.  '2  cliap.  5. 


DES    PASSIONS.  ^23 

les  mouvemeuts  égaux  et  de  tous  les  senlimenls  semblables  qui 
se  réveillent  eu  oous  à  l'occasioa  de  quelque  objet. 

Mais  le  plus  et  le  moins  ne  changent  point  l'espèce,  on  peut 
direque  le  nombre  des  passions  n'est  pas  inlini,  parce  que  les 
circonstances  qui  accompagnent  le  bien  et  le  mal  ne  sont  point 
intinies.  Mais  expliquons  nos  passions  en  particulier. 

Lorsque  nous  voyons  quelque  chose  pour  la  première  fois,  ou 
q:.e  l'ayant  déjà  vue  plusieurs  fois  accompagnée  de  certaines 
circonstances,  nous  la  voyons  revêtue  de  quelques  autres,  nous 
en  sommes  surpris  et  nous  l'admirons.  Ainsi  une  nouvelle  idée, 
ou  une  nouvelle  liaison  de  vieilles  idées,  cause  en  nous  une  pas- 
sion imparfaite,  qui  est  la  preraièi,'e  de  toutes,  et  que  l'on  nomme 
admiration.  Je  dis  que  cette  passion  est  imparfaite,  parce  qu'elle 
n'est  point  excitée  par  l'idée  ni  par  le  sentiment  du  bien  i. 

Le  cerveau  se  trouvant  alors  frappé  en  de  certains  endroits 
dans  lesquels  il  ne  l'avait  jamais  été,  ou  d'une  manière  toute 
nouvelle,  l'âme  en  est  sensiblement  touchée,  et  par  conséquent 
elle  s'applique  fortement  à  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  son 
objet  ;  par  la  même  raison,  qu'un  simple  chatouillement  à  la 
plante  des  pieds,  excite  dans  l'âme,  par  la  nouveauté  plutôt  que 
par  la  lorce  de  l'impression,  un  sentiment  très  sensible  et  très 
appliquant.  Il  y  a  encore  d'autres  raisons  de  l'application  de 
l'âme  aux  choses  nouvelles,  mais  je  les  ai  expliquées  en  parlant 
des  inclinations  naturelles  ;  on  ne  considère  ici  l'âme  que  par 
rapport  au  corps,  et  selon  ce  rapport,  c'est  l'émotion  extraor- 
dinaire dos  esprits  animaux  qui  est  la  cause  naturelle  de  son 
application  aux  choses  nouvelles  ;  car  les  émotions  ordinaires 
des  esprits  n'excitent  que  très  peu  n':'tre  attention. 

Dans  1  admiration,  précisément  comme  telle,  on  ne  considère 
les  ciioses  que  selon  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  ou  selon 
ce  qu'elles  paraissent  ;  on  ne  les  considère  point  par  rapport 
à  soi  :  on  ne  les  considère  point  comme  bonnes  ou  comme 
mauvaises.  Et  c'est  pour  cela  que  les  esprits  ne  se  répandent 
point  dans  les  muscles,  pour  donner  au  corps  la  disposition 
propre  à  la  recherche  du  bien  ou  à  la  fuite  du  mal,  et  qu'ils 
n'agitent  point  les  nerfs  qui  vont  au  cœur  et  aux  autres  vis- 

•  Comme  Descaries,  Mnlohranche  fait  de  l'admiration  la  première  ries  pas- 
sions, mais  ce  n'est,  suivant  lui,  qu'une  passion  imparfaite.  D'autres  cariô- 
sieus,  cûuirac  liossuet,   oui    nie  i(uu  l'aduiiraiioii  fût  uue  passion. 


Si*  DE    LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

cères,  pour  hàtei'  ou  pour  relarder  /a  fermeaiation  et  le  mou- 
vement du  sang,  comme  il  arrive  dans  toutes  les  autres  passions. 
Tout  ce  qu'il  y  a  d'esprits  tend  vers  le  cerveau  pour  y  tracer 
une  image  vive  et  distincte  de  l'objet  qui  surprend,  afin  que 
l'àme  le  considère  et  le  reconnaisse  ;  mais  tout  le  reste  du  corps 
demeure  comme  immobile  et  dans  la  même  posture.  Comme  il 
n'y  a  point  d'émotion  dans  l'âme,  il  n'y  a  point  aussi  de  mou- 
vement dans  le  corps. 

Si  les  choses  que  l'on  admire  paraissent  grandes,  l'admiration 
est  toujours  suivie  de  l'estime  et  quelquefois  de  la  vénération. 
Elle  est  au  contraire  toujours  accompagnée  de  mépris  et  quel- 
quefois de  dédain,  lorsqu'elles  paraissent  petites. 

L'idée  de  la  grandeur  produit  dans  le  cerveau  un  grand  mou- 
vement d'esprits  et  la  trace  qui  la  représente  se  conserve  fort 
longtemps.  Un  grand  mouvement  d'esprits  excite  aussi  dans 
i'àme  l'idée  de  la  grandeur,  et  il  arrête  beaucoup  l'esprit  à  la 
considération  de  cette  idée. 

L'idée  de  petitesse  produit  dans  le  cerveau  un  petit  mouve- 
ment d'esprits,  et  la  trace  qui  la  représente  ne  se  conserve  pas 
longtemps.  Un  petit  mouvement  d'esprits,  excite  aussi  dans 
l'âme  une  idée  de  petitesse,  et  il  arrête  peu  l'esprit  à  la  consi- 
dération de  cette  idée.  Ces  choses  méritent  fort  d'être  remar- 
quées. 

Lorsque  nous  nous  considérons  nous-mêmes,  ou  quelque 
chose  qui  nous  est  uni,  notre  admiration  n'est  jamais  sans  quel- 
que passion  qui  nous  agite.  Mais  notre  agilation  n'est  que  dans 
l'âme  et  dans  les  esprits  qui  vont  au  cœur,  parce  que  n'y  ayant 
point  de  bien  qu'il  faille  rechercher,  ni  de  mal  qu'il  faille  éviter, 
les  esprits  ne  se  répandent  point  dans  les  muscles  pour  dispo- 
ser le  corps  à  quel([ue  action. 

La  vue  de  la  perfection  de  son  être  ou  de  quelque  chose  qui 
lui  appartient,  produit  naturellement  l'orgueil,  ou  l'estime  de  soi- 
même,  le  mépris  des  autres,  la  joie  et  quelques  autres  passions. . 
La  vue  de  sa  propre  grandeur  produit  la  fierté;  la  vue  de  sa 
force,  la  générosité  ou  la  hardiesse  ;  et  la  vue  de  quehjue  autre 
qualité  avantageuse,  produit  naturellement  une  autre  passion 
qui  sera  toujours  une  espèce  d'orgueil. 

Au  contraire,  la  vue  de  quelque  imperfection  de  son  être  ou 
d'une  chose  qui  lui  appartient  produit  naturellement  l'humilité, 


DES    PASSIONS.  525 

le  mépris  de  soi-même,  le  respect  pour  les  autres,  la  tristesse 
et  quelques  autres  passions.  La  vue  de  sa  petitesse  produit  la 
bassesse;  la  vue  de  sa  faiblesse,  la  timidité,  et  la  vue  de  quel- 
que- qualité  désavantageuse  produit  naturellement  une  autre 
passion,  qui  sera  toujours  une  espèce  d'humilité.  Mais  cette  hu- 
milité aussi  bien  que  l'orgueil  dont  je  viens  déparier,  n'est  pro- 
prement ni  vertu  ni  vice.  Ce  ne  sont  l'un  et  l'autre  que  des  pas- 
sions ou  des  émotions  involontaires,  qui  sont  néanmoins  très 
utiles  à  la  société  civile,  et  même  absolument  nécessaires  en 
quelques  rencontres  pour  la  conservation  de  la  vie  ou  des  biens 
de  ceux  qui  en  sont  agités. 

Il  est  nécessaire,  par  exemple,  d'être  humble  et  timide,  et 
même  de  témoigner  au  dehors  la  disposition  de  son  esprit  par 
une  contenance  modeste  et  par  un  air  respectueux  ou  craintif, 
lorsqu'on  est  en  présence  d'une  personne  de  haute  qualité,  ou 
d'un  homme  fier  et  puissant  ;  car  il  est  presque  toujours  avan- 
tageux pour  le  bien  du  corps,  que  l'imagination  s'abatte  à  la 
vue  de  la  grandeur  sensible,  et  qu'elle  lui  donne  des  marques 
extérieures  de  sa  soumission  et  de  sa  vénération  intérieure. 
Mais  cela  se  fait  naturellement  et  machinalement,  sans  que  la 
volonté  y  ait  de  part,  et  souvent  même  malgré  toute  sa  résis- 
tance. Les  bêtes  mêmes  qui  ont  besoin,  comme  les  chiens,  de 
fléchir  ceux  avec  qui  elles  vivent,  ont  d'ordinaire  leur  machine 
disposée  de  manière  qu'elles  prennent  l'air  qu'elles  doivent  avoir, 
par  rapport  à  ceux  qui  les  environnent;  car  cela  est  absolu- 
ment nécessaire  pour  leur  conservation.  Et  si  les  oiseaux  ou 
quelques  autres  animaux  n'ont  point  la  disposition  du  corps 
propre  pour  prendre  cet  air,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  besoin  de 
lléchir  ceux  dont  ils  peuvent  par  la  fuite  éviter  le  courroux,  et 
dont  ils  peuvent  se  passer  pour  la  conservation  de  leur  vie. 

On  ne  peut  trop  considérer  que  toutes  les  passions  qui  sont 
excitées  en  nous  à  la  vue  de  quelque  chose  qui  est  hors  de  nous, 
répandent  machinalement  sur  le  visage  de  ceux  qui  en  sont 
trappes,  l'air  qui  leur  convient,  c'est-à-dire  un  air  qui,  par  son 
impression,  dispose  machinalement  tous  ceux  qui  le  voient,  à 
ces  passions  et  à  des  mouvements  utiles  au  bien  de  la  société. 
L'admiration  même,  lorsqu'elle  n'est  causée  en  nous,  que  par  la 
vue  de  quelque  chose  qui  est  hors  de  nous  et  que  les  autres 
peuvent  considérer,  produit  sur  notre  visage  un  ai'"  qui  im- 


526  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VÉRITÉ. 

prime  machinalement  l'admiration  dans  les  autres;  et  qui  agit 
même  sur  leur  cerveau  d'une  manière  si  bien  réglée,  que  les 
esprits  qui  y  sont  contenus,  sont  poussés  dans  les  muscles  de 
leur  visage  pour  y  former  un  air  tout  semblable  au  nôtre. 

Cette  communication  des  passions  de  l'âme  et  des  mouve- 
ments des  esprits  animaux,  pour  unir  ensemble  les  hommes 
par  rapport  au  bien  et  au  mal  et  pour  les  rendre  entièrement 
sembla l)les  les  uns  aux,  autres,  non  seulement  par  la  disposition 
de  leur  esprit,  mais  encore  par  la  situation  de  leur  corps,  est 
d'auiant  plus  grande  et  plus  remarquable,  que  les  passions  sont 
plus  violentes,  parce  qu'alors  les  esprits  animaux  sont  agités 
avec  plus  de  force.  Or  cela  doit  être  ainsi,  parce  que  les  biens 
et  les  maux  étant  plus  grands  ou  plus  présents,  il  faut  s'y  ap- 
pliquer davantage ,  et  s"unir  plus  fortement  les  uns  avec  les 
autres  pour  les  ouïr  ou  pour  les  rechercher.  Mais  lorsque  les 
passions  sont  fort  modérées,  comme  l'est  ordinairement  l'ad- 
miration, elles  ne  se  communiquent  pas  sensiblement,  et  ne 
répandent  presque  pas  l'air  par  lequel  elles  ont  de  coutume  de 
se  communiquer.  Comme  rien  ne  presse,  il  n'est  pas  à  propos 
qu'elles  fassent  effort  sur  l'imagination  des  autres,  ni  qu'elles 
les  détournent  de  leurs  occupations,  auxquelles  il  est  peut-être 
plus  nécessaire  qu'ils  s'emploient,  qu'à  considérer  les  causes 
de  ces  passions. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  merveilleux  que  cette  économie  de  nos 
passions,  et  que  cette  disposition  de  notre  corps  par  rapport 
aux  objets  qui  nous  environnent.  Tout  ce  qui  se  passe  en  nous 
machinalement  est  très  digne  de  la  sagesse  de  celui  qui  nous  a 
faits.  Et  comme  Dieu  nous  a  rendus  capables  de  toutes  les  pas- 
sions qui  nous  agitent ,  afin  principalement  de  nous  lier  avec 
toutes  les  choses  sensibles,  pour  la  conservation  de  la  société 
et  de  notre  être  sensible,  son  dessein  s'exécute  si  fidèlement 
par  la  construction  de  son  ouvrage,  qu'on  ne  peut  s'empêcher 
d'en  admirer  l'artifice  et  les  ressorts. 

Cependant  nos  passions  et  tous  ces  liens  imperceptibles,  par 
lesquels  nous  tenons  à  tout  ce  qui  nous  environne,  sont  sou- 
vent par  notre  faute  des  causes  très  considérables  de  nos  er- 
reurs et  de  nos  désordres  ;  car  nous  ne  faisons  point  l'usage 
que  nous  devons  faire  de  nos  passions  :  nous  leur  permetions 
toutes  choses  ;  et  nous  ne  savons  pas  même  les  bornes  que 


DES    PASSIONS.  527 

nous  devons  prescrire  à  leur  puissance.  Ainsi  les  passions 
même  qui,  con:me  l'admiration,  sont  très  faibles,  et  qui  nous 
agitent  le  moins,  ont  assez  de  force  pour  nous  faire  tomber 
dans"  l'erreur.  En  voici  quelques  exemples. 

Lorsque  les  hommes,  et  principalement  ceux  qui  ont  l'ima- 
gination vigoureuse,  se  considèrent  par  leur  plus  bel  endroit, 
ils  sont  presque  toujours  très  satisfaits  d'eux-mêmes,  et  leur 
satisfaction  intérieure  ne  manque  jamais  de  s'augmenter,  lors- 
qu'ils se  comparent  aux  autres  qui  n'ont  pas  tant  de  mouve- 
ment qu'eux.  D'ailleurs  il  y  a  tant  de  gens  qui  les  admirent,  et 
il  y  en  a  si  peu  qui  leur  résistent,  avec  succès  et  avec  applau- 
dissement (car  applaudit-on  jamais  à  la  raison  en  présence 
d'une  imagination  forte  et  vive).  Enfin  il  se  forme  sur  le  visage 
de  ceux  qui  les  écoutent,  un  air  si  sensible  de  soumission  et 
de  respect,  et  des  traits  si  vifs  d'admiration  à  chaque  mot 
nouveau  qu'ils  profèrent,  qu'ils  s'admirent  aussi  eux-mêmes, 
et  que  leur  imagination  qui  leur  grossit  tous  leurs  avantages, 
les  rend  extrêmement  contents  de  leur  personne.  Car,  si  l'on 
ne  peut  voir  un  homme  passionné  sans  recevoir  l'impression 
de  sa  passion,  et  sans  entrer  en  quelque  manière  dans  ses 
sentiments,  comment  serait-il  possible  que  ceux  qui  sont  en- 
vironnés d'un  grand  nombre  d'adorateurs,  ne  donnassent 
quelque  entrée  à  une  passion  qui  tlatte  si  agréablement  l'amour 
propre  ? 

Or  cette  haute  estime,  que  les  personnes  d'imagination  forte 
et  vive  ont  d'elles-mêmes  et  de  leurs  qualités,  leur  entle  le 
courage,  et  leur  fait  prendre  l'air  dominant  et  décisif.  Ils 
n'écoulent  les  autres  qu'avec  mépris  ;  ils  ne  leurrépondonl  qu'en 
raillant,  ils  ne  pensent  que  par  rapport  à  eux.  Et  regardant 
comme  une  espèce  de  servitude  l'attention  de  l'esprit,  si  néces- 
saire  pour  découvi'ir  la  vérité,  ils  sont  entièrement  indiscipli- 
nables.  L'orgueil,  l'ignorance  et  l'aveuglement  vont  toujours 
de  compagnie.  Les  esprits  forts,  ou  plutôt  les  esprits  vains  et 
superbes,  ne  veulent  pas  être  disciples  de  la  vérité;  ils  ne  ren- 
trent dans  eux-mêmes  que  pour  se  contempler  et  pour  s'ad- 
mirer. Ainsi  celui  qui  résiste  aux  superbes,  luit  au  milieu  de 
leurs  ténèbres  sans  que  leurs  ténèbres  soient  dissipées. 

Il  y  au  contraire  une  certaine  disposition  dans  les  esprits 
animaux  et  dans  le  sang,  laquelle  nous  donne  un  sentiment 


528  DE    LA   RÉCHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

trop  bas  de  nous-mêmes.  La  disette,  la  lenteur,  et  la  délica- 
tesse des  esprits  animaux  jointes  avec  la  grossièreté  des 
fibres  du  cerveau,  nous  rendent  rimagination  faible  6t  languis- 
sante. Et  la  vue,  ou  plutôt  le  sentiment  confus  de  celte  fai- 
blesse ou  de  cette  langueur  de  notre  imagination,  nous  fait 
entrer  dans  une  espèce  d'humilité  vicieuse,  qu'on  peut  appe- 
ler bassesse  d'esprit. 

Tous  les  hommes  sont  capables  de  la  vérité,  mais  ils  ne  s'a- 
dressent point  à  celui  qui  seul  est  capable  de  l'enseigner.  Les 
superbes  se  tournent  vers  eux-mêmes,  ils  n'écoutent  qu'eux- 
mêmes  ;  et  ces  faux  humbles  se  tournent  vers  les  superbes,  et 
s'assujettissent  à  toutes  leurs  décisions.  Les  uns  et  les  autres 
n'écoutent  que  des  hommes.  L'esprit  des  superbes  obéit  à  la 
fermentation  de  leur  propre  sang,  c'est-à-dire  à  leur  propre 
imagination  ;  l'esprit  des  faux  liumbles  se  soumet  à  l'air  domi- 
nant des  superbes.  Ainsi  les  uns  et  les  autres  sont  assujettis  à 
la  vanité  et  au  mensonge.  Le  superbe  est  un  homme  riche  et 
puissant,  qui  a  un  grand  équipage,  qui  mesure  sa  grandeur 
par  celle  de  son  train,  et  sa  force  par  celle  des  chevaux  qui 
tirent  son  carrosse.  Le  faux  humble,  ayant  le  même  esprit  et 
les  mêmes  principes,  est  un  misérable,  pauvre,  faible  et  lan- 
guissant, et  qui  s'imagine  qu'il  n'est  presque  rien,  parce  qu'il 
ne  possède  rieni.  Cependant  notre  équipage  n'est  pas  nous, 
et  tant  s'en  faut  que  l'abondance  du  sang  et  des  esprits,  que  la 
vigueur  et  Timpétuosité  de  l'imagination  nous  conduisent  à  la 
vérité,  qu'au  contraire,  il  n'y  a  rien  qui  nous  en  détourne  da- 
vantage. Ce  sont  des  hébétés,  s'il  est  permis  de  les  appeler 
ainsi,  ces  esprits  froids  et  languissants,  qui  sont  les  plus  ca- 
pables de  découvrir  les  vérités  les  plus  solides  et  les  plus 
cachées.  Ils  peuvent  écouter,  dans  un  plus  grand  silence  de 
leurs  passions,  la  vérité  qui  les  enseigne  dans  le  plus  secret 
de  leur  raison;  mais  malheureusement  pour  eux  ils  ne  pensent 
point  à  s'appliquer  à  ses  paroles.  Elle  parle  sans  éclat  sensible 
et  d'une  voix  basse,  et  ce  n'est  que  le  bruit  qui  les  réveille.  Il 
n'y  a  que  le  brillant,  que  le  grand  et  magnifique  en  apparence,  et 
selon  le  jugement  des  sens  qui  les  convainque  :  ils  se  plaisent 


*  Ce  passage  in^'rite  d'être  rapproclié  du  double  porlrait  de  Philénion  et  de 
Phédon  dans  les;  Caractères  do  la  Bruyère. 


DES    PASSIONS.  529 

à  se  laisser  éblouir.  Ils  aiment  mieux  entendre  ces  philosophes 
qui  ne  racontent  que  leurs  visions  et  leurs  songes,  et  qui  as- 
surent, comme  les  faux  prophètes,  que  la  vérité  leur  a  parlé, 
lorsque  la  vérité  ne  leur  a  point  parlé,  que  d'entendre  la  vérité 
même.  Il  y  a  plus  de  quatre  mille  ans  que  l'orgueil  humain 
leur  débite  des  mensonges  sans  qu'ils  s'y  opposent  ;  ils  les  res- 
pectent même  et  les  conservent  comme  des  traditions  saintes 
et  divines.  Il  semble  que  le  Dieu  de  la  vérité  ne  soit  plus 
avec  eux  ;  ils  ne  pensent  plus  à  lui,  ils  ne  le  consuitenl  plus  ; 
ils  ne  méditent  plus,  et  ils  couvrent  leur  paresse  et  leur  non- 
chalance des  apparences  trompeuses  d'une  sainte  humilité. 

Il  est  vrai,  que  nous  ne  pouvons  découvrir  la  vérité  par  nous- 
mêmes,  mais  nous  le  pouvons  toujours  avec  celui  qui  nous 
éclaire  ;  et  nous  ne  le  pouvons  jamais  par  le  secours  de  tous 
les  hommes  joints  ensemble.  Ceux  même  qui  la  connaissent  le 
mieux  ne  nous  la  sauraient  faire  voir,  si  nous  n'interrogeons 
nous-mêmes  celui  qu'ils  ont  interrogé,  et  s'il  ne  répond  à  notre 
attention  comme  il  a  répondu  à  la  leur.  Il  ne  faut  donc  point 
croire  ies  hommes  parce  que  les  hommes  ont  parlé,  car  tout 
homme  est  trompeur  ;  mais  parce  que  celui  qui  ne  peut  trom- 
per, nous  a  parlé,  et  nous  devons  sans  cesse  interroger  celui 
qui  ne  peut  jamais  tromper.  'Nous  ne  devons  point  croire  ceux 
qui  ne  parlent  qu'aux  oreilles,  qui  n'instruisent  que  le  corps, 
qui  n'agissent  au  plus  que  sur  l'imaginalion.  Mais  nous  devons 
écouter  attenlivement,  et  croire  fidèlement  celui  qui  parle  à 
l'esprit,  qui  instruit  la  raison,  et  qui  pénétrant  jusque  dans  le 
plus  secret  de  l'homme  intérieur ,  est  capable  de  l'éclairer  et 
de  le  fortifier  contre  l'homme  extérieur  et  sensible,  qui  le  sé- 
duit et  qui  le  maltraite  sans  cesse.  Je  répète  souvent  ces 
choses  parce  que  je  les  crois  ti-ès  dignes  d'une  sérieuse  réflexion. 
C'est  Dieu  seul  qu'il  faut  honorer;  il  n'y  a  que  lui  qui  soit 
capable  de  répandre  en  nous  la  lumière,  comme  il  n'y  a  que 
lui  qui  soit  capable  de  produire  en  nous  les  plaisirs. 

Il  se  rencontre  quelquefois  dans  les  esprits  animaux  et  dans 
le  reste  du  corps,  5ne  certaine  disposition  qui  excite  à  la  chasse, 
à  la  danse,  à  la  course  et  généralement  à  tous  les  exercices, 
où  la  force  et  l'adresse  du  corps  paraissent  le  plus.  Cette  dis- 
position est  fort  ordinaire  aux  jeunes  gens,  et  principalement  à 
ceux  dont  le  corps  n'est  pas  encore  tout  à  fait  formé.  Les  en- 
T.  I.  30 


530  DE   LA    RECHERCHE    DE    LA    VKRITÉ. 

fants  ne  peuvent  demeurer  en  place,  ils  sont  toujours  en  action, 
lorsqu'ils  suivent  leur  humeur.  Comme  leurs  muscles  ne  sont 
pas  encore  fortifiés,  ni  même  tout  à  fait  achevés,  Dieu  qui, 
comme  Auteur  de  la  nature,  règle  les  plaisirs  de  l'àrac  par  rap- 
port au  bien  du  corps,  leur  fait  trouver  du  plaisir  dans  l'exer- 
cice, afm  que  leur  corps  se  fortifie.  Ainsi  dans  le  temps  que  les 
chairs  et  les  fibres  des  nerfs  sont  encore  molles,  les  chemins 
par  lesquels  il  est  nécessaire  que  les  esprits  animaux  s'écou- 
lent pour  produire  toutes  sories  de  mouvements,  se  tracent  et 
se  conservent,  et  il  ne  s'amasse  point  d'humeurs  qui  les  fer- 
ment, ou  qui  s'étant  pourries  corrompent  quelque  partie. 

Le  sentiment  confus  que  les  jeunes  gens  ont  de  la  disposition 
de  leur  corps,  fait  qu'ils  se  plaisent  dans  la  vue  de  sa  force  et 
de  son  adresse.  Ils  s'admirent  lorsqu'ils  en  savent  mesurer  les 
mouvements,  ou  lorsqu'ils  sont  capables  d'en  faire  d'extraordi- 
naires ;  ils  souhaitent  même  d'être  en  présence  de  gens  qui  les 
considèrent  et  qui  les  admirent.  Ainsi  ils  se  fortifient  peu  à  peu 
dans  la  passion  pour  tous  les  exercices  du  corps,  laquelle  est 
une  des  principales  causes  de  l'ignorance  et  de  la  brutalité  des 
hommes.  Car  outre  le  temps  que  l'on  perd  dans  ces  exercices, 
le  peu  d'usage  que  l'on  fait  de  son  esprit,  est  cause  que  la 
partie  principale  du  cerveau,  dont  la  flexibilité  fait  la  force  et 
la  vivacité  de  l'esprit,  devient  entièrement  inflexible,  et  que  les 
esprits  animaux  ne  se  répandent  pas  facilement  dans  le  cer- 
veau d'une  manière  propre  pour  penser  à  ce  que  l'on  veut. 

C'est  ce  qui  rend  la  plupart  des  gens  de  guerre  et  de  la  no- 
blesse incapables  de  s'appliquer  à  quoi  que  ce  soit.  Ils  rai- 
sonnent de  toutes  choses  à  la  cavalière,  comme  l'on  dit  ordi- 
nairement; et  si  l'on  prétend  leur  dire  ce  qu'ils  ne  veulent  pas 
entendre,  au  lieu  de  penser  à  ce  qu'il  faut  répondre,  leurs 
esprits  animaux  se  conduisent  insensiblement  dans  les  muscles 
qui  font  lever  le  bras.  Ils  répondent  presque  sans  réflexion 
par  quelque  coup  on  par  quelque  geste  menaçant,  à  cause 
que  les  esprits  étant  agités  par  les  paroles  qu'ils  entendent,  ils 
se  portent  vers  les  endroits  les  plus  ouverts  par  l'habiludo  de 
l'exercice.  Le  sentiment  qu'ils  ont  de  la  force  de  leurs  corps 
les  confirme  dans  ces  manières  insolentes,  et  la  vue  de  l'air  res- 
pectueux de  ceux  qui  les  écoutent,  leur  imprime  une  sotte 
confiance,  pour  dire  fièrement  et  brutalement  des  sottises,  lis 


DES    PASSiUiNS.  531 

croienl  même  avoir  dit  de  belles  et  bonne  choses,  parce  que 
la  crainte  et  la  prudence  des  autres  leur  ont  été  favorables. 

Il  n'est  pas  possible,  de  sètre  appliqué  à  quelque  étude,  ou 
lie  faire  actuellement  profession  de  quelque  science,  sans  qu'on 
,  le  sache  ;  on  ne  peut  être  auteur  ou  docteur,  sans  s'en  sou- 
venir. Mais  ce  seul  souvenir  produit  naturellement  dans  l'es- 
prit de  bien  des  gens  un  si  grand  nombre  de  défauts,  qu'il  leur 
serait  1res  avantageux  de  n'avoir  point  la  qualité  dont  ils  se 
font  honneur.  Comme  ils  s'imaginent  qu'elle  fait  leur  plus  bel 
endroit,  ils  la  considèrent  toujours  avec  plaisir  ;  ils  la  présentent 
aux  autres  avec  toute  l'adresse  possible,  et  ils  prétendent 
qu'elle  leur  donne  droit  de  juger  de  toutes  choses  sans  les  exa- 
miner. Si  l'on  est  assez  imprudent  pour  les  contredire,  ils  tâchent 
d'abord  d'insinuer  avec  adresse  et  avec  un  air  de  douceur  et 
charité  ce  qu'ils  sont,  et  le  droit  qu'ils  ont  de  décider.  Mais 
si  l'on  est  ensuite  assez  hardi  pour  leur  résister,  et  qu'ils  man- 
quent de  réponse ,  ils  disent  alors  ouvertement  et  ce  qu'ils 
pensent  d'eux-mêmes,  et  ce  qu'ils  pensent  de  ceux  qui  leur 
résistent. 

Tout  sentiment  intérieur  de  quelque  avantage  que  l'on  pos- 
sède, enfle  naturellement  le  courage.  Un  cavalier  qui  se  sent 
bien  monté  et  bien  armé,  qui  ne  manque  ni  de  sang  ni  d'es- 
prits, est  prêt  de  tout  entreprendre  ;  la  .disposition  où  il  se 
trouve  le  rend  généreux  et  hardi.  Il  en  est  de  même  d'un 
homme  d'étude,  lorsqu'il  se  croit  savant,  et  que  l'entlure  de 
son  cœur  lui  a  corrompu  l'esprit.  Il  devient,  si  cela  se  peut 
dire,  généreux  et  hardi,  contre  la  vérité.  Quelquefois  il  ia 
combat  témérairement  sans  la  reconnaître,  et  quelquefois  il  la 
trahit  après  l'avoir  reconnue  ,  et  se  confiant  dans  sa  fausse 
érudition,  il  est  toujours  prêt  de  soutenir  l'aftirmative  ou  la 
négative,  selon  que  l'esprit  de  contradiction  le  possède. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  qui  ne  se  piquent  point  de 
science;  ils  ne  sont  point  décisifs.  Il  est  rare  qu'ils  parlent,  s'ils 
n'ont  quelque  chose  à  dire  ;  et  il  arrive  même  assez  souvent 
qu'ils  se  taisent  dans  le  temps  qu'ils  devraient  parler.  Ils  n'ont 
point  cette  réputation  et  ces  marques  extérieures  de  science, 
lesquelles  engagent  à  parler  sans  savoir  ce  qu'on  dit;  ils  peuvent 
se  taire.  Mais  les  savants  appréhendent  de  demeurer  sans  rien 
dire  ;  car  ils  savent  bien  qu'on  les  méprisera   s'ils  se  taisent, 


532  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA   VÉRITÉ. 

lors  même  qu'ils  n'ont  rien  à  dire,  et  qu'on  ne  les  méprisera 
pas  toujours,  quoiqu'ils  ne  disent  que  des  sottises,  pourvu 
qu'ils  les  disent  d'une  manière  scientifique. 

Ce  qui  rend  les  hommes  capables  de  penser,  les  rend  capa- 
bles de  la  vérité  ;  miais  ce  ne  sont  ni  les  honneurs,  ni  les  ri- 
chesses, ni  les  degrés,  ni  la  fausse  érudition  qui  les  rendent 
capables  de  penser  :  c'est  leur  nature.  Ils  sont  faits  pour  penser, 
parce  qu'ils  sont  faits  pour  la  vérité.  La  santé  même  du  corps 
ne  les  rend  point  capables  de  bien  penser;  tout  ce  qu'elle  peut 
faire  est  de  n'y  mettre  pas  un  si  grand  empêchement  que  la 
maladie.  Notre  corps  nous  aide  en  quelque  manière  à  sentir  et 
à  imaginer,  mais  il  ne  nous  aide  point  à  concevoir.  Car,  quoique 
sans  le  secours  du  corps  nous  ne  puissions,  en  méditant,  fixer 
nos  idées,  contre  l'effort  continuel  des  sens  et  des  passions,  qui 
les  troublent,  qui  les  effacent,  à  cause  que  nous  ne  pouvons 
présentement  vaincre  le  corps  que  par  le  corps;  cependant  il 
est  visible  que  le  corps  ne  peut  éclairer  l'esprit,  ni  produire  en 
lui  la  lumière  de  l'intelligence.  Car  toute  idée  qui  découvre  la 
vérité,  vient  de  la  vérité  même.  Ce  que  l'àme  reçoit  par  le  corps, 
n'est  que  pour  le  corps,  et  lorsqu'elle  se  tourne  vers  les  fan- 
tômes, elle  ne  voit  que  des  illusions  et  des  fantômes  :  je  veux 
dire  qu'elle  ne  voit  point  les  choses  comme  elles  sont  en  elles- 
mêmes,  mais  seulement  les  rappoi'ts  qu'elles  peuvent  avoir  avec 
le  corps. 

Si  l'idée  de  grandeur  ou  de  petitesse  que  nous  avons  de  nous- 
mêmes,  nous  est  souvent  une  occasion  d'erreurs,  l'idée  oue 
nous  avons  des  choses  qui  sont  hors  de  nous  et  qui  ont  quelque 
rapport  à  nous,  ne  fait  pas  une  impression  moins  dangereuse. 
Nous  venons  de  dire  que  l'idée  de  grandeur  est  toujours 
accompagnée  d'un  grand  mouvement  d'esprits,  et  qu'un  grand 
mouvement  d'esprits  est  toujours  accompagné  d'une  idée  de 
grandeur,  et  qu'au  contraire  l'idée  de  petitesse  est  toujours 
accompagnée  d'un  petit  mouvement  d'esprits,  et  qu'un  p  nit 
mouvement  d'esprits  est  toujours  accompagné  d'une  idée  de 
.petitesse.  De  ce  princ'pe,  il  est  facile  de  conclure  que  les  choses 
qui  produisent  en  nous  de  grands  mouvements  d'esprits,  doi- 
vent naturellement  nous  paraître  avoi'"  plus  de  grandeur;  c'est- 
à-dire  plus  de  force,  plus  de  réalité,  plus  de  perfection  que  les 
autres,  car  par  grandeur  j'entends  toutes  ces  choses  et  plu- 


DES    PASSIONS.  333 

sieurs  autres.  Ainsi  les  biens  sensibles  nous  doivent  paraître 
plus  grands  et  plus  solides  que  ceux  qui  ne  se  font  point  sentir, 
si  nous  en  jugeons  par  le  mouvement  des  esprits,  et  non  point 
par  l'idée  pure  de  la  vérité.  Une  grande  maison,  un  train  ma- 
gnifique, un  bel  ameublement,  des  charges,  des  honneurs,  des 
richesses  paraissent  avoir  plus  de  grandeur  et  de  réalité  que 
la  vertu  et  que  la  justice. 

Quand  on  compare  la  vertu  aux  richesses  par  la  vue  claire 
de  Tosprit,  alors  on  leur  préfère  la  vertu  ;  mais  lorsqu'on  fait 
usage  de  ses  yeux  et  de  son  imagination,  et  que  l'on  ne  juge  de 
ces  choses  que  par  l'émotion  des  esprits  qu'elles  excitent  en 
nous,  on  préfore  sans  doute  les  richesses  à  la  vertu. 

C'est  par  ce  principe  que  nous  pensons  que  les  choses  spiri- 
tuelles, ou  qui  ne  se  font  point  sentir  ne  sont  presque  rien, 
que  les  idées  de  notre  esprit  sont  moins  nobles  que  les  objets 
qu'elles  représentent,  qu'il  y  a  moins  de  réalité  et  de  substance 
dans  l'air  que  dans  les  métaux,  dans  l'eau  que  dans  la  glace, 
que  les  espaces,  depuis  la  terre  jusqu'au  tirraament,  sont  vides, 
ou  que  les  corps  qui  les  remphssent,  n'ont  point  tant  de  réalité 
et  de  sohdilé  que  le  soleil  et  les  étoiles.  Entin  si  nous  tombons 
en  une  intinité  d'erreurs  sur  la  nature  et  sur  la  perfection  de 
chaque  chose,  c'est  que  nous  raisonnons  sur  ce  faux  principe. 

Un  grand  mouvement  d'esprits,  et  par  conséquent  une  forte 
passion  accompagnant  toujours  une  idée  sensible  de  grandeur, 
et  un  petit  mouvement  d'esprits,  et  par  conséquent  une  faible 
passion  accompagnant  aussi  une  idée  sensible  de  petitesse,  on 
s'applique  beaucoup  et  l'on  emploie  trop  de  temps  à  l'étude  de 
tout  ce  qui  excite  ime  idée  sensible  de  grandeur,  et  l'on  né- 
glige tout  ce  qui  ne  donne  qu'une  idée  sensible  de  petitesse. 
Ces  grands  corps  par  exemple  qui  roulent  sur  nos  tètes,  ont  fait 
de  tous  temps  impression  sur  les  esprits  ;  on  les  a  d'abord 
adorés  à  cause  de  l'idée  sensible  de  leur  grandeur  et  do  leur 
éclat.  Quelques  génies  plus  hardis  en  ont  examiné  les  mouve- 
ments, et  ces  astres  ont  été  dans  tous  les  siècles,  l'objet  ou  de 
l'étude,  ou  de  la  vénération  de  beaucoup  de  gens.  On  peut 
même  penser  que  la  crainte  de  ces  inlluenees  imaginaires,  qui 
effrayent  encore  présentement  les  astrologues  et  les  esprits  fai- 
bles, est  une  espèce  d'adoration  qu'une  imagination  abattue  rend 
à  l'idée  de  grandeur  qui  représente  les  corps  célestes. 

30. 


534  DR    LA    HFXHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

Le  corps  de  l'homme  an  contraire,  infiniment  pins  admirable 
et  pins  digne  de  notre  application,  qne  tout  ce  qu'on  peut  savoir 
de  Jupiter,  de  Saturne  et  de  toutes  les  autres  planètes,  n'est 
presque  point  connu.  L'idée  sensible  des  parties  de  chair  dissé- 
quée n'a  rien  de  grand,  et  cause  même  du  dégoût  et  de  l'hor- 
reur, de  sorte  que  ce  n'est  que  depuis  quelques  années,  que 
les  personnes  d'esprit  regardent  l'anatomie  comme  une  science 
qui  mérite  leur  application.  Il  s'est  trouvé  des  princes  et  des 
rois  astronomes,  et  qui  faisaient  gloire  de  l'être.  La  grandeur 
des  astres  semblait  s'accommoder  avec  la  grandeur  de  leur 
dignité.  Mais  je  ne  crois  pas  que  l'on  en  ait  vu  qui  se  soient  fait 
honneur  de  savoir  l'anatomie,  et  de  bien  disséquer  un  cœur  et 
un  cerveau.  Il  en  est  de  même  de  beaucoup  d'autres  sciences. 

Les  choses  rares  et  extraordinaires  produisent  dans  les  esprits 
des  mouvements  plus  grands  et  plus  sensibles,  que  celles  qui  se 
voient  tous  les  jours;  on  les  admire,  on  y  attache  par  consé- 
quent quelque  idée  de  grandeur  et  elles  excitent  ainsi  dans  les 
esprits  des  passions  d'estime  et  de  respect.  C'est  ce  qui  renverse 
la  raison  de  bien  des  gens;  il  y  en  a  beaucoup  qui  sont  si  res- 
pectueux et  si  curieux  pour  tout  ce  qui  nous  reste  de  l'antiquité, 
pour  tout  ce  qui  vient  de  loin,  ou  qui  est  rare  et  extraordinaire, 
que  leur  esprit  en  est  comme  esclave;  car  l'esprit  n'ose  juger 
ou  se  mettre  au-dessus  de  ce  qu'il  respecte. 

Il  est  vrai  qu'il  n'y  a  pas  grand  danger  pour  la  vérité,  que 
des  gens  aiment  les  médailles,  les  armes,  et  les  habillements 
des  anciens,  ou  ceux  des  Chinois  ou  des  sauvages.  Il  n'est  pas 
tout  à  fait  inutile  de  savoir  la  carte  de  l'ancienne  Rome,  ou  les 
chemins  de  Tonkin  à  Nan-King-,  quoiqu'il  soit  plus  utile  pour  nous 
de  savoir  ceux  de  Paris  à  Saint-Germain  ou  à  Versailles.  Enfin 
on  ne  peut  trouver  à  redire  que  des  gens  veuillent  savoir  au  vrai 
l'histoire  de  la  guerre  des  Grecs  avec  les  Perses,  ou  des  Tartares 
avec  les  Chinois,  et  qu'ils  aient  pour  Thucydide  et  pour  Xéno- 
plion,  ou  pour  tout  autre  qu'il  vous  plaira,  une  inclination  extra- 
ordinaire. Mais  on  ne  peut  souffrir  que  l'admiration  pour  l'an- 
tiquilé  se  rende  maîtresse  de  la  raison;  qu'il  soit  comme  défendu 
de  faire  usage  de  son  esprit  pour  examiner  les  senlimenls  des 
anciens,  et  que  ceux  qui  en  découvrent,  et  qui  en  démnntrent 
la  fausseté,  passent  pour  présomptueux  et  pour  téméraires. 

Les  vérités  sont  de  tous  les  temps.  Si  Aristote  en  a  découvert 


DES    PASSIONS.  535 

quelques-unes,  l'ou  en  peut  aussi  découvrir  aujourd'hui.  Il  faut 
prouver  les  opinions  de  cet  auteur  par  dos  raisons  que  l'on  puisse 
recevoir;  car  si  les  opinions  d'Aristote  étaient  solides  de  son 
temps,  elles  le  seront  encore  maintenant.  C'est  une  illusion  que 
de  prétendre  prouver  par  des  autorités  humaines  les  vérités  de 
la  nature.  Peut-être  que  l'on  peut  prouver  qu'Aristole  a  eu  de 
certaines  pensées  sur  de  certains  sujets;  mais  ce  n'est  pas  être 
fort  raisonnable  que  de  lire  Aristote,  ou  quelque  auteur  que  ce 
soit,  avec  beaucoup  d'assiduité  et  de  peine,  pour  en  apprendre 
historiquement  les  opinions,  et  pour  en  instruire  les  autres. 

On  ne  peut  considérer  sans  quelque  émotion  que  certaines 
universités,  qui  ne  sont  établies  que  pour  la  recherche  et  la 
défense  de  la  vérité,  soient  devenues  des  sectes  particulières, 
qui  font  gloire  d'étudier,  de  défendre  les  sentiments  de  quelques 
hommes.  On  ne  peut  lire  sans  quelque  indignation  les  livres  que 
les  philosophes  et  les  médecins  composent  tous  les  jours,  dans 
lesquels  les  citations  sont  si  fréquentes,  qu'on  les  prendrait 
plutôt  pour  des  éci'its  de  théologiens  et  de  canonistes,  que  pour 
des  traités  de  physique  ou  de  médecine.  Car  le  moyen  de  souf- 
frir qu'on  abandonne  la  raison  et  l'expérience  pour  suivre  aveu- 
glément les  imaginations  d'Aristote,  de  Platon,  d'Épicure,  ou  de 
quelque  autre  philosoplie  que  ce  puisse  être. 

Cependant  on  demeurerait  peut-être  immobile  et  sans  parole 
à  la  vue  d'une  conduite  si  étrange,  si  l'on  ne  se  sentait  point 
blessé,  je  veux  dire  si  ces  messieurs  ne  combattaient  point 
contre  la  vérité,  à  laquelle  seule  on  croit  devoir  s'attacher.  Mais 
1  admiration  pour  les  rêveries  des  anciens  leur  inspire  un  zèle 
aveugle  contre  les  vérités  nouvellement  découvertes;  ils  les 
décrient  sans  les  savoir,  ils  les  coinbalteut  sans  les  comprendre, 
et  ils  répandent  par  la  force  de  leur  imagination,  dans  l'esprit 
et  dans  le  cœur  de  ceux  qui  les  approchent  et  qui  les  admirent, 
les  mêmes  sentiments  dont  ils  sont  prévenus. 

Comme  ils  ne  jugent  de  ces  nouvelles  découvertes  que  par 
l'estime  qu'ils  ont  de  leurs  auteurs,  et  que  ceux  (ju'ils  ont  vus 
et  avec  lesquels  ils  ont  conversé,  n'oni  point  cet  air  grand  et 
extraordinaire  que  l'imaginalion  attache  aux  auteurs  anciens, 
ils  ne  peuvent  les  estimer.  Car  l'idée  dos  hommes  de  notre 
siùcle  n'étant  point  accompagnée  de  mouvements  extraordinaires 
ei  qui  frappent  l'esprit,  n'excite  naturellement  que  du  mépris. 


536  DE   LA    RECHERCHE    DE   LA    VERITE. 

Les  peintres  et  les  sculpteurs  ne  représentent  jamais  les  phi 
losophes  de  l'antiquité  comme  d'autres  hommes  ;  ils  leur  font 
la  tète  grosse,  le  front  large  et  élevé,  et  la  barbe  ample  et  ma- 
gnifique. C'est  une  bonne  preuve  que  le  commun  des  hommes 
s'en  forme  naturellement  une  semblable  idée;  car  les  peintres 
peignent  les  choses  comme  on  se  les  figure,  ils  suivent  les  mou- 
vements naturels  de  l'imagination.  Ainsi  l'on  regarde  presque 
toujours  les  anciens  comme  des  hommes  tout  extraordinaires. 
Mais  l'imagination  représente  au  contraire  les  hommes  de  notre 
siècle  comme  semblables  à  ceux  que  nous  voyons  tous  les  jours; 
et  ne  produisant  point  de  mouvement  extraordinaire  dans  les 
esprits,  clic  n'excite  dans  l'âme  que  du  mépris  et  de  l'indiffé- 
rence pour  eux. 

J'ai  vu  Descartes,  disait  un  de  ces  savants  qui  n'admirent  que 
l'antiquité,  je  l'ai  connu,  je  l'ai  entretenu  plusieurs  fois,  c'était 
un  honnête  homme,  il  ne  manquait  pas  d'esprit,  mais  il  n'avait 
rien  d'extraordinaire.  11  s'était  fait  une  idée  basse  de  la  philo- 
sophie de  Descartes,  parce  qu'il  en  avait  entretenu  l'auteur  quel- 
ques- moments,  et  qu'il  n'avait  rien  reconnu  en  lui  de  cec  air 
grand  et  extraordinaire  qui  échauffe  l'imagination.  Il  prétendait 
même  répondre  suffisamment  aux  raisons  de  ce  philosophe,  les- 
quelles l'embarrassaient  un  peu,  en  disant  fièrement  qu'il  l'avait 
connu  autrefois.  Qu'il  serait  à  souhaiter  que  ces  sortes  de  gens 
pussent  voir  Arislote  autrement  qu'en  peinture,  et  avoir  une 
heure  de  conversation  avec  lui  !  pourvu  qu'il  ne  leur  parlât  point 
en  grec,  mais  en  français,  et  sans  se  faire  connaître  qu'après 
qu'ils  en  auraient  porté  leur  jugement  i. 

Les  choses  qui  portent  le  caractère  de  la  nouveauté,  soit 
parce  qu'elles  sont  nouvelles  en  elles-mêmes,  soit  parce  qu'elles 
paraissent  dans  un  nouvel  ordre  ou  dans  une  nouvelle  situation, 
nous  agitent  beaucoup  ;  car  elles  touchent  le  cerveau  dans  des 
endroits  d'autant  plus  sensibles,  qu'ils  sont  moins  exposés  aux 
cours  des  esprits.  Les  choses  qui  portent  une  marque  sensible 
de  grandeur  nous  agitent  aussi  beaucoup  ;  car  elles  excitent  en 
nous  un  grand  mouvement  d'esprits.  Mais  les  choses  qui  portent 

'  Cela  est  vrai  de  tous  les  temps  et  pour  tous  les  grands  hommes.  Quel 
profond  moraliste  que  Malebranchc!  Que  de  verve  d'esprit  et  de  sens!  C'est  une 
remarque  bien  placée  ici,  mais  qui  sérail  également  à  sa  place  au  bas  de  beau- 
coup d'autres  pages  de  la  Recherche. 


DES    PASSIONS.  531 

en  même  temps  le  caractère  de  la  grandeur  et  celui  de  la  nou- 
veauté, ne  nous  agitent  pas  seulement,  elles  nous  renversent, 
elles  nous  enlèvent,  elles  nous  étourdissent  par  les  secousses 
violentes  qu'elles  nous  donnent. 

Ceux,  par  exemple,  qui  ne  disent  que  des  paradoxes,  se  font 
admirer;  car  ils  ne  disent  que  des  choses  qui  ont  le  caractère 
de  la  nouveauté.  Ceux  qui  ne  parlent  que  par  sentences,  et  qui 
n'emploient  que  des  mots  choisis  et  propres  pour  le  sublime, 
se  font  respecter  ;  car  ils  paraissent  dire  quelque  chose  de 
grand.  Mais  ceux  qui  joignent  le  sublime  au  nouveau,  le  grand 
à  l'extraordinaire,  ne  manquent  presque  jamais  d'enlever  et 
d'étourdir  le  commun  des  hommes,  quand  même  ils  ne  diraient 
que  des  sottises.  Ce  galimatias  pompeux  et  magnifique,  inmni 
fiilgores,  ces  fausses  lumières  des  déclamateurs  éblouissent 
presque  tou',ours  les  esprits  faibles;  elles  font  une  impression 
si  vive  et  si  surprenante  sur  leur  imagination,  qu'ils  en  de- 
meurent tout  étourdis,  qu'ils  respectent  cette  puissance  qui  les 
abat,  qui  les  aveugle,  et  qu'ils  admirent  comme  des  vérités 
éclatantes  des  sentiments  confus  qui  ne  peuvent  s'exprimer. 

CHAPITRE    VIII 

Continuation  du  nëme  sujet.  Du  bon  usage  que    l'on  peut  faire  de  l'admira- 
tion et  (les  autres  passions. 

Toutes  les  passions  ont  deux  effets  fort  considérables,  elles 
appliquent  l'esprit  et  elles  gagnent  le  cœur.  En  ce  qu'elles 
appliquent  l'esprit,  elles  peuvent  être  fort  utiles  à  la  connais- 
sance de  la  vérité,  pourvu  que  l'on  sache  en  faire  usage;  car 
l'application  produit  la  lumière,  et  la  lumière  découvre  la  vé- 
rité. Mais  en  ce  qu'elles  gagnent  le  cœur,  elles  font  toujours 
un  mauvais  effet,  parce  qu'elles  ne  gagnent  le  cœur  qu'en  cor- 
rompant la  raison,  et  en  lui  représentant  les  choses  non  selon 
ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  ou  selon  la  vérité,  mais  selon 
le  rapport  qu'elles  ont  avec  nous. 

Do  toutes  les  passions,  celle  qui  va  le  moins  au  cœur,  c'est 
l'admiration.  Car  c'est  la  vue  des  choses  comme  bonnes  ou 
conmie  mauvaises  qui  nous  agite;  la  vue  des  choses  comme 
nouvelles,  comme  grandes  et  extraordinaires  sans  autre  rap- 
port avec  nous,  ne  nous  touche  presque  pas.  Ainsi  l'adniiratioa 


3.38  DE   LA   RECHERCHE    DE  LA    VÉRITÉ. 

qui  accompagne  la  connaissaace  de  la  grandeur  ou  de  l'excel- 
lence des  choses  nouvelles  que  nous  considérons,  corrompt 
beaucoup  moins  la  raison  que  toutes  les  autres  passions  ;  et 
elle  peut  même  être  d'un  grand  usage  pour  la  connaissance  de 
la  vérité,  pourvu  que  Ton  ait  beaucoup  de  soin  d'empêcher 
qu'elle  ne  soit  suivie  des  autres  passions,  comme  il  arrive 
presque  toujours. 

Dans  l'admiration,  les  esprits  animaux  sont  poussés  avec 
force  vers  les  endroits  du  cerveau  qui  représentent  l'objet 
nouveau  selon  ce  qu'il  est  en  lui-même  ;  ils  y  font  des  i races 
distinctes,  et  assez  profondes  pour  s'y  conserver  longtemps  ;  et 
par  conséquent  l'esprit  en  a  une  idée  assez  claire  ou  assez  nette, 
et  il  s'en  ressouvient  facilement.  Ainsi  l'on  ne  peut  nier  que 
l'admiration  ne  soit  très  utile  pour  les  sciences,  puisqu'elle 
applique  et  qu'elle  éclaire  l'esprit.  Il  n'en  est  pas  de  même 
des  autres  passions  ;  elles  appliquent  l'esprit,  mais  elles  ne 
l'éclaireat  pas.  Elles  l'appliquent,  parce  qu'elles  réveillent  les 
esprits  animaux  dont  le  cours  est  nécessaire  pour  la  formation 
et  la  conservation  des  traces  ;  raais  elles  ne  l'éclairent  pas,  ou 
elles  l'éclairent  d'un  faux  jour  et  d'une  lumière  trompeuse, 
parce  qu'elles  poussent  de  telle  manière  ces  mêmes  esprits, 
qu'ils  ne  représentent  les  objets  que  selon  le  rapport  qu'ils  ont 
avec  nous,  et  non  pas  selon  ce  qu'ils  sont  en  eux-mêmes. 

Il  n'y  a  rien  de  si  difficile  que  de  s'appliquer  longtemps  à 
une  chose,  lorsque  ne  l'admirant  point,  les  esprits  animaux  ne 
se  portent  pas  facilement  aux  endroits  nécessaires  pour  se  la 
représenter.  On  a  beau  nous  dire  que  nous  soyons  utienlifs, 
nous  ne  pouvons  pas  l'être,  ou  nous  ne  pouvons  pas  l'être  lung- 
temps,  quoique  d'ailleurs  nous  soyons  persuadés  d'une  cer- 
taine persuasion  abstraite  et  qui  n'agite  point  les  esprits,  que 
la  chose  mérite  fort  notice  application.  Il  est  nécessaire  que 
nous  trompions  notre  imagination  pour  réveiller  nos  esprits,  et 
que  nous  nous  représentions  d'une  manière  nouvelle  le  sujet 
que  nous  voulons  méditer,  afin  d'exciter  en  nous  quelque  mou- 
vement d'admiration. 

Nous  voyons  tous  les  jours  des  esprits  qui  ne  trouvent  point 
de  goût  à  l'étude;  rien  ne  leur  parait  plus  pénible  que  l'appli- 
cation de  l'esprit.  Ils  sont  convaincus  qu'ils  doivent  étudier  cei"- 
taines  matières,  et  ils  font  pour  cela  tous  leurs  efforts,  mais 


DES    PASSIONS.  539 

ces  eflorts  sont  assez  iniUiles ;  ils  navanceiit  pas  beaucoup,  et 
ils  se  lassent  iucoulinent.  Il  est  vrai  que  les  esprits  animaux 
obéissent  aux  ordres  de  la  volonté,  et  que  l'on  se  rend  attentil 
lorsqu'on  le  souhaite.  Mais  lorsque  la  volonté  qui  commande 
est  une  volonté  de  pure  raison,  qui  n'est  point  soutenue  de 
queli]ue  passion,  cela  se  fait  d'une  manière  si  faible  et  si  lan- 
guissante, que  nos  idées  ressemblent  alors  à  des  fantômes 
qu'on  ne  fait  qu'entrevoir,  et  qui  disparaissent  en  un  moment. 
Nos  esprits  animaux  reçoivent  tant  d'ordres  secrets  de  la  part 
de  nos  passions,  et  ils  ont  par  nature  et  par  habitude  une  si 
grande  facilité  à  les  exécuter,  qu'ils  sont  très  aisément  détour- 
nés de  ces  chemins  nouveaux  et  difficiles  où  la  volonté  les  vou- 
lait engager.  De  sorte  que  c'est  principalement  dans  ces 
rencontres  que  l'on  a  besoin  d'une  grâce  particulière  pour 
connaître  la  vérité,  parce  qu'on  ne  p>eut  par  ses  propres  forces 
résister  longtemps  au  poids  du  corps  qui  appesantit  ;  ou  si  on 
le  peut,  ou  ne  fait  jamais  ce  que  l'on  peut. 

Mais  lorsque  quelque  mouvement  dadiniration  nous  réveille, 
les  esprits  animaux  se  répandent  naturellement  vers  les  traces 
de  l'objet  qui  l'ont  excité:  ils  le  représentent  nettement  à 
l'esprit  :  et  il  se  fait  dans  le  cerveau  tout  ce  qui  est  nécessaire 
pour  proùuire  la  lumière  et  l'évidence,  sans  que  la  volonté  s^ 
fatigue  à  pousser  des  esprits  rebelles.  Ainsi  ceux  qui  sont  ca- 
pables d'admiration,  sont  beaucoup  plus  propres  à  l'étude  que 
ceux  qui. n'en  sont  point  susceptibles;  ils  sont  ingénieux,  et 
les  autres  sont  stupides. 

Cependant  lorsque  l'admiration  devient  excessive,  et  qu'elle 
va  jusqu'à  l'étonnement  où  à  l'épouvante,  ou  eulin  lorsqu'elle 
ne  porte  point  à  une  curiosité  raisonnable,  elle  fait  un  très 
mauvais  etfel.  Car  alors  les  esprits  animaux  sont  tout  occupés 
à  représenter  l'objet  par  celui  de  ses  côtés  que  l'on  admire.  On 
ne  pense  pas  seulement  aux  autres  faces  selon  lesquelles  on  le 
peut  considérer.  Les  esprits  animaux  ne  se  répandent  pas 
même  dans  les  parties  du  corps  pour  y  faire  leurs  fonctions 
ordinaires;  mais  ils  impriment  des  vestiges  si  protonds  de 
l'objet  qu'ils  représentent,  ils  rompent  un  si  grand  nombre  de 
hbres  dans  le  cerveau,  que  l'idée  qu'ils  ont  excitée  ne  se  peut 
plus  effacer  de  l'esprit. 

Il  ne  suffit  pas  que  l'admiratioa  nous  rende  attentifs,  il  laut 


540  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA    VÉRITÉ. 

qu'elle  nous  rende  curieux  ;  il  ne  suffit  pas  que  nous  ayons 
considéré  une  des  faces  de  quelque  objet,  pour  le  connaître  plei- 
nement, il  faut  que  nous  ayons  eu  la  curiosité  de  les  examinei 
toutes,  autrement  nous  n'en  pouvons  juger  solidement.  Ains: 
lorsque  l'admiration  ne  nous  porte  point  à  examiner  les  clioses 
dans  la  dernière  exactitude,  ou  lorsqu'elle  nous  en  empêche, 
elle  est  très  inutile  pour  la  connaissance  de  la  vérité.  Alors  elle 
ne  remplit  l'esprit  que  de  vraisemblances  et  de  probabilités, 
et  elle  nous  porte  à  juger  témérairement  de  toutes  choses. 

Il  ne  suttit  pas  d'admirer  simplement  pour  admirer,  il  faut 
admirer  pour  examiner  ensuite  avec  plus  de  facilité.  Les  esprits 
animaux  qui  se  réveillent  naturellement  dans  l'admiration, 
viennent  s'otfrir  à  l'âme,  afin  qu'elle  s'en  serve  pour  se  repré- 
senter plus  distinctement  son  objet  et  pour  le  mieux  connaître. 
C'est  là  l'institution  de  la  nature  ;  car  l'admiration  doit  porter 
à  la  curiosité,  et  la  curiosité  doit  conduire  à  la  connaissance 
de  la  vérité.  Mais  l'âme  ne  sait  pas  faire  usage  de  ses  forces. 
Elle  préfère  un  certain  sentiment  de  douceur,  qu'elle  reçoit  de 
cette  abondance  d'esprits  qui  la  touchent,  à  la  connai>sancc'  de 
l'objet  qui  les  excite.  Elle  aime  mieux  sentir  ses  richesses  que 
de  les  dissiper  par  l'usage,  et  elle  ressemble  en  cela  aux  avares 
qui  aiment  mieux  posséder  leur  argent  que  de  s'en  servir  dans 
leurs  besoins. 

Les  hommes  se  plaisent  généralement  dans  tout  ce  qui  les 
touche  de  quelque  passion  que  ce  puisse  être.  Ils  ne  donnent 
pas  seulement  de  l'argent  pour  se  faire  toucher  de  tristesse 
par  la  représentation  d'une  tragédie,  ils  en  donnent  aussi  à  des 
joueurs  de  gobelets  pour  se  faire  toucher  d'admiration  ;  car 
on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  pour  être  trompés  qu'ils  leur 
en  donnent.  Ce  sentiment  de  douceur  intérieure,  que  l'on  sent 
en  admirant,  est  donc  la  principale  cause  pour  laquelle  on  s'ar- 
rête dans  l'admiration,  sans  en  faire  l'usage  que  la  nature  et 
la  raison  nous  prescrivent;  car  c'est  ce  sentiment  de  douceur; 
qui  tient  les  admirateurs  si  fort  attachés  aux  sujets,  de  leur  ad- 
miration, qu'ils  se  mettent  en  colère  lorsqu'on  leur  en  montre 
la  vanité.  Quand  un  homme  affligé  goûte  la  douceur  de  la  tris- 
tesse, on  le  fâche  lorsqu'on  le  veut  réjouir.  Il  en  est  de  même 
de  ceux  qui  admirent.  Il  semble  qu'on  les  blesse,  lorsqu'on 
s'efforce  de  leur  faire  voir  que  c'est  s^.ns  raison  q  l'ils  admirent; 


DES  PASSIONS.  3il 

parce  qu'ils  sentent  diminuer  en  eux  le  plaisir  secret  qu'ils  i-e- 
çoiveut  dans  leur  passion,  à  proportion  que  l'idée  qui  la  causait 
s'efface  de  leur  esprit. 

■  Les  passions  tâchent  toujours  de  se  justifier,  et  elles  per- 
suadent insensiblement  que  l'on  a  raison  de  les  suivre.  La  dou- 
ceur et  le  plaisir,  qu'elles  font  sentir  à  l'esprit  qui  doit  être 
leur  juge,  le  corrompent  en  leur  faveur  :  et  voici  à  peu  près 
de  quelle  manière  on  pourrait  dire  qu'elles  le  font  raisonner. 
On  ne  doit  juger  des  choses  que  selon  les  idées  qu'on  en  a,  et 
de  toutes  nos  idées  les  plus  sensibles  sont  les  plus  réelles,  puis- 
qu'elles agissent  sur  nous  avec  le  plus  de  force  ;  ce  sont  donc 
celles  selon  lesquelles  on  doit  le  plutôt  juger.  Or  le  sujet  que 
j'admire  renferme  une  idée  sensible  de  grandeur ,  donc  j'en  dois 
juger  selon  cette  idée,  car  je  dois  avoir  de  l'estime  et  de  l'a- 
mour pour  la  grandeur.  Ainsi  j'ai  raison  de  m'arrèter  à  cet 
objet  et  de  m'en  occuper.  En  effet  le  plaisir  que  je  sens  à  la 
vue  de  l'idée  qui  le  représente,  est  une  preuve  naturelle  que 
c'est  mon  bien  d'y  penser  ;  car  enfin  il  me  semble  que  je  m'a- 
grandis quand  j'y  pense,  et  que  mon  esprit  a  plus  d'étendue 
lorsqu'il  embrasse  une  si  grande  idée.  L'esprit  cesse  d'être, 
lorsqu'il  ne  pense  à  rien  ;  si  cette  idée  s'évanouissait ,  il  me 
semble  que  mon  esprit  s'évanouirait  avec  elle,  ou  qu'il  devien- 
drait plus  petit  et  plus  resserré  s'il  s'attachait  à  une  idée  qui 
fût  plus  petite.  La  conservation  de  cette  grande  idée  est  donc 
la  conservation  de  la  grandeur  et  de  la  perfection  de  mon  être  ; 
j'ai  donc  raison  d'admirer.  Les  autres  devraient  même  avoir 
de  l'admiration  pour  moi,  s'ils  me  faisaient  justice.  En  effet  je 
suis  quelque  chose  de  grand,  par  le  rapport  que  j'ai  avec  les 
grandes  choses  ;  je  les  possède  en  quelque  manière  par  l'ad- 
miration que  j'ai  pour  elles,  et  je  le  sens  bien  par  l'avani-goùt 
dont  une  sorte  d'espérance  me  fait  jouir.  Les  autres  hommes 
seraient  heureux  aussi  bien  que  moi,  si  connaissant  ma  gran- 
deur ils  s'attachaient  comme  moi  à  la  cause  qui  la  produit  ; 
mais  ce  sont  des  aveugles,  qui  ne  connaissent  pas  les  belles 
et  les  grandes  choses,  et  qui  ne  savent  pas  s'élever  ni  se  rendre 
considérables. 

On  peut  dire  que  l'esprit  raisonne  naturellement  de  cette  ma- 
nière sans  y  faire  réllexion,  lorsqu'il  se  laisse  conduire  aux 
lumières  trompeuses  de  ses  passions.  Ces  raisonnemeuls  oui 

T.  I.  31 


M^2  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

quelque  vraisemblance,  mais  il  est  visible  qu'ils  n'ont  aucune 
solidité  ;  et  cependant  cette  vraisemblance,  ou  plutôt  le  senti- 
ment confus  de  la  vraisemblance,  qui  accompagne  ces  raison- 
nements naturels  et  sans  réflexion,  ont  tant  de  force,  que  si 
l'on  n'y  prend  garde,  ils  ne  manquent  jamais  de  nous  séduire. 

Par  exemple,  lorsque  la  poésie,  l'histoire,  la  chimie,  ou 
telle  autre  science  humaine  qu'il  vous  plaira,  a  frappé  limagi- 
nation  d'un  jeune  homme  de  quelques  mouvements  d'admira- 
tion ,  s'il  n'a  soin  de  veiller  sur  l'eftbrt  que  ces  mouvements 
font  sur  son  esprit  ;  s'il  n'examine  à  fond  quels  sont  les  avan- 
tages de  ces  sciences  ;  s'il  ne  compare  la  peine  qu'il  aura  à  les 
apprendre  avec  le  profit  qu'il  en  pourra  recevoir  ;  enfin  s'il  est- 
curieux  autant  qu'il  le  faut  être  pour  bien  juger,  il  y  a  grand 
danger  que  son  admiration,  ne  lui  faisant  voir  ces  sciences  que 
par  le  bel  endroit,  ne  le  séduise.  Il  est  même  fort  à  craindre 
qu'elle  ne  lui  corrompe  le  cœur  de  telle  manière,  qu'il  ne 
puisse  plus  se  défaire  de  son  illusion,  quoiqu'il  la  reconnaisse 
dans  la  suite,  parce  qu'il  n'est  pas  possible  d'effacer  de  son 
cerveau  des  traces  pi'ofondes  qu'une  admiration  continuelle  y 
aura  gravées.  C'est  pour  cela  qu'il  faut  veiller  sans  cesse  à  la 
piu'eté  de  son  imagination,  c'est-à-dire  qu'il  faut  empêcher  qu'il 
ne  s'y  forme  de  ces  traces  dangereuses  qui  corrompent  l'esprit 
et  le  cœur.  Et  voici  la  manière  dont  il  s'y  faut  prendre,  qui  sera 
utile  non  seulement  contre  l'excès  de  l'admiration,  mais  aussi 
contre  toutes  les  autres  passions. 

Lorsque  le  mouvement  des  esprits  animaux  est  assez  vio- 
lent, pour  faire  dans  le  cerveau  de  ces  traces  profondes  qui 
corrompent  l'imagination,  il  est  toujours  accompagné  de  quel- 
que émotion  de  l'àme.  Ainsi  l'âme  ne  pouvant  être  émue  sans 
le  sentir,  elle  est  suftisamment  avertie  de  prendre  garde  à  elle, 
et  d'examiner  s'il  lui  est  avantageux  que  ces  ti'aces  s'achèvent 
et  se  fortifient.  Mais  dans  le  temps  de  l'émotion,  l'esprit  n'étant 
pas  assez  libre  pour  bien  juger  de  l'utilité  de  ces  traces,  à 
cause  que  cette  émotion  le  ti'ompe  et  l'incline  à  les  favoriser, 
il  faut  faire  tous  ses  efforts  pour  arrêter  cette  émotion,  ou 
pour  détourner  ailleurs  le  mouvement  des  esprits  qui  la  cause  ; 
et  cependant  il  est  absolum.ent  nécessaire  de  suspendre  son 
jugement. 

Or  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  l'âme  puisse  toujours,  par 


DES    PASSIONS.  543 

sa  seule  volonté,  arrêter  ce  cours  d'esprits  qui  l'empêche  de 
faire  usage  de  sa  raison.  Ses  forces  ordinaires  ne  sont  pas  suf- 
fisantes pour  faire  cesser  des  mouvements  qu'elle  n'a  pas  exci- 
tés. De  sorte  qu'elle  doit  se  servir  d'adresse  pour  tâcher  de 
tromper  un  ennemi  qui  ne  l'attaque  que  par  surprise. 

Comme  le  mouvement  des  esprits  réveille  dans  l'âme  cer- 
taines pensées,  nos  pensées  excitent  aussi  dans  notre  cerveau 
certains  mouvements.  Ainsi  lorsque  nous  voulons  airéter  quel- 
que mouvement  d'esprits  qui  s'excite  en  nous,  il  ne  suffit  pas 
de  vouloir  qu'il  cesse,  car  cela  n'est  pas  toujours  capable  de 
l'arrêter  ;  il  faut  se  servir  d'adresse,  et  se  représenter  des 
choses  contraii'es  à  celles  qui  excitent  et  qui  entretiennent  ce 
mouvement,  et  cela  fera  révulsion.  Mais  si  nous  voulons  seule- 
ment déterminer  ailleurs  un  mouvement  d'esprits  déjà  excité, 
nous  ne  devons  pas  penser  à  des  choses  contraires,  mais  seule- 
ment à  des  choses  différentes  de  celles  qui  l'ont  produit,  et  cela 
fei"a  sans  doute  diversion. 

Mais  parce  que  la  diversion  et  la  révulsion  seront  grandes 
ou  petites,  à  proportion  que  nos  nouvelles  pensées  seront  ac- 
compagnées d'un  grand  ou  d'un  petit  mouvemeut  d'esprits  ,  il 
faut  avoir  soin  de  bien  remarquer  (juelles  sont  les  pensées 
qui  nous  agitent  le  plus,  atin  de  pouvoir  dans  les  occasions 
pressantes,  les  représenter  à  notre  imagination  qui  nous  séduit  ; 
et  il  tant  tâcher  de  se  faire  une  habitude  si  forte  de  cette  ma- 
nière de  résistance  qu'il  ne  s'excite  plus  dans  notre  âme  de 
mouvement  qui  nous  surprenne. 

Si  l'on  a  soin  d'attacher  fortement  la  pensée  de  l'éternitc,  ou 
quelque  autre  pensée  solide,  aux  mouvements  extraordinaires 
qui  s'excitent  en  nous,  il  n'arrivera  plus  de  mouvements  vio- 
lents et  extraordinaires  qu'ils  ne  réveillent  en  même  temps  cette 
idée,  et  qu'ils  ne  fournissent  par  conséquent  des  armes  pour 
leur  résister.  Ces  choses  sont  prouvées  par  l'expérience  et  par 
les  raisons  que  l'on  a  dites  dans  le  chapitre  ^  de  la  liaison  des 
idées,  de  sorte  qu'on  ne  doit  pas  s'imaginer  qu'il  soit  absolu- 
ment impossible  de  vaincre  par  adresse  l'effort  de  ses  passious, 
lorsqu'on  en  a  ferme  volonté. 

Néanmoins  il  ne  faut  pas  prétendre  qu'on  se  rende  impec- 

'  Tora.  1.  p.  173. 


544  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

cable,  ni  aue  l'on  puisse  éviter  toute  erreur  par  cette  sorte  de 
résistance.  Car  premièrement,  il  est  difficile  d'acquérir  et  de 
conserver  cette  habitude,  que  nos  mouvements  extraordinaires 
réveillent  en  nous  certaines  idées  propres  pour  les  combaitro. 
Secondement,  supposé  qu'on  l'ait  acquise,  ces  mouvements 
d'esprits  exciteront  directement  les  idées  qu'il  faut  combattre, 
et  indii'ectement  celles  par  lesquelles  il  les  faut  combattre.  De 
sorte  que  les  mauvaises  idées  étant  les  principales,  elles  auront 
toujours  plus  de  force,  que  celles  qui  ne  sont  qu'accessoires  ; 
et  il  sera  toujours  nécessaire  que  la  volonté  résiste.  En  troi- 
sième lieu,  ces  mouvements  d'esprits  peuvent  être  si  violents, 
qu'ils  remplissent  toute  la  capacité  de  l'âme,  de  sorte  qu'il  ne 
reste  plus  de  place,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  pour  rece- 
voir l'idée  accessoire  propre  pour  faii'e  révulsion  dans  les 
esprits,  ou  pour  l'y  recevoir  de  telle  manière  qu'on  la  puisse 
considérer  avec  quelque  attention.  Enfin  il  y  a  tant  de  circons- 
tances pa?''iculières  qui  peuvent  rendre  ce  remède  inutile,  que 
l'on  ne.  doit  pas  trop  s'y  fier,  quoiqu'il  ne  faille  pas  aussi  le  négU- 
ger.  On  doit  sans  cesse  recourir  à  la  prière  pour  recevoir  du 
ciel  le  secours  nécessaire  dans  le  temps  du  combat ,  et  tâcher 
cependant  de  se  rendre  présente  à  l'esprit  quelque  vérité  si  so- 
lide et  si  forte,  que  l'on  puisse  par  ce  moyen  vaincre  les  pas- 
sions les  plus  violentes.  Car  il  faut  que  je  dise  ici  en  passant,, 
que  des  personnes  de  piété  retombent  souvent  dans  les  mêmes 
fautes,  parce  qu'elles  remplissent  leur  esprit  d'un  grand  nombre 
de  vérités  qui  ont  plus  d'éclat  que  de  force,  et  qui  sont  plus 
propres  à  dissiper  et  à  partager  leur  esprit,  qu'à  le  îortifier 
contre  les  tentations  ,  au  lieu  que  des  personnes  grossièi'es  et 
peu  éclairées  sont  fidèles  dans  leur  devoir,  parce  qu'elles  se 
sont  rendu  familière  quelque  grande  et  solide  vérité  qui  les 
fortifie  et  qui  les  soutient  en  toutes  rencontres. 

CHAPITRE  IX 

De  l'amour  et  de  l'aversion,  et  de  leurs  principales  espèces 

L''amoui'  et  l'aversion  sont  les  premières  passions  qui  suc- 
cèdent à  l'admiration.  Nous  ne  considérons  pas  longtemps  un 
objet  saas    iécouvrir  it',s  rapports  qu'il  a  avec  nous,  ou  avec 


1 


DES    PASS10:<S.  SS5 

quelque  chose  que  nous  aimons.  L'objet  que  nous  aimons,  et 
auquel  par  conscque.U  nous  sommes  unis  par  noire  amour, 
nous  étant  presque  toujours  présent,  aussi  bien  que  celui  que 
"nous  admirons  actuellement,  notre  esprit  fait,  sans  peine  et  sans 
de  grandes  réflexions,  les  comparaisons  nécessaires,  pour  dé- 
couvrir les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux  et  avec  nous,  ou  bien 
il  en  est  averti  naturellement  par  des  sentiments  prévenants 
de  plaisir  et  de  douleur.  Et  alors  le  mouvement  d'amour,  que 
nous  avons  pour  nous  et  pour  l'objet  que  nous  aimons,  s'étend 
jusqu'à  celui  que  nous  admirons,  si  le  rapport  qu'il  u  immédia- 
tement avec  nous  ou  avec  quelque  chose  qui  nous  soit  uni, 
nous  paraît  avantageux,  ou  par  la  connaissance,  ou  par  le  sen- 
timent. Or  ce  nouveau  mouvement  de  l'àme,  ou  plutôt  ce  mou- 
vement de  l'àme  nouvellement  déterminé,  étant  joint  à  celui 
des  esprits  animaux,  et  suivi  du  sentiment  qui  accompagne  la 
nouvelle  disposition  que  ce  nouveau  mouvement  d'eoprits  pro- 
duit dans  le  cerveau,  est  la  passion  qu'on  appelle  ici  amour  ^. 

Mais  si  nous  sentons  par  quelque  douleur,  ou  si  nous  décou- 
vrons, par  une  connaissance  claire  et  évidente,  que  l'uaion  ou  Je 
rapport  de  l'objet  que  nous  admirons,  nous  est  désavantageux, 
ou  a  quelque  chose  qui  nous  soit  uni,  alors  le  mouvement  d'a- 
mour que  nous  avons  pour  nous  et  pour  la  chose  qui  nous  est 
imie,  se  borne  dans  nous,  ou  se  porte  vers  elle  ;  il  ne  suit  point 
la  vue  de  l'esprit,  il  ne  se  répand  point  vers  l'objet  de  notre 
admiration.  Mais  comme  le  mouvement  vers  le  bien  eu  général, 
que  l'Auteur  de  la  nature  imprime  sans  cesse  dans  l'âme,  ne  la 
porte  que  vei's  ce  que  l'on  connaît,  et  que  l'on  sent  comme  bon 
ou  comme  convenable  à  notre  nature,  on  peut  dire  que  le  refus 
que  fait  l'àme  de  s'approcher  et  de  s'imir  avec  un  objet  qui  ne 
lui  convient  nullement,  est  une  espèce  de  mouvement  volon- 
taire dont  le  terme  est  le  néant.  Or  ce  mouvement  volontaire 
de  l'âme  étant  joint  à  celui  des  esprits  et  du  sang,  et  suivi  du 
sentiment  qui  accompagne  la  nouvelle  disposition  que  ce  mou- 
vement d'esprits  produit  dans  le  cerveau,  est  la  passion  que 
l'on  appelle  ici  aversion. 

Cfitte  passion  est  entièrement  contraire  à  l'amour,  mais  elle 


1  Admiration,  amour,  aversion,  désir,  joie,  tristesse  sont  les  lix  passions 
primitives,  selon  Î^Ialebranche,  comme  selon  Descartes. 


546  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

n'est  jamais  sans  amour.  Elle  est  entièrement  contraire  à  Ta- 
mour,  car  elle  sépare  et  l'amour  unit  ;  elle  a  le  néant  pour  son 
ternie,  et  l'amour  a  toujom's  l'être  pour  objet  ;  elle  résiste  au 
mouvement  naturel  et  le  rond  inutile,  et  l'amour  s'y  abandonne 
et  le  rend  victorieux.  Mais  elle  n'est  jamais  séparée  de  l'amour  7 
car  si  le  mal  qui  est  son  objet,  est  pris  pour  la  privation  du 
bien,  fuir  le  mal,  c'est  fuir  la  privation  du  bien,  c'est-à-dire 
tendre  vers  le  bien;  et  ainsi  l'aversion  de  la  privation  du  bien 
est  l'amour  du  bien.  Mais  si  le  mal  est  pris  pour  la  douleur, 
l'aversion  de  la  douleur  n'est  pas  l'aversion  de  la  privation  du 
plaisir,  puisque  la  douleur  étant  un  senlimont  aussi  réel  que  le 
•plaisir,  elle  n'en  est  pas  la  privation;  mais  l'aversion  de  la  dou- 
leur étant  l'aversion  de  quelque  misère  intérieure ,  on  n'aurait 
point  cette  aversion  si  l'on  ne  s'aimait.  Enfin  le  mal  se  peut 
prendre  pour  ce  qui  cause  en  nous  la  douleur,  ou  pour  ce  qui 
-nous  prive  du  bien;  et  alors  l'aversion  dépend  de  l'amour  de 
nous-mêmes,  ou  de  l'amour  de  quelque  chose  à  laquelle  nous 
souhaitons  d'être  unis.  L'amour  et  i'aversion  sont  donc  les 
deux  passions  mères,  opposées  entre  elles  :  mais  l'amour  est 
la  première,  la  principale  et  la  plus  universelle  1. 

On  distingue  souvent  dans  la  morale  les  vertus  ou  les  es- 
pèces de  cliarité  par  la  différence  des  objets  ;  mais  cela  con- 
fond quelquefois  la  véritable  idée  qu'on  doit  avoir  de  la  vertu, 
laquelle  dépend  plutôt  de  la  fin  qu'on  se  propose,  que  de  toute 
autre  chose.  Ainsi  nous  ne  croyons  pas  en  devoir  faire  le  même 
des  passions.  Nous  ne  les  distinguerons  point  ici  par  les  objets, 
parce  qu'un  seul  objet  peut  les  exciter  toutes,  et  que  dix  mille 
objets  peuvent  n'en  exciter  qu'une  même.  Car  encore  que  les 
objets  soient  différents  entre  eux,  ils  ne  sont  pas  toujours  diffé- 
rents par  rapport  à  nous,  et  ils  n'excitent  pas  en  nous  des  pas- 
sions différentes.  'Un  bâton  de  maréchal  de  'France  promis,  est 
différent  d'une  crosse  promise  ;  cependant  ces  marques  d'hon- 
iieur  excitent  à  peu  près  dans  les  ambitieux  la  même  passion, 
f)arce  qu'elles  réveillent  dans  î'esprrl  une  même  idée  de  bien. 
Mais  un  bâton  de  maréchal  de  France,  promis,  accordé,  pos- 
sédé, ôté,  excite  des  passions  toutes  différentes,  à  cause  qu'il 
réveille  dans  l'esprit  différentes  idées  de  bien. 

*  Oiez  l'amoiir,  dit  liossuet,  d'apros  soint  Thomas,  dins  li  Connaissance  de 
Dieu  et  de  soi-même,  il  n'y  a  plus  de  passion. 


DES    PASSIONS.  547 

H  ne  faut  donc  pas  multiplier  les  passions  selon  les  différents 
objets  qui  les  causent  ;  mais  il  en  faut  seulement  admettre  autant 
.qu'il  y  a  d'idées  accessoires  qui  accompagnent  l'idée  princi- 
pale du  bien  ou  du  mal,  et  qui  la  changent  considérablement 
par  rapport  à  nous.  Car  l'idée  générale  du  bien,  ou  la  sensation 
du  plaisir,  qui  est  un  bien  à  celui  qui  le  goûte,  agitant  l'âme 
et  les  esprits  animaux,  elle  produit  la  passion  générale  de 
Famour,  et  les  idées  accessoires  de  ce  bien  déterminent  l'agi- 
tation générale  de  l'âme  et  le  cours  des  esprits  animaux  d'une 
manière  particulière,  qui  met  l'esprit  et  le  corps  dans  la  dispo- 
sition où  ils  doivent  être,  par  rapport  au  bien  que  l'on  aperçoit 
et  elles  produisent  ainsi  toutes   les  passions  particulières. 

Ainsi  l'idée  générale  du  bien  produit  un  amc ur  indétermine 
qui  n'est  qu'une  suite  de  l'amour-propre,  ou  du  désir  naturel 
d'être  heureux. 

L'idée  du  bien  que  l'on  possède  produit  un  amour  de  joie. 

L'idée  d'un  bien  que  l'on  ne  possède  pas.  mais  que  l'on  es- 
père de  posséder,  c'est-à-dire  que  l'on  juge  pouvoir  posséder, 
produit  un  amour  de  désir. 

Entin  l'idée  d'un  bien  qoe  l'on  ne  possède  pas  et  que  l'on 
n'espère  pas  de  posséder,  ou  ce  qui  fait  le  même  effet,  l'idée 
d'un  bien  que  l'on  n'espère  pas  de  posséder  sans  la  perte  de 
quelque  autre,  ou  que  l'on  ne  peut  conserver  lorsqu'on  le  pos- 
sède, produit  un  amour  de  tristesse.  Ce  sont  là  les  trois  pas- 
sions simples  ou  primitives,  qui  ont  le  bien  pour  objet  ;  car 
l'espérance  qui  produit  la  joie  n'est  point  une  émotion  de  l'àme, 
mais  un  simple  jugement. 

Mais  on  doit  remarquer  que  les  hommes  ne  bornent  point  lem* 
être  dans  eux-mêmes,  et  qu'ils  retendent  à  toutes  les  choses  et 
à  tomes  les  personnes  auxquelles  il  leur  parait  avantageux  de 
s'unir.  De  sorte  qu'on  doit  concevoir  qu'ils  possèdent  en  quel- 
que manière  un  bien,  lorsque  leurs  amis  en  jouissent,  quoiqu'ils 
ne  le  possèdent  pas  immédiatement  par  eux-mêmes.  Ainsi  lors- 
que je  dis  que  la  possession  du  bien  produit  la  joie,  je  ne  l'en- 
tends pas  seulement  de  la  possession  ou  de  l'union  immédiate 
mais  de  toute  autre  ;  car  nous  sentons  naturellement  de  la  joie, 
lorsqu'il  arrive  queUpie  bonne  fortune  à  ceux  que  nous  aimons. 

Le  mal,  comme  j'ai  déjà  dit,  se  peut  prendre  en  trois  ma- 
nières, ou  pour  la  privation  du  bien,  ou  pour  la  douleur,  ou 


548  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

enfin  pour  la  chose  qui  cause  la  privation  du   bien  ou  qui  pro- 
duit la  douleur. 

Dans  le  premier  sens,  l'idée  du  mal  étant  la  même  que  l'idée 
d'un  bien  que  l'on  ne  possède  pas,  il  est  visible  que  celte  idée 
produit  la  tristesse,  ou  le  désir,  ou  même  la  joie  ;  car  la  joie 
s'excite  toujours  lorsqu'on  se  sent  privé  de  la  privation  du  bien, 
c'est-à-dire  lorsqu'on  possède  le  bien.  De  sorte  que  les  pas- 
sions qui  regardent  le  mal  pris  en  ce  sens,  sont  les  mêmes  que 
celles  qui  resrardent  le  bien,  parce  qu'en  effet  elles  ont  aussi  le 
bien  pour  leur  objet. 

Que  si  par  le  mal  on  entend  la  douleur,  laquelle  seule  est 
toujours  un  mal  réel  à  celui  qui  la  souffre,  dans  le  temps  qu'il 
la  souffre  ;  alors  le  sentiment  de  ce  mal  produit  les  passions 
de  tristesse  et  de  désir  de  l'anéantissement  de  ce  mal ,  passions 
qui  sont  des  espèces  d'aversion  et  non  d'amour  ;  car  leur  mou- 
vement est  entièrement  opposé  à  celui  qui  accompagne  la  vue 
du  bien  ;  ce  mouvement  n'étant  que  l'opposition  de  l'âme  qui 
résiste  à  l'impression  naturelle,  c'est-à-dire  un  mouvement  dont 
le  terme  est  le  néant. 

Le  sentiment  actuel  de  la  douleur  produit  une  aversion  de 
tristesse. 

La  douleur  que  l'on  ne  souffre  pas,  mais  que  l'on  craint  de 
souffrir,  produit  une  aversion  de  désir,  dont  le  terme  est  le 
néant  de  cette  douleur. 

Enfin  la  douleur  que  l'on  ne  souffre  pas,  et  que  l'on  ne  craint 
point  de  souffrir,  ou  ce  qui  fait  le  même  effet,  la  douleur  que 
l'on  n'appréhende  point  de  souffrir  sans  quelque  grande  récom- 
pense, ou  la  douleur  dont  on  se  sent  délivre,  produit  une  aver- 
sion de  joie.  Ce  sont  là  les  trois  passions  simples  ou  primitives 
qui  ont  le  mal  pour  objet,  car  la  crainte  qui  produit  la  tristesse 
n'est  point  une  émotion  de  l'àrae,  mais  un  simple  jugement. 

Enfin  si  par  le  mal  on  entend  la  personne  ou  la  chose  qui 
nous  prive  du  bien  ou  qui  nous  fait  souffrir  de  la  douleur, 
l'idée  du  mal  produit  un  mouvement  d'amour  et  d'aversion 
tout  ensemble,  ou  simplement  un  mouvement  d'aversion.  L'idée 
du  mal  produit  un  mouvement  d'amour  et  d'aversion  tout  en- 
semble, lorsque  le  mal  est  ce  qui  nous  prive  du  bien  :  car  c'est 
par  un  même  mouvement  que  l'on  tend  vers  le  bien,  et  que  l'on 
s'éloigne  de  ce  qui  en  empêche  la  possession.  Mais  cette  idée 


DES    1>ASSI0>NS.  .^49 

produit  seulement  un  mouvement  d'aversion,  lorsque  c'est 
l'idée  d'un  mal,  qui  nous  fait  souffrir  de  la  douleur,  parce  que 
c'est  par  un  même  mouvement  d'aversion  que  l'on  hait  la  dou- 
leur et  celui  qui  nous  la  fait  souffrir. 

Ainsi  il  y  a  trois  passions  simples  ou  primitives  qui  regardent 
le  bien,  et  autant  d'autres  qui  regardent  la  douleur  ou  celui 
qui  la  cause,  savoir  la  joie,  le  désir  et  la  tristesse.  Car  on  a  4e 
la  joie,  lorsque  le  bien  est  présent,  ou  que  le  mal  est  passé  : 
on  sent  de  la  tristesse,  lorsque  le  bien  est  passé,  et  que  le  mal 
est  présent  :  et  l'on  est  agité  de  désir,  lorsque  le  bien  et  le  mal 
sont  futurs. 

Lei;  passions  oui  regardent  le  bien  sont  des  déterminations 
par'ticulières  du  mouvement  que  Dieu  nous  donne  pour  le  bien 
en  général,  et  c'est  pour  cela  que  lem'  objet  est  réel  '  mais  les 
autres  qui  n'ont  point  Dieu  pour  cause  de  leur  mouvement, 
n'ont  que  le  néant  pour  leur  terme  ;  je  veux  dire  que  ces  pas- 
sions sont  pluiot  des  cessations  de  mouvement,  que  des  mou- 
vements réels  ;  on  cesse  alors  de  vouloir  plutôt  que  l'on  ne  veut. 


CHAPITRE    X 


Des  passions  en  parliculier,  et  en  général  de  la  manière  de  les  «ipliqaer  et 
Je  vccoiinaiire  les  erreurs  dont  elles  sont  la  cause 


Si  l'on  considère  de  quelle  manière  les  passion?  se  com- 
posent, on  reconnaîtra  visiblement  que  leur  nombre  ne  se  peut 
déterminer,  et  qu  il  y  en  a  beaucoup  plus  que  nous  n" avons  de 
termes  pour  les  exprimer.  Les  passions  ne  tirent  pas  seulement 
leur  différence  de  la  différente  combinaison  des  trois  primitives, 
car  de  celte  sorte  il  y  en  aurait  fort  peu  ;  mais  leur  différence 
se  prend  encore  des  différentes  perceptions ,  et  des  difïérents 
jugements  qui  les  causent  ou  qui  les  accompagnent.  Ces  diflc- 
rents  jugements  que  l'àme  fait  des  biens  et  des  maux,  pro- 
duisent des  mouvements  différents  dans  les  esprits  animaux, 
pour  disposer  le  corps  par  rapport  à  l'objet  ;  et  ils  causent  par 
conséquent  dans  l'àrae  des  sentiments  qui  ne  sont  point  enliè- 
revoent  semblables.  Ainsi  ils  âonl  cause  que  l'on  remarque  de 

31 


550  DE    LÀ    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

la  différence  entre  certaines  passions,  dont  les  émotions  ne  sont 
point  différentes. 

Cependant  Fémotion  de  l'âme  étant  la  principale  chose  qui  se 
rencontre  dans  chacune  de  nos  passions,  il  est  beaucoup  mieux 
de  les  rapporter  toutes  aux  trois  primitives,  dans  lesquelles  ces 
émotions  sont  fort  différentes,  que  de  les  traiter  confusément 
et  sans  ordre,  par  rapport  aux  différentes  perceptions  que  1  on 
peut  avoir  d'une  infinité  de  biens  et  de  maux  qui  les  causent. 
Lorsque  l'âme  aperçoit  un  petit  bien  dont  elle  peut  jouir,  on 
peut  dire  peut-être  qu'elle  l'espère,  quoiqu'elle  ne  le  désire 
pas  •  mais  il  est  visible  qu'alors  son  espérance  n'est  pomt  une 
passion,  mais  un  simple  jugement.  Car  c'est  l'émotion  qui  ac- 
compagne ridée  d'un  bien,  dont  on  juge  que  la  jomssance  est 
possible,  qui  fait  que  l'espérance  est  une  passion  véritable- 
Lorsque  l'espérance  se  change  en  sécurité,  c'est  encore  la  même 
chose  ;  elle  n'est  passion  qu'à  cause  de  l'émotion  de  joie  qm 
se  mêle  alors  avec  celle  du  désir  ;  car  le  jugement  de  l'ame 
qui  considère  un  bien  comme  ne  lui  pouvant  manquer,  n  est 
une  passion  qu'à  cause  que  Tavant-goùt  du  bien  nous  agite. 
Enfin  lorsque  l'espérance  diminue,  et  que  le  désespoir  lui  suc- 
cède, il  est  encore  visible  que  ce  désespoir  n'est  une  pass:on 
qu'à  cause  de  l'émolion  de  la  tristesse  qui  se  mêle  alors  avec 
celle  du  désir  ;  car  le  jugement  de  l'âme  qui  considère  un  bien 
comme  ne  lui  pouvant  arriver,  n'est  point  une  passion  si  ce 
jugement  ne  nous  agite. 

Mais,  parce  que  l'âme  ne  considère  jamais  de  bien  ou  de  mal 
sans  quelque  émotion,  et  sans  qu'il  arrive  même  dans  le  corps 
quelque  changement ,  on  donne  souvent  le  nom  de  passion  au 
juo-ement  qui  produit  la  passion,  à  cause  que  l'on  confond  tout 
ce^qui  se  passe  et  dans  l'âme  et  dans  le  corps  à  la  vue  de 
quelque  bien  ou  de  quelque  mal.  Car  les  mots  d'espérance,  de 
crainte,  de  hardiesse,  de  honte,  d'impudence,  de  colère,  de 
piété,  de  moquerie,  de  regret,  enfin  le  nom  de  toutes  les  autres 
passions  sont,  dans  l'usage  ordinaire,  des  expressions  abrégcos 
de  plusieurs  termes,  par  lesquels  on  peut  expliquer  en  détail 
tout  ce  que  les  passions  renferment. 

On  comprend  parle  mot  de  passion  la  vue  du  rapport  qu'une 
chose  a  avec  nous,  rémoiiou  et  le  sentiment  de  l'âme,  lébran- 
lement  du  cerveau  et  le  mouvement  des  esprits,  une  nouvelle 


DES   PASSIONS.  551 

émotion  et  un  nouveau  sentiment  de  l'âme,  et  enfin  un  senti- 
ment de  douceur  qui  accompagne  toujours  les  passions,  et  qui 
les  rend  toutes  agréables.  On  entend  toutes  ces  choses.  Mais 
"quelquefois  on  entend  seulement  par  le  nom  de  quelque  pas- 
sion, ou  le  jugement  qui  la  cause,  ou  1  émotion  seule  de  l'âme, 
ou  le  mouvement  seul  des  esprits'et  du  sang,  ou  enfin  quelque 
autre  chose  qui  accompagne  l'émotion  de  l'âme. 

C'est  une  chose  fort  utile  à  la  connaissance  de  la  vérité  que 
d'abréger  les  idées  et  leurs  expressions  ;  mais  souvent  cela  est 
cause  de  quelque  erreur ,  principalement  lorsque  ces  idées  s'a- 
brègent par  un  usage  populaire.  Car  il  ne  faut  jamais  abré^^er 
ses  idées,  que  lorsqu'on  se  les  est  rendues  très  claires  et  très 
distinctes  par  une  grande  application  d'esprit ,  et  non  pas 
comme  l'on  fait  ordinairement  des  passions  et  de  toutes  les 
choses  sensibles,  lorsqu'on  se  les  est  rendues  famiUères  par 
des  sentiments,  et  par  l'action  seule  de  l'imagination  qui 
trompe  l'esprit. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  idées  pui-es  de  l'espnt, 
et  les  sensations  ou  les  émotions  de  l'âme.  Les  idées  pures  de 
l'esprit  sont  claires  et  distinctes,  mais  il  est  difficile  de  se  les 
rendre  familières.  Les  sensations  et  les  émotions  de  l'âme  sont 
au  contraire  très  familières,  mais  il  est  impossible  de  les  con- 
naître clairement  et  distinctement.  Les  nombres,  l'étendue  et 
leurs  propriétés  se  connaissent  clairement  ;  mais  lorsqu'on  ne 
les  a  pas  rendus  sensibles  par  quelques  caractères  qui  les 
expriment,  il  est  difficile  de  se  les  représenter  :  car  tout  ce  qui 
est  abstrait  ne  touche  point.  Les  sensations  au  contraire  et  les 
émotions  de  l'âme  se  représentent  facilement  â  l'esprit,  quoi- 
qu'on ne  les  connaisse  que  d'une  manière  fort  confuse  et  fort 
imparfaite,  et  tous  les  termes  qui  les  excitent  frappent  forte- 
ment l'âme  et  la  rendent  attentive.  [1  arrive  de  là  que  l'on 
s'imagine  souvent  bien  comprendre  les  discours  absolument 
incompréhensibles,  et  lorsqu'on  lit  certaines  descriptions  des 
sentiments  et  des  passions  de  l'âme,  on  se  persuade  qu'on  les 
entend  parfaitement,  parce  qu'on  est  touché  vivement,  et  que 
tous  les  mots  qui  frappent  les  yeux  agitent  l'âme.  Dès  que  l'on 
prononce  devant  nous  le  mot  de  honte,  de  désespoir,  d'impru" 
dence,  etc.,  il  se  réveille  aussitôt  dans  notre  esprit  une  certaine 
idée  confuse,  et  un  certain  sentiment  obscur  qui  nous  applique 


552  DE    LA  RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

fortement  ;  et  parce  que  ce  sentiment  nous  est  fort  familier,  et 
qu'il  se  représente  à  nous  sans  peine  et  sans  effort  d'esprit, 
nous  nous  persuadons  qu'il  est  clair  et  distinct.  Cependant  ces 
mois  sont  les  noms  des  passions  composées,  et  par  conséquent 
des  expressions  abrégées  que  l'usage  populaire  a  faites  de 
plusieurs  idées  confuses  et  oTiscures. 

Comme  nous  sommes  obligés  de  nous  servir  des  termes  ap- 
prouvés par  l'usage,  on  ne  doit  pas  être  surpris  de  trouver  de 
l'obscurité  et  quelquefois  une  espèce  de  contradiction  dans  nos 
paroles.  Et  si  l'on  fait  réflexion  que  les  sentiments  et  les  émo- 
tions de  l'âme,  qui  répondent  aux  termes  dont  on  se  sert  en  de 
semblables  discours,  ne  sont  pas  tout  à  fait  les  mêmes  dans  tous 
les  hommes,  à  cause  de  leurs  différentes  dispositions  d'esprit, 
on  ne  nous  condamnera  pas  facilement  lorsqu'on  n'entrera  pas 
dans  nos  opinions.  Je  ne  dis  pas  tant  ceci  pour  me  mettre  à 
couvert  des  objections  qu'on  me  pourrait  faire,  que  pour  faire 
bien  comprendre  la  nature  des  passions ,  et  ce  qu'on  doit  pen- 
ser des  traités  que  l'on  compose  sur  cette  matière. 

Après  toutes  ces  précautions,  je  crois  pouvoir  dire  que  toutes 
les  passions  se  peuvent  rapporter  aux  trois  primitives,  savoir 
au  désir,  à  la  joie,  et  à  la  tristesse  ,  et  que  c'est  principalement 
par  les  différents  jugements  que  l'âme  fait  des  biens  et  des 
maux,  que  celles  qui  se  rapportent  à  une  même  passion  pri- 
mitive, sont  différentes  entre  elles. 

Je  puis  dire  que  l'espérance,  la  crainte,  et  l'irrésolution 
qui  tient  le  milieu  entre  ces  deux,  sont  des  espèces  de  désir, 
que  la  hardiesse,  le  courage,  l'émulation,  etc.,  ont  plus  de 
rapport  au  désir  et  à  l'espérance  qu'à  toutes  les  autres  ;  et 
que  la  peur,  la  lâcheté,  la  jalousie,  etc.,  sont  des  espèces  de 
crainte. 

Je  puis  dire  que  l'allégresse  et  la  gloire,  la  faveur  et  la  re- 
connaissance sont  des  espèces  de  joie  causées  par  la  vue  du 
bien  que  nous  connaissons  en  nous,  ou  dans  ceux  auxquels  nous 
sommes  unis,  comme  le  ris  ou  la  moquerie  est  une  espèce  de 
joie  qui  s'excite  ordinairement  en  nous,  à  la  vue  du  mal  qui 
arrive  à  ceux  desquels  nous  sommes  séparés  ;  enfin  que  le 
dégoùi,  l'ennui,  le  regret,  la  pitié  et  l'indignation  sont  des 
espèces  de  tristesse  causées  par  la  vue  de  quelque  chose  qui 
pous  déplaît. 


DES    PASSIONS.  553 

Mais  outre  ces  passions  i  et  plusieurs  autres  que  je  ne  nomme 
point,  qui  se  rapportent  particulièrement  à  quelqu'une  des  pas- 
sions primitives,  il  y  en  a  encore  plusieurs  autres  dont  l'émo- 
tion est  presque  également  composée,  ou  de  celles  du  désir  et 
de  la  joie,  comme  l'imprudence,  la  colère  et  la  vengeance  ;  ou 
de  celles  du  désir  et  de  la  tristesse,  comme  la  honte,  le  regret 
et  le  dépit,  ou  de  toutes  les  trois  ensemble,  lorsqu'il  se  trouve 
des  motifs  de  joie  et  de  tristesse  joints  ensemble.  Mais  quoique 
ces  dernières  passions  n'aient  pas,  que  je  sache,  des  noms  par- 
ticuliers, elles  sont  cependant  les  plus  communes,  parce  «[u'en 
cette  vie  nous  ne  goûtons  presque  jamais  de  bien  sans  quelque 
mal,  et  que  nous  ne  souffrons  presque  jamais  de  mal  sans 
quelque  espérance  d'en  être  délivré  et  de  jouir  de  quelque  bien. 
Et  quoique  la  joie  soit  entièrement  contraire  à  la  tristesse,  elle 
la  souffre  néanmoins  ;  et  même  elle  partage  avec  cette  passion, 
la  capacité  que  l'âme  a  de  vouloir,  lorsque  la  vue  du  bien  et 
du  mal  partagent  la  capacité  que  l'âme  a  d'apercevoir. 

Toutes  les  passions  sont  donc  des  espèces  de  désir,  de  joie, 
et  de  tristesse.  Et  la  principale  différence  qui  se  trouve  entre 
les  passions  de  même  espèce,'  se  tire  des  différentes  perceptions 
ou  des  différents  jugements  qui  les  causent  ou  qui  les  accom- 
pagnent. Si  bien  que,  pour  se  rendre  savant  dans  les  passions, 
et  pour  en  faire  le  dénombrement  le  plus  exact  qu'il  soit  pos- 
sible, il  est  nécessaire  de  rechercher  les  différents  jugements 
que  l'on  peut  faire  des  biens  et  des  maux.  Mais  comme  nous 
recherchons  principalement  ici  les  causes  de  nos  erreurs,  nous 
ne  devons  pas  tant  nous  arrêter  à  examiner  les  jugements  qui 
précèdent  et  qui  causent  les  passions,  que  ceux  qui  les  suivent, 
et  que  l'âme  forme  des  choses  lorsque  quelque  passion  l'agite; 
car  ce  sont  ses  derniei's  jugements  qui  sont  les  plus  sujets  à 
l'erreur. 

Les  jugements  qui  précèdent  et  qui  causent  les  passions  sont 
presque  toujours  faux  en  quelque  chose,  car  ils  sont  presque 
toujours  appuyés  sur  les  perceptions  de  l'âme,  en  tant  qu'elle 
considère  les  objets  par  rapport  à.  elle,  et  non  point  selon  ce 
qu'ils  sont  en  eux-mêmes.  Mais  les  jugements,  qui  suivent  les 
passions,  sont  faux  en  toutes  manières  ;  car  les  jugements  que 

'  11^  a  plus  de  positions  que  de  lennes  qui  les  cxprimenl.  (Note  de  Mal.) 


M5i  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

forment  les  passions  toutes  seules,  sont  uniquement  appuyés 
sur  les  perceptions  que  l'àme  a  des  objets  par  rapport  à  elle, 
ou  plutôt  par  rapport  à  son  émotion  actuelle. 
•  Dans  les  jugements  qui  précèdent  les  passions,  le  vrai  et  le 
faux  sont  joints  ensemble  ;  mais  lorsque  l'àme  est  agitée,  et 
qu'elle  juge  selon  toute  l'inspiration  de  la  passion,  le  vrai  se 
dissipe  et  le  faux  se  conserve,  pour  servir  de  principe  à  d'autant 
plus  de  fausses  conclusions  que  la  passion  est  plus  grande. 

Toutes  les  passions  se  justifient  ;  elles  représentent  sans 
•cesse  à  l'âme,  l'objet  qui  ragiti\  de  la  manière  la  plus  propre 
pour  conserver  et  pour  augmenter  son  agitation.  Le  jugement 
ou  la  perception  qui  la  cause,  se  fortifie  à  proportion  que  la 
passion  s'augmente  ,  et  la  passion  s'augmente  à  proportion  que 
le  jugement,  qui  la  produit  à  son  tour,  se  fortifie.  Les  faux 
jugements  et  les  passionscontribuent  sans  cesse  à  leur  mutuelle 
conservation.  De  sorte  que  si  le  cœur  ne  cessait  point  de  fournir 
les  esprits  propres  pour  entretenir  les  vestiges  du  cerveau  et 
l'épanchement  des  mêmes  esprits,  ce  qui  est  nécessaire  pour 
conserver  le  sentiment  et  l'émotion  de  l'âme  qui  accompagnent 
'les  passions,  elles  augmenteraient  sans  cesse,  et  nous  ne  recon- 
naîtrions jamais  nos  erreurs.  Mais  comme  toutes  nos  passions 
dépendent  de  la  fermentation  et  de  la  circulation  du  sang,  et 
que  le  cœur  ne  peut  pas  toujours  fournir  des  esprits  propres 
pour  leur  conservation  ,  il  est  nécessaire  qu'elles  cessent, 
lorsque  les  esprits  diminuent  et  que  le  sang  se  refroidil. 

Si  c'est  une  chose  fort  facile  que  de  découvrir  les  jugements 
ordinaires  des  passions,  ce  n'est  pas  ime  chose  qu'il  faille  né- 
.gliger.  Il  y  a  peu  de  sujets  plus  dignes  de  l'application  de  ceux 
qui  recherchent  la  vérité,  qui  tâchent  de  se  délivrer  de  la  domi- 
nation de  leur  corps,  et  qui  veulent  juger  de  toutes  choses  selon 
les  véritables  idées. 

On  peut  s'instruire  sur  ce  sujet  en  deux  manières  :  ou  par  la 
raison  toute  pure,  ou  par  le  sentiment  intérieur  que  l'on  a  de 
soi-même,  lorsqu'on  est  agité  de  quelque  passion.  Par  exemple, 
l'on  sait  par  sa  propre  exi)érienco  qu'on  est  porté  à  juger  désa- 
vantageusement  de  ceux  que  l'on  n'aime  pas,  et  à  répandre, 
pour  ainsi  dire,  toute  la  malignité  de  sa  haine  pour  en  couvrir 
l'objet  de  sa  passion.  L'on  reconnaît  aussi  par  la  pure  raison, 
que  ne  pouvant  haïr  que  ce  qui  est  mauvais,  il  est  nécessaire 


DES    PASSIONS.  oo5 

pour  la  conservation  de  la  haine,  que  l'esprit  se  représente  son 
objet  par  le  côté  le  plus  mauvais.  Car  enfin  il  suffit  de  sup- 
poser que  toutes  les  passions  se  justifient,  et  qu'elles  tournent 
l'imagination  et  ensuite  l'esprit  d'une  manière  propre  à  con- 
server leur  propre  émotion,  pour  conclure  directement  quels 
sont  les  jugements  que  toutes  les  passions  nous  font  former. 

Ceux  qui  ont  1  imagination  forte  et  vive,  qui  sont  extrême- 
ment sensibles,  et  fort  sujets  aux  mouvements  des  passions, 
s'instruisent  parfaitement  de  ces  choses  par  le  sentiment  qu'ils 
ont  de  ce  qui  se  passe  en  eux  ,  et  ils  en  parlent  même  d'une 
manière  plus  agréable,  et  quelquefois  plus  instructive,  que  ceux 
qui  ont  plus  de  raison  que  d'imagination.  Car  on  ne  doit  pas 
penser  que  ceux  qui  découvrent  le  mieux  les  ressorts  de  l'amour- 
propre,  qui  pénètrent  le  mieux  et  qui  développent  d'ime  ma- 
nière plus  sensible  les  replis  du  cœur  de  l'homme,  soient  tou- 
jours les  plus  éclairés.  C'est  souvent  une  marque  qu'ils  sont 
plus  vifs,  plus  Imaginatifs,  et  quelquefois  plus  malins  et  plus 
corrompus  que  les  autres. 

Mais  ceux  qui,  sans  consulter  leur  sentiment  intérieur,  ne 
se  servent  que  de  leur  raison  pour  rechercher  la  nature  des 
passions,  et  ce  qu'elles  sont  capables  de  produire,  s'ils  ne  sont 
pas  toujours  aussi  pénétrants  que  les  autres,  ils  sont  toujours 
plus  raisonnables  et  moins  sujets  à  l'erreur;  car  ils  jugent  des 
choses  selon  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes.  Ils  voient  à  peu 
près  ce  que  les  passionnés  peuvent  faire,  selon  qu'ils  les  sup- 
posent plus  ou  moins  émus  ;  et  ils  ne  jugent  pas  témérairement 
des  choses  que  les  autres  feront  ou  ne  feront  pas  en  telles 
rencontres,  par  celles  qu'ils  feraient  eux-mêmes;  car  ils  savent 
bien  que  tous  les  hommes  ne  sont  pas  également  sensibles  pour 
les  mêmes  objets,  ni  également  susceptibles  des  émotions  invo- 
lontaires. Ainsi  ce  n'est  point  en  consultant  les  sentiments  que 
les  passions  excitent  en  nous,  mais  en  consultant  la  raison,  que 
nous  devons  parler  des  jugements  qui  accompagnent  les  pas- 
sions, de  peur  que  nous  ne  nous  fassions  connaître  nous-mêmes, 
au  lieu  de  faire  connaître  la  nature  des  passions  en  général. 


556  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

CHAPITRE    XI 

Que  toutes  les  passions  se  justilient,  et   des  jusements    qu'elles   nous    font 
faire  pour  leur  justification. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  de  grands  raisonnements  pour 
démontrer  que  toutes  les  passions  se  jusiitient  ;  ce  principe  est 
assez  évident  par  le  sentiment  intérieur  que  nous  avons  de 
nous-mêmes,  et  par  la  conduite  de  ceux  que  l'on  voit  agites  de 
quelque  passion  ;  il  suffit  de  l'exposer  afin  qu'on  y  fasse  réfle- 
xion. L'esprit  est  tellement  esclave  de  l'imagination,  qu'il  lui 
obéit  toujours  lorsqu'elle  est  échauffée.  Il  n'ose  lui  répondre 
lorsqu'elle  est  en  fureur,  parce  qu'elle  le  maltraite  s'il  résiste, 
et  qu'il  se  trouve  toujours  récompensé  de  quelque  plaisir, 
lorsqu'il  s'accommode  à  ses  desseins.  Ceux  même  dont  l'imagi- 
nation est  si  déréglée  qu'ils  pensent  être  transformés  en  bêtes, 
trouvent  des  raisons  pour  prouver  qu'ils  doivent  vivre  comme 
elles  ;  qu'ils  doivent  marcher  à  quatre  pattes,  se  nourrir  des 
herbes  de  la  campagne,  et  imiter  toutes  les  actions  qui  ne 
conviennent  qu'aux  bêtes.  Ils  trouvent  du  plaisir  à  vivre  selon 
les  impressions  de  leur  passion  ;  ils  se  sentent  intérieurement 
punis  lorsqu'ils  y  résistent ,  et  c'est  assez  afin  que  la  raison  qui 
s'accommode,  et  qui  sert  ordinairement  au  plaisir,  raisonne  d'une 
manière  propre  pour  en  défendre  la  cause. 

S'il  est  donc  vrai  que  toutes  les  passions  se  justifient,  il 
est  évident  que  le  désir  nous  doit  porter  par  lui-même  à  juger 
avantageusement  de  son  objet,  si  c'est  un  désir  d'amour,  et 
désavantagèusement,  si  c'est  un  désir  d'aversion.  Le  désir 
d'amour  est  un  mouvement  de  l'âme  excite  par  les  esprits  qui 
la  disposent  à  vouloir  jouir  ou  user  des  choses  qui  ne  sont  point 
en  sa  puissance  ;  car  si  nous  désirons  même  la  continuation  de 
notre  jouissance,  c'est  que  l'avenir  ne  dépend  pas  de  nous.  Il 
est  donc  nécessaire,  pour  la  justification  du  désir,  que  l'objet 
qui  le  fait  naître  soit  jugé  bon  en  lui-même,  ou  par  rapport  à 
quelqu'autre  bien  que  l'on  aime  ,  et  il  faut  penser  le  contraire 
du  désir  qui  est  une  espèce  d'aversion. 

Il  lest  vrai  qu'on  ne  peut  juger  qu'une  chose  soit  bonne  ou 
mauvaise,  s'il  n'y  a  quelque  raison  pour  cela  ;  mais  il  n'y  a 
aucun  objet  de  nos  passions  qui  ne  soit  bon  en  un  sens.  Si 


DtS    PASSIO.NS.  'S.,Z 

l'on  peut  dire  qu'il  y  en  a  quelques-uns  qui  ne  renferment  rien 
de  bon,  et  qui  par  conséquent  ne  puissent  être  aperçus  comme 
bons  par  la  vue  de  l'esprit ,  on  ne  peut  pas  dire  qu'ils  ne  puis- 
sent être  goûtes  comme  bons,  puisqu'on  suppose  qu'ils  nous 
agitent  :  et  le  goût  ou  le  sentiment  ne  sufiit  que  trop  pour 
porter  l'âme  à  juger  avantageusement  d'un  objet. 

Si  l'on  juge  si  facilement  que  le  feu  contient  en  lui-même  la 
chaleur  que  l'on  sent,  et  le  pain  la  saveur  que  l'on  goûte,  à  cause 
du  sentiment  que  ces  corps  excitent  en  nous,  quoique  cela  soit 
entièrement  incompréhensible  à  l'esprit,  puisque  l'esprit  ne  peut 
concevoir  que  la  chaleur  et  la  faveur  soient  des  manières  d'être 
d'un  corps,  il  n'y  a  point  d'objet  de  nos  passions,  si  vil  et  si 
méprisable  qu'il  paraisse,  que  nous  ne  jugions  bon  lorsque 
nous  sentons  du  plaisir  dans  sa  jouissance.  Car,  comme  l'on 
s'imagine  que  la  chaleur  sort  du  feu  à  sa  présence,  on  croit 
aveuglément  que  les  objets  des  passions  causent  le  plaisir  que 
l'on  goûte  lorsqu'on  en  jouit ,  et  qu'ainsi  ils  sont  bons,  puis- 
qu'ils sont  capables  de  nous  faire  du  bien.  Il  faut  dire  de  même 
des  passions  qui  ont  le  mal  pour  objet. 

Mais  comme  je  viens  de  dire,  il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  digne 
d'amour  ou  d'aversion,  soit  par  lui-même,  soit  par  quelque 
chose  à  laquelle  il  ait  rapport ,  et  lorsqu'on  est  agité  de  quelque 
passion,  on  a  bientôt  découvert  dans  son  objet  le  bien  et  le  mal 
qui  la  favorise.  Ainsi  il  est  très  facile  de  reconnaître  par  la 
raison  quels  peuvent  être  les  jugements  que  les  passions  qui 
nous  agitent  forment  en  nous. 

Car  si  c'est  un  désir  d'amour  qui  nous  agite,  on  comprend 
bien,  qu'il  ne  manquera  pas  de  se  justifier  par  les  jugements 
avantageux  qu'il  formera  sur  son  objet.  On  voit  aisément  que 
ces  jugements  auront  d'autant  plus  d'étendue  que  le  désir  sera 
plus  violent,  et  que  souvent  ils  seront  entiers  et  absolus,  quoique 
la  chose  ne  paraisse  bonne  que  par  un  très  petit  endroit.  On 
conçoit  sans  peine  que  ces  jugements  avantageux  s'étendront  à 
toutes  les  choses  qui  ont,  ou  qui  paraîtront  avoir  quelque  liai- 
son avec  l'objet  principal  de  la  passion,  et  cela  d'autant  plus 
que  la  passion  sera  plus  forte  et  Timagination  plus  étendue. 
Mais  si  le  désir  est  un  désir  d'aversion,  il  arrivera  tout  le 
contraire,  par  des  raisons  qu'il  est  également  facile  de  com- 
prendre. L'expérience  prouve  assez  ces  choses,  et  en  cela  elle 


o.->8  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

s'accommode  parfaitement  avec  la  raison.  Mais  rendons  ces 
vérités  plus  sensibles  par  des  exemples. 

Tous  les  hommes  désirent  naturellement  de  savoir,  car  tout 
esprit  est  fait  pour  la  vérité  ;  mais  le  désir  de  savoir,  tout 
juste  et  tout  raisonnable  qu'il  est  en  lui-même,  devient  souvent 
un  vice  très  dangereux  par  les  faux  jugements  qui  l'accompa- 
gnent. La  curiosité  offre  souvent  à  l'esprit  de  vains  objets  de' 
ses  méditations  et  de  ses  A'eilles  ,  elle  attache  souvent  à  ces 
objets  de  fausses  idées  de  grandeur,  elle  les  relève  par  l'éclat 
trompeur  de  la  rareté  ,  et  elle  les  représente  si  couverts  de 
charmes  et  d'attraits,  qu'il  est  difficile  qu'on  ne  les  contemple 
avec  trop  de  plaisir  et  d'attachement. 

Il  n'y  a  point  de  bagatelle  dont  quelques  esprits  ne  s'occupent 
tout  entiers,  et  leur  occupation  se  trouve  toujours  justifiée  par 
les  faux  jugements  que  leur  vaine  curiosité  leur  fait  faire.  Ceux, 
par  exemple,  qui  sont  curieux  de  mots,  s'imaginent  que  c'est 
dans  la  connaissance  de  certains  termes  que  consistent  toutes 
les  sciences.  Ils  trouvent  mille  raisons  pour  se  le  persuader,  et 
le  respect  que  leur  rendent  ceux  qu'un  terme  inconnu  étourdit, 
n'est  pas  la  plus  faible,  quoique  ce  soit  la  moins  raisonnable. 

Il  y  a  certaines  gens  qui  ajiprennent  toute  leur  vie  à  parler, 
et  qui  devraient  peut-être  se  taire  toute  leur  vie  ;  car  il  est  évident 
qu'on  doit  se  taire  lorsqu'on  n'a  rien  de  bon  à  dire  ;  mais  ils 
n'apprennent  pas  à  parler  pour  se  taire.  Ils  ne  savent  point  assez 
que  pour  bien  parler  il  faut  bien  penser  ,  qu'il  faut  se  rendre 
l'esprit  juste,  discerner  le  vrai  d'avec  le  faux,  les  idées  claires 
de  celles  qui  sont  obscures,  ce  qui  vient  de  l'esprit  de  ce  qui 
part  de  l'imagination.  Ils  s'imaginent  être  de  beaux  et  de  rares 
génies,  à  cause  qu'ils  savent  contenter  l'oreille  par  une  juste 
mesure,  flatter  les  passions  par  des  figures  et  des  mouvements 
agréables,  réjouir  l'iinagination  par  des  expressions  vives  et 
sensibles,  quoiqu'ils  laissent  l'esprit  vide  d'idées,  sans  lumière 
t'i  sans  intelligence. 

Il  y  a  quelque  raison  apparente  de  s'appliquer  toute  sa  vie  a 
l'étude  de  sa  langue,  puisqu'on  en  fait  usage  toute  sa  vie. 
( 'ela  est  capable  de  justifier  la  passion  de  certains  esprits.  3Iais 
j'avoue  qu'il  est  difficile  de  justifier  par  quelque  raison  vraisem- 
blable la  passion  de  ceux  qui  s'appliquent  indifféi'emment  à 
toutes  sortes  de  langues.  On  peut  excuser  la  passion  de  ceux 


DES    PASSIONS.  539 

qui  se  font  une  bibliothèque  entière  de  toutes  sortes  de  diction- 
naires, aussi  bien  que  la  curiosité  de  ceux  qui  veulent  avoir  des 
monnaies  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps.  Cela  peut  leui- 
être  utile  en  quelques  rencontres  ;  et  si  cela  ne  leur  fait  pas  grand 
bien,  du  moins  cela  ne  leur  fait-il  point  de  mal.  Ils  ont  un  nia- 
frasin  de  curiosités  qui  ne  les  embarrasse  pas,  car  ils  ne  portent 
sur  eux  ni  leurs  livres  ni  leurs  médailles.  Mais  comment  justifier 
la  passion  de  ceux  qui  font  de  leur  tète  même  une  bibliothèque 
de  dictionnaires  i.  Ils  perdent  le  souvenir  de  leurs  affaires  et 
de  leurs  devoirs  essentiels  pour  des  mots  de  nul  usage.  Ils  ne 
parlent  leur  langue  qu'en  hésitant.  Ils  mêlent  à  tous  moments 
dans-  leurs  entretiens  des  termes  ou  inconnus  ou  barbares,  et 
ils  ne  paient  pas  volontiers  les  honnêtes  gens  d'une  monnaie 
qui  ait  cours  dans  le  pays.  Enfin  leur  raison  n'est  pas  mieux 
conduite  que  leur  langue  ;  car  tous  les  recoins  et  tous  les  repHs 
de  leur  mémoire  sont  tellement  pleins  d'étymologies,  que  leur 
esprit  est  comme  étouffé  par  la  multitude  innombrable  de  mots 
qui  volti.sent  sans  cesse  autour  de  lui. 

Cependant  il  faut  tomber  d'accord  que  le  désir  bizarre  des 
philologues  se  justifie.  Mais  comment  ?  Écoutez  les  jugements 
que  ces  faux  savants  font  des  langues,  et  vous  le  saurez.  Ou 
bien  supposez  de  certains  axiomes  qui  passent  parmi  eux  pour 
incontestables,  et  tirez-en  les  conséquences  qui  s'en  peuvent 
déduire.  Supposez,  par  exemple,  que  les  hommes  qui  parlent 
plusieurs  langues,  sont  autant  de  fois  hommes  qu'ils  savent  de 
langues,  puisque  c'est  la  parole  qui  les  distingue  des  bêtes,  que 
l'ignorance  des  langues  est  la  cause  de  l'ignorance  où  nous 
sommes  d'une  infinité  de  choses,  puisque  les  anciens  philosophes 
et  les  étrangers  sont  plus  habiles  que  nous.  Supposez  de  sem- 
blables principes,  et  concluez,  et  vous  formerez  des  jugements 
propres  à  faire  naître  la  passion  pour  les  langues,  lesquels  paV 
conséquent  seront  semblables  à  ceux  que  la  même  passion 
forme  dans  les  philologues  pour  justifier  leurs  études. 

Toutes  les  sciences  les  plus  basses  et  les  plus  misérables 
ont  toujours  quelque  endroit  qui  brille  à  l'imagination  et  qui 


•  Mii'ebrarKhe  fait  partout  la  saerre  ,nuK  sfienees  de  mémoire.  La 
Broyi'ie  n'a  pas  attaqué  avec  plus  de  sens,  de  vivacité  et  d'esprit  cette 
pas-  >.;  ([(•  ceux  qui  s'appljiiuent  iinlirfére;iinient  à  l'étuile  de  ;ouii'S  li"*- 
langues,  «  qui  plient  sous  le  faix  des  mots  pemlant  que  leur  esprit  reste  vide  » 


S60  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VERITE. 

éblouit  facilement  l'esprit  par  l'éclat  que  la  passion  y  attache. 
Il  est  vrai  que  cet  éclat  diminue,  lorsque  les  esprits  et  le  sang 
se  refroidissent,  et  que  la  lumière  de  la  vérité  commence  à 
paraître  ;  mais  cette  lumière  se  dissipe  aussi,  lorsque  l'ima- 
gination reprend  feu,  et  nous  ne  faisons  plus  alors  qu'entrevoir 
ces  belles  raisons  qui  prétendaient  condamner  notre  passion. 

Au  reste,  lorsque  la  passion  qui  nous  anime  se  sent  mourir, 
elle  ne  se  repent  pas  de  sa  conduite.  On  peut  dire  au  con- 
traire, qu'elle  dispose  toutes  choses,  ou  pour  mourir  avec 
honneur,  ou  pour  revivre  bientôt  après  ;  je  veux  dire  qu'elle 
dispose  toujours  l'esprit  à  former  des  jugements  qui  la  jus- 
tifient. Elle  contracte  encore  eu  cet  état  une  espèce  d'alliance 
avec  toutes  les  autres  passions,  qui  peuvent  la  secourir  dans  sa 
faiblesse,  la  fournir  d'esprits  et  de  sang  dans  son  indigence, 
rallumer  ses  cendres,  et  l'en  faire  renaître.  Car  les  passions 
ne  sont  point  indifférentes  les  unes  pour  les  autres.  Toutes 
celles  qui  se  peuvent  souffrir,  contribuent  fidèlement  à  leur 
mutuelle  conservation.  Ainsi  les  jugements  qui  justifient  le 
désir  qu'on  a  pour  les  langues,  ou  pour  telle  autre  chose  qu'il 
vous  plaira,  sont  incessamment  sollicités  et  pleinement  con- 
firmés par  toutes  les  passions  qui  ne  lui  sont  point  con- 
traires. 

Le  faux  savant  se  présente  à  lui-même,  tantôt  comme  envi- 
ronné de  gens  qui  l'écoutent  avec  respect,  tantôt  comme  vic- 
torieux de  ceux  qu'il  a  terrassés  par  des  mots  incompréhen- 
sibles, et  presque  toujours  comme  élevé  au-dessus  du  commun 
des  hommes.  Il  se  flatte  des  louanges  qu'on  lui  donne,  des 
établissements  qu'on  lui  propose,  des  recherches  qu'on  fait  de 
sa  personne.  Il  tient  à  tous  les  temps,  il  s'étend  à  tous  les  pays: 
il  ne  se  borne  pas,  comme  les  petits  esprits,  dans  le  temps 
présent  et  dans  l'enceinte  de  sa  ville,  il  se  répand  incessam- 
ment, et  son  épanchement  fait  son  plaisir.  Combien  donc  de 
passions  se  mêlent  avec  celle  qu'il  a  pour  la  fausse  érudition, 
lesquelles  travaillent  toutes  à  la  justifier,  et  sollicitent  chau- 
dement des  jugements  en  sa  faveur  ? 

Si  chaque  passion  n'agissait  que  pour  elle,  sans  se  mettre 
en  peine  des  autres,  elles  se  dissiperaient  toutes  incontinent 
après  leur  naissance.  Elles  ne  pourraient  pas  former  assez  de 
faux  jugements  pour  leur  subsistance,  ni  soutenir  longtemps 


DES    PASSIONS.  561 

la  vue  de  l'imaginatioii  contre  la  lumière  de  la  raison.  Mais 
tout  est  réglé  dans  nos  passions  delà  manière  la  plus  juste  qui 
se  puisse  pour  leur  mutuelle  conservation.  Elles  se  fortifient 
les  unes  les  autres,  les  plus  éloignées  se  secourent  ;  et  il  suffit 
qu'elles  ne  soient  pas  ennemies  déclarées,  pour  suivre 
entre  elles  toutes   les   règles  d'une  société  bien  ordonnée  i. 

Si  la  passion  du  désir  se  trouvait  seule,  tous  les  jugements 
qu'elle  formerait  ne  pourraient  tendre  qu'à  représenter  la 
possession  du  bien  comme  possible  ;  car  le  désir  d'amour, 
précisément  comme  tel,  n'est  produit  que  par  le  jugement 
que  l'on  fait  que  la  jouissance  de  quelque  bien  est  pos- 
sible. Ainsi  ce  désir  ne  pourrait  former  que  des  jugements 
sur  la  possibilité  de  la  jouissance,  puisque  les  jugements 
qui  suivent  et  qui  conservent  les  passions,  sont  entièrement 
semblables  à  ceux  qui  les  précèdent  et  qui  les  produisent.  Mais 
le  désir  est  animé  par  l'amour ,  il  est  fortifié  par  fespérance  , 
il  est  augmenté  par  la  joie  ,  il  est  renouvelé  par  la  crainte  , 
il  est  accompagné  de  courage,  d'émulation,  de  colère  et  de 
plusieurs  autres  passions,  qui  forment  à  leur  tour  des  juge- 
ments dans  une  variété  infinie,  lesquels  se  succèdent  les  uns 
aux  autres,  et  soutiennent  ce  désir  qui  les  a  fait  naître.  Il  ne 
faut  donc  pas  être  surpris  si  le  désir  pour  une  pure  bagatelle, 
ou  pour  une  chose  qui  nous  est  manifestement  nuisible  ou 
inutile,  se  justifie  sans  cesse  contre  la  raison  pendant  plusieurs 
années,  ou  pendant  toute  la  vie  d'un  homme  qui  en  est  agité, 
puisqu'il  y  a  tant  de  passions  qui  travaillent  à  sa  justificalion. 
Voici  en  peu  de  mots  comment  les  passions  se  justifient,  car 
il  faut  expliquer  les  choses  par  des  idées  distinctes. 

Toute  passion  agite  le  sang  et  les  esprits.  Les  esprits  agités 
sont  conduits  dans  le  ceryeau  par  la  vue  sensible  de  l'objet,  ou 
par  la  force  de  l'imagination,  d'une  manière  propre  à  former 
des  traces  profondes  qui  représentent  cet  objet.  Ils  plient  et 
rompent  même  quelquefois,  par  leur  cours  impétueux  les  fibres 
du  cerveau,  et  l'imagination  en  demeure  longtemps  salie  et 
corrompue.  Car  les  plaies  du  cerveau  ne  se  reprennent  pas 

'  On  peut  comparer  ces  fines  et  léiictrantes  analyses  des  raisons  en  vortu 
desquelles  toutes  les  passions  se  soutiennent  et  se  justilîont  elles-mèMics, 
avec  les  peintures  que  fait  la  Unriiefoucaiild  des  illusions,  des  melamoi- 
,  hrsi'S,-  Lc:  railiiicir.enls  de  l'air.oar-pioprc. 


562  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

aisément;  ses  traces  ne  se  ferment  pas,  à  cause  que  les  esprits 
y  passent  sans  cesse.  Les  traces  du  cerveau  n'obéissent  pomt 
à  l'âme,  elles  ne  s'effacent  pas,  lorsqu'elle  le  souhaite  ;  elles 
lui  font  au.  contraire  violence ,  et  l'obligent  même  à  considérer 
sans  cesse  les  objets  d'une  manière  qui  l'agite  et  qui  la  trouble 
en  faveur  des  passions.  Ainsi  les  passions  agissent  sur  l'ima- 
gination, et  l'imagination  corrompue  fait  effort  contre  la  raison, 
en  lui  représentant  à  toute  heure .  les  choses,  non  selon  ce 
qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  afin  que  l'esprit  prononce  un 
jugement  de  vérité  ;  mais  selon  ce  qu'elles  sont  par  rapport  à 
la  passion  présente,  afin  qu'il  porte  un  jugement  qui  la  favorise. 

Les  passions  ne  corrompent  pas  seulement  l'imagmation  et 
l'esprit  en  leur  faveur  :  elles  produisent  encore  dans  le  reste 
du  corps  toutes  les  dispositions  nécessaires  à  leur  conserva- 
tion. Les  esprits  qu'elles  agitent  ne  s'arrêtent  pas  dans  le  cer- 
veau ;  ils  se  portent,  comme  j'ai  dit  ailleurs,  vers  toutes  les 
autres  parties  du  corps.  Ils  se  répandent  principalement  dans 
le  cœur,  dans  le  foie,  dans  la  rate,  et  dans  les  nerfs  qui  envi- 
ronnent les  principales  artères.  Enfin  ils  se  jettent  dans  les 
parties  quelles  qu'elles  soient,  qui  peuvent  fournir  les  esprits 
nécessaires  à  la  conservation  de  la  passion  qui  domine.  Mais 
lorsque  ces  esprits  se  répandent  ainsi  dans  toutes  les  parties 
du  corps,  ils  y  détruisent  peu  à  peu  tout  ce  qui  peut  résister 
à  leurs  cours  ,  et  ils  y  font  enfin  un  chemin  si  glissant  et  si 
rapide,  que  le  plus  petit  objet  nous  agite  infinunent,  et  nous 
porte  par  conséquent  à  former  des  jugements  qui  favoi'isent  les 
passions.  C'est  ainsi  qu'elles  s'établissent  et  qu'elles  se  justifient. 

Si  l'on  considère  maintenant  quelle  peut-être  la  constitution 
des  fibres  du  cerveau,  l'agitation  et  l'abondance  des  esprits  et 
du  sang  dans  les  différents  sexes  et  les  différents  âges,  il  sera 
assez  facile  de  connaître  à  peu  près  à  quelles  passions  cer- 
taines personnes  sont  plus  sujettes,  et  par  conséquent  quels 
sont  les  jugements  qu'elles  forment  des  objets.  Et  pour  en 
donner  quelque  exemple,  je  dis  que  l'on  peut  connaître  à  peu  . 
près  par  l'abondance  ou  par  la  disette  des  esprits,  (|ue  l'on 
remarque  dans  différentes  personnes,  qu'une  même  chose  leur 
étant  également  proposée  et  également  expliquée,  plusieurs 
formeront  sur  elle  de,s  jugements  d'espérance  et  de  joie,  lorsque 
les  autres  en  formeront  de  crainte  et  de  tristesse. 


DES    PASSIONS.  5G3 

Car  ceux  qui  ont  abondance  de  sang  et  d'esprits,  comme  sont 
ordinairement  les  jeunes  gens,  les  sanguins  et  les  bilieux,  con- 
cevant aisément  de  l'espérance,  à  cause  du  sentiment  seci-et 
qu'ils  ont  de  leur  force,  qui  consiste  dans  l'abondance  des  esprits 
animaux,  ils  croiront  ne  trouver  aucune  opposition  à  leurs 
desseins  qu'ils  ne  puissent  surmonter  ;  ils  se  repaîtront  d'a- 
bord de  l'avant-goùt  du  bien  dont  ils  espèrent  de  jouir;  et  ils 
formeront  toutes  sortes  de  jugements  propres  à  justifier  leur 
espérance  et  leur  joie.  Mais  les  autres  qui  ont  disette  d'es- 
prits agités,  comme  les  vieillards,  les  mélancoliques,  les  phleg- 
matiques,  étant  portés  à  la  crainte  et  à  la  tristesse,  à  cause 
que  leur  âme  se  croit  faible,  parce  qu'elle  est  dénuée  d'esprits 
qui  exécutent  ses  ordres  ,  ils  formeront  des  jugements  tout 
contraires.  Ils  s'imagineront  des  difficultés  insurmontables, 
afin  de  justifier  leur .  crainte,  ils  s'abandonneront  à  l'envie,  à 
la  tristesse,  au  désespoir,  et  à  certaines  espèces  d'aversion, 
dont  les  faibles  sont  les  plus  susceptibles. 

CHAPITRE    XII 

Que  les  passions  qui  ont  le  mal  ponr  objet  sont  les  plus  daiigereuses  el  les 
plus  injustes,  et  que  celles  qui  sont  le  moins  accompagnées  de  coonaissauee, 
sont  les  plus  vives  et  les  plus  sensibles. 

De  toutes  les  passions,  celles  dont  les  jugements  sont  les  plus 
éloignés  de  la  raison  et  les  plus  à  craindre,  sont  toutes  les 
espèces  d'aversion.  Il  n'y  a  point  de  passions  qui  corrompent 
davantage  la  raison  en  leur  faveur,  que  la  haine  et  que  la 
crainte  :  la  haine,  dans  les  bilieux  principalement,  ou  dans  ceux 
dont  les  esprits  sont  dans  une  agitation  continuelle ,  et  la 
crainte  dans  les  mélancoliques,  ou  dans  ceux  dont  les  esprits 
grossiers  et  solides  ne  s'agitent  et  ne  s'apaisent  pas  avec  faci- 
lité. Mais  lorsque  la  haine  et  la  crainte  conspirent  ensemble  à 
corrompre  la  raison,  ce  qui  est  fort  ordinaire,  alors  il  n'y  a 
point  de  jugements  si  injustes  et  si  bizarres,  qu'on  né  soit  ca- 
pable de  former  et  de  soutenir  avec  une  opiniâtreté  insurmon- 
table. 

La  raison  de  ceci  est,  qne  les  maux  de  cette  vie  touchoiit 
plus  vivement  l'âme  que  les  biens.  Le  sentiment  de  douleur  est 
olus  vif  que  le  sentiment  du  plaisir.  Les  injures  et  les  opprobres 


564  DE    LA    RECHKRCHE   DE    LA.    VÉRITÉ. 

sont  beaucoup  plus  sensibles  que  les  louanges  et  les  applaudis- 
sements ,  et  si  l'on  trouve  des  gens  assez  indiflërents  pour 
goûter  de  certains  plaisirs  et  pour  recevoir  de  certains  hon- 
neurs, il  est  difficile  d'en  trouver  qui  souffrent  la  douleur  et  le 
mépris  sans  inquiétude. 

Ainsi  la  haine,  la  crainte  et  les  autres  espèces  d'aversion,  qui 
ont  le  mal  pour  objet,  sont  des  passions  très  violentes.  Elles 
donnent  à  l'esprit  des  secousses  imprévues  qui  l'étourdissent 
et  qui  le  troublent  ;  elles  pénètrent  bientôt  jusque  dans  le 
plus  secret  de  l'âme  ,  et  renversant  la  raison  de  son  siège, 
elles  prononcent  sur  toutes  sortes  de  sujets  des  jugements  d'er- 
reur et  d'iniquité,  pour  favoriser  leur  folie  et  leur  tyrannie. 

De  toutes  les  passions,  ce  sont  les  plus  cruelles  et  les  plus 
déliantes,  les  plus  contraires  à  la  charité  et  à  la  société  civile, 
et  en  même  temps  les  plus  ridicules  et  les  plus  extravagantes; 
car  elles  forment  des  jugements  si  impertinents  et  si  bizarres, 
qu'ils  excitent  la  risée  et  l'indignation  de  tous  les  hommes. 

Ce  sont  ces  passions  qui  mettaient  dans  la  bouche  des  phari- 
siens ces  discours  extravagants.  «  Que  faisons-nous  ?  cet  homme 
fait  plusieurs  miracles.  Si  nous  le  laissons  continuer  tout  le 
monde  croira  en  lui.  Les  Romains  viendront,  et  ruineront  notre 
ville  et  notre  nation  i.  »  Ils  tombaient  d'accord  que  Jésus-Christ 
faisait  plusieurs  miracles  ;  la  résurrection  de  Lazare  était 
incontestable.  Quel  était  cependant  le  jugement  de  leurs  pas- 
sions ?  de  faire  mourir  Jésus-Christ,  et  Lazare  même  qu'il 
avait  ressuscité.  Mais  pour  quelle  raison  faire  mourir  Jésus- 
Christ  ?  parce  que  «  si  nous  le  laissons  continuer,  tout  le  monde 
croira  en  lui,  les  Romains  viendront  et  ruineront  notre  ville  et 
notre  nation  ».  Et  pourquoi  vouloir  donner  la  mort  à  Lazare? 
«  Parce  que  plusieurs  juifs  se  retiraient  d'avec  eux  à  cause  de 
lui,  et  croyaient  en  Jésus  -.  »  Jugements  cruels  et  extravagants 
tout  ensemble  :  cruels  par  la  haine,  et  extravagants  par  la 
crainte  :  «  Les  Romain?  viendront,  et  rumerout  notre  ville  et 
notre  nation.  » 

Ce  sont  ces  mômes  passions  qui  faisaient  dire  à  une  assemblée 
composée  d'Anne  le  Grand-Prêtre,  de  Caiphe,  Jean,  Alexandre, 
et  de  tous  ceux  qui  étaient  de  la  race   sacerdotale  :  «  Que 

'  Joaii,  cil.  11.  47. 
*  Joaii,  cil.  12.  2« 


DES    PASSIONS.  563 

ferons-nous  à  ces  gens-ci.  car  ils  ont  fait  un  miracle  qui  est 
connu  de  toute  la  ville, nous  ne  pouvons  pas  le  nier?  Mais  afin 
que  cela  ne  se  répande  pas  davantage  parmi  le  peuple,  mena- 
çons-les de  les  punir,  s'ils  continuent  d'enseigner  au  nom  de 
Jésus  1.  » 

Tous  ces  grands  hommes  prononcent  un  jugement  injuste  et 
impertinent  tout  ensemble,  parce  que  leurs  passions  les  agitent, 
et  que  leur  faux  zèle  les  aveugle.  Ils  n'osent  punir  les  apôtres 
à  cause  du  peuple,  et  parce  que  l'homme  qui  avait  été  miracu- 
leusement guéri  avait  plus  de  quarante  ans,  et  était  présent  à 
l'assemblée  :  mais  ils  les  menacent  pour  les  empêcher  d'ensei- 
gner au  nom  de  Jésus.  Ils  s'imaginent  devoir  condamner  une 
doctrine,  à  cause  qu'ils  en  ont  fait  mourir  l'auteur  :  u  Vous 
voulez,  disent-ils  aux  apôtres,  nous  charger  du  sang  de  cet 
homme  2.  » 

Lorsque  le  faux  zèle  se  joint  à  la  haine,  il  la  met  à  couvert 
des  reproches  de  la  raison,  et  il  la  justifie  de  telle  manière, 
qu'on  ferait  même  scrupule  de  n'en  pas  suivre  les  mouvements. 
Et  lorsque  l'ignorance  et  la  faiblesse  accompagnent  la  crainte, 
elles  rétendent  à  une  infinité  de  sujets,  et  elles  en  fortifient  de 
telle  sorte  les  émotions,  que  le  moindre  soupçon  effarouche  et 
trouble  la  raison. 

Les  faux  zélés  s'imaginent  rendre  service  à  Dieu,  lorsqu'ils 
obéissent  à  leurs  passions.  Ils  suivent  aveuglément  les  inspira- 
tions secrètes  de  leur  haine,  comme  des  inspirations  de  la  vérité 
intérieure  ;  et  s'arrêtant  avec  plaisir  aux  preuves  de  sentiment, 
qui  justifie  leur  excès,  ils  se  confirment  dans  leurs  erreurs  avec 
une  opiniâtreté  insurmontable. 

Pour  les  ignorants  et  les  esprits  faibles,  ils  se  font  des  sujets 
de  crainte  imaginaires  et  ridicules.  Ils  ressemblent  aux  enfants 
qui  marchent  dans  les  ténèbres  sans  guide  et  sans  flambeau  ; 
ils  se  figurent  des  spectres  épouvantables  ,  ils  se  troublent  et  su 
récrient  comme  si  tout  était  perdu.  La  lumièi'c  les  rassure 
s'ils  sont  ignorants  ;  mais  si  ce  sont  des  esprits  faibles,  leur 
imagination  en  demeure  toujours  blessée.  La  moindre  chose  qui 
a  quelque  rapport  à  ce  qui  les  a  effrayés,  renouvelle  les  traces 
et  le  cours  des  esprits  qui  cause  le  symptôme  de  leur  crainte. 

*  Act.  cil.  4. 

*  Act.  ch.  s. 

T.  I.  S2 


566  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Il  est  absolument  impossible  de  les  guérir,  ou  de  les  apaiser 
pour  toujours. 

Mais  lorsque  le  faux  zèle  se  rencontre  avec  la  haine  et  la 
crainte  dans  un  esprit  faible,  il  se  produit  sans  cesse  dans  cet 
esprit  des  jugements  si  injustes  et  si  violents,  qu'on  ne  peut  y 
penser  sans  horreur.  Pour  changer  un  esprit  possédé  de  ces 
passions,  il  faut  un  plus  grand  miracle  que  celui  qui  convertit 
saint  Paul,  et  sa  guérison  serait  absolument  impossible,  si  Ton 
pouvait  donner  des  bornes  à  la  puissance  et  à  la  miséricorde 
de  Dieu. 

Ceux  qui  marchent  dans  l'obscurité  se  réjouissent  à  la  vue 
de  la  lumière  ;  celui-ci  ne  la  peut  souffrir.  Elle  le  blesse,  car 
elle  résiste  à  sa  passion.  Sa  crainte  étant  en  quelque  façon 
volontaire,  à  cause  que  sa  haine  la  produit,  il  se  plait  d'en 
être  frappé,  parce  qu'on  se  plait  d'être  agité  des  passions  mêmes 
qui  ont  le  mal  pour  objet,  lorsque  le  mal  est  imaginaire,  ou 
plutôt  lorsque  l'on  sait,  comme  dans  les  spectacles,  que  le  mal 
ne  peut  nous  blesser. 

Les  fantômes  que  se  figurent  ceux  qui  marchent  dans  les 
ténèbres,  s'évanouissent  à  la  lumière  d'un  flambeau  ;  mais  les 
fantômes  de  celui-ci  ne  se  dissipent  point  à  la  lumière  de  la 
vérité.  Elle  ne  peut  pas  facilement  percer  les  ténèbres  de  son 
esprit  ;  elle  ne  fait  qu'irriter  son  imagination  ,  de  sorte  que 
comme  il  s'applique  uniquement  à  l'objet  de  sa  passion,  la  lu- 
mière se  réfléchit,  et  il  semble  que  ces  fantômes  aient  un  cor[)s 
véritable,  à  cause  qu'ils  repoussent  quelques  faibles  rayons  de 
la  lumière  qui  les  frappe. 

Mais  quand  on  supposerait  dans  ces  esprits  assez  de  doci- 
lité et  de  réflexion  pour  écouter  et  poui'  comprendre  des  rai- 
sons capables  de  dissiper  leurs  erreurs,  leur  imagination  étant 
déréglée  par  la  crainte,  et  leur  cœur  corrompu  par  la  haine  et 
par  le  faux  zèle,  ces  raisons,  toutes  solides  qu'elles  seraient  en 
elles-mêmes,  ne  pourraient  arrêter  longtemps  le  mouvement 
impétueux  de  ces  passions  violentes,  ni  empêcher  qu'elles  ne 
se  justifiassent  bientôt  par  des  preuves  sensibles  et  convain- 
cantes. 

Car  on  doit  remarquer  qu'il  y  a  des  passions  qui  passent  et 
qui  ne  reviennent  plus,  et  qu'il  y  en  a  d'autres  constantes  et 
qui  subsistent  longtemps.  Celles  qui  ne  sont  point  soutenues 


DES    PASSIONS.  567 

par  la  vue  de  l'esprit  et  par  quelque  raison  vraisemblable,  mais 
qui  sont  seulement  produites  et  fortifiées  par  la  vue  sensible  de 
quelque  objet  et  par  la  fermentation  du  sang,  ne  durent  pas  ;. 
elles  meurent  pour  l'ordinaire  incontinent  après  leur  naissance. 
Mais  celles  qui  sont  accompagnées  de  la  vue  de  l'esprit,  sont 
constantes;  car  le  principe  qui  les  produit,  n'est  pas  sujet  au 
changement  comme  le  sang  et  les  humeurs.  De  sorte  que  la 
haine,  la  crainte,  et  toutes  les  autres  passions  qui  s'excitent 
ou  qui  se  conservent  en  nous  par  la  connaissance  de  l'esprit, 
et  non  point  par  la  vue  sensible  de  quelque  mal,  doivent  sub- 
sister longtemps.  Ces  passions  sont  donc  les  plus  durables,  les 
plus  violentes,  les  plus  injustes.  Mais  elles  ne  sont  pas  les  plus 
vives  et  les  plus  sensibles,  comme  on  le  va  faire  voir.  La  per- 
ception du  bien  et  du  mal,  laquelle  excite  les  passions,  se  fait 
en  trois  manières;  par  les  sens,  par  l'imagination,  et  par  l'es- 
prit. La  perception  du  bien  et  du  mal  par  les  sens,  ou  le  sen- 
timent du  bien  et  du  mal.  produit  des  passions  très  promptes  et 
très  sensibles.  La  perception  du  bien  et  du  mal,  par  la  seule 
imagination,  en  excite  de  bien  plus  faibles.  Et  la  vue  du  bien  et 
du  mal  par  l'esprit  seul,  n'en  produit  de  véritables  que  parce 
que  cette  vue  du  bien  et  du  mal  par  l'esprit  est  toujours  ac- 
compagnée de  quelque  mouvement  des  esprits  animaux. 

Les  passions  ne  nous  sont  données  que  pour  le  bien  du 
corps,  et  que  pour  nous  unir  par  le  corps  à  tous  les  objets 
sensibles;  car  encore  que  les  choses  sensibles  ne  puissent  être 
ni  bonnes  ni  mauvaises  à  l'égard  de  l'esprit,  elles  sont  toute- 
fois bonnes  ou  mauvaises  par  rapport  au  corps  auquel  l'es- 
prit est  uni.  Ainsi  les  sens  et  l'imagination  découvrant  beau- 
coup mieux  les  rapports  que  les  objets  sensibles  ont  avec  le 
corps,  qu-^  l'esprit  même,  ces  lacultés  doivent  exciter  des  pas- 
sions beaucoup  plus  vives  qu'une  connaissance  claire  et  évi- 
dente. Mais  parce  que  nos  connaissances  sont  toujours  accom- 
pagnées de  quelque  mouvement  d'esprits,  une  connaissance 
claire  et  évidente  d'un  grand  bien  et  d'un  grand  mal,  que  les 
sens  ne  découvrent  pas,  excite  toujom's  quelque  passion  se- 
crète. 

Cependant  toutes  nos  connaissances  claires  et  évidentes  du 
bien  et  du  mal  nç  sont  pas  suivies  de  quelque  passion  sen- 
sible, et  dont  on  s'aperçoive;  de  même  que  toutes  nos  passions 


5G8  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

ne  sont  point  accompagnées  de  quelque  connaissance  de  l'es- 
prit. Car  si  l'on  pense  quelquefois  à  des  biens  et  à  des  maux 
sans  se  sentir  ému,  on  se  sent  souvent  ému  de  quelque  pas- 
sion sans  en  connaître,  et  même  quelquefois  sans  en  sentir  la 
cause.  Un  homme  qui  respire  un  bon  air,  se  sent  ému  de  joie 
sans  en  savoir  la  cause  ;  il  ne  connaît  pas  le  bien  qu'il  possède, 
qui  produit  cette  joie.  Et  s'il  y  a  quelque  corps  invisible  qui  se 
mêlant  dans  le  sang  en  empêche  la  fermentation,  il  se  trou- 
vera triste,  et  pourra  même  attribuer  la  cause  de  sa  tristesse  à 
quelque  chose  de  visible  qui  se  présentera  devant  lui  dans  le 
temps  de  sa  passion. 

De  toutes  les  passions  il  n'y  en  a  point  qui  soient  plus  sen- 
sibles ni  plus  promptes,  et  qui  par  conséquent  soient  le  moins 
accompagnées  de  la  connaissance  de  l'esprit,  que  l'horreur  et 
l'antipathie,  l'agrément  et  la  sympathie.  Un  homme  sommeil- 
lant à  l'ombre,  se  réveille  quelquefois  en  sursaut  si  une  mou- 
che le  pique,  ou  si  une  feuille  le  chatouille,  comme  si  un  ser- 
pent le  mordait.  Le  sentiment  confus  de  quelque  chose  aussi 
terrible  que  la  mort  même  l'effraye,  et  sans  qu'il  y  pense,  il 
se  trouve  agité  d'une  passion  très  forte  et  très  violente,  qui  est 
une  aversion  de  désir.  Un  homme,  au  contraire  dans  quelque 
besoin,  découvre  par  hasard  quelque  petit  bien  dont  la  dou- 
ceur le  surprend;  il  s'attache  à  cette  bagatelle,  comme  au 
plus  grand  de  tous  les  biens,  sans  y  faire  la  moindre  réflexion. 
Cela  arrive  aussi  dans  les  mouvements  de  sympathie  et  d'anti- 
pathie. On  voit  dans  une  compagnie  une  personne  dont  l'air  et 
les  manières  ont  de  secrètes  alliances  avec  la  disposition  pré- 
sente de  nos  corps  ;  sa  vue  nous  touche  et  nous  pénètre.  Nous 
sommes  portés,  sans  réflexion,  à  l'aimer  et  à  lui  vouloir  du 
bien.  C'est  le  je  ne  sais  quoi  qui  nous  agite,  car  la  raison  n'y 
a  point  de  part.  Il  arrive  le  contraire  à  l'égard  de  ceux  dont 
l'air  et  les  manières  répandent,  pour  ainsi  dire,  le  dégoût  et 
l'horreur.  Ils  ont  je  ne  sais  quoi  de  fade,  qui  repousse  et  qui 
effraye  :  mais  l'esprit  n'y  connaît  rien,  car  il  n'y  a  que  les  sens 
qui  jugont  bien  de  la  beauté  et  de  la  laideur  sensible,  lesquelles 
sont  l'objet  de  ces  sortes  de  passions, 

FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


TABLE  DES   MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  LE  PREMIER  VOLUME 


Pa?es. 

INTRODICTION 


Préface  de  MAi.EBr.AXCHE. 


J 


AvEr.TissEMEXT  DE  l'actecr  touchant  cette  dernière  édition 17 

LIVRE  PREMIER.  -  DES  SENS. 

Chapitre  premier.  —  I.  De  la  nature  et  des  propriétés  de  l'entende- 
ment. —  II.  De  la  nature  et  des  propriétés  de  la  volonté,  et  ce  que 
c'est  que  la  liberté ig 

Chapitre  II.  —  I.  Des  jugements  et  des  raisonnements.  —  II.  Qu'ils 
dépendent  de  la  volonté.  —  lll.  De  l'usage  qu'on  doit  faire  de  sa  li- 
berté à  leur  égard.  —  IV.  Deux  rèîles  générales  pour  éviter  l'erreur 
et  le  péché.  —  V.  Réflexions  nécessaires  sur  ces  règles -27 

Chapitre  III.  —  I.  Réponses  à  quelques  objections.  —  Remarques  sur 
ce  qu'on  a  dit  de  la  nécessité  de  l'évidence .      3^ 

CnAPiTHE  IV.  —  I.  Des  causes  occasionnelles  de  l'erreur,  et  qu'il  v  en 
a  cinq  principales.  -  II.  Dessein  général  de  tout  l'ouvra?e,  et 'des- 
sein particulier  du  premier  livre ^  .   .  ^q 

Chapitre  V.  _  Des  Sens.  -  I.  Deux  manières  d  expliquer  comment 
nos  sens  sont  corrompus  par  le  péché.  —  11.  Que  ce  n<  sont  pas  nos 
sens,  mais  notre  liberté  qui  est  la  cause  de  nos  erreurs.  —  III.  Rè-'le 
pour  ne  se  point  tromper  dans  l'usage  de  ses  sens ^  ,      43 

Chapitre  VI. —  I.  Des  erreurs  de  la  vue  à  l'égard  de  l'étendue  en  soi 
—  11.  ^uite  de  ces  erreurs  sur  des  objets  invisibles.  —  III.  Des  er- 
reurs de  nos  yeux  touchant  l'clcnduc  considérée  par  rapport 50 

Chapitre  VII.  —  Des  erreurs  de  nos  yeux  touchant  les  figures  — 
H.  Nous  n'avons  aucune  connaissance  des  plus  petites.  —  III.  Que  la 
connaissance  que  nous  avons  des  plus  grand.^s  n'est  pas  exacte  — 
IV.  Exida-ations  de  certains  jUK-emeiUs  naturels  qui  nous  empêchent 
de  nous  tiomper.-V.  Que  ces  mûmes  jugements  nous  trompent  dans 
•des  rencontres  particulières g, 

32. 


570  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Pages. 

Ciiu'iTr.F.  Vlll.  —  l.  Que  nos  yeux  ne  nous  apprennent  point  la  ?randenr 
ou  la  vitesse  du  mouvement  considéré  en  soi.  —  II.  Que  la  durée, 
qui  est  nécessaire  pour  connaître  le  mouvement  ne  nous  est  pas  con- 
nue. —  III.  Exerai)le  des  erreurs  de  nos  yeux  touchant  le  mouvement 
et  le  repos 69 

CriAPiTnK  IX.  —Continuation  du  même  sujet.  —  I.  Preuve  générale  des 
erreurs  de  notre  vue  touchant  le  mouvement.  —  H.  iQa'il  est  néces- 
saire de  connaître  la  distance  des  objets  pour  juger  de  la  grrandeur 
de  leur  mouvement.  —  Examen  des  moyens  pour  reconnaître  les  dis- 
tances       73 

CiiAPiTKE  X.  —  Des  erreurs  touchant  les  quantités  sensihles.  —  I.  Dis- 
tinction de  l'âme  et  du  corps.  —  II.  Explication  des  organes  des  sens. 
—  III.  A  quelle  partie  du  corps  l'âme  est  immédiatement  unie.  —  IV.  Ce 
que  les  objets  font  sur  les  corps.  —  V.  Ce  qu'ils  produisent  dans 
l'âme,  et  les  raisons  pour  lesquelles  l'âme  n'aperçoit  point  les  mouve- 
ments des  libies  du  corps.  —  VI.  Quatre  choses  que  l'on  confond  dans 
chaque  sensation 84 

CiiAPiTRF,  XI.  —  I-  De  l'erreur  oîi  l'on  tombe  touchant  l'action  des  ob- 
jets contre  les  libres  extérieures  d^e  nps  sens.  —  II.  Cause  de  oette 
erreur.  —  III.  Objection  et  réponse 92 

CiupiTHE  XII.  —  I.  Des  erreurs  touchant  les  mouvements  des  fibres  de 
nos  sens.  -^  H.  Que  nous  n'apercevons  pas  ces  mouvements,  ou  que 
nous  les  confondons  avec  nos  sensations.  —  III.  Expérience  qui  le 
prouve.  —  IV.  Trois  sortes  de  sensations.  —  V.  Les  erreurs  qui  les 
accompagnent 9i 

CiiAPiTHE  XIII.  —  L  De  la  nature  fîes  sensations.  —  II.  Qu'on  les  con- 
naît mieux  qu'on  ne  croit.  —  IH.  Objection  et  réponse.  —  IV.  Pour- 
quoi l'on  s'imagine  r.e  rien  connaître  de  ses  sensations.  —  V.  Qu'on 
se  trompe  de  croire,  qus  tous  les  hommes  ont  les  mêmes  sensations 
des  mêmes  objels.  —  VI.  Objection  ei  réponse 101 

Chapitki:  XIV.  —  I.  Des  faux  jugements  qui  accompagnent  nos  sensa- 
tions et  que  nous  confondons  avec  elles.  —  II.  Raisons  de  ces  faux 
lugcmeuts.  —  III.  Que  l'erreur  ne  se  trouve  point  dans  nos  sensa- 
tions, mais  seulement  dans  ces  jugements 110 

Chapitre  XV.  —  Explication  des  erreurs  particulières  de  la  vue  pour 
servir  d'exemple  des  erreurs  générales  de  nos  sens 113 

Chapitre  XVI.  —  I.  Que  les  erreurs  de  nos  sens  nous  servent  de  prin^ 
cipes  généraux  et  fort  féconds  pour  tirer  de  fausses  conclusions,  les 
quelles  servent  de  principes  a  leur  tour.  —  II.  Origine  des  diffcreuces 
essentielles.  —  III.  Des  formes  substantielles. —  IV.  De  quelques  autres 
erreurs  de  la  philosophie  de  l'école •  •  •    ^^"^ 

Chapitre  XVII.  —  I.  Autre  exemple  tiré  de  la  morale,  lequel  fait  voir 
que  nos  sens  ne  nous  offrent  que  de  faux  biens.  —  II.  Qu'il  n'y  a  que 
Dieu  qui  fait  notre  bien.  —  III.  Origine  des  erreurs  des  épicuriens  et 
des  stoïciens 121 

CnAPiTi'.K.  XVIIl.  —  I.  Quenos  sens  nous  portent  à  l'erreur  en  des- choses 
même  qui  ne  sont  point  sensibles.  —  II.  Kxemple  tiré  de  la  conver- 
sation des  hommes.  —  III.  Qu'il  ne  faut  point  s'arrêter  aux  manières 
sensibles 124 

Chapitre  XIX.  —  Deux  autres  exemples.  —  1.  Le  premier,  de  nos  er- 
reurs touchant  la  nature  des  corps.  —II.  Le  second,  de  celles  qui  re- 
gardent les  qualités  de  ces  mêmes  corps 128 


TABLE.  57t 

Passes. 
Chapitre  XX.  —  Conclusion  de  ce  premier  livre.  —  I.  Que  nos  sens 
ne  nous  sont  donni's  i|ue  pour  notre  corps.  —  II.  Qu'il  faut  douter 
de  ce  qu'ils  nous  rapportent.  — 111.  Que  ce  n'est  pas  peu  que  de  dou- 
ter comme  il  faut 131 


LIVRE  SECOND.  —  DE   L'IMAGINATIO.N. 

Chapitp.e  premier.  —  Idée  générale  de  rimaprinntion.  Qu'elle  renferme 
deux  facu'tés,  l'une  active,  et  l'autre  passive  Cause  générale  des  chan- 
gements qui  arrivent  à  l'imagination  des  hommes,  et  le  fondement  'le 

ce  second  livre 13* 

Chapitre  H.  —  I.  Des  esprits  animaux,  et  des  changements  auxquels 
ils  sont  sujets  en  général.  —  II.  Que  le  chyle  va  au  cœur,  et  qu'il  ap- 
porte du  changement  dans  les  esprits.  — III.  Que  le  vin  en  fait  autant    138 
Chapitre  III.  —  Que  l'air  qu'on  respire  cause  aussi  quelque  changement 

dans  les  esprits 142 

Chapitre  IV.  —  I.  Du  changement  des  esprits  causé  par  les  nerfs  qui 
vont  au  cœur  et  aux  poumons.  —  II.  De  celui  qui  est  causé  par  les 
nerfs  qui  vont  au  foie,  à  la  rate,  et  dans  les  viscères.—  III.  Que  tout 
cela  se  t'ait  contre  notre  volonté,  mais  que  cela  ne  se  peut  faire  sans 

une  providence 14t 

Chapitre  V.  —  I.  De  la  liaison  des  idées  de  l'esprit  avec  les  traces  du 
cerveau.  —  II.  De  la  liaison  réci|iro(|ue  qui  est  entre  ces  traces.  — 

III.  De  la  mémoire.  —IV.  Des   habitudes 149 

Chapitre  VI.  —  I.  Que  les  libres  du  cerveau  ne  sont  pas  sujettes  à  des 
changements  si  prompts  que  les  esprits.  —  II.  Trois  différents  change- 

raci'ts  dans  les  trois  différents  âges 162 

Chapitre  Vil.  —  I.  De  la  communication  qui  est  entre  le  cerveau  d'une 
niere  et  celui  de  son  enfant.  —  II.  De  la  communication  qui  est  entre 
notre  cerveau  et  les  autres  parties  de  notre  corps,  laquelle  nous  porte 
à  l'iiniiatiôn  et  à  la  compassion.  —  IH  Explication  de  la  génération 
des  enfants  monstrueux,  et  de  la  propagation  des  espèces. —  IV.  Expli- 
cation (le  quelques  dérèglements  d'esprit  et  de  quel(|ues  inclinations 
de  la  volonté.  —  V.  De  la  concupiscence  et  du  péché   originel.  — 

VI.  Objections  et  réponses IGi 

Chapitre  VIII.  —  I.  Changements  qui  arrivent  à  l'imagination  d'un  en- 
fant qui  sort  du  sein  de  sa  mère,  par  la  conversation  (|n'il  a  avec  sa 
noiiriice,  sa  mère,  et  d'autres  personnes.  —  II.  Avis  pour  les  bien 
élever 183 


DEUXIEME  PARTIE.  ~  SUITE  DE  L'IMAGINATION. 

Chapitre  piiejuer.  —  I.  De  l'imagination  des  femmes.  —  IL  De  celle 
des  hommes.  —  III.  De  celle  des  vieillards lOi 

Chapitre  II.  —Que  les  esprits  animaux  vont  d'ordinaire  dans  les  traces 
des  idées  qui  nous  sont  les  plus  familières,  ce  qui  fait  qu'on  ne  ju:,'e 
l)oint  sainement  des  choses 190 

Chapitre  III.  —  I.  Que  les  personnes  d'étude  sont  les  plus  sujettes  k 


572  DE    LA    RECHERCHE    DE    LA    VÉRITÉ. 

Pages. 

l'erreur.  —  IL  Raisons  pour  lesquelles  on  aime  mieux  suivre  l'autorité 

que  de  faire  usage  de  son  esprit 200 

CiiAPiTitE  IV.  —  Deux  mauvais  effets  de  la  lecture  sur  l'imagination.  .    205 
CiiAPiTriE  V.  —  Que  les  personnes  d'étude   s'entêtent  ordinairement  de 
quelque  auieur,  de  sorte  que  leur  but  principal  est  de  savoir  ce  qu'il 

a  cru,  sans  se  soucier  de  ce  qu'il  faut  croire 208 

CiiAPiTiiE  VL  —  De  la  préoccupation  des  commentateurs 213 

CiiAPiTRK  VII.  —  I.  Des  inventeurs  de  nouveaux  systèmes.  —  II.  Der- 
nière erreur  des  personnes  d'étude 220 

CuAPiTRE  VIII.  —  I.  Des  esprits  efféminés.  —  II.  Des  esprits  supcrli- 
ciels.  —  III.  Des  personnes  d'autorité.  —  IV.  De  ceux  qui  font  des 
expériences 224 

TROISIÈME    PARTIE.  -  DE  LA  COMMUNICATION    CONTAGIEUSE  DES 
IMAGINATIONS  FORTES. 

Chapitre  premiek.  —  I.  De  la  disposition  (jue  nous  avons  à  inriter  les 
antres,  en  toutes  choses,  laquelle  est  l'origine  de  la  communication 
des  erreurs  qui  dépendent  de  la  puissance  de  l'imagination.  — 
II.  Deux  causes  principales  qui  augmentent  cette  disposition.  —  III.  Ce  que 
c'est  qu'une  imagination  forte.  —  IV.  Qu'il  y  en  a  de  plusieurs  sortes. 
Des  l'ous  et  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  dans  le  sens  qu'on 
l'entend  ici.  —  V.  Deux  défauts  considérables  de  ceux  qui  ont  l'ima- 
gination forte.  —  VI.  De  la  puissaure  qu'ils  ont  de  persuader  et  d'im- 
poser ...'.• 233 

Chapitre  IL  —  Exemples  généraux  de  la  force  de  l'imagination  ....    2il 
Chapitre  III.  —  I.  De  la  force  de  l'imagination  de  certains  auteurs.   — 

II.  De  TertuUien 249 

Chapitre  IV.  —  De  l'imagination  de  Sônèque 2S2 

Chapitre  V.  —  Du  livre  de  Montaigne 264 

Chapitre  dernier.  —  1.  Des  sorciers  par   imagination,  et   des   loups- 

garous.  —  II.  Conclusion  de-:  deux  premiers  livres 273 

LIVRE  TROISIÈME.  —  DE  L'ENTENDEMENT  OU  DE  L'ESPRIT  PUR. 

Chapitre  premier.  —  I.  La  pensée  seule  est  essentielle  5  l'esprit.  Sentir 
et  imaginer  n'en  sont  que  des  modillcalions.  —  II.  Nous  ne  connais- 
sons pas  toutes  les   modilicalions    dont  notre    âme   est  capable.    — 

III.  Nos  sensations  et  môme  nus  passions  sont  différentes  de  notre  con- 
naissance et  de  notre  amour,  et  elles  n'en  sont  pas  toujours  des  suites    281 

(Chapitre  IL  —  I.  L'esjirit  étant  borne  ne  peut  comprendre  ce  qui  tient 
de  l'inlini.  —  IL  Sa  limitation,  est  l'ongiue  de  beaucoup  d'erreurs.  — 
III.  Et  principalement  des  bérésies.  —  iv.  11  faut  ïoumeliic  l'esprit 
à  la  foi 289 

Chapitre  III.  —  I.  Les  pbllosophes  se  dissipent  l'esprit  en  s'a|.pli(|uaut 
a  des  sujets  qui  renferment  trop  de  rajjports,  et  qui  dépendent  de 
trop  de  choses  sans  garder  aucun  ordre  dans  leurs  études.  —  11.  ICxem- 
ple  tiré  d'Aristote.  —  III.  Que  les  géomètres  au  contraire  se  condui- 
sent bien  dans  la  recherche  de  la  vérité,   principaleuient  ceux  qui  se 


TABLE.  573 

Pages, 
sevvent  de  l'algèbre  et  de  l'analyse.  —  IV.  Que  leur  mélliode   aug- 
mente la  force  de  l'esprit;  et  que  la  logique  d'Aristote  la  diminue.— 

y.  Autre  défaut  des  personnes  d'étude 294 

CiiAPirnE  IV.  —  I.  L'esprit  ne  peut  s'appliquer  longtemps  à  des  objets 
qui  n'ont  point  de  rapporta  lui, ou  qui  ne  tiennent  point  quelque  chose 
de  l'infini.  —  II.  L'inconstance  de  la  volonté  est  cause  de  ce  défaut 
d'application,  et  par  conséquent  de  l'erreur.  —  III.  Nos  sensations  nous 
occupent  d'avantage  que  les  idées  pures  de  l'esprit.  —  IV.  Ce  qui  est 
la  source  de  la  corruption  des  mœurs.  —  V.  Et  de  l'ignorance  du 
commun  des  hommes 300 

DEUXIÈME  PARTIE.  —  DE  L'ENTENDEMENT  PUR,  DE  LA  NATURE 
DES  IDÉES. 


Chapitre  premier.  —  I.  Ce  qu'on  entend  par  idées.  Qu'elles  existent 
véritablement  et  qu'elles  sont  nécessaires  pour  apercevoir  tous  les  ob- 
jets matériels.  —  II.  Division  de  toutes  les  manières  par  lesquelles 
on  peut  voir  les  objets  du  dehors 308 

Chapitre  II.  —  Que  les  objets  matériels  n'envoient  point  d'espèces  qui 
leur  ressemblent 312 

Chapitre  III.  —  Que  l'âme  n'a  point  la  puissance  de  produire  des  idées. 
Cause  de  l'erreur  où  l'on  tombe  sur  ce  sujet 3t4 

Chapitre  IV.  —  Que  nous  ne  voyons  point  les  objets  par  des  idées 
ciéées  avec  nous.  Que  Dieu  ne  les  produit  point  en  nous  à  chaque 
moment  que  nous  en  avons  besoin 320 

Chapitre  V.  —  Que  l'esprit  ne  voit  ni  l'essence,  ni  l'existence  des  objets 
en  considérant  ses  |)ropres  perfections.  Qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  tes 
voie  en  cette  manière 323 

Chapitre  VI.  —  Que  nous  voyons  toutes  choses  en  Dieu 326 

Cmapitre  VII.  —  I.  Quatre  différentes  manières  de  voir  les  choses.  — 
If.  Comment  on  connaît  Dieu.  —  III.  Comment  ou  connaît  les  corps. 
—  IV.  Comment  on  connaît  son  âme.  —  V.  Comment  on  connaît  les 
âmes  des  autres  hommes  et  les  purs  esprits 333 

Chapitre  VIII.  —  I.  La  présence  intime  de  l'idée  vague  de  l'être  en  gé- 
néral est  la  cause  de  toutes  les  abstractions  déréglées  de  l'esprit,  et 
de  la  plupart  des  chimères  de  la  philosophie  ordinaire,  qui  empêchent 
beaucoup  de  philosophes  de  reconnaître  la  solidité  des  vrais  principes 
de  physique.  —  IL  Exemple  touchant  l'essence  de  la  matière  ....    341 

Chapitre  IX.  —  I.  Dernière  cause  générale  do  nos  erreurs.  —  IL  Que 
les  idées  des  choses  ne  sont  pas  toujours  présentes  à  l'esprit  dés  qu'on 
le  souhaite.  —  III.  Que  tout  esprit  fini  est  sujet  à  l'erreur,  et  pour- 
quoi. —  IV.  Qu'on  ne  doit  pas  juger  qu'il  n'y  ait  rien  de  créé  que  des 
corps  ou  des  esprits,  ni  que  Dieu  soit  esprit,  comme  nous  concevons 
les  esprits 3jt 

Chapitre  X.  —  Exemples  de  quelques  erreurs  de  physique,  dans  les- 
quelles on  tombe,  parce  qu'on  suppose  que  des  êtres  qui  différent  dans 
leur  nature,  leurs  qualités,  leur  étendue,  leur  durée  et  leur  proportion 
sont  semblables  en  toutes  ces  choses 356 

Chapitre  XI.  —  Exemples  de  quelques  erreurs  de  morale  qui  dépendent 
du  mûme  principe.  Conclusions  des  trois  premiers  livres 30i 


574  DE    LA    RECHCRCHE    DE    LA    VERITE. 


LIVRE    QUATRIÈME.  —  DES  INCLINATIONS    OU  DES  MOUVEMENTS 
NATURELS  DE  L'ESPRIT. 

Pages. 

Chapitre  phemier.  —  I.  Les  esprits  doivent  avoir  des  inclinations, 
coniQie  les  corps  ont  des  mouvements.  —  II.  Dieu  ne  donne  aux  es- 
prits du  mouvement  que  pour  lui.  —  III.  Les  esprits  ne  se  portent 
aux  biens  particuliers  que  par  le  mouvement  qu'ils  ont  pour  le  bien 
en  général.  —  IV.  Origine  des  principales  inclinations  naturelles  qui 
feront  la  division  de  ce  quatrième  livre 37-2 

Chapitre  II.  —  L'inclination  pour  le  bien  en  général  est  le  principe  de 
l'inquiétude  de  notre  volonté.  —  II.  Et  par  conséquent  de  notre  peu 
d'application  et  de  noire  ignorance.  —III.  Premier  exemple,  ta  morale 
peu  connue  du  commun  des  hommes.  —  IV.  Second  exemple,  l'im- 
mortalité de  l'âme  contestée  par  quelques  personnes.  —  V.  Que  noire 
ignorance  est  extrême  à  l'égard  des  choses  abstraites,  ou  qui  n'ont 
guère  de  rapport  à  nous 377 

Chapitre  IIL —  I.  La  curiosité  est  naturelle  et  nécessaire. —  II.  Trois 
règles  pour  la  modérer.  —  IIL  Explication  de  la  première  de  ces 
règles 380 

Chapitre  IV.  —  Continuation  du  même  sujet.  —  I.  Explication  de  la 
seconde  règle  de  la  curiosité.  —  II.  Explication  de  la  iroisième .   .  .    395 

Chapitre  V.  —  I.  De  la  seconde  inclination  naturelle  ou  de  l'amour- 
propre.  —  II  II  se  divise  en  l'amour  de  l'être  et  du  bien-être,  ou  de 
la  grandeur  et  du  plaisir 400 

Chapitre  VI.  —  I.  De  l'inclination  que  nous  avons  pour  tout  ce  qui 
nous  élève  au-dessus  des  autres.  —  IL  Des  faux  jugements  de  quel- 
ques personnes  de  piété.  —  III.  Des  faux  jugements  des  superstitieux 
et  des  hypocrites.  —  IV.  De  Voët  ennemi  de  M.  Descartes 403 

Chapitre  VII.  —  Du  désir  de  la  science,  et  des  jugements  des  faux 
iavants 409 

Ch.^pitre  VIII.  —  I.  Du  désir  de  paraître  savant.  —  II.  Des  conversa- 
tions des  faux  savants.  —  III.  De  leurs  ouvrages 41"; 

Chapitre  IX.  —  Comment  l'inclination  que  l'on  a  pour  les  dignités  et 
les  richesses  porte  à  l'erreur ^-'' 

Chapitre  X.  —  De  l'amour  du  plaisir  par  rapport  à  la  morale.  —  I.  Il 
f:iut  fuir  le  plaisir  quoiqu'il  rende  heureux.— IL  II  ne  doit  point  nous 
porter  à  l'amour  des  biens  sensibles >■-  > 

Chapitre  XI.  —  De  l'amour  du  plaisir  par  rapport  aux  sciences  spécula- 
tives. —  I.  Comment  il  nous  empêche  de  découvrir  la  vérité.  — 
li.  Quelques  exemples.  —  HI.  Éclaircissement  sur  la  preuve  deDescartes 
d;;  l'existence  de  Dieu i:^^ 

Chapitre  XII.  —  Des  effets  que  la  pensée  des  biens  et  des  maux  fu- 
turs est  capable  de  produire  dans  l'esprit. ■i'>-.2 

CHAPiTRr.  XIII.  —  I.  De  la  troisième  inclination  naturelle,  qui  est  l'ami- 
tié que  nous  avons  pour  les  autres  hommes.  —  II.  Elle  porte  à  ap- 
prouver les  pensées  de  nos  amis,  et  à  les  tromper  par  de  fausses 
louanges 4o8 


TABLE.  573 

LIVRE  CINQUIÉML  -  DES  PASSIONS. 

Page». 
Chapitre  premier.  —  De  la   nature  et  de  lorigine  des  passions   en 

gênerai 469 

Chapitre  II.  —  De  lanion  de  l'esprit  avec  les  objets  sensibles,  ou  de 

!a  force  et  de  l"i>tendue  des  passions  .^n  général 472 

Chapitre  III.  —  Explication  particulière  de  tous   les  changeoients  qui 

arrivent  aux  corps  et  à  lame  dans  les  passions 482 

Chapitre  IV.  —  Que  les  plaisirs  et  les  mouvements  des  passions  nous 

engagent  dans  ierreur  à  l'égard  du  bien,  et  qu"il  faut  y  résister  sans 

cesse.  Manière  de  combattre  le  libertinage 497 

Chapitre  V.  —  Que  la  perfection  de  l'esprit  consiste  dans  son   union 

avec  Dieu  par  la  connaissance  de  la  vérité  et  par  l'amour  de  la  venu. 

et  au  contraire  que  son  imperfection  ne  vient  que  de  sa  dépendance 

du  corps  à  cause  du  désordre  de  ses  sens  et  de  ses  passions.  .  .  .  503 
Chapitre  VI.  —  Des  erreurs  les  plus  générales  des  passions,  quelques 

exemples  particuliers 5)3 

Chapitre  VII.  —  Des  passions  en  particulier,  et  premièrement  de  l'ad- 
miration et  do  ses  mauvais  effets 519 

Chapitre  VIII.  —  Continuation  du  même  sujet.  Du  bon  usage  que  l'on 
peut  faire  de  l'admiration  et  des  antres  passions 53- 

Chapitre  IX.  —  De  l'amour  et  de  l'aversion,  et  de  leurs  principales 
espères 3^4 

Chapitre  X.  —  Des  passions  en  particulier,  et  en  général  de  la  manière 
de  les  expliquer  et  de  reconnaître  les  erreurs  dont  elles  sont  la  cause    ;ii9 

Chapitre  XL—  Que  toutes  les  passions  se  justifient,  et  des  jugements 
qu'elles  nous  font  faire  pour  leur  justification 3S8 

Chapitre  XII.  —  Que  les  passions  qui  ont  le  mal  pour  objet,  sont  les 
plus  dangereuses  et  les  plus  injustes,  et  que  celles  qui  sont  le  moins 
aciompagnêes  de  connaissance  sont  les  plus  vives  et  les  plus  sensi- 
bles. .........  S63 


l'aris.  —  Imp.  Paul  Dipo.nt,  L  luc  du  Bouloi  (Cl.).   29.3. 1010 


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Malebranche 

...Recherche  de  la  vérité... 


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